Saint Jean Chrysostome

Homélie 17 sur saint Matthieu

Vous avez ouï qu'il a été dit aux anciens: Vous ne commettrez pas l'adultère; et moi je vous dis que quiconque aura jeté sur une femme un regard de concupiscence, a déjà commis l'adultère dans son cœur.

1.  Après avoir expliqué le premier commandement et l'avoir conduit jusqu'à la philosophie la plus sublime, le Sauveur poursuit et passe au second, toujours fidèle à sa marche, respectant toujours la loi. Mais ce commandement n'est pas le second, me direz-vous, il est le troisième; car le premier n'est pas : « Vous ne commettrez pas de meurtre; » c'est celui-ci: « Le Seigneur votre Dieu est le seul Seigneur. » Deut., VI, 4. Nous avons donc à rechercher pour quel motif il n'a pas commencé par ce commandement. Ce motif, quel est-il ? C'est que, s'il eût commencé par ce précepte, il aurait dû l'agrandir et se mettre lui-même en cause. Or, le moment n'était pas venu pour lui de toucher à cet enseignement sur son propre compte. Sa doctrine n'avait encore pour objet que la morale; c'est par là d'abord, en même temps que par ses miracles, qu'il voulait persuader à ses auditeurs qu'il était le Fils de Dieu. Supposez qu'avant toute autre instruction, avant d’avoir rien accompli, il eut parlé de la sorte : vous avez ouï qu'il a été dit aux anciens: « Je suis le Seigneur votre Dieu, et il n'en est pas d'autre que moi » et moi je vous ordonne de m'adorer comme vous l'adorez lui-même; tous l'auraient accusé de démence. S'ils l'appelaient possédé du démon quand il avait accompli déjà tant de prodiges et déroulé de si magnifiques enseignements, sans qu'il eût encore abordé clairement un tel sujet, que n'auraient-ils pas dit, que n'auraient-ils pas pensé dans le cas où cette parole fût d'abord sortie de sa bouche ? En réservant cet enseignement pour un temps plus opportun, il disposait les âmes à l'accepter avec foi. Il passe donc là-dessus pour l'heure; et plus tard, quand il aura préparé les voies par des miracles éclatants et par une admirable doctrine, il formulera cette dernière vérité. Il la révèle même insensiblement et par degrés dans ces miracles et cette doctrine. Établir ou réformer de pareilles lois avec plein pouvoir, pour quiconque sait réfléchir et comprendre, c'est un trait dans lequel brille par anticipation cette vérité. Ils étaient frappés d'étonnement, dit l’Évangile, de ce qu'il enseignait d'une tout autre façon que leurs scribes.

Il commence donc par les passions les plus générales, la colère et la concupiscence; ce sont bien celles, en effet, qui nous tyrannisent le plus et nous sont les plus naturelles. Il les réprime avec toute l'autorité d'un législateur, il les soumet à l'ordre avec une admirable précision, il ne se contente pas de dire que l'adultère sera châtié; mais il renouvelle ici ce qu'il avait déjà décrété touchant l'homicide, en déclarant qu'un regard impudique serait encore puni; et de la sorte il nous apprend ce qu'il ajoute aux lois écrites. C'est pour cela qu'il dit : « Celui qui regarde une femme d'un œil de concupiscence a déjà commis l'adultère dans son cœur; » celui qui se plaît à considérer des formes séduisantes, qui s'en va cherchant à voir de beaux visages, qui ne craint pas d'en repaître ses yeux et son cœur. Ce n'est pas le corps seulement, c'est encore et surtout l'âme que le Christ est venu délivrer des actions mauvaises; avant tout il purifie le cœur, puisque c'est dans le cœur que nous recevons la grâce de l'Esprit. Et comment est-il possible, me demanderez-vous, que nous soyons délivrés de la concupiscence ? Si nous le voulons, il est parfaitement possible de la mortifier et de la comprimer. Le Sauveur ne se contente pas de retrancher la concupiscence dans les actes; il la poursuit jusque dans les regards. Rien de plus sage; car cet empressement à contempler les formes extérieures de la beauté est ce qui contribue le plus à nourrir le feu de la passion, ce qui subjugue l'âme; c'est ainsi qu'on est promptement conduit aux actes criminels. Aussi le Christ ne dit pas précisément : celui qui convoite; mais bien: « Celui qui regarde pour convoiter. » En parlant de la colère, il pose une distinction, il ne condamne que la colère qui n'a ni mesure ni raison. Ici, rien de pareil; il retranche la concupiscence du premier coup et d'une manière absolue. Remarquons toutefois que ces deux choses, la colère et la concupiscence, sont naturelles à l'homme et peuvent servir au bien: la première, pour châtier les méchants et corriger les dissolus ; la seconde, pour faire accepter à l'homme les charges de la famille, et pourvoir par ce moyen à la propagation de l'espèce.

2. Pourquoi donc ne distingue-t-il pas dans le dernier cas ? — Il distingue, il fait même une distinction bien tranchée, si vous y faites attention. En effet, il ne dit pas simplement : celui qui éprouve la concupiscence. Tout homme, alors même qu'il a fixé son séjour sur les montagnes, peut l’éprouver. Il dit : «  Celui qui regarde une femme d'un œil de concupiscence», qui de lui-même excite la passion, qui lâche cette bête féroce sans aucune nécessité, dans une âme jusque-là paisible; car ce n'est plus ici le fait de la nature, c'est le résultat de l'incurie.

Comment un regard de concupiscence nuit à l’âme

Cette imprudence était déjà condamnée par l'ancienne loi, qui s'exprime ainsi : « N'examinez pas une beauté qui vous est étrangère.» Eccli., IX, 8. Et, de peur que quelqu'un ne dise : je puis l'examiner, moi, sans m'y laisser prendre, — il défend même le regard, pour que cette téméraire confiance ne vous entraîne pas au péché. — Mais, si je regarde, si la concupiscence même se réveille en moi, qu’importe, pourvu que je ne fasse rien de mal ? — Cela n'empêche pas que vous ne soyez rangé parmi les adultères. Le législateur a prononcé, votre curiosité ne doit pas aller plus loin. Vous aurez peut-être regardé une, deux ou trois fois, en conservant l'empire sur vous-même; si vous contractez l'habitude de pareils regards, vous allumerez la fournaise, et vous y tomberez inévitablement; car vous n'êtes pas en dehors de la nature humaine. Quand nous voyons un enfant jouer avec un glaive, il a beau ne s'être pas encore blessé, nous le corrigeons cependant et nous l'empêchons d'y porter de nouveau la main : c'est ainsi que Dieu n'attend pas l'action pour défendre le regard impudique, et par là même il la prévient. La flamme une fois excitée, l'esprit se nourrit souvent d'images honteuses, en l'absence même de l'objet qui l'a frappé, souvent aussi de telles images conduisent à l'action. Voilà pourquoi le Christ, voulant en retrancher la cause, la poursuit jusque dans la pensée.

Que pourront dire alors ceux qui gardent des vierges chez eux ? D'après cette loi ils sont coupables d'impuretés sans nombre, restant en permanence exposés à des regards impurs. Nous comprenons maintenant pourquoi le bienheureux Job avait fait un pacte avec ses yeux dès l'origine, en s'interdisant à lui-même tout regard de ce genre. Le combat devient plus rude après qu'on s'est délecté par la vue, il en coûte bien davantage de s'abstenir du mal; le plaisir qu'on a goûté par les yeux est loin d'égaler le dommage que cause l'accroissement de la passion : nous avons rendu notre ennemi plus fort, ouvert un plus large accès au diable; de telle sorte que nous ne pouvons plus le repousser quand nous l'avons introduit au cœur de la place, quand nous l'avons laissé s'établir dans notre cœur. C'est pour cela qu'il nous est dit : ne commettez pas l'adultère par les yeux, et vous ne le commettrez pas par la pensée. Il est une autre manière de regarder, la manière dont regardent les personnes chastes. Aussi n'est-ce pas simplement le regard qui nous est défendu, c'est le regard animé par la concupiscence. S'il en était autrement, le Seigneur aurait défendu de regarder une femme sans rien ajouter ; mais non, il défend de la regarder d'un œil de concupiscence, de chercher un plaisir dans cette vue. Dieu ne vous a pas donné les yeux pour que vous les fassiez servir à la fornication, mais plutôt pour qu'en contemplant les créatures vous admiriez le Créateur. De même donc qu'on peut mal user de la colère, on peut aussi mal user de la vue, et c'est quand la passion s'y mêle. Si vous avez tant de goût pour un tel plaisir, ne voyez que votre femme, aimez-la toujours, aucune loi ne vous l'interdit. En portant les yeux sur la beauté d'une autre, vous outragez votre femme légitime par un semblable détournement; vous faites insulte à celle-là même que vous regardez, vous portez atteinte à son honneur. Vous la touchez des yeux, si vous ne la touchez pas de la main ; et c'est pour cette raison que vous êtes tenu pour adultère. Aussi le supplice qui vous attend n'est pas le seul, vous en subirez un autre bien grave : tout votre intérieur sera dans le trouble et le désordre, la tempête est déchainée, c'est une source intarissable de souffrances, et l'homme qui s'est jeté dans cette voie n'est pas de meilleure condition que les prisonniers chargés de fers. Celle qui a lancé le trait vous échappe le plus souvent; mais la blessure reste. Disons mieux, le trait ne vient pas d'elle, c'est vous-même qui vous êtes blessé mortellement par un regard impudique. J’entends par là mettre la femme vertueuse a l’abri de toute accusation. Quand à celle qui se pare de manière à captiver tous les regards, n’aurait-elle blessé personne, elle subira le dernier châtiment. Elle avait préparé son poison, elle était prête à distiller le venin, bien qu'elle n'ait pas tendu la coupe. Je me trompe cependant, elle l'a tendue; seulement personne ne s'est trouvé là pour la boire.

Eh quoi, la parole du Christ ne s'adressait-elle pas également aux femmes ? Il établit partout des lois communes aux deux sexes, bien qu'il semble ne parler qu'aux hommes; par la tête la leçon embrasse tout le corps: c'est un être moral qu'il a sous les yeux, il ne le scinde pas dans les lois qu'il lui donne.

3. Voulez-vous entendre des reproches qui s'adressent spécialement aux femmes, écoutez Isaïe se déchaînant avec raison contre leurs travers, tournant en dérision leurs parures, leur pose et leur démarche, leurs robes traînantes et leurs pas cadencés, les molles attitudes de leur tête. Ecoutez encore le bienheureux Paul leur imposant les lois les plus détaillées et leur faisant les représentations les plus sévères sur leurs vêtements et leurs bijoux, sur les artifices de leurs cheveux, sur toutes les recherches du luxe et de la mollesse. Le Christ donne le même enseignement dans la suite du texte, sous une forme énigmatique; car, lorsqu'il dit : arrachez, coupez ce qui vous scandalise, il laisse éclater le courroux que les femmes ont provoqué.

Voilà le sens de cette parole : « Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous. » C'est pour que vous ne puissiez pas dire : que me veut-on ? elle est ma parente, son concours est nécessaire au bien, — qu'il formule ainsi ce précepte. Loin de nous la pensée de le prendre à la lettre ; nulle part le Sauveur n'a dit que la chair fût l'auteur du mal, partout il en accuse la volonté perverse. En réalité ce n'est pas votre œil qui voit, c'est votre âme ou votre intelligence. Il arrive souvent que, notre esprit étant ailleurs, notre œil ne voit pas les personnes présentes; ce n'est donc pas à l'œil seul qu'il faut attribuer l'acte de la vision. Du reste, s'il parlait véritablement des membres, il ne parlerait pas d'un œil, ni de l'œil droit précisément, il parlerait de l'un comme de l'autre ; apparemment, quand on est scandalisé par l'œil droit, on l'est aussi par l'œil gauche. Pourquoi donc l'œil droit et la main droite ? C'est pour vous bien montrer qu'il s'agit, non de ces membres, mais des personnes qui nous sont étroitement unies. Si vous aimez une personne, nous dit-il, au point d'y tenir comme à votre œil droit; si vous la regardez comme ne vous étant pas moins utile que votre main, nuit-elle à votre l’âme, retranchez-la.

Pesez la force de cette parole; il ne dit pas : éloignez-vous. Il marque une séparation beaucoup plus profonde : « Arrachez, dit-il, et jetez loin de vous. » Puis, tempérant la sévérité de cet ordre, il indique le bien qui doit en résulter, par le fait même du mal; et cela, en développant la même métaphore : « Car il vous est avantageux, poursuit-il, qu'un de vos membres périsse, afin que votre corps tout entier ne soit pas précipité dans la géhenne. » Comme ce membre ne se conserve pas lui-même et vous perdrait avec lui, serait-ce aimer la nature humaine de les perdre tous deux, quand il est possible d'en conserver un en les séparant ? Pourquoi Paul désirait-il être frappé d'anathème ? Ce n'est pas certes pour ne rien gagner, c'est pour procurer le salut des autres. Ici se trouverait la perte des deux; c'est pour cela que le Christ ne se borne pas à dire : « Arrachez; » et qu'il ajoute : « Jetez loin de vous » de manière à ne jamais reprendre ce membre s'il ne change pas. En agissant de la sorte vous le mettez à l'abri d'un plus grand mal, et vous échappez vous-même à votre perte. Pour vous faire encore mieux saisir l'utilité de cette loi, prenons un exemple, si vous le voulez, dans le corps humain. Supposez que vous êtes dans l'alternative d'être jeté dans une fosse et d'y périr, ou de vous laisser arracher un œil pour sauver le reste du corps; est-ce que vous ne préféreriez pas cette dernière souffrance ? Personne qui put balancer ; car ce ne serait pas là témoigner de l'aversion pour son œil, mais faire preuve d'un véritable amour pour son corps. Faites l'application de ce raisonnement soit aux hommes, soit aux femmes. Si celui qui vous nuit en vous aimant est dans un état incurable, vous vous sauvez en le retranchant, et vous le mettez lui-même à l'abri d'une plus grave condamnation, puisqu'il n'ajoutera pas ainsi la responsabilité de votre perte à celle de ses autres péchés.

Quelle douceur et quelle sage prévoyance dans cette loi ! On l'accuse d’être trop rigoureuse ; mais quelle bonté pour l'homme ne respire-t-elle pas ? Qu'ils méditent ces choses ceux qui courent aux théâtres et commettent chaque jour de nouveaux adultères. S'il nous est ordonné de retrancher les membres mêmes de notre famille à cause du mal qu'ils nous font, quelle sera l'excuse de ceux qui vont se lier dans ces réunions quotidiennes à des êtres inconnus pour eux, et se créer là mille occasions de ruine ? Le Christ ne se borne pas à nous interdire tout regard impur; après nous en avoir montré les funestes conséquences, il va plus loin dans sa loi, il nous prescrit de retrancher, de couper sans pitié, de jeter loin de nous le membre nuisible; et Celui qui nous impose cette loi est le même qui nous recommande sans cesse la charité; de telle sorte que des deux côtés il fait briller sa providence et le soin qu'il a de procurer notre bien. « Il a été dit : quiconque renverra sa femme lui donnera l'acte de répudiation. Et moi je vous dis : quiconque renverra sa femme, excepté dans le cas de fornication, lui fait commettre l'adultère; et celui qui prend la femme renvoyée commet l'adultère. » Deut., XXIV, 1.

4.  Il ne passe pas à d'autres questions sans avoir parfaitement éclairci celle-là. Voilà donc qu'i nous présente un autre genre d'adultère. Quel est-il ? Il existait une loi dans les anciens temps qui permettait de renvoyer sa femme pour un motif quelconque d'aversion, et qui ne défendait pas d'en épouser une autre. Mais la loi ne l'autorisait pas sans condition, il fallait auparavant donner l'acte de répudiation à la femme, pour qu'elle ne pût pas rentrer dans le domicile conjugal : là se trouvait encore une trace du mariage. Sans cette précaution, en effet, s'il avait été permis à l'homme de répudier sa femme et d'en épouser une autre, avec le droit de revenir plus tard à la première, il en fût résulté la plus grande confusion, il y eût eu comme un échange perpétuel, et l'adultère eût alors existé d'une manière évidente. Aussi n'était-ce pas un léger adoucissement que cet acte de répudiation. Cette loi avait de plus pour but de prévenir une iniquité beaucoup plus grande encore. S'il eut été prescrit à l'homme de garder la femme détestée, le meurtre serait résulté de cette prescription; car tel était le caractère des Juifs. Ceux qui n'épargnaient pas leurs propres enfants, qui tuaient les prophètes, qui versaient le sang comme l'eau, n'auraient certes pas épargné leurs femmes. Dieu permettait donc un moindre mal pour en empêcher un plus grand. La valeur secondaire de cette loi nous est attestée par le Christ lui-même, quand il dit: « Moïse a écrit ces choses en raison de la dureté de votre cœur. »Matth., XIX, 8, pour vous éviter le meurtre en vous permettant l'expulsion. Pour lui, quand il retranchait toute colère et condamnait le mouvement intérieur en même temps que l'action extérieure, il a pu modifier ainsi la loi. C'est pour cela qu'il rappelle sans cesse les termes de la première, voulant bien établir qu'il est en parfait accord et non en opposition avec ce texte; qu'il développe la loi, loin de la renverser, qu'il la perfectionne, au lieu de la détruire.

Remarquez maintenant qu'il s'adresse toujours à l'homme: « Celui qui renvoie sa femme lui fait commettre l'adultère ; et celui qui prend la femme renvoyée commet l'adultère.» Celui-là, quand bien même il n'en prendrait pas une autre encourt la responsabilité du crime, tombe réellement sous cette accusation; et celui-ci commet le crime même en prenant la femme d'un autre. Et ne m'objectez pas qu'il l’a rejetée; elle demeure sa femme tout comme auparavant. De peur toutefois qu'en reportant tout sur l'homme il n'inspirât de l'arrogance à la femme, il défend de la recevoir après, car: « Celui qui prend la femme renvoyée commet l'adultère. » Il oblige ainsi cette femme à vivre dans la continence, en lui refusant la possibilité d'être épousée par un autre homme, et de devenir par là une cause d'inimitié. Dès qu'elle sait qu'il faut de toute nécessité, ou qu'elle garde le mari qui lui est initialement échu, ou qu'elle soit sans asile une fois qu'il l'aura renvoyée, elle est dans la rigoureuse obligation d’être bonne et douce envers son mari. Si la loi n'en dit rien, ne vous en étonnez pas; c'est par égard pour la faiblesse de la femme. Le Seigneur la corrige et la prémunit par les menaces mêmes qu'il adresse aux hommes. Tel un père dont le fils mène une conduite désordonnée, va droit à ceux qui l'ont poussé dans cette voie funeste, et leur interdit d'avoir désormais aucun rapport avec son enfant. Si cette loi vous paraît encore onéreuse, rappelez-vous ce que le Christ disait plus haut, repassez les béatitudes; et vous verrez que l'accomplissement en est possible, facile même. En effet, l'homme doux, pacifique, pauvre en esprit, miséricordieux, comment répudierait-il sa femme ? Celui qui réconcilie les étrangers pourrait-il avoir des querelles domestiques?

Le Seigneur n'a pas ce seul moyen pour alléger la loi, il l’allège encore d'une autre manière: c'est en laissant subsister une cause de rupture, le cas de fornication; et c'est toujours par respect pour la dignité du mariage. S'il n'eût pas été permis de renvoyer la femme coupable qui méconnait l'unité du lien conjugal, l'adultère revenait par un autre côté. Voyez quel accord avec ce qui précède : celui qui ne jette pas un regard de concupiscence sur la femme d'autrui ne tombera pas dans le crime; s'il ne tombe pas dans le crime, il ne donnera pas au mari l'occasion de répudier sa femme. Voilà comment le divin législateur inspire une crainte salutaire et resserre les liens qu'il a formés, en faisant peser sur la tête de l'homme un grand danger, s'il renvoie sa femme en lui laissant la responsabilité du mal qu'elle pourra faire. Lors donc que vous entendez : arrachez votre œil, ne pensez pas que cela soit dit aussi de la femme, puisque un seul cas est déterminé, mais un seul, dans lequel la séparation soit permise. « Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : vous ne vous parjurerez pas, vous acquitterez vos serments envers le Seigneur. Et moi je vous dis : Ne jurez en aucune façon. » Pourquoi n'en vient-il pas immédiatement au vol et passe-t-il sans transition au faux témoignage ? Parce que celui qui vole ne s'abstient pas du jurement; tandis que celui qui ne prononce ni jurement ni mensonge ne vole pas. En détruisant l’un de ces péchés, il détruit l'autre ; le mensonge provient ordinairement du vol. Que signifie cette parole : « Acquittez vos serments envers le Seigneur ? » Cela veut dire : Ne jurez que pour la vérité. « Et moi je vous dis : ne jurez en aucune façon. »

5. Après ces préceptes, établis pour les détourner de  plus en plus de jurer par le nom de Dieu, il ajoute : « Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds; ni par Jérusalem, parce que c'est la cité du grand Roi. » Il emploie là des expressions tirées des prophètes, montrant encore une fois qu'il n'est pas en opposition avec l'antiquité; les jurements dont il parle étaient fort en usage dans sa nation, ce qu'on voit clairement à la fin du même évangile. Remarquez ici de quelle manière il rehausse les éléments. Ce n'est pas à cause de leur nature, mais bien à cause des rapports qu'ils ont avec Dieu, rapports exprimés comme il nous était possible de les comprendre. L'idolâtrie exerçait alors un tel empire sur les esprits, qu'il donne cette raison du respect qu'on doit aux créatures, éloignant ainsi la pensée qu'elles doivent être honorées pour elles-mêmes. Le voilà donc qui fait tout remonter à la gloire de Dieu; car il ne fait pas valoir la grandeur et la beauté du ciel ni l'admirable utilité de la terre; il nous dit que l'un est le trône de Dieu et l'autre son escabeau, se servant ainsi de tout pour ramener les âmes au Seigneur. « Ni par votre tête, parce que vous ne pouvez rendre un seul de vos cheveux blanc ou noir. » Ce n'est donc pas précisément par un sentiment d'admiration pour l'homme qu'il défend de jurer par sa tête ; l'homme pouvait aussi devenir un objet d'idolâtrie. Non, il fait intervenir la gloire de Dieu, il vous rappelle que vous ne dépendez pas de vous-même, et qu'il ne vous appartient pas dès lors de jurer par votre tête. S'il n'est personne qui cède son enfant, moins encore Dieu vous cédera-t-il son œuvre. Votre tête même ne vous appartient pas, elle est la possession d'un autre; vous êtes si loin d'en être le maître que vous ne pouvez pas lui faire subir le plus léger changement. Il vous refuse la possibilité, non seulement de faire croître un cheveu, mais encore d'en modifier la couleur.

Que ferai-je, me demanderez-vous, si quelqu'un exige un serment et m'en impose la nécessité ? — Il faut que cette nécessité le cède à la crainte de Dieu. Si vous mettiez en avant de tels préceptes, vous n'observeriez pas un seul commandement. Vous diriez aussi touchant votre femme : mais quoi, elle se plaît dans les querelles et les dépenses; — de votre œil droit : et si je dois encore brûler après que je l'aurai arraché ? — du regard impur : puis-je donc ne pas voir ? — de la colère à l'égard du prochain : que faire, si je suis d'un caractère impétueux, si je n'ai pas la force de retenir ma langue ? — Ainsi, vous foulerez aux pieds tous les préceptes donnés plus haut. Vous n'oseriez pas opposer de pareilles raisons aux lois humaines, ni vous retrancher derrière ces prétendues impossibilités. Non; bon gré malgré, vous les acceptez telles qu'elles sont écrites. Du reste, vous n'aurez jamais à subir ni nécessité, ni contrainte. Celui qui prête une oreille attentive aux béatitudes énoncées, et qui conforme sa conduite à la volonté du Christ, ne sera jamais violenté par personne, il excitera plutôt le respect et l'admiration de tous. « Que votre discours soit : oui, le oui; ou bien : non, non; ce que vous direz de plus, provient du mal. » Qu'est-ce donc qui s ajouterait à ce oui ou à ce non ? Ce n'est pas le parjure, c'est le serment. Personne n'ignore que le parjure provient du mal; que c'est un contraire et non une superfétation: la superfétation consiste à dire plus qu'il ne faut, à surcharger sa parole, et tel est le serment. Que signifie là provenir du mal ? et, si le serment provient du mal, pourquoi la loi l'ordonnait-elle ? Vous pourriez faire la même question au sujet de la femme : pourquoi ce qui jadis était permis est-il maintenant un adultère ? — Que répondrons-nous à cette difficulté ?

L’ancienne loi, nourrice désormais inutile

L'ancienne loi portait ces dispositions à cause de la faiblesse de ceux qui devaient l’observer. Il était absolument indigne de Dieu d'être honoré par la fumée des victimes, comme il est indigne d'un philosophe de balbutier. La répudiation est un adultère, le serment est un mal aujourd'hui que nous sommes appelés à de plus hautes vertus. Si c'eût été là dès le principe une chose inspirée par le diable, il n'en serait pas résulté tant de bien; c'est parce que de telles lois ont précédé que les hommes ont accepté les nouvelles. Ne recherchez donc pas quelle était la vertu des premières, quand elles sont désormais abrogées. Le temps les voulait telles; je vous dirai même qu'elles ont encore leur utilité. Leur vertu se manifeste, en effet, par la violence même des accusations dont elles sont l'objet; leur plus bel éloge, c'est d'être ainsi blâmées. Supposez qu'elles ne nous eussent pas rendus aptes à recevoir des institutions plus élevées, elles ne nous paraitraient pas si blâmables. Quand la mamelle a pleinement rempli son office, quand l'enfant a pu s'asseoir à une table supérieure, on la juge désormais inutile; les parents eux-mêmes qui la regardaient d'abord si nécessaire à l'enfant, l'en détournent ensuite en le faisant rougir de la demander; et, si les paroles ne suffisent pas, le sein maternel est enduit de substances amères, afin que cette leçon en acte réprime un désir que l'autre n'avait pas étouffé.

6. En faisant dériver du mal les choses qu'il condamne, le Christ n'entend donc pas dire que le diable soit l'auteur de l'ancienne loi; il veut seulement faire un effort pour arracher ses auditeurs à leur bassesse antérieure. C'est aux disciples d'ailleurs qu'il tient ce langage; à l'égard des Juifs insensibles et grossiers, obstinément attachés aux mêmes usages, il emploie, comme une substance amère, pour les détourner de leur genre de vie, la crainte de la captivité.

Comme cela même ne pouvait les retenir, comme ils y revenaient sans cesse, tels que des enfants reviennent à la mamelle, il leur cache leur patrie, mais en la renversant, en permettant que la plupart d'entre eux soient emmenés dans des régions lointaines. C'est ainsi qu'on sépare les petits veaux de leurs mères et qu'on les tient renfermés pendant un certain temps, pour leur faire perdre l'habitude du lait. Si l'ancienne loi fût venue du diable, elle n'aurait certes pas éloigné les hommes de l'idolâtrie; c'est tout le contraire qu'elle aurait fait, puisque le diable ne peut que désirer le triomphe des idoles. Or nous voyons quelle a été la lutte de l’ancienne loi contre l’idolâtrie. Si même elle tolérait le serment, c'était pour empêcher les Juifs de jurer par les idoles. «Jurez par le vrai Dieu, leur est-il dit. » Jerem., IV, 2. La loi n'a donc pas rendu de légers services, elle en a rendu de très grands. Conduire les hommes à une nourriture substantielle, ce devait être l'œuvre du Sauveur. — Mais quoi, le jurement ne provient-il donc pas du mal ? — Il en provient assurément, aujourd'hui sans doute, quand nous avons reçu de si sublimes leçons, mais non dans ces anciens temps. — Et comment la même chose peut-elle devenir, m'objecterez-vous encore, tantôt un bien, tantôt un mal ? — Et moi je dis comment une chose ne serait-elle pas aujourd'hui bonne et demain mauvaise, quand tout proclame qu'il en est ainsi, dans les œuvres de l'art comme dans celles de la nature, partout en un mot ?

Voyez-en la preuve d'abord dans l'homme : la gestation est un bien pour lui dans les premiers mois de son existence ; elle lui deviendrait funeste en se prolongeant : vivre de la nourriture d'un autre est alors un bien; ce serait repoussant ensuite; vivre du lait maternel, sucer la mamelle, rien de plus salutaire au commencement; ce serait plus tard une cause d'affaiblissement et de mort. Voyez-vous comme les mêmes choses changent avec le temps, et de bonnes deviennent mauvaises ? La robe de l'enfant est très-belle à cet âge; elle serait pour l'homme un vêtement honteux. Voulez-vous que je vous montre cette vérité en sens inverse ? Ce qui convient à l'homme ne convient nullement à l'enfant : donnez à l'enfant les vêtements de l'homme, quelle risée, quelle difficulté pour marcher, quels efforts inutiles ? Imposez encore à l'enfant le soin des affaires publiques, du négoce, de la culture des champs, combien ne sera-ce pas encore ridicule ? Mais pourquoi m'y arrêter ? Le meurtre lui-même, où tout le monde reconnaît une invention du diable, s'il a lieu dans certaines conditions, rendra Phinées digne du sacerdoce. Or, que le meurtre soit réellement l'œuvre de l'esprit pervers, écoutez le Christ nous le dire lui-même : « Vous voulez accomplir les œuvres de votre père; il était homicide dès le commencement. » Joan., VIII, 41-14. Phinées aussi fut homicide; « et cela fut imputé à justice, » est-il écrit. Psalm. CV, 31. Abraham ne commettait pas un meurtre ordinaire, il était le meurtrier de son propre fils; et c'est ainsi qu'il plut davantage à Dieu. Pierre donna deux fois la mort; et ce fut là une œuvre de l'ordre spirituel. N'examinons pas les choses d'une manière absolue, tenons compte du temps, de la cause, de l'intention, des personnes, de tout ce qui concourt à les caractériser; la vérité nous reste autrement inaccessible.

Voulons-nous arriver au royaume qui nous est promis, tâchons d'aller au delà des anciens préceptes; il n'est pas d'autre moyen de conquérir les biens célestes. Nous demeurerons en dehors du seuil, si nous atteignons seulement la mesure des anciens «Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Matth., V, 20. Et cependant, après de telles menaces, il en est qui non seulement n'atteignent pas a cette mesure, mais qui restent bien au-dessous : loin d'éviter les jurements, ils tombent dans le parjure; loin de s'interdire le regard impur, ils commettent des actions abominables; ils transgressent audacieusement toutes les lois, ne connaissant pas de barrière, jusqu'au jour où leurs méfaits seront punis du dernier supplice, inévitable résultat où vont aboutir ceux qui terminent leur vie dans l'iniquité. En effet, on ne peut qu'en désespérer, ils ne peuvent rien attendre que les châtiments éternels. Tant qu'on est encore sur la terre, on peut aisément lutter, vaincre, remporter la couronne.

7. Ne vous laissez donc pas aller à l'abattement, ô homme, ne perdez pas cette noble ardeur. Ce qui vous est ordonné n'est pas si pénible. Quelle peine y a-t-il, je vous le demande, à fuir les jurements ? Avez-vous quelque dépense à faire, des sueurs à répandre, des chagrins à subir ? Il suffit de le vouloir, il n'en faut pas davantage. M'objecterez-vous l'habitude ? mais c'est là précisément ce qui vous rendra l'amendement plus aisé. Contractez une autre habitude, et tout est gagné. Souvenez-vous de ces Grecs devenus si célèbres qui corrigèrent à force de travail le bégaiement dont ils étaient affectés. D'autres qui remuaient incessamment les épaules ont eu recours à la pointe d'un glaive pour arrêter ce mouvement désordonné, et ils y sont parvenus. Comme vous n'obéissez pas à la parole des Écritures, j'en suis réduit à vous présenter l'exemple des étrangers. C'est ce que Dieu faisait lui-même à l'égard des Juifs, quand il leur tenait ce langage: « Allez dans les îles de Cétim, envoyez à Cédar, et voyez si les nations ont changé leurs dieux, des dieux cependant qui n'en sont pas. » Jerem., II, 10-11. Souvent même il les envoie aux êtres privés de raison ; ainsi quand il dit: « Va vers la fourmi, paresseux, et tâche de marcher dans ses voies; va vers l'abeille. » Prov., VI, 6. C'est ainsi que je vous dis maintenant : considérez les philosophes de la Grèce, et vous saurez alors de quels supplices sont dignes ceux qui transgressent les lois de Dieu ; car pour une misérable gloire humaine ils ont supporté mille travaux, et vous refusez d'imiter ce zèle quand il s'agit des biens du ciel.

Si vous me dites après cela que l’habitude peut surprendre les hommes même les plus vigilants, j'en conviens sans peine; j'ajoute seulement que, s'il vous est facile de vous laisser surprendre, il ne vous l'est pas moins de vous corriger. Entourez-vous de moniteurs dans votre maison, faites appel à votre serviteur, à votre femme, à votre ami, et stimulé, poursuivi par tout ce monde, vous renoncerez à l'habitude contractée. Persévérez pendant dix jours dans l'application de ce remède; il ne vous faudra pas un temps plus long, le succès ne sera pas douteux, la bonne habitude aura jeté de fortes racines. Quand vous aurez ainsi commencé, pécheriez-vous une ou deux fois encore, trois ou même vingt, ne perdez pas courage, relevez-vous, remettez-vous à l'œuvre, et vous remporterez un triomphe complet. Ce n'est pas un léger mal que le parjure. Si déjà le jurement provient d'une mauvaise source, quel châtiment le parjure ne mérite-t-il pas ? Ces choses, vous les entendez avec transport; mais ce qu'il me faut, ce n'est pas votre admiration, ni vos applaudissements, ni ce tumulte. Ce que je demande uniquement, c'est que vous mettiez en pratique ce que vous aurez écouté dans le silence du recueillement et de l'attention. Voilà mes applaudissements et mes éloges. Si, vous bornant à l'audition, vous ne faites pas ce que vous louez, votre responsabilité s'aggrave ainsi que votre supplice, et nous n'avons en partage, nous, que la honte et la dérision. Ceci n'est peut-être pas un théâtre, vous n'assistez pas à une représentation, pour qu'il vous suffise d'applaudir. C'est ici une école spirituelle. Aussi votre unique objet doit être de réaliser ce qui vous est dit, de prouver votre obéissance par vos actes. Alors j'aurai tout obtenu; pour le moment, je désespère. Je n'ai cessé de donner ces avertissements soit en particulier soit en public; et ne vois pas qu'on ait fait le moindre progrès, vous en êtes toujours aux premiers rudiments de la doctrine. Quoi de plus rebutant pour un instituteur ? Paul aussi supportait avec peine de voir ses auditeurs perdre un temps considérable dans les premières leçons. « Quand vous devriez être en état d'instruire les autres, leur dit-il, vous avez encore besoin qu'on vous instruise, qu'on vous rappelle les plus simples éléments de la parole de Dieu.» Hebr., V, 12.

Tel est, à notre tour, le sujet de nos gémissements et de nos larmes. Si vous ne changez pas de vie, je serai forcé de vous interdire l'entrée de ce temple saint, la participation aux divins mystères, de vous traiter comme les fornicateurs, les adultères et les meurtriers dénoncés. Mieux vaut offrir à Dieu les prières accoutumées, avec deux ou trois personnes gardant fidèlement sa loi, que réunir des prévaricateurs en grand nombre, qui ne savent guère que propager la corruption. Que le riche, que le puissant ne s'enfle pas, ne lève pas orgueilleusement la tête : tout cela n'est pour moi que mythe, ombre et rêve. Aucun de ceux qui sont aujourd'hui dans l'opulence ne viendra me défendre alors, quand je serai mis en accusation pour n'avoir pas soutenu comme je le devais les lois de Dieu. Voilà ce qui perdit Héli, ce vieillard admirable dont la vie s'était écoulée à l'abri de tout reproche; mais, parce qu'il était resté dans l'inaction tandis qu'on foulait aux pieds les lois divines, il fut enveloppé dans le châtiment et la perte de ses enfants. Or, s'il éprouve ce sort terrible à cause de sa faiblesse paternelle et sans égard pour cet empire que la nature exerçait sur son cœur, quelle sera notre excuse, à nous qui ne subissons pas ce joug, et qui cependant corrompons tout par nos lâches complaisances ? Je vous en conjure donc, ne nous perdez pas en vous perdant vous-mêmes; écoutez nos conseils, entourez-vous de surveillants et de moniteurs, pour vous affranchir de la funeste habitude du jurement; et, partant de là, vous irez sans effort à la pratique de toutes les autres vertus, à la conquête des biens célestes.

Puissions-nous tous les obtenir par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire et puissance, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.