Saint Jean Chrysostome

Homélie 18 sur saint Matthieu

Vous avez entendu qu'il a été dit: Œil pour œil, et dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister au pervers; mais, si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre. Et à celui qui veut disputer en jugement avec vous et vous enlever votre tunique, abandonnez encore votre manteau.

1.  Ce n'est donc pas de l'œil dont il parlait auparavant, vous le voyez, quand il nous ordonnait d'arracher l'œil qui nous scandalise; il parlait de la personne qui nous nuit par son amitié même, et qui nous entraine dans l'abîme de la perdition. Celui qui nous défend avec tant d'énergie d'arracher l'œil d'un autre en compensation de l'œil qu'on nous aurait arraché, nous aurait-il jamais ordonné dans sa loi de nous en priver nous-mêmes ? Quand on s'élève contre l'ancienne loi parce qu'elle permet une telle réparation, on montre, à mon avis, une complète ignorance de la sagesse qui convient au législateur, de la différence des temps, du bien même que produit la condescendance. Si vous faites attention, en effet, au caractère des hommes pour qui cette législation était faite, à leurs dispositions, à l'époque elle-même, vous rendrez hommage à la sagesse du législateur, vous reconnaitrez que l'auteur de l'ancienne loi est aussi l'auteur de la loi nouvelle, qu'il a parfaitement atteint son but dans les deux cas, le bien des hommes, et qu'il a tenu compte de la différence des époques. S'il eût donné dès le principe les institutions ardues et sublimes que nous avons aujourd'hui, ni les unes ni les autres n'auraient existé; au lieu qu'en les établissant successivement et selon les circonstances, il les a fait servir à l'éducation progressive du genre humain. Du reste, la prescription dont il s'agit a pour but, non d'infliger le supplice matériel, mais d'empêcher toute violence; la menace de cette peine du talion était une barrière opposée aux emportements de la colère. Il y a là le germe d'une grande philosophie; car il se contente d'édicter une peine équivalente, alors que le coupable en méritait une plus grande, selon les exigences de la pure équité, pour avoir le premier fait un pareil mal. Mais, comme il voulait introduire la bonté dans le règne même de la justice, il a décerné contre le coupable un châtiment moindre que la faute, enseignant par là quelle modération il faut garder dans les injures qu'on reçoit.

Après avoir donc rappelé l'ancienne loi par son texte même, il nous fait voir que notre frère n'est pas précisément celui de qui vient une semblable iniquité, et qu'elle vient de l'esprit malin. C'est pour cela qu'il ajoute : « Et moi je vous dis de ne pas résister au pervers. » Il ne désigne pas ainsi un frère, il entend par là le démon, afin de nous bien persuader que de telles choses ne se font qu'à son instigation; et de la sorte il calme et dissipe en grande partie la colère à l'égard de l'instrument en la reportant sur la cause. — Eh quoi, me dira-t-on, ne devons-nous pas résister à l'esprit du mal ? — Nous le devons, certes, mais non comme vous l'entendez; il faut résister comme le divin Maître le commande, en se tenant toujours prêt à supporter les injures; et voilà comment vous en triompherez. Ce n'est pas avec le feu qu'on éteint le feu, c'est avec de l'eau. Mais dans l'ancienne loi même celui qui supportait le mal remportait la victoire et la couronne, il était bien au-dessous de celui qui se vengeait; c'est ce que vous verrez en examinant les choses avec attention. En effet, le premier qui seul s’est livré à la violence, se trouve avoir arraché deux yeux, celui de son frère et le sien. Aussi est-il pour tous l'objet d'une légitime aversion et d'incriminations sans nombre; tandis que la victime n'ayant fait à l'autre aucun mal, malgré la peine du talion, tout le monde la plaint et la loue : elle reste pure, quoique la loi l'ait vengée. Si des deux côtés le malheur est le même, la gloire ne l'est pas, ni devant Dieu, ni devant les hommes ; ce qui fait que le malheur ne l'est pas non plus dans la suite. Ainsi donc le Christ avait dit en commençant: « Celui qui se met sans raison en colère contre son frère, ou qui l'appelle insensé sera passible de la géhenne. » Voilà qu'il exige maintenant une plus haute philosophie, puis qu'il nous ordonne, non seulement de souffrir avec patience ces mauvais traitements, mais encore d'y répondre par les meilleurs procédés, de présenter l'autre joue. Or, une telle prescription n'est pas restreinte à cet unique genre d'outrage; elle s'étend à tout, c'est une leçon universelle de patience.

2. De même qu'en disant: « Celui qui traite son frère d'insensé sera passible des feux de la géhenne, » il parle d'une injure quelconque, et non de celle-là en particulier; de même il nous prescrit ici de supporter avec générosité, sans trouble, tous les mauvais traitements que nous pouvons recevoir, et non pas uniquement un soufflet. S'il le prend pour exemple, c'est qu'un soufflet est le dernier de tous les outrages, celui qu'on regarde comme le plus humiliant et le plus honteux. Il a donné cet ordre dans l'intérêt de celui qui frappe et de celui qui est frappé : ce dernier, formé qu'il est à cette belle philosophie, ne croira pas avoir souffert une grave injure, il n'en aura pas même le sentiment, il sera là comme un athlète et non comme un homme insulté; le premier rougira de sa violence et ne frappera pas une seconde fois, serait-il plus féroce qu'une bête sauvage, il éprouvera même un amer repentir de ce qu'il a déjà fait. Rien n'arrête ceux qui commettent l'injustice comme la patience et la résignation de ceux qui la souffrent; non seulement cela dissipe la colère et l'empêche d'aller plus loin, mais encore inspire l'admiration, en même temps que le repentir, de telle sorte que nos ennemis et nos adversaires deviennent nos amis, ou même nos familiers et nos serviteurs. La vengeance produit des effets tout opposés : elle déshonore l'un et l'autre, les rend pires tous deux, fournit un nouvel aliment à la flamme de la colère, et fait qu'elle va souvent jusqu'au meurtre. Voilà pourquoi, non content de vous défendre le ressentiment, le Christ vous ordonne de laisser en quelque sorte votre ennemi se satisfaire en montrant ainsi que vous acceptez volontiers la première injure. Par là, du reste, vous portez à l'impudent un coup bien plus sensible que vous ne le feriez en le frappant à votre tour, et vous le ramenez à la modération, serait-il au paroxysme de la rage.

« A celui qui voudra disputer en jugement avec vous et vous enlever votre tunique, abandonnez encore votre manteau.» La patience qu'il vous impose dans les coups, il l'exige aussi dans la perte de vos biens. Et c'est pour cela qu'il emploie encore de nouveau la même hyperbole. Comme dans le premier cas, vous devez ici triompher du mal par votre générosité et en abandonnant au ravisseur plus qu'il ne demandait. Il y a là cependant une condition qui doit être remarquée; car il ne dit pas simplement : donnez votre vêtement à qui le demande; mais bien: « A qui voudra disputer en jugement un avec vous, » c'est-à-dire vous traîner devant les juges, vous susciter un procès. De même que, après nous avoir défendu d'appeler notre frère insensé, de nous mettre en colère sans raison, il exige davantage, il nous ordonne de présenter l'autre joue; de même, après nous avoir dit ici de se mettre d'accord avec notre adversaire, il pousse ce précepte plus loin, il veut que notre générosité dépasse les prétentions mêmes du ravisseur. — Quoi donc, me dira-t-on, faudra-t-il que je me retire dépouillé ? — Nous ne serions jamais dépouillés, si nous accomplissions fidèlement ces préceptes; nous posséderions les plus riches vêtements : d'abord, personne ne viendra nous attaquer avec de telles dispositions; puis, en supposant qu'il se rencontre quelqu’un d’assez cruel, d’assez inhumain pour commettre ce crime, il ne manquerait pas d'hommes qui, pleins d'admiration pour la philosophie dont vous auriez fait preuve, vous couvriraient non seulement de leurs vêtements, mais encore de leur propre chair, si cela était possible.

3. Cette philosophie vous réduirait-elle d'ailleurs à l'état de nudité, vous n'auriez pas à regarder cet état comme une honte. Adam était nu dans le paradis, et il n'en rougissait pas ; Isaïe n'avait ni tunique ni chaussure, et il était le plus illustre des Juifs; Joseph ne brilla jamais d'une plus grande gloire que lorsqu'il eut perdu son manteau. Le mal ne consiste pas à être ainsi dépouillé, c'est plutôt d'être vêtu, comme nous le sommes, d'habits éclatants et précieux. Voilà qui est humiliant et ridicule. Aussi Dieu loue-t-il les premiers, tandis qu'il ne cesse de flétrir le luxe par ses prophètes et ses apôtres. Ne tenons donc pas pour impossibles les préceptes qui nous sont donnés; ils nous seront aussi faciles qu'avantageux, si nous déployons quelque zèle : l'utilité n'en sera pas uniquement pour nous, ceux-là mêmes qui nous maltraitent en retireront le plus grand bien. Chose digne d'admiration, en nous enseignant à souffrir le mal avec patience, ils donnent à ceux qui le font une sublime leçon de philosophie. Cet homme qui veut vous spolier sent déjà ce qu’il y a de grave dans son action; et vous lui montrez qu'il vous est facile de donner ce qu'il ne demande même pas, à son indigence vous opposez un généreux empressement, votre philosophie fait contraste avec sa rapacité : songez dès lors quelles leçons vous lui donnez, avec quelle force vous l'instruisez à fuir le vice, à prendre le parti de la vertu, et cela, non par vos paroles, mais par vos actions. Notre unique but ici-bas ne doit pas être, dans les desseins de Dieu, de procurer notre bien à nous; nous devons aussi procurer celui de tous nos frères. Si vous donnez pour éviter un procès, c'est à vous seul que vous êtes utile; mais, si vous donnez gratuitement autre chose, c'est de plus votre adversaire que vous avez rendu meilleur.

Telle est la nature du sel, et le Seigneur veut que nous soyons le sel de la terre : en se conservant lui-même, il conserve les aliments auxquels il est mêlé. On peut dire de même de l'œil : il luit pour lui-même et pour le reste du corps. Puisque Dieu vous a donné cette mission, éclairez celui qui est assis dans les ténèbres, et persuadez-le qu'il ne vous dépouille pas violemment, qu'il ne vous fait même aucune injure. Vous obtenez de nouveaux droits à l'estime et au respect, en laissant croire que vous accordez de plein gré, au lieu d'être dépouillé par l’injustice. Faites donc par votre douceur que son péché devienne votre gloire. Si vous regardez ce précepte comme une tâche trop ardue, attendez, et vous verrez clairement que vous n'avez pas encore atteint la perfection. Là ne s’arrête pas, en effet, celui qui nous impose les lois de la patience; il dépasse cette limite en disant : « Si quelqu'un vous engage pour faire avec lui mille pas, faites-en deux mille. » Comprenez-vous la sublimité de cette philosophie ? Après que vous avez cédé votre tunique et votre manteau, si votre adversaire veut encore vous imposer un travail, une tache pénible, dans cet état de nudité, vous ne devez pas même le contrarier sur ce point. La volonté du Seigneur est que tout soit commun entre nous, nos forces personnelles comme nos possessions; il faut tout mettre au service de ceux qui sont dans le besoin et de ceux qui nous insultent : c'est là le propre de la bonté, c'est ici le propre du courage. En vous disant donc : « Si quelqu'un vous engage à faire mille pas avec lui, faites-en deux mille, » il vous suggère de sublimes aspirations, il vous ordonne de vous montrer également généreux. Si les choses qu'il vous prescrivait au commencement, bien inférieures à celles-ci, étaient néanmoins récompensées par de si remarquables béatitudes, quelle sera la glorieuse destinée conquise par l'accomplissement de ces dernières prescriptions, et, même avant la récompense, quelle n'est pas la grandeur d'un homme qui, dans un corps passible et mortel, manifeste une si complète impassibilité ? Que devient cette âme que ni les outrages, ni les coups, ni la perte des biens ne peuvent émouvoir, que nulle autre épreuve de ce genre ne saurait ébranler, qui se fortifie même et s'épure dans les tribulations ? C'est pour cela qu'il donne cette extension à ce qui regardait d'abord la spoliation et les mauvais traitements. — Pourquoi parler des injures et des pertes ? nous dit-il.

Si votre adversaire veut de plus soumettre votre corps à d'injustes labeurs, remportez encore ici la victoire, que votre générosité surpasse sa cupidité. — Engager, dans le sens du texte, c'est entrainer à sa suite d'une manière inique et violente, sans aucune apparence de raison. Et vous devez encore y être prêt, et souffrir plus qu'il n'exige.

« Donnez à qui vous demandera, ne vous détournez pas de celui qui veut vous emprunter.» Voilà des préceptes inférieurs à ceux qui précèdent ; mais ne vous en étonnez pas, c'est ainsi que fait toujours le divin Maître, il mêle les petites choses aux grandes hé bien, qu’ils les écoutent, ces petites choses, ceux qui volent le bien d'autrui et qui jettent le leur aux courtisanes, allumant contre eux-mêmes un double incendie, et par leurs injustes acquisitions et par leurs dépenses iniques. Par emprunt il ne faut pas entendre ici un trafic usuraire, mais bien un service demandé. Cette pensée se détermine par un autre passage, où le Sauveur dit qu'il faut donner à ceux de qui nous n'espérons rien recevoir.

« Vous avez ouï qu'il a été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous pouvez haïr votre ennemi. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous calomnient et vous persécutent, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous veulent du mal, afin que vous soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. » Voilà donc qu'il met le couronnement à l'édifice du bien. C'est dans ce but qu'il vous enseignait non seulement à supporter un soufflet avec patience, mais encore à présenter l'autre joue, non seulement à joindre le manteau à la tunique, mais encore à faire deux mille pas lorsqu'on ne vous en demande que mille; il vous mettait ainsi dans la disposition d'accepter aisément une doctrine bien supérieure. — Qu'est-ce qui est supérieur ? me demandera-t-on. — C'est d'en venir à n'avoir point d'ennemi. Quelque chose de plus même; car il n'a pas dit : Vous ne haïrez pas, vous ne ferez pas de mal; il a dit : « Aimez, faites du bien. »

4. En examinant même les choses de plus près, on y trouve un trait qui l'emporte de beaucoup sur ces derniers. Il ne se borne pas à nous ordonner d'aimer, il nous ordonne encore de prier. Voyez quels degrés il a franchis, et comme il nous a conduits au faîte même de la vertu. Reprenez ces degrés par ordre : le premier consiste à ne pas faire injure au prochain; le deuxième, à ne pas se venger des injures reçues; le troisième, à ne pas exiger que l'injuste agresseur soit puni de la même peine; le quatrième, à se porter de soi-même au-devant de la tribulation; le cinquième, à céder plus que n'exige le ravisseur; le sixième, à ne pas le haïr; le septième, à l'aimer ; le huitième, à lui faire du bien; le neuvième, à prier Dieu pour lui. Voilà le comble de la philosophie, voilà ce qui donne la plus belle des palmes. Comme ce dernier précepte est le plus ardu, comme il faut pour l'accomplir une âme généreuse et le zèle le plus ardent, la récompense qu'il nous procure l'emporte sur toutes les autres. Il ne s'agit plus ici de la terre, que le Sauveur promettait aux hommes doux; ni de la consolation et de la miséricorde, qu'il promettait à ceux qui pleurent et à ceux qui sont miséricordieux; il ne s'agit même pas du royaume céleste. Un bien tout autrement merveilleux nous est promis, c'est que nous deviendrons semblables à Dieu, autant du moins que des hommes peuvent lui devenir semblables: « Afin que vous ressembliez à votre Père qui est dans les cieux. » Remarquez, je vous prie, qu'il n'appelle Dieu son père ni maintenant ni plus haut : plus haut, quand il est question des jugements, Dieu est le grand Roi; maintenant, c'est leur Père; et chaque fois il proportionne sa parole à la nature même du sujet; il la confirme enfin par cet exemple: « Qui fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. » Loin de vouloir leur malheur, Dieu fait du bien à ceux qui l’outragent. En se donnant toutefois pour exemple, il ne saurait établir une comparaison; la grandeur du bienfait et celle de la dignité la repoussent. Pour vous, c'est par le serviteur d'un même Maitre que vous êtes insulté; Dieu l'est par son propre serviteur, qu'il a comblé de mille biens; vous ne donnez après tout que des paroles, quand vous priez pour votre ennemi; Dieu donne de magnifiques et merveilleuses réalités, ce soleil qu'il allume, ces pluies qu'il répand chaque année. J'accorde néanmoins que vous lui soyez égal, autant qu'un homme peut l'être. Ne haïssez pas dès lors celui qui vous a fait du mal, quand il vous est l'occasion des plus grands biens et d'une gloire incomparable: ne maudissez pas celui qui vous a spolié, car autrement vous aurez la peine sans en avoir le fruit, vous supporterez le dommage, et la récompense vous sera refusée. Or, c'est de la dernière démence d'avoir enduré un grave mal pour reculer ensuite devant une légère épreuve. — Mais comment pousser la vertu jusque là ? me demanderez-vous peut-être. — Quoi ! vous avez vu un Dieu se faire homme, s'abaisser à ce point, subir pour vous tant de souffrances, et vous ne savez pas encore comment il est possible de pardonner leurs torts aux serviteurs de notre commun Maître ? Ne l'avez-vous pas entendu dire sur la croix: « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ? » Luc., XXII, 34. N'entendez-vous pas cette parole de Paul : « Celui qui est monté au ciel et qui est assis à la droite du Père, intercède pour nous ? » Rom., VIII, 34. Ne voyez-vous pas de quelle manière, après la croix et l'ascension, Jésus envoie aux Juifs, qui l'avaient mis à mort, ses apôtres chargés de leur apporter des biens sans nombre, et que leur ingratitude accablera de mille maux ?

Mais que n'avez-vous pas souffert ? — En quoi donc vos souffrances ressemblent-elles à celles de votre divin Maître, garrotté, souffleté, flagellé, conspué par des esclaves, subissant la mort la plus ignominieuse de toutes les morts, et cela, de la part d'hommes comblés de ses bienfaits ? Plus vous avez été lésé, plus vous devez faire de bien, si vous voulez ceindre vous-même une splendide couronne et délivrer votre frère d'une terrible maladie. Quand le malade accueille son médecin avec des injures et des coups, dans des accès de rage, celui-ci s'apitoie davantage et fait de plus grands efforts pour guérir la maladie, qu'il sait bien être la cause l'une telle fureur. Agissez de même, ayez les mêmes sentiments envers ceux qui vous veulent ou vous font du mal; ils sont vraiment malades, eux aussi, ils sont dans un état extrêmement violent. Arrachez votre frère à ce danger, ménagez-lui le moyen de dissiper sa colère, sauvez-le d'un cruel démon, de cette colère elle-même. Lorsque nous voyons quelque démoniaque, nous pleurons, et nous n'avons garde de vouloir être comme lui. Que telle soit notre conduite envers un homme furieux; c'est une espèce de démoniaque, il est même plus à plaindre puisqu'il est fou avec toute sa raison, et qu'il est d'autant plus inexcusable.

5. Ne l'assaillez donc pas quand il git à terre, ayez-en plutôt pitié. Si nous voyons un homme tourmenté par la bile, pris de vertige et s’efforçant de rejeter l'humeur qui fait son supplice, nous avançons la main pour le soutenir, et nous ne l'abandonnons pas dans la crainte que notre manteau ne soit souillé; nous n'avons en vue qu'une chose : aider notre frère à sortir de ce cruel état. C'est encore ainsi que nous devons faire envers ceux dont nous parlons; sachons supporter leurs agitations et leurs vomissements, ne les quittons pas qu'ils ne soient débarrassés de toute cette amertume. Ils vous rendront grâces alors, dès qu'ils auront retrouvé le calme; votre ennemi reconnaitra parfaitement le service dont il vous est redevable. Et pourquoi parler de sa reconnaissance ? Dieu lui-même vous couronne aussitôt et rémunère avec magnificence le bien que vous avez fait à votre frère en le délivrant d'une aussi grave maladie; ce qui n'empêchera pas ce dernier de vous honorer comme un maître et d'admirer toujours votre modération. Les femmes, dans le travail de l'enfantement, déchirent et mordent celles qui leur portent secours; mais ces dernières ne le sentent pas, ou mieux, elles le supportent avec courage, tant elles éprouvent de pitié pour la douleur des autres. Imitez donc cette générosité, ne soyez pas plus faible qu'une femme. Lorsque la femme que vous avez devant vous sera délivrée, — car en vérité de tels hommes ne sont pas plus maîtres d'eux que des femmes, — elle reconnaîtra votre mâle énergie. Si ces préceptes vous paraissent rudes, encore une fois, songez que le Christ est venu pour les implanter dans nos âmes, pour nous rendre utiles à nos ennemis comme à nos amis. C'est pour cela qu'il vous ordonne d'étendre votre sollicitude sur les uns et les autres : sur vos frères d'abord, en disant: « Quand vous êtes sur le point de faire votre offrande...; » puis sur vos ennemis, quand il vous fait un devoir de les aimer et de prier pour eux.

Il ne se contente pas de vous stimuler par l'exemple de Dieu même, il vous présente l'image d'une conduite opposée: « Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, quel mérite aurez-vous ? Est-ce que les publicains n'en font pas de même ? » C'est aussi la pensée de Paul :  « Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang en luttant contre le péché. » Hebr., XII, 4. Si vous obéissez donc à ces préceptes, vous êtes avec Dieu; si vous les abandonnez, vous êtes avec les publicains. Vous le voyez, la grandeur des obligations est loin d'égaler la différence des personnes. Ne songeons pas tant à la difficulté, songeons encore et surtout à la récompense, et de plus à qui nous ressemblons, soit en obéissant, soit en prévariquant. S’agit-il d'un frère, le Seigneur nous commande la réconciliation, il ne veut pas que nous abandonnions la partie avant d'avoir dissipé toute haine; est-il question des hommes en général, il ne nous impose plus la même nécessité, il nous demande simplement de faire ce qui nous concerne, nous facilitant ainsi l'accomplissement de la loi. Comme il venait de dire : « Ils ont persécuté les prophètes qui vécurent avant vous, pour ne pas laisser un ressentiment au cœur de ses disciples, il leur ordonne de tolérer, d'aimer même les auteurs de ces maux. C'est ainsi qu'il déracine la colère et la concupiscence, quels qu'en soient les objets, la volupté, l'argent, la vaine gloire, toute chose quelconque appartenant à la terre. Il allait à ce but en commençant, et maintenant il y va d'une manière plus directe. Celui qui est pauvre, doux, dans les gémissements, est étranger à la colère; l'homme juste et miséricordieux l'est à la cupidité; celui dont le cœur est pur l'est à la concupiscence; celui qui souffre la persécution, les injures, les mauvais traitements, méprise désormais les choses de la vie présente et est exempt de faste et d'ambition.

Après avoir débarrassé son auditeur de telles entraves et l'avoir oint pour le combat, il revient aux mêmes vices par un autre chemin, et les déracine avec encore plus de soin. Il a commencé par la colère, coupant les nerfs à cette passion; il a soumis au châtiment celui qui se met en colère contre son frère, qui l'appelle insensé ou même lui dit raca; il a défendu d'approcher de la table sainte, quand on va faire son offrande, avant d'avoir mis fin à toute inimitié; il veut qu'on se fasse un ami d'un adversaire, sans voir l'aspect du tribunal. Il passe alors à la concupiscence. Et que dit-il ? Que Si l'homme coupable d'un regard impur sera puni comme adultère; qu'il faut absolument éloigner de soi la femme ou l'homme qui nous sont un objet de scandale, toute personne sans exception, quelque unie qu'elle nous soit; qu'on ne doit jamais répudier sa femme légitime ni porter les yeux sur une autre. C'est ainsi qu'il enlève les racines de la concupiscence dépravée. Il réprime ensuite l'amour des biens matériels, en défendant de jurer, de mentir, de refuser à qui la demande la tunique dont on est revêtu, en commandant de donner en outre son manteau et même de se mettre au service du prochain : rien n'est oublié dans ces prescriptions pour réprimer l'appétit des choses terrestres.

6. Ce n'est pas encore assez; il y met de plus un couronnement quand il ajoute : « Priez pour ceux qui vous calomnient. » Par de semblables paroles il nous élève au plus haut sommet de la philosophie. De même qu'il est plus beau de supporter un soufflet avec patience que d'être simplement doux, d'abandonner sa tunique et son manteau que d'être miséricordieux, de souffrir l'injustice que d'être juste ; d'endurer les mauvais traitements et d'accompagner son ennemi que d'être pacifique; de même il est plus beau de bénir son persécuteur que d'être persécuté. Voyez comme il nous fait monter par degrés jusqu'à l'abside même des cieux. De quel supplice ne sommes-nous pas dignes, nous à qui Dieu même s'est donné pour modèle, et qui ne savons pas imiter peut-être la vertu des publicains ? Les publicains, les idolâtres et les pécheurs aiment du moins leurs amis; et nous ne les aimons pas toujours, puisque nous portons envie à ceux de nos frères qui jouissent de quelque renom. Nous devions surpasser les scribes, et nous tombons au-dessous des idolâtres: quel ne sera donc pas notre châtiment ? Pouvons-nous espérer, je vous le demande, contempler le céleste royaume ? Comment pénétrerions-nous dans ces sacrés parvis, n'ayant pas plus de vertu que des publicains ? C'est ce que le Christ nous fait entendre en disant: « Est-ce que les publicains ne font pas de même ? »

Une chose qui frappe surtout dans son enseignement, c'est qu'il étale partout les récompenses promises à nos combats, la vision divine, la possession du royaume des cieux, le titre d'enfants de Dieu, la ressemblance avec lui, le pardon de nos fautes, les consolations de la vertu, les inépuisables trésors de la patrie céleste; tandis qu'il est si sobre de menaces : le mot de géhenne ne paraît qu'une fois dans tout ce long discours; le reste est beaucoup moins sévère, c'est une exhortation plutôt qu'une commination; écoutez plutôt : « Est-ce que les publicains ne font pas de même ?... Si le sel est affadi... Il sera nommé le dernier dans le royaume des cieux. » Cette même bonté se manifeste quand le Sauveur parle des péchés au lieu de la peine, faisant seulement entrevoir à son auditeur le rude fardeau dont il se charge; ainsi, quand il dit : « Il a commis l'adultère dans son cœur... Celui qui la renvoie, lui fait commettre l'adultère... Ce qu'on dit de plus provient de l'esprit mauvais. » Quand on a de l'intelligence et du sentiment, la grandeur du péché suffit pour ramener au bien, sans qu'il soit fait mention du supplice. Dans le même but, il cite l'exemple des idolâtres et des publicains, voulant ainsi corriger son disciple par une comparaison qui l'humilie. Paul suivait aussi cette marche : « Ne vous abandonnez pas au chagrin comme font les autres hommes, qui n'ont pas d'espoir... comme les nations qui ne connaissent pas Dieu. » I Thessa., IV, 12-5. Le Christ semble encore vouloir dire qu'il n'exige rien de bien merveilleux, mais à peine quelque chose qui dépasse l'ordinaire, lorsqu'il parle ainsi : « Est-ce que les idolâtres ne font pas de même ? » Il ne s'arrête pas là cependant, il termine son exhortation par la perspective du bonheur et le sentiment de l'espérance. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Le mot de ciel reparaît à chaque instant, c'est un moyen sensible pour donner aux âmes un vigoureux élan; car elles étaient restées jusque-là attachées à la terre, sans aucune énergie.

Repassons toutes ces choses dans notre esprit, et puisons dans cette méditation la force d'aimer nos ennemis; affranchissons-nous de ce ridicule usage introduit et maintenu par tant d'insensés, qui consiste à ne pas faire le premier pas : passons là-dessus si nous voulons arriver à la béatitude; conformons-nous à cette loi si nous voulons être dignes de pitié. Pourquoi n'allez-vous pas au-devant de votre ennemi ? — Parce qu'il n'attend que cela, me direz-vous. — Raison de plus pour vous hâter et ne pas vous laisser ravir la couronne. — Non, me direz-vous encore; car c'est là où il voulait en venir. — Quelle déplorable folie ! — Ainsi donc, parce que tel était son but, parce qu'il me fournissait l'occasion d'acquérir une récompense, je refuse de saisir cette occasion. — Tel est au fond votre langage. Mais, s'il vient à vous le premier, vous n'avez aucun mérite en répondant à ses avances; si c'est vous au contraire qui le prévenez, son arrogance vous devient une source de mérite, et le mal d'autrui vous procure le plus grand bien. Étrange déraison, encore une fois. Quand nous pourrions avec une parole faire un gain si précieux, nous abandonnons ce gain et nous restons coupables des mêmes travers que nous blâmons chez les autres.
Car enfin, si vous blâmez votre ennemi par la raison qu'il attend que vous fassiez la première démarche, pourquoi faire vous-même ce qui vous paraît si mauvais ? Pourquoi, ce que vous jugez un mal, l'imitez-vous comme si c'était un bien ? Vous le voyez donc, rien n'est plus insensé que l'homme vivant dans le vice. Fuyons cette habitude aussi ridicule que dépravée, je vous en conjure. De là l'extinction de mille amitiés et l'explosion de tant d'inimitiés. Ayons à cœur de prévenir les autres. Il nous est fait un devoir de nous laisser souffleter, de marcher à la suite d'un ennemi, de lui abandonner notre vêtement; sommes-nous dès lors excusables d'élever de pareilles contentions à propos d'un mot à dire ? — Nous sommes méprisés et conspués, m'objectera-t-on, du moment où nous faisons cette concession. — Et, pour éviter les mépris d'un homme, vous consentez à l'offense de Dieu; vous méprisez vous même le Seigneur, parce que l'un de ceux qui doivent le servir avec vous est dans un accès de démence ! Si vous n'avez pas le droit de mépriser un de vos égaux, encore moins l'avez-vous de mépriser un Dieu qui vous a comblé de tant de bienfaits, qui vous a même donné l'existence.

Ne perdez pas de vue qu'en vous prodiguant ses dédains, l'homme agrandit votre récompense; car c'est pour Dieu que vous les supportez, c'est parce que vous obéissez à ses préceptes. De quels honneurs n'est-on pas digne alors, de quels diadèmes ? Oh ! puissé-je être accablé d'injures et de mépris à cause de Dieu, plutôt que d'être honoré par tous les rois de la terre ! Rien, absolument rien n'égale une pareille gloire. C'est la seule que nous devons ambitionner, comme le Seigneur nous l'ordonne. Tenons pour néant toutes les distinctions humaines, et que la vraie philosophie, ne nous abandonnant jamais, dirige le cours de notre vie entière. Dès ici-bas nous aurons l'avant-goût des récompenses célestes, nous serons comme des anges conversant avec les hommes, comme des esprits immatériels qui voyagent sur la terre, nous resterons à l'abri de toute perturbation, étant exempts de toute cupidité, et de plus nous obtiendrons les biens ineffables. 

Puissions-nous tous les avoir en partage, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, adoration, en même temps qu'au Père, qui ne connaît pas de principe et a l’Esprit, source de tout bien et de toute sainteté, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.