Saint Jean Chrysostome

Homélie 19 sur saint Matthieu

Prenez garde de faire votre aumône devant les hommes afin d'en être vus.

1. Voilà qu'il déracine maintenant la plus tyrannique des passions, cette rage, cette folie de la vaine gloire, qui s'attaque même aux hommes vertueux. Il n'en avait rien dit dès le principe; avant d'avoir appris aux hommes la nécessité du bien, il était inutile de leur apprendre avec quels sentiments et dans quelles conditions il faut l'accomplir. C'est donc après leur avoir persuadé d'embrasser la philosophie qu'il s'efforce d'enlever le mal dont elle pourrait être atteinte. Tel que nous l'entendons, ce mal n'arrive pas au hasard; nous y sommes exposés quand nous avons déjà noblement abordé la carrière des divins préceptes. Il fallait, par conséquent, implanter d'abord la vertu, pour détruire ainsi le ver rongeur qui en fait périr les fruits. Remarquez ce qui donne naissance à ce perfide ennemi. Il provient du jeune, de la prière et de l'aumône; c'est dans les bonnes œuvres surtout qu'il se complaît. De là ce langage orgueilleux du pharisien : « Je jeûne deux fois la semaine, je paie la dîme de tous mes biens. » Luc., XVIII, 12. Son amour-propre se satisfaisait jusque dans la prière, cet homme priait par ostentation. Comme le publicain était seul là dans ce moment, il parlait de lui quand il disait : « Je ne suis pas comme le reste des hommes, ni comme ce publicain, » Ibid., 11.

La vaine gloire est une bête qui s’immisce dans nos bonnes actions

Remarquez encore comment le Sauveur entre en matière : on dirait qu'il s'agit d'une bête cruelle et rusée, qui ne peut pas manquer de surprendre celui dont la vigilance serait un instant en défaut: « Prenez garde...» De même Paul disait aux Philippiens: « Prenez garde aux chiens. » Philipp., III, 2. La bête s’immisce en secret, gâte tout sans bruit et prive de son bien un homme qui ne s'en aperçoit pas. Il avait déjà beaucoup parlé de l'aumône, en appuyant ce devoir sur l'exemple même de Dieu, « qui fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons » il avait employé tous les moyens et toutes les exhortations pour engager ses disciples à donner avec générosité; il enlève maintenant tous les obstacles qui pourraient étouffer la germination de ce magnifique olivier. C'est pour cela qu'il dit: « Prenez garde de faire votre aumône devant les hommes. » Il venait de parler de l'aumône que Dieu nous fait. A ces mots il ajoute : « Afin d'en être vus. » Il semble au premier abord exprimer la même pensée; mais, avec un peu plus d'attention, on saisit une différence, on voit que l'une de ces deux choses n'est pas l'autre : tout cela porte l'empreinte d'une sagesse, d'une prévoyance et d'une bonté au-dessus de toute expression. Il peut très bien arriver qu'en agissant devant les hommes on ne se propose pas d'attirer leurs regards, et qu'on veuille les attirer, au contraire, en agissant en secret. Aussi n'est-ce pas le fait même, mais bien la volonté qu'il punit ou couronne. Sans une telle précaution, sa parole eût empêché beaucoup d'aumônes de s’accomplir, par la raison qu'il n'est pas toujours possible de donner en secret. Il nous affranchit donc de cette gêne en décernant la peine ou la récompense à l'intention plutôt qu'à l'action. Il ne veut pas que vous disiez : quel mal résultera-t-il pour moi de ce qu'un autre m'aura vu ? — Ce n'est pas ce que je demande, nous dit-il, je m'attaque uniquement à vos dispositions d'esprit, à la manière dont vous accomplissez l'œuvre. — C'est l'âme qu'il veut former, en la délivrant de toute maladie.

Après nous avoir donc défendu d'agir par ostentation, et nous avoir montré le dommage qui résulterait de notre manque de considération à cet égard, il donne de nouveau l'essor à nos âmes, en nous rappelant à l'idée du Père et du Fils, afin qu'un tel souvenir se joigne à la pensée du dommage, pour nous faire marcher dans la bonne voie : « Vous n'auriez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. » Il ne s'arrête pas là, il va plus loin, il emploie d'autres moyens pour nous détourner de la vaine gloire. Plus haut il évoquait l'image des publicains et des idolâtres, dans le but de faire rougir par une telle comparaison ceux qui les imitent ; il nous présente ici celle des hypocrites : « Quand vous faites l'aumône, ne sonnez pas de la trompette devant vous comme font les hypocrites. » Il ne veut pas dire par là que ces derniers eussent réellement des trompettes; son intention est de mettre à nu leur insigne folie, de les couvrir de ridicule, de les rendre odieux. Et c'est avec raison qu'il les appelle hypocrites; car ils n'avaient que le masque de l'aumône, leur âme au fond était pleine de froideur et de cruauté. Ce n'est pas un sentiment de pitié pour le prochain, c'est le désir de briller eux-mêmes qui les animait. Or, n'est-ce pas le comble de l'inhumanité de courir après la renommée au lieu de porter secours à l'infortune, quand un homme meurt de faim ? Faire l'aumône, ce n'est pas simplement donner, c'est donner avec les dispositions requises et pour réaliser un bien.

2. Après les avoir suffisamment flétris et stigmatisés, il en revient, pour couvrir son auditeur de honte, à traiter la déplorable maladie dont il est atteint : il a dit comment il ne faut pas faire l'aumône, il dira maintenant comment il faut la faire : « Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite. » Ceci ne doit pas non plus être entendu dans le sens littéral, c'est encore une expression hyperbolique. Si vous pouviez ignorer vous-même la bonne action, nous dit-il, vous devriez y viser, en la cachant, si c'était également possible, aux mains qui vous servent d'instrument pour l'accomplir. — Cela ne signifie pas, comme quelques-uns le prétendent, que nous devons la dérober aux regards des méchants; c'est à tous les hommes qu'il nous est ordonné de la cacher. Songez ensuite quelle sera la récompense. Il vient de fulminer le châtiment, il montre maintenant la gloire, agissant ainsi sur les cœurs par un double aiguillon et les élevant à la sublimité de sa doctrine. Il leur enseigne, en effet, que Dieu est présent partout, que notre destinée n'est pas renfermée dans les bornes de la vie présente, que le redoutable tribunal nous attend à la fin, que nous aurons à rendre compte de toutes nos actions, qu'après cela viendront les honneurs et les supplices, que l'acte le plus léger sera révélé comme le plus grand, bien que nous ayons cru le cacher aux hommes. Tout est compris dans cette parole : « Votre Père, qui voit dans le secret, vous le rendra au grand jour. » Il aura dressé pour cet homme un vaste et glorieux théâtre, où lui sera surabondamment donné ce qu'il désirait.

Nos œuvres cachées au monde seront plus éclatantes au ciel

Que voulais-tu ? lui dit-il; n'était-ce pas d'avoir quelques spectateurs de tes œuvres ? Eh bien, tu auras en ce jour, non seulement les anges et les archanges, mais encore le Dieu de l'univers. Si tu désires que les hommes eux-mêmes ne soient pas privés de ce spectacle, ton désir ne sera pas trompé dans le temps voulu dont il sera comblé par delà tes espérances. En te mettant en évidence ici-bas, tu peux te montrer à dix, vingt ou cent hommes seulement ; tandis qu'en cherchant l'ombre et le silence, tu seras proclamé par Dieu même à la face du monde entier. Si tu as tellement à cœur que les hommes voient tes bonnes œuvres, tiens-les cachées dans le temps présent, et plus tard elles seront vues de tous dans une lumière plus éclatante, alors que Dieu les exaltera et s'en fera lui-même le héraut et l'apologiste. Ici-bas ceux qui te verront condamneront ta vanité; mais là-haut, quand on t'aura décerné la couronne, loin de te condamner, tous t'admireront. Puisque tu peux en patientant quelques jours obtenir l'admiration avec la récompense, quelle ne serait pas ta folie de perdre l'une et l'autre en demandant la récompense à Dieu et l'admiration aux hommes, quand Dieu cependant à les yeux fixés sur toi ?

Si nous ne savons pas nous tenir dans l'ombre, montrons-nous de préférence à notre Père céleste; car après tout c'est lui qui demeure maître de nous récompenser ou de nous punir. Devrions-nous en éprouver un dommage, il ne faudrait pas, précisément parce que nous désirons la gloire, renoncer à ce théâtre divin, pour nous porter vers celui des hommes. Quel est le misérable qui, lorsqu'un roi vient contempler ses belles actions, laisserait un tel spectateur pour aller mendier les regards d'une vile populace ? Voilà pourquoi le Christ ne se borne pas  à nous défendre l'ostentation, et nous ordonne de chercher l'obscurité. Ce sont là deux choses qu'on ne saurait confondre, deux degrés bien différents. « Quand vous priez, ne faites pas le comme les hypocrites, qui se plaisent à prier debout dans les synagogues ou bien aux angles des places publiques, afin que les hommes les voient. En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Mais vous, quand vous voulez prier, entrez dans votre chambre, et, après en avoir fermé la porte, priez votre Père, qui voit dans le secret. » Voilà donc qu'il appelle une seconde fois hypocrites les hommes dont il parle, et certes à bon droit; car, lorsqu'ils font semblant de prier, ils regardent si les hommes ont les yeux sur eux; ce n’est plus l’apparence même de la prière, c'en est une ridicule parodie. Quand on se dispose réellement à la prière, on oublie le monde entier, pour avoir uniquement en vue Celui qui seul peut nous exaucer.

Si c'est lui précisément que vous oubliez, vous  en allant partout mendier d'autres regards, vous vous retirerez les mains vides; et vous l'aurez ainsi voulu. C'est pour cela qu'il dit de ces hommes, non qu'ils seront privés de la récompense, mais qu'ils l'ont déjà reçue; ils la reçoivent, en effet, de ceux dont ils l'attendent. Là n'est pas ce que Dieu voulait; c'est lui qui voulait nous donner la récompense. Or ils la demandent aux hommes ; ils ne méritent donc pas qu'elle leur soit donnée par Celui qui n'était nullement le but de leur action. Je vous prie de considérer l'amour que Dieu nous témoigne, quand il promet de récompenser la demande même que nous lui faisons de ses biens. Aussi, tout en blâmant ceux qui ne s'acquittent pas de ce devoir avec les conditions requises, soit par rapport au lieu, soit du côté des sentiments, en montrant combien ils sont dignes de risée, il indique la meilleure manière de prier, il promet de nouveau la récompense quand il dit: « Entrez dans votre chambre. »

3. Quoi donc, ne faut-il pas prier dans l'église ? me demandera-t-on. — Sans nul doute, mais toujours avec les mêmes intentions. Où que ce soit que nous parlions à Dieu, il considère avant tout le but que nous nous proposons. Si, lorsque vous entrez dans votre chambre et que vous en fermez les portes, vous agissez encore en cela par ostentation, à quoi vous servent ces portes fermées ? Voyez aussi comme il s'explique avec précision : « Afin d'être vus par les hommes. » Vous auriez donc beau fermer les portes, ce qu'il vous demande avant, c'est que vous ayez une intention droite et que vous fermiez les portes de votre cœur. Partout il convient de donner l'exclusion à la vaine gloire, mais cela convient surtout dans la prière. Cette précaution n'empêche pas notre esprit d'errer sur toute sorte d'objets; dès lors, si nous y portons une telle passion, entendrons-nous bien ce que nous disons nous-mêmes ? et, si nous n'écoutons pas nos propres supplications, pouvons-nous demander à Dieu de les écouter ? Il en est cependant qui, malgré de si beaux préceptes, oublient à tel point le respect qu'on doit à la prière, qu'en se dérobant à la vue, ils font en sorte de se manifester par la voix, poussant des cris et des gémissements aussi déplacés que ridicules. Ne savez-vous donc pas que, même sur la place publique, si quelqu'un implorait une faveur en poussant de tels cris, il éloignerait celui qu'il sollicite; tandis qu'en se présentant dans une attitude calme et décente, il obtiendrait plutôt d'être exaucé ?

Ce n'est donc pas à la posture de notre corps ni à l'élévation de notre voix, c'est aux dispositions de notre âme que nous devons veiller dans la prière; pas d'agitation et de bruit, aucun appareil; n'obligeons pas nos proches à se retirer; prions avec une modestie parfaite, une vive contrition du cœur et des larmes intérieures. — Mais vous avez le cœur gros de soupirs, et vous ne pouvez pas ne pas crier ? — Le meilleur moyen de donner cours à une douleur sincère, c'est de prier comme je l'ai dit. Moïse était aussi dans la tristesse, et il priait ainsi, et il était entendu; d'où vient que Dieu lui disait : « Pourquoi cries-tu vers moi ? » Exod., XIV, 15. Anne, à son tour, bien qu'elle ne fit pas entendre sa voix, obtint tout ce qu'elle demandait; son cœur criait, au lieu de sa bouche. Abel avait prié, non-seulement par son silence, mais encore par sa mort; et la voix de son sang avait retenti plus haut que celle de la trompette. Gémissez à la manière de ce saint, je ne vous en empêche pas. Déchirez votre cœur, selon l'expression du prophète, et non vos vêtements. Dans votre abaissement, invoquez Dieu, d'après le langage d'un autre : « Du fond de l’abîme j'ai crié vers vous, Seigneur. » Psalm, CXXIX, 1. Que votre voix sorte du plus intime de votre cœur, entourez votre prière des voiles du mystère. Voyez-vous comme tout tumulte est exclu du palais des souverains, et quel silence y règne ? Vous entrez, vous aussi, dans un palais, mais dans un palais beaucoup plus redoutable que ceux de la terre, celui des cieux : que tout en vous respire donc la modestie la plus profonde. Vous vous mêlez aux chœurs des anges, vous prenez place parmi les archanges, vous chantez avec les séraphins; et toutes ces troupes célestes montrent un ordre parfait, chantent avec un religieux tremblement leurs ineffables mélodies et leurs hymnes sacrées en l'honneur du Dieu de l'univers. Puisque vous allez prier avec ces esprits purs, retracez en vous quelque chose de leur beauté mystique. Ce n'est pas à l'homme que s'adressent vos supplications, c'est à Dieu, à Dieu présent partout, qui vous entend avant même que vous ayez parlé, qui sait tous les secrets de votre âme.

Si vous priez avec de telles dispositions, vous serez magnifiquement récompensé. « Votre Père, qui voit dans le secret, vous le rendra au grand jour. » Il dit rendre, et non donner : Dieu s'est constitué votre débiteur et vous fait encore en cela un honneur incomparable. Comme il est lui-même invisible, il a voulu que telle fut votre prière. Il en vient ensuite aux paroles mêmes que vous devez employer : « En priant ne parlez pas beaucoup, comme font les idolâtres. » Lorsqu'il était question de l'aumône, il avait seulement écarté le fléau de la vaine gloire; il n'avait rien ajouté de plus, rien dit, par exemple, sur l'origine du bien qu'on distribue : qu'il doive provenir d'un travail légitime, et n'être pas le fruit de la rapine ou de l'avarice, il n'avait pas besoin de l'expliquer, puisque c'est une chose sur laquelle tout le monde est parfaitement d'accord. Ce point du reste était éclairci déjà, quand avaient été proclamés bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. Maintenant qu'il s'agit de la prière, le Sauveur ajoute quelque chose de plus, à savoir qu'il ne faut pas s'y répandre en de longs discours : après avoir flétri les hypocrites, il fait ressortir la puérilité des idolâtres; et toujours, par le caractère odieux des personnes, il fait rougir son auditeur. Généralement, ce qui fait la plus pénible et la plus forte impression, c'est d’être comparé aux hommes de la plus vile espèce; et voilà comment il ramène la prière à son but, en appelant divagation toute demande qui n'a pas pour objet un bien réel, comme lorsque nous prions Dieu de nous accorder la puissance, les distinctions, la victoire sur nos ennemis, l'accroissement de nos richesses, en un mot toutes les choses inutiles; « car Dieu n’ignore pas ce dont nous avons besoin. »

4.  Indépendamment de cet ordre, je suis persuadé qu'il nous interdit encore les trop longue prières, trop longues, non par le temps, mais par la multitude et la surabondance des paroles. L'essentiel est de demander la même chose avec persévérance: « Insistez dans la prière, » nous est-il dit. Rom., XII, 12. Et le Christ lui-même en nous citant l'exemple de cette veuve qui fléchit par ses insistances un juge impitoyable et cruel, ou bien celui de cet ami qui vient à l'heure la plus incommode de la nuit frapper à la porte de son ami, et le force à s'arracher au sommeil, beaucoup plus par sa persistance qu'au nom de l'amitié, nous apprend uniquement que nous devons tous le prier avec cette même constance, en exposant simplement l'objet de nos désirs, et non en nous perdant dans d'interminables formules. Il nous l'enseigne de plus en plus en ajoutant: « Ils s'imaginent qu'ils seront exaucés parce qu'ils disent beaucoup de paroles. Ne leur ressemblez pas. Votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. » — Mais, s'il connaît nos besoins, m'objectera-t-on, pourquoi faut-il prier ?  — Ce n'est pas assurément pour l'instruire, c'est pour le fléchir, pour rendre votre union avec lui plus intime par la fréquence de vos entretiens, pour vous humilier en sa présence, pour vous rappeler vos péchés.

« Priez donc de cette sorte : Notre Père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié.» Voyez comme dès l'abord il élève l'âme de son auditeur, comme il éveille dans ce préambule le souvenir de tous les bienfaits divins; en donnant à Dieu le nom de Père, on confesse d'un seul mot la rémission des péchés, l'abrogation du supplice, la justification, la sanctification, la rédemption, l'adoption filiale, le droit à l'héritage éternel, le Fils unique devenu notre frère, l'Esprit nous communiquant tous ses dons. C'est une double impulsion donnée à nos sentiments, et par la grandeur de Celui que nous invoquons, et par l'étendue des bienfaits que nous en avons reçus. S'il nous enseigne à lire : « Qui êtes dans les cieux », ce n’est pas qu'il entende renfermer Dieu dans cette demeure; non, il veut détacher de la terre celui qui prie, et l'attacher aux sublimes régions de la patrie céleste. Il nous apprend de plus à prier en commun pour nos frères. Nous ne devons pas dire, en effet : Mon Père, qui êtes dans les cieux, mais bien : « Notre Père, » priant alors pour tout le corps dont nous faisons partie, , ayant toujours en vue l'intérêt du prochain, jamais notre intérêt propre. Avec ce mot seul il supprime les inimitiés, il réprime l'arrogance, il exclut la jalousie, il fait régner la charité, mère de tous les biens, il détruit l'inégalité des choses humaines, mettant au même niveau d'honneur le mendiant et le roi; car, dans les choses les plus grandes et les seules nécessaires, nous sommes tous sur le même pied. Quel préjudice peut nous causer une naissance obscure devant les hommes, lorsque nous sommes tous de même condition devant Dieu, et que de ce côté l'un ne l'emporte nullement sur l'autre, ni le riche sur l'indigent, ni le maître sur le serviteur, ni le prince sur le sujet, ni le roi sur le dernier de ses gardes, ni le philosophe sur le barbare, ni le sage sur l'ignorant ? Il a conféré à tous la même noblesse, ayant voulu que tous lui donnassent le nom de Père.

Après nous avoir ainsi rappelé la noblesse de notre origine, la nature du don divin, l'égalité l'honneur et la charité qui doit unir des frères; après nous avoir donc enlevés à la terre pour nous élever au ciel, il nous dicte la prière elle-même. Voyons ce qu'il nous dit; car il y a là surtout une admirable doctrine, un complet enseignement de vertu. D'abord celui qui vient d'appeler Dieu son Père, en se confondant dans la grande famille, doit nécessairement mener une vie conforme à cette naissance, déployer un zèle au niveau de ce don. Ce n'était pas assez ; et voici ce qu'il ajoute : « Que votre nom soit sanctifié. » Prière admirablement placée sur les lèvres d'un enfant de Dieu : il ne doit rien demander avant la gloire de son Père, il doit tout faire passer au second rang. L’expression, « soit sanctifié, » signifie soit glorifié. Dieu sans doute a sa gloire propre, essentielle, immuable ; mais il veut que nous lui demandions de le glorifier par notre vie. Il avait dit plus haut: « Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » Matth., V 16. Les séraphins, rendant gloire à Dieu, s'écriaient : «Saint, saint, saint. » Isa., VI, 3. Sanctifier, c'est donc bien glorifier. — Accordez-nous de vivre avec une telle pureté, disons-nous dans cette demande, que tous vous glorifient en voyant notre conduite. — Et c'est là le comble de la philosophie, de mener à la face de tous une vie tellement irréprochable, que chacun soit obligé de rendre gloire au Seigneur.

5. « Que votre règne arrive. » C'est encore ici le langage d'un fils reconnaissant et pieux, qui ne s'arrête pas aux choses de la vie présente, qui les estime peu, qui tend constamment vers son père et soupire après les biens futurs ; ce qui ne peut évidemment provenir que d'une conscience droite et d'une grande abnégation. Paul formait ce vœu chaque jour de sa vie; et c'est pour cela qu'il disait : « Et nous-mêmes, ayant les prémices de l'esprit, nous gémissons, parce que nous attendons l'adoption filiale, la rédemption de notre corps. » Rom., VIII, 23. L'homme qu'un tel amour inspire ne s'enfle pas des prospérités de la terre et n'est pas abattu  par les adversités; il est comme s'il vivait dans les cieux, supérieur à cette double atteinte.

« Que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel. » Voyez comme tout se suit avec un ordre parfait. Il nous fait d'abord un devoir d'aspirer aux choses futures et de marcher résolument vers ce but; mais, en attendant que cette aspiration se réalise, nous devons faire en sorte de retracer ici-bas la vie des habitants des cieux. — Oui, sans doute, nous devons désirer le ciel et les biens célestes; avant d'aborder toutefois à cet heureux séjour, nous sommes dans l'obligation de transporter le ciel sur la terre, de vivre ici-bas, d'agir et de parler en toute chose, comme si nous étions là-haut, et d'adresser au Seigneur nos prières pour qu'il en soit ainsi. Rien n'empêche que nous n'imitions, tandis que nous habitons encore ce monde, le zèle des Vertus qui peuplent le monde supérieur, de rivaliser avec elles dans toutes nos actions, malgré les obstacles qui nous entourent. — Ce qui est dit revient donc à ceci : de même que tout s'accomplit là-haut avec exactitude, et que les anges, bien loin de faire un choix dans les ordres qui leur sont donnés, les exécutent tous avec une complète obéissance, esprits « puissants par leurs vertus, réalisant la parole divine » Psalm, CII, 20; accordez-nous de même, à nous faibles mortels, d'accomplir votre volonté, non d'une manière partielle, mais dans toute l'étendue de cette volonté même.  Comprenez-vous à quel point il nous enseigne la modestie, en nous montrant que la vertu ne dépend pas seulement de vos efforts, mais émane aussi de la divine grâce ? Il nous enseigne encore à porter dans nos prières un sentiment de zèle et de sollicitude pour le genre humain tout entier; car il ne nous prescrit pas de dire : que votre volonté se fasse en moi, ou même en nous; non, sur la terre, partout, afin que l'erreur disparaisse pour faire place à la vérité, que toute perversité s'évanouisse et que la vertu rentre dans son royaume, si bien que la terre ne diffère plus du ciel. En effet, si la vertu ressaisit son empire, ce monde inférieur sera semblable au monde supérieur, malgré la diversité de leur nature ; car alors la terre nous apparaîtra peuplée par d'autres anges.

« Donnez-nous notre pain quotidien » le pain dont nous avons besoin chaque jour, ou bien encore, suivant une autre signification du texte, le pain supra-substantiel. Il venait de dire :  « Que votre volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel; » et cependant il s'adressait à des hommes, à des êtres revêtus d'un corps, soumis aux nécessités de la nature, et qui sont loin d'avoir l'impassibilité des anges; après nous avoir imposé les mêmes devoirs qu'il impose à ces esprits purs, il se hâte de prendre en considération notre faiblesse native. — Il est vrai, semble-t-il dire, que j'exige une égale obéissance, un même genre de vie, mais non une même impassibilité; c'est ce que ne permet pas la tyrannie de la nature, à laquelle est nécessaire un aliment quotidien. — Remarquez à cette occasion, je vous en prie, combien il y a de spiritualité jusque dans les choses corporelles. Ce n'est pas pour les richesses, les délices, le luxe des vêtements, ni pour rien de semblable, c'est pour le pain seulement qu'il nous ordonne de prier, et pour le pain de chaque jour, afin de détruire en nous la sollicitude pour le lendemain. Aussi ajoute-il l'expression de pain quotidien. Il insiste même sur ce point, en nous apprenant à dire : « Donnez-nous aujourd'hui » de telle sorte que le souci du lendemain puisse ne jamais s'emparer de notre âme. Vous ne savez pas si vous verrez ce lendemain ; pourquoi donc vous en inquiéter ? Du reste, il revient encore plus loin sur cette grande leçon : « Ne soyez pas inquiets pour le lendemain. » Matth., VI, 34. Ce qu'il veut, c'est que nous soyons toujours dégagés, toujours prêts à déployer nos ailes, n'accordant à la nature que le strict nécessaire.

Puis, comme il arrive que nous péchons après même que nous avons été régénérés dans le bain sacré, il nous donne une nouvelle preuve de son amour pour l'homme, en nous prescrivant de recourir à la divine miséricorde pour obtenir la rémission de nos péchés, et d'ajouter cette prière: « Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. » N'est-ce pas là le suprême effort de l'amour ? Quand il nous a délivrés de tant de maux et comblés de biens ineffables, voilà qu'il offre encore le pardon aux pécheurs. Et que cette prière convienne aux fidèles, les lois de l’Église ne nous permettent pas d'en douter, pas plus que le préambule même ; car celui qui n'est pas initié ne saurait appeler Dieu son père. Or, si cette prière convient aux fidèles, s'ils implorent ainsi le pardon de leurs péchés, il est évident qu'après la régénération, il nous reste le bienfait de la pénitence; le Sauveur donc ne nous aurait pas imposé cette forme de prière s'il n'avait pas voulu nous donner cet enseignement. En nous remettant sous les yeux nos péchés, en nous prescrivant d'en implorer le pardon, en nous traçant le chemin qui doit nous conduire aisément à ce but, il montre évidemment que la rémission des péchés, même après le baptême, est un dogme dont il nous impose la foi; il n'aurait pas établi sans cela une semblable prière. Par le souvenir des péchés, il nous persuade la modestie ; par l'engagement qu'il nous fait contracter de pardonner aux autres, il forme notre cœur à l'oubli des injures; et, quand après tout cela il nous promet de nous pardonner lui-même, il donne l'espérance pour fondement à notre vie, il nous éclaire profondément touchant l'ineffable amour de Dieu pour les hommes.

6. Chose qui mérite de fixer particulièrement notre attention : dans chacune des demandes précédentes il embrasse toute vertu, et dès lors aussi l'oubli des injures; le nom de Dieu ne saurait être sanctifié par nous que si nous tendons de toutes nos forces à la perfection, sa volonté ne peut se faire non plus qu’à cette condition, il faut encore une conduite irréprochable pour avoir le droit d'appeler Dieu son père. Il ressort donc de chaque point que l'oubli des injures est une obligation pour nous. Le Christ ne s'en tient pas au précepte cependant; mais, voulant nous prouver de plus en plus sa sollicitude à cet égard, il spécialise cette obligation, et, même après la prière, il ne rappelle pas d'autre précepte que celui-là : «Si vous pardonnez aux hommes leurs péchés, votre Père céleste vous pardonnera les vôtres. » Matth., VI, 14. Tout part de nous, par conséquent, et nous avons dans nos mains le jugement que nous aurons à subir. Il n'est pas d'homme, quelque insensé qu'il soit, qui puisse élever une plainte, ni petite ni grande, quand il sera jugé, puisque le Seigneur a mis la sentence en votre pouvoir: « Comme vous vous jugerez vous-même, nous dit-il, je vous jugerai.» Si vous pardonnez à votre frère, vous obtiendrez de moi la même faveur, bien que les positions respectives soient si différentes. Vous pardonnez, en ayant vous-même besoin de pardon; Dieu pardonne quand il n'a besoin de rien : vous pardonnez à celui qui sert avec vous un commun Maitre; Dieu pardonne à son serviteur: vous avez à répondre de péchés sans nombre; Dieu est impeccable. Encore en cela il fait éclater son amour pour les hommes. En effet, il eût pu vous pardonner sans y mettre cette condition; mais il veut que cette condition même vous soit une source de bienfaits : il vous fournit ainsi mille occasions de pratiquer la mansuétude et l'humanité, il réprime en vous ce qui tient de la bête, il dissipe vos emportements, il vous unit de plus en plus aux membres d'un même corps. Que pouvez-vous donc objecter ? Que votre prochain vous a traité d'une manière injuste ? Mais c'est en cela que consiste le péché; il n'y aurait plus de péché si c'était d'une manière juste. Vous-même d'ailleurs venez implorer le pardon de semblables péchés, et de péchés beaucoup plus graves.

Avant d'obtenir ce pardon, vous obtenez une grâce bien précieuse, puisque vous avez appris à devenir compatissant, à donner l'exemple de la douceur et de l'indulgence. Puis vous aurez là le gage d'une récompense inappréciable, vu que vous n'aurez plus à rendre compte de vos prévarications. De quel supplice ne serons-nous pas dignes si, possédant un tel pouvoir, nous compromettons notre salut ? Comment pouvons-nous espérer d'être exaucés en quelque autre chose, lorsque nous sommes sans pitié pour nous-mêmes dans les choses dont nous disposons ?

« Et ne nous induisez pas dans la tentation, mais délivrez-nous du mal. A vous appartient l'empire, la puissance, la gloire dans tous les siècles.) Ainsi soit-il. » Là le Sauveur nous enseigne clairement notre faiblesse en réprimant l'orgueil; car, s'il ne veut pas que nous fuyions dans le combat, il ne veut pas non plus que nous nous y jetions. Notre victoire devient ainsi plus éclatante, et la défaite du démon digne de risée. Quand nous sommes obligés de combattre, combattons avec générosité; restons dans le calme quand on ne nous appelle pas; sachons attendre l'heure, et nous combattrons alors sans orgueil et sans faiblesse. Le mal dont il parle à la fin, c'est le diable lui-même. D'une part, il nous oblige à lui faire une guerre sans merci; de l'autre, il nous apprend que le diable n'est pas tel par nature. Le mal, en effet, ou la perversité, provient, non de la nature, mais de la volonté. Notre ennemi mérite par excellence de porter ce nom, à cause de la grandeur même de sa perversité, et par la raison qu'il nous attaque avec une implacable fureur, quoiqu'il n'ait à nous reprocher aucun tort à son égard. Notre divin Maître ne nous enseigne donc pas à dire : délivrez-nous des maux; mais bien : « Du mal,» afin que nous ne gardions pas d'amertume contre notre prochain, quand même nous serions lésés par lui, et que nous reportions toute notre haine sur le démon comme étant le mobile de tous les maux. Par le souvenir de notre ennemi, il nous dispose à la lutte, il dissipe en nous toute indolence; puis il nous inspire de nouveau la confiance et la sécurité, en nous rappelant le Roi sous lequel nous devons combattre et dont la puissance est au-dessus de tout. « A vous appartient l'empire, la puissance, la gloire. » Si l'empire lui appartient, nous n'avons plus à craindre personne, puisque personne ne saurait lui résister et régner à son encontre. En disant : « A vous appartient l'empire, » il nous montre que notre ennemi lui-même est son sujet, quoiqu'il paraisse son antagoniste, Dieu permettant que cette guerre nous soit faite pour un temps déterminé. Oui, le diable même est au nombre des serviteurs, mais des serviteurs flétris et réprouvés, et jamais il n'oserait attaquer un autre serviteur du même Maître, sans en avoir préalablement reçu le pouvoir. Et que dis-je ? il n'a pas même osé s'emparer des pourceaux, sans en avoir obtenu la permission. Ainsi donc, seriez-vous mille fois plus faible encore, vous devriez agir avec une entière confiance, ayant un Roi, qui peut aisément accomplir par vous un bien quelconque. « Et la gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il. »

7. Il ne vous délivre pas seulement des maux présents; mais il peut encore vous combler d’honneur et de gloire. Sa puissance est infinie, sa gloire est ineffable; l'une et l'autre durent à jamais, n'auront jamais un terme. Voyez-vous avec quel soin il oint son athlète et le remplit d'un noble courage ? Après cela, pour bien nous prouver, ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il a surtout en aversion le ressentiment des injures, et qu'il met au premier rang des vertus celle qui est opposée à ce vice, il y revient à la suite même de la prière, s'efforçant d'amener l'auditeur, par la double perspective du châtiment et de la récompense, à la mettre en pratique. « Si vous remettez leurs dettes aux hommes, dit-il, votre Père céleste vous remettra les vôtres; si vous ne les remettez pas , il ne vous les remettra pas non plus. » Le voilà qui rappelle de nouveau les cieux et le Père, pour faire rougir celui qui serait impitoyable, quand il peut se glorifier d'une telle filiation, et dont le cœur ramperait toujours sur la terre, alors qu'il a le droit d'aspirer au ciel. Rien ne rend semblable à Dieu comme l'indulgence à l'égard des méchants et des injustes agresseurs; ainsi qu'il nous l'enseigne lui-même quand il dit qu'il fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons. C'est encore pour cela qu'il nous prescrit dans chaque demande une formule qui s'étend à tous: « Notre Père... Que votre volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel... Donnez-nous notre pain... Remettez nos dettes… Ne nous induisez pas en tentation... Délivrez nous. » C'est toujours au pluriel que nous devons parler, afin qu'il ne reste dans notre cœur aucun vestige de haine contre le prochain.

Quel supplice ne méritent donc pas ceux qui, malgré tout cela, non-seulement conservent des sentiments de vengeance, mais encore demandent à Dieu de pouvoir se venger de leurs ennemis, transgressant ainsi cette loi de la manière la plus directe, alors qu'il a mis en œuvre tous les moyens pour empêcher toute division entre nous ? C'est parce que la charité est la source de tous les biens, qu’il s'efforce de détruire ce qui pourrait l'altérer, et de nous unir par toute sorte de liens. Il n'est personne, non, personne, ni père ni mère, ni ami quel qu'il soit, qui nous porte une aussi vive affection que l’Auteur même de notre être; et cela ressort admirablement des préceptes qu'il nous impose non moins que des bienfaits qu'il nous accorde chaque jour. Si vous m'objectez les chagrins, les peines et les autres maux de la vie, songez, vous dirai-je, aux offenses que vous ne cessez le commettre envers lui, et vous ne vous étonnerez plus de vos nombreuses souffrances; vous vous étonnerez plutôt et vous serez dans l'admiration d'avoir encore en partage quelque bien. Mais nous considérons uniquement les calamités qui nous accablent, nous ne songeons pas aux offenses que nous commettons chaque jour; et de là nos plaintes. Si nous faisions l'exacte récapitulation des fautes d'un seul jour, nous verrions clairement alors de quels maux nous sommes responsables.

Que j'essaie de récapituler les seuls péchés commis aujourd'hui, à l'exclusion de tous les autres; quoique j'ignore le détail de vos prévarications, la multitude en est si grande qu'on n'a pas besoin de les connaître toutes pour en signaler beaucoup. Quel est celui d'entre nous qui n'a pas langui dans la prière, qui ne s'est pas rendu coupable d'orgueil ou de vaine gloire, qui n'a pas dit du mal de son prochain, qui n'a pas été entrainé par la concupiscence, qui ne s'est permis aucun dangereux regard, qui ne s'est pas souvenu d'un ennemi avec une secrète amertume, qui ne s'est pas exalté dans son cœur ? Or, si nous sommes sujets à de telles misères jusque dans l'église et malgré le peu de temps que nous y passons, que devenons-nous après en être sortis ? Si le port est battu par tant de flots, quel moyen que nous puissions nous reconnaître, quand nous sommes lancés dans ce détroit fécond en orages, la place publique et les affaires de la cité, la famille et les soucis qu'elle entraine ? Et cependant Dieu nous ouvre pour la rémission de ces péchés si nombreux et si grands une voie courte et facile, exempte de la tout pénible labeur. Quel labeur est-ce donc de pardonner une injure ? Le labeur est à ne pas la pardonner, à soutenir le poids de la haine; le- pardonner une injure? Le labeur est a ne pas air la pardonner, à soutenir le poids de la haine; tandis qu'en déposant ce fardeau, nous avons une vie calme et paisible, qui n'exige qu'un acte de bonne volonté.

8. Il n'est pas nécessaire, en effet, de traverser les mers, d'entreprendre de longs voyages, de franchir la croupe des montagnes, de dépenser son bien, de macérer son corps; il suffit de vouloir, et tous les péchés sont effacés. Si vous refusez, au contraire, de pardonner, si vous allez même jusqu'à prier Dieu d'épouser votre querelle, quel espoir de salut pourrez-vous désormais avoir ? Vous avez irrité votre juge alors qu'il fallait l'apaiser; sous les dehors d'un suppliant, vous avez poussé des cris de bête féroce; et les traits de l'esprit malin, vous les avez dirigés contre vous-même. Voilà pourquoi Paul, parlant de la prière, n'exige rien tant que l'observation de cette loi : « Élevez des mains pures, avec un cœur exempt de colère et d'antipathie. » I. Tim., II, 8. Si, lorsque vous avez besoin de miséricorde, vous ne renoncez pas à vos ressentiments, si vous les gardez au fond de votre âme, n'ignorant pas cependant que c'est là tourner contre vous une arme meurtrière, quand pourrez-vous être miséricordieux et rejeter de votre sein le mortel poison? Ne sentez-vous pas encore l'excès d'une telle démence, représentez-vous que cela se passe entre les hommes, et vous verrez quel outrage sanglant elle renferme. Je suppose qu'un homme vienne à vous pour implorer votre pitié et que, pendant qu'il est à terre, il aperçoit tout-à-coup son ennemi; s'il interrompt sa prière pour aller le frapper, n'éprouverez-vous pas une plus vive indignation contre lui ? Songez que c'est précisément votre conduite envers Dieu : et vous aussi, pendant que vous le suppliez vous laissez là ce pieux exercice, pour vous déchaîner contre votre ennemi, pour outrager le lois divines, oubliant que vous invoquez Celui qui nous a prescrit de n'avoir aucune haine contre ceux qui nous ont le plus offensés, et lui demandant même d'agir contre ses propres commandements. Ne vous suffit-il donc pas de transgresser l'ordre de Dieu pour satisfaire votre vengeance ? Voulez-vous qu'il y contrevienne lui-même ? Pourrait-il oublier les lois qu'il a posées ? Est-ce donc un homme qui nous a parlé de la sorte ? Non, c’est Dieu, à qui rien n'est caché, et qui veut que ses ordres soient rigoureusement accomplis; au lieu de faire ce que vous lui demandez, il se détourne de vous, par cela seul que vous osez lui tenir ce langage, vous excitez son courroux, vous tomberez alors sous les coups de sa justice. Comment osez-vous lui demander ce que lui-même défend d'une manière si rigoureuse ? Il en est qui poussent la fureur jusqu'à charger d'imprécations les enfants mêmes de leurs ennemis, non contents de prier contre ces derniers, et qui voudraient dévorer leurs chairs si cela était possible; on peut même dire qu'ils les dévorent.

Ne me répondez pas que vous n'avez jamais enfoncé vos dents dans le corps de votre ennemi; car, autant que cela dépendait de vous, vous agissiez envers lui d'une manière beaucoup plus féroce, puisque vous appeliez sur sa tête la colère du ciel, un éternel supplice, et sur sa famille une complète destruction. Peut-on concevoir des morsures plus cruelles, des traits plus empoisonnés ? Ce ne sont pas là les leçons que vous avez reçues du Christ; ce n'est pas lui qui vous a commandé d'ensanglanter ainsi votre une bouche. De telles langues, en effet, ne sont pas moins terribles que des bouches pleines de sang humain. Comment pouvez-vous embrasser votre frère, toucher à l'auguste sacrifice, boire le sang du Seigneur, tout en conservant dans votre âme ce mortel venin ? Quand vous dites : Mettez cet homme en pièces, renversez sa maison, détruisez tout; quand vous lui souhaitez de la sorte mille morts, vous ne différez en rien de l'homicide;  bien plus vous ressemblez à la bête qui se nourrit de chair humaine.

9.  Débarrassons-nous donc de cette infirmité, déposons toute haine; témoignons à ceux qui nous ont lésés cette bienveillance dont il nous est fait un devoir, et nous serons semblables à notre Père céleste. Or, nous en viendrons à bout, si nous avons soin de nous rappeler nos propres péchés, si nous passons en revue toutes les fautes que nous avons commises, au dedans comme au dehors, sur la place publique et dans l'église. N'aurions-nous pas d'autre cause de condamnation, notre négligence ici nous mériterait encore le dernier supplice. Pendant que les prophètes et les apôtres forment des chœurs sacrés et que Dieu lui-même nous parle, notre esprit erre au loin et se plonge dans le tumulte des affaires temporelles; nous ne gardons pas, pour entendre les lois de Dieu, le calme et le silence que les spectateurs gardent au théâtre, lorsqu'on lit un rescrit impérial. Là les consuls et les préfets, les sénateurs et le peuple se tiennent debout, écoutant avec respect cette lecture; et, si quelqu'un interrompait par un cri soudain ce profond silence, il serait traité avec la plus extrême rigueur comme ayant insulté la majesté impériale: ici, pendant qu'on fait la lecture de ces livres venus du ciel, règne de toute part un grand tumulte: et néanmoins quelle différence entre l'empereur et Celui qui nous fait parvenir de tels édits, combien ce second théâtre n'est-il pas supérieur au premier ? Les anges s'y trouvent avec les hommes, et les palmes qui sont promises aux vainqueurs ont un éclat tout autrement éblouissant que celles de la terre. Aussi n'est-ce pas aux hommes seuls, c'est aux anges, aux archanges, à tous les habitants du ciel, à tous ceux de ce monde visible, qu'il est ordonné de louer Dieu : « Bénissez le Seigneur, vous toutes ses œuvres. » Psalm. CII, 22. Et ce qu'il a fait également admirable et grand, dépasse toute expression ainsi que toute intelligence humaine.

C'est ce que les prophètes proclament à chaque instant, célébrant tous dans des rhythmes divers l'éclat des mêmes triomphes. L'un s'écrie: « En remontant aux cieux, vous emmenez la captivité captive, vous emportez des dons qui retomberont sur les hommes..... Le Seigneur est fort dans le combat.» Psalm. LXVII, 19; XXIII, 8. Un autre ajoute: «Il partagera les dépouilles des forts.» Isa. LIII, 12. N'est-il pas venu pour annoncer aux captifs leur délivrance, pour rendre aux aveugles la lumière du jour ? Après avoir terrassé la mort, il disait d'une voix triomphante: « Où donc est ta victoire, ô mort? Enfer, qu'as-tu fait de ton aiguillon ? » I Cor. XV, 55. Le même prophète annonce ainsi la paix qui doit régner dans le monde: « Il transformera les glaives en coutres de charrue et les lances en faulx. » Isa., II, 4. Un autre encore s'adresse à Jérusalem en ces termes : « Réjouis-toi, fille de Sion, tressaille d’allégresse, car voici ton roi qui vient à toi plein de douceur, assis sur une bête de somme et sur son jeune poulain. » Zach., IX, 9. Écoutez comment un prophète annonce la venue de ce roi: « Il viendra le Seigneur que vous cherchez, et qui pourra subsister au jour de son arrivée ? Bondissez comme de jeunes taureaux débarrassés de leurs liens. » Malach., II, 1-2; Iv, 2. Frappé d'étonnement à cette vue, un autre disait : « Celui-là est notre Dieu; il n'en est pas qu'on puisse mettre à son côté. » Baruch, III, 36. Et, malgré ces choses et beaucoup d'autres encore, quand nous devrions être saisis d'une sainte frayeur ne plus nous croire sur la terre nous nous agitons comme au milieu de l'agora, nous passons tout le temps de nos collectes dans le trouble des pensées et dans les entretiens les plus inutiles. Puis donc que nous sommes à ce point plongés dans l'indolence par rapport aux petites comme aux grandes choses, qu'il soit question d'écouter ou d'agir, au dehors comme dans l'enceinte de l'église, et que de plus nous prions contre nos ennemis, ajoutant à nos autres péchés, si nombreux et si graves, un péché qui les égale tous, cette inique prière, quel espoir de salut pouvons-nous avoir ? Faut-il nous étonner après cela s'il nous survient à l'improviste quelque grand malheur, et n'est-ce pas le contraire qui devrait nous étonner ? L'un est dans la logique des choses, l'autre est le renversement inattendu de l'ordre naturel. Il n'est pas dans l'ordre, en effet, qu'ils jouissent du soleil et de la pluie, ceux qui se sont faits les ennemis de Dieu, qui ne cessent d'exciter sa colère, ces hommes qui l'emportent en cruauté sur les bêtes féroces, toujours en opposition avec le prochain, dont la langue dégoutte d'un sang fraternel, et cela après qu'ils ont pris place à cette table spirituelle, après tant de bienfaits et de préceptes.

Avec de telles pensées dans l'esprit, rejetons le venin, renonçons à nos haines, prions comme il nous convient de prier, et, dépouillant la cruauté des démons, revêtons-nous de la douceur des anges; quels que soient les torts qu'on nous aura faits, regardons les intérêts du prochain comme étant les nôtres, songeons à la récompense que la soumission à la loi divine nous méritera, dissipons la colère, apaisons les flots irrités, afin que nous accomplissions paisiblement la traversée de la vie présente, et que le Seigneur nous traite à notre arrivée là-haut de la même manière que nous aurons traité nos frères. Si c'est là pour nous un pesant et rude fardeau, nous pouvons le rendre doux et léger en ouvrant largement notre cœur à la confiance envers Dieu. Ce que nous n'aurons pas obtenu par la fuite du péché, obtenons-le par notre mansuétude à l'égard de ceux que nous aurons offensés. Voilà qui n'est ni lourd ni pénible. En faisant du bien à nos ennemis, nous attirerons sur nous avec abondance la divine miséricorde. 

Dès le temps présent, nous serons aimés de tous, Dieu lui-même nous donnera son amour en nous décernant la couronne; et nous entrerons en possession des biens à venir. Puissions-nous les avoir tous en partage, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire et puissance dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.