Saint Jean Chrysostome

Homélie 16 sur saint Matthieu

Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes.

1. Qui donc l'en avait soupçonné ? qui l'en avait accusé, pour qu'il crût devoir répondre à cette objection ? Un tel soupçon ne pouvait certes pas trouver un fondement dans ses paroles; car, en leur recommandant la douceur, la modestie, la miséricorde, la pureté du cœur, un invincible amour pour la justice, il n'agissait nullement dans ce sens; c'était bien tout le contraire. Pourquoi dès lors parle-t-il ainsi ? Ce n'est pas sans intention et sans but, c'est parce qu'il allait donner des préceptes supérieurs à ceux de l'ancienne loi, en tenant ce langage: « Vous avez ouï qu'il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez pas: et moi je vous dis : Ne vous mettez pas en colère. » Matth., V, 21-22. Au moment de leur ouvrir une voie céleste et divine, il a recours à cette précaution, pour que la nouveauté de sa doctrine ne jetât pas la perturbation et le doute dans l'âme de ses auditeurs. Bien qu'ils n'accomplissent pas la loi, ils l'aimaient d'un amour sincère; ils avaient beau la violer chaque jour, ils voulaient du moins que la lettre en demeurât inaltérable et que rien n'y fût ajouté. Ils restaient mêmes attachés aux additions faites par leurs chefs, et qui la corrompaient cependant, au lieu de la perfectionner. Le respect pour les parents, par exemple avait singulièrement souffert de ces nouveaux préceptes, ainsi que beaucoup d'autres devoirs consacrés dans la législation primitive.

Ainsi donc, comme le Christ n'appartenait pas à la tribu sacerdotale, et comme les préceptes qu'il allait ajouter auraient pour conséquence, non d'amoindrir la vertu, mais d'en agrandir le domaine, il prévenait les difficultés qui pouvaient s'élever dans les esprits et les troubler, avant que ses admirables lois fussent écrites. Or, quelles étaient ces difficultés ? En écoutant sa doctrine, les Juifs pensaient qu'il se proposait d'abroger les vieilles prescriptions légales. Il dissipe donc cette erreur.

Et ce n'est pas ici seulement qu'il l'attaque, il y revient en d'autres circonstances. On l'accusait d'être l'ennemi de Dieu, sous prétexte qu'il n'observait pas le sabbat; pour les guérir d'un tel soupçon, il consent à présenter sa défense, mais une défense digne de lui, quand il parle de la sorte: « Mon Père fait son œuvre, et je la fais aussi. » Joan., V, 17. Il se défend encore, mais avec plus de condescendance, lorsqu'il cite l'exemple d'une brebis perdue le jour du sabbat, en leur montrant que la loi du repos est suspendue pour que la brebis soit retrouvée; il leur cite de plus la circoncision comme pouvant suspendre cette même loi. Il consent à leur adresser un langage aussi modeste, il y revient souvent, pour chasser de leur esprit la pensée qu'il était l'ennemi de Dieu. C'est pour cela que lui qui ressuscitait tant de morts avec une seule parole, faisait une prière en rappelant Lazare du tombeau. De peur cependant qu'il ne se montrât de la sorte inférieur à son Père, et pour aller au-devant de cet autre soupçon, il ajoutait : « J'ai dit cela à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que vous m'avez envoyé. » Joan., XI, 42. Il n'agit pas en tout comme de son autorité propre, voulant ainsi condescendre à leur faiblesse ; il n'agit pas non plus après avoir prié, de peur que dans la suite ce ne fût là le prétexte d'une funeste opinion, celle de son impuissance et de son infériorité : il agit tantôt d'une façon et tantôt d'une autre, pour répondre d'avance à ces tendances opposées. Il fait même briller en cela une prudence qui le manifeste; car il accomplit de grandes choses comme en ayant le pouvoir, et pour celles qui sont bien moindres il lève les yeux au ciel. En effet, lorsqu'il remet les péchés, dévoile les pensées secrètes, ouvre le paradis, chasse les démons, purifie les lépreux, met un frein à la mort, lui arrache ses victimes, il commande en souverain : est-il question d'une chose bien moins grande, de multiplier les pains, il fait une prière, il lève les yeux au ciel, nous montrant ainsi que rien dans ses actes n'accuse un défaut de pouvoir. Comment ? il était assez puissant pour les grandes choses, et pour les petites il aurait eu besoin de prier ? S'il agit de la sorte, nous l'avons dit, c'est pour réprimer l'impudence de ces hommes. Appliquez cette même observation aux paroles dans lesquelles il s'humilie. De telles paroles et de tels actes sont motivés par plusieurs raisons: il veut qu'on ne puisse pas le regarder comme un ennemi de Dieu, il se propose encore de les instruire et de les guérir, il leur enseigne ainsi l'humilité, il leur montre qu'il s'est revêtu d'une chair véritable ; de plus, les Juifs ne sont pas capables de tout apprendre à la fois; enfin, le divin Maître nous éloigne par là de toute pensée superbe. Laissant donc aux autres le soin de dire ce qu'il y a de grand, il ne parle souvent de lui-même que pour se rabaisser.

2. En s'adressant aux Juifs, il avait dit cette simple parole: « Avant qu'Abraham fût, je suis; » Joan., VIII, 58. Mais le disciple va plus loin et parle d'une manière plus explicite: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu. » Joan., I, 1. Qu’il ait en outre créé le ciel, la terre, la mer, toutes les choses invisibles aussi bien que les choses visibles, lui ne l'a pas formellement dit; tandis que le disciple, parlant avec une entière liberté et ne supprimant rien, l'affirme à plusieurs reprises : « Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait... Il était dans le monde, et c'est par lui que le monde à été créé. » Ibid., 3-10. Et ne soyez pas étonnés que les autres disent de lui des choses plus grandes qu'il n'en a dit lui-même; car ses œuvres parlaient souvent plus haut que ses paroles. Il a clairement montré par la manière dont il guérit l'aveugle qu'il a façonné le corps de l'homme; et puis, lorsqu'il rappelle cette formation, il ne dira pas :  c’est moi qui ai fait l’homme ; mais il dit : « Celui qui l’a fait les créa des deux sexes. » Matth. XIX 4; Genes. I 27. Qu’il soit le Créateur du monde et de tout ce que le monde renferme, il l’a certainement prouvé par la pêche miraculeuse, le changement de l'eau en vin, la multiplication des pains, le calme subit rendu à la mer, la lumière dont il rayonna lui-même sur le Thabor, et tant d'autres merveilles; mais il ne l'a jamais formellement dit. Ce sont ses disciples, Jean, Paul, Pierre, qui le proclament fréquemment. Si des hommes qui l'entendaient la nuit et le jour, qui le voyaient opérer ses miracles, auxquels il révélait à part ses mystères et avait donné de si grands pouvoirs, sans en excepter celui de ressusciter les morts; si ces hommes, dis-je, qu'il avait conduits à un tel degré de perfection qu'ils étaient prêts à tout quitter pour lui, ne furent pas cependant jugés capables, malgré cette instruction et cette vertu, de tout porter avant d'avoir reçu l'Esprit saint; comment le peuple juif, si dépourvu d'intelligence, tellement éloigné d'une semblable vertu, et qui du reste n'entendait ses paroles et ne voyait ses actes que de temps en temps et comme par hasard, ne l'aurait-il pas regardé comme l'ennemi du Dieu de tous les êtres, en supposant qu'il n'eût pas montré constamment une pareille modestie ?

Aussi, lorsqu'il touchait à la loi du sabbat, il n'avait pas encore introduit en son nom une loi de même nature; mais il s'était préparé des moyens multiples et divers de défense. Or, s’il use de telles précautions sur le point de rompre un seul précepte, pour ne pas trop ébranler ses auditeurs; à bien plus forte raison, quand il dut remplacer l'ancienne loi tout entière par une nouvelle loi, eut-il besoin de ménagements et d'attentions, pour éviter de tout bouleverser. C'est pour cela qu'il reste parfois un voile sur sa parole quand il est question de sa divinité. Ici donc, au moment de reculer les bornes de la loi, il prend les plus sages précautions. Il ne se contente pas d'affirmer une fois qu'il n'est pas venu la détruire, il renouvelle cette affirmation, et d'une manière plus forte et plus explicite. Après avoir dit: « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi. » il ajoute :« Je suis venu non la détruire, mais l'accomplir. » Or cette parole ne réprime pas seulement l'impudence des Juifs, elle confond encore les hérétiques, dont l'opinion est que l'ancienne loi avait le diable pour auteur. Car enfin, le Christ étant venu renverser la tyrannie du diable, comment se ferait-il qu'il n'eût pas détruit la loi, et que même il l'eût accomplie ? Il ne s'est pas contenté de dire, vous l'avez entendu : Je ne la détruis pas ; — ce qui certes aurait suffi; — mais il a dit : Je l'accomplis. Il se pose donc en défenseur de la loi, au lieu de s'en déclarer l’adversaire.

Comment le Christ accomplit la loi

Et de quelle manière, me demanderez-vous, a-t-il accompli, bien loin de les détruire, soit la loi, soit les prophètes ? Quant aux prophètes, d'abord, c'est en confirmant par ses œuvres tous les oracles qu'ils avaient prononcés. De là cette expression qui revient à chaque pas sous la plume de l’Évangéliste : « Afin que la parole du prophète fût accomplie; » ce que nous voyons après la naissance du Sauveur, puis quand les enfants eurent si merveilleusement publié sa gloire, puis encore lorsqu'il monta sur une ânesse, et dans plusieurs autres occasions : toutes choses qui n'auraient pas été réalisées sans son avènement. Pour la loi, ce n'est pas d'une seule manière, c'est de deux et même de trois manières qu'il l'accomplit. Premièrement, en n'omettant aucune des prescriptions légales ; écoutez en quels termes il déclare à Jean qu'il a observé toute la loi : « C'est ainsi qu'il convient que nous remplissions toute justice. » Matth., III, 15. Aux Juifs il disait : « Quel est celui d'entre vous qui m'accusera de péché? » Joan., VIII, 46. Aux disciples, enfin : « Le prince de ce monde est venu, et il n'a rien trouvé en moi. » Joan., XIV, 30. Le prophète avait déjà dit qu'il n'y aurait pas en lui de péché. Voilà donc une première manière dont il accomplit la loi. Il l'accomplit, en second lieu, parce qu'il a voulu s'y soumettre pour nous. En s'y soumettant lui-même, chose digne d'admiration, il nous a communiqué la grâce de l'accomplir à notre tour. Paul nous l'enseigne en ces termes : « La fin de la loi, c'est le Christ, pour la justice de quiconque croit. » Rom., X, 4. Il dit aussi que le Sauveur a condamné le péché dans la chair : « Pour que la justification de la loi se réalisât en nous, qui ne marchons pas selon la chair. » Ibid. VIII, 4. Il avait dit plus haut : «  Est-ce donc que nous détruisons la loi par la foi ? A Dieu ne plaise ! Nous confirmons plutôt la loi. » Ibid., III, 31. En effet, la loi tendait à rendre l'homme juste ; mais elle renfermait encore de faibles éléments; le Christ vient alors, et, nous donnant par la foi la véritable forme de la justice, il remplit les intentions de la loi; ce qu'elle ne pouvait réaliser par la lettre, il le réalise par l'esprit. Il avait donc le droit de tenir ce langage : « Je ne suis pas venu détruire la loi. »

3. En y regardant de plus près, on aperçoit un troisième mode d'accomplissement. Quel est ce mode ? Il consiste dans les préceptes que le  Christ devait donner; car ils ne sont pas l'abrogation des anciens préceptes, ils en sont l'extension et le complément. L'ordre de ne pas tuer n'est certes pas abrogé par celui de ne pas se mettre en colère; c'en est ici la confirmation et la garantie. On peut le dire également de tous les autres. Après avoir donc établi les principes de sa défense sans éveiller les soupçons, il put repousser les accusations dont il fut ensuite l'objet, comme étant l'ennemi de la loi, vu la différence entre les anciens et les nouveaux préceptes. Déjà ces principes étaient enveloppés dans les paroles précédentes. Dire, en effet: « Heureux les pauvres en esprit, » c'est dire au fond : Ne vous mettez pas en colère; et ceci : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, » implique la défense de regarder une femme avec un mauvais désir; proclamer heureux les miséricordieux, c'est bien nous recommander de ne pas thésauriser sur la terre; pleurer, souffrir les persécutions et les opprobres, c'est encore s'efforcer d'entrer par la porte étroite; avoir faim et soif de la justice, revient parfaitement à ce que le Christ dit ensuite: " Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux." Matth., VII, 12. En proclamant heureux, enfin, l'homme pacifique, il exprime à peu près la même pensée qu'en nous ordonnant de laisser le don au pied de l'autel, pour aller nous réconcilier avec notre frère, et d'être bienveillants envers nos contradicteurs. Dans un endroit, il établit la récompense promise à la vertu; et, dans l'autre, les supplices réservés à l'iniquité; là il affirme que les hommes doux posséderont la terre; ici, qu'une insulte faite au prochain méritera les feux de la géhenne; là, que les hommes au cœur pur verront Dieu; ici, qu'un regard impudique constituera l'adultère; là, que les pacifiques seront appelés fils de Dieu; ici, c'est la frayeur qu'il inspire: « De peur que votre ennemi ne vous livre au juge. » Après avoir de même déclaré plus haut qu'on est heureux dans les larmes et la persécution, revenant ensuite sur la même pensée, il menace de leur perte ceux qui marchent par un autre chemin; car ceux qui suivent la voie large y périront. A mon avis, cette sentence : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et l'argent, » Matth., VI, 24, ressemble beaucoup à celles-ci : « Heureux les miséricordieux, heureux ceux qui ont faim et soif de la justice. »

Mais, comme il devait le dire d'une manière plus claire, ainsi que je l'ai déjà remarqué, et non-seulement d'une manière plus claire, mais encore avec plus de force et d'étendue, puisqu'il vous demandera de vous dépouiller de votre tunique, non content que vous soyez miséricordieux, et de porter la douceur jusqu'à présenter la seconde joue quand on vous aura frappé sur la première, il fait disparaître dès l'abord toute idée d'opposition. C'est pour cela, je le répète, qu'il produit deux fois la même affirmation. Après avoir dit: « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi, » il ajoute : « Je ne suis pas venu la détruire, mais bien l'accomplir. » Puis encore il s'exprime ainsi : « En vérité, je vous le dis, avant que le ciel et la terre passent, ni un iota, ni une virgule ne passera de la loi, que toutes les choses ne soient accomplies. » Voici le sens de ces paroles : Impossible que la loi reste sans accomplissement; il faut même qu'elle soit réalisée dans la plus légère circonstance. - En observant tout avec le plus grand soin, il confirma sa doctrine par l'exemple.

Il nous laisse de plus entrevoir dans ce passage qu'un jour la figure du monde doit entièrement changer. Et ce n'est pas sans raison qu'il l'insinue; il veut de la sorte stimuler ses auditeurs et montrer qu'il inaugure à bon droit un nouveau genre de vie : si tout dans le monde doit changer, si la race humaine est appelée vers une autre patrie, il faut aussi lui tracer une route plus sublime. « Quiconque donc effacera l'un de ces plus petits préceptes et enseignera ainsi les hommes, sera compté le dernier dans le royaume des cieux. » Quand une fois il a détourné de lui tout mauvais soupçon, et fermé la bouche à ceux qui voudraient le contredire, il a recours à la terreur, il fait entendre les plus graves menaces pour sauvegarder la loi qu'il va promulguer. Que cela regarde, en effet, la loi nouvelle, et non l'ancienne loi, ce qui suit le démontre : «Je vous le dis, si votre justice n'est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Il ne se serait pas exprimé de la sorte s'il avait parlé de l'ancienne loi, car, en pratiquant les mêmes choses que ces hommes pratiquaient, comment pouvait-on avoir une justice plus abondante ? En quoi consistait cette surabondance ? A s'interdire tout emportement et tout regard de concupiscence.

4. Comment appelle-t-il donc petites de telles lois, alors qu'elles sont si grandes et si sublimes ? Parce que lui-même allait les établir. Comme il aspire à s'humilier sans cesse et ne parle de lui qu'en termes pleins de modestie, il agit de même envers sa loi, pour nous enseigner par une telle conduite à pratiquer en tout l'humilité. De plus, comme on le soupçonnait déjà de vouloir innover, il emploie par prudence des expressions très modérées. En disant qu'il sera le plus petit dans le royaume des cieux, il entend qu'il subira la géhenne et le supplice. Par ce mot de royaume, en effet, il ne désigne pas seulement la céleste béatitude, il désigne encore le temps de la résurrection et même son terrible avènement. Serait-il juste que, pour avoir traité son frère d'insensé et violé un seul commandement, on fût condamné à la géhenne, tandis qu'on trouverait place dans le royaume des cieux après avoir méconnu tous les préceptes et poussé le prochain dans la même voie ? Aussi n'est-ce pas là ce qu'il veut dire; le plus ses petit au jour de la justice, c'est celui qui sera rejeté, mis à la dernière place; et le dernier tombera dans l'enfer. Dieu savait que beaucoup se laisseraient aller à l'indolence, que plusieurs ne verraient dans ses menaces qu'une exagération, en viendraient à discuter ses lois et tiendraient ce langage: Ainsi donc pour avoir appelé son frère insensé, on sera condamné au supplice ? pour avoir simplement jeté les yeux sur une femme, on sera coupable d'adultère ? — Voulant prévenir cette funeste léthargie, il fait retentir ses plus graves menaces aux oreilles des uns et des autres, des prévaricateurs et de ceux qui font prévariquer le prochain. Que de telles de de menaces nous fassent respecter la loi pour notre propre compte, et respecter la conscience de ceux qui désirent l'observer. « Celui qui pratiquera le bien et l'enseignera, dit-il encore, sera appelé grand. » Ce n'est pas à nous-mêmes seulement, c'est aux autres aussi que nous devons être utiles. Celui qui fait le bien ne sera pas récompensé comme celui qui de plus excite les autres à le faire. Quand on enseigne sans pratiquer, on se condamne soi-même, puisqu'il est dit: « Vous instruisez les autres et vous ne vous instruisez pas vous-même? » Rom., I, 21; pareillement, pratiquer sans enseigner, c'est perdre une part de la récompense.

Il faut donc tendre à la perfection, sous ce double rapport, déployer une grande sollicitude pour les autres, après vous être vous-même appliqué à la vertu. Voilà pourquoi le Christ fait passer les œuvres avant l'enseignement, nous montrant par là que c'est l'unique moyen d'exercer le ministère de la parole. Sans cela, on vous dirait : « Médecin, guéris-toi toi-même. » Luc., IV, 23. Celui qui n'a pas su se faire à lui-même la leçon, et qui s'occupe de corriger ses frères, sera pour tous un objet de risée; celui-là ne peut absolument pas enseigner, contredit qu'il est par sa propre conduite. On appellera grand dans le royaume des cieux, l'homme qui des deux côtés est irréprochable. « Je vous le dis, si votre justice n'est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Il appelle ici justice l'ensemble de toutes les vertus. Dans le même sens il est dit de Job: « C'était un homme irrépréhensible, juste. » Job, 1, 1. Celui qui possède une telle justice, Paul l'appelle juste par excellence et déclare que la loi n'est pas faite pour lui: « Ce n'est pas pour le juste que la loi est établie.» 1 Tim., I, 9. En beaucoup d'autres passages, ce mot est employé pour exprimer également toute vertu.

Examinez maintenant, je vous prie, l'accroissement de la grâce : le Sauveur exige que ses disciples, quoique peu formés encore, l'emportent sur les docteurs de l'ancienne loi. Il parle ici des scribes et des pharisiens fidèles à leurs devoirs, et non de ceux qui se jouaient de la loi ; car autrement il n'aurait pas pu parler de leur justice, faire une comparaison avec une justice qui n'existait pas. Remarquez l'appui qu'il donne à l'ancienne loi, par là même qu'il la compare à la nouvelle; c'est reconnaître assurément qu'elles ont la même nature et la même origine, vu que le plus et le moins ne diffère pas de genre. Il ne fait donc pas de procès à la première, il veut au contraire la perfectionner ; or, s'il était vrai qu'elle a l'esprit du mal pour auteur, le Christ n'en demanderait pas davantage, il ne chercherait pas à la redresser, il la rejetterait absolument. — Mais pourquoi n'introduit-elle pas dans le royaume, me direz-vous, dès lors qu'elle est bonne ? — Elle ne saurait y conduire évidemment ceux qui vivent depuis l'avènement du Christ, par la raison que, possédant une plus grande grâce, ils doivent aborder de plus grands combats; mais, quant à ses propres nourrissons, elle les a y conduits. « Beaucoup, dit le divin Maître, viendront de l'orient et de l'occident, et reposeront dans le sein d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. » Matth., VIII 11, Lazare nous apparait certes reposant aussi dans le sein d'Abraham et possédant les plus magnifiques récompenses. Tous ceux qui brillèrent d'un si vif éclat à cette époque, ne brillèrent que par la loi. Et le Christ lui-même, à supposer qu'elle fût mauvaise et qu'elle provint de son ennemi, ne l'aurait pas accomplie tout entière; car, s'il ne l'avait fait que pour attirer les Juifs, s'il n'avait pas eu l'intention de montrer l'affinité des deux lois, pourquoi n'aurait-il pas aussi suivi les lois et les mœurs des Gentils, pour les gagner de la même manière.

5. Il est donc bien évident que, si le Christ la modifie, ce n'est pas qu'elle soit mauvaise, c'est que le temps est venu d'en établir une meilleure. De ce qu'elle est moins parfaite que la nouvelle, il ne faut pas conclure qu'elle soit un mal; le même raisonnement s'appliquerait à la nouvelle, puisque la science qu'elle nous communique, comparée à celle de la vie future, est incomplète, encore éloignée de la perfection, et qu'elle disparaîtra quand aura paru cette pleine lumière. «Quand sera venu ce qui est parfait, dit l'Apôtre, s'évanouira ce qui n'est que partiel. » I Cor., XIII, 10. Ainsi le Nouveau Testament a fait disparaître l'Ancien. Nous ne dédaignons pas cependant cette loi nouvelle, bien qu'elle doive cesser lorsque nous entrerons en possession du royaume; car alors « s'évanouira ce qui n'était que partiel, » tout grand que nous devons le proclamer. De plus nobles palmes nous étant donc proposées et la vertu de l'Esprit se répandant avec plus d'abondance, il est naturel que nous soyons appelés à de plus rudes combats. Ce n'est plus une terre où coulent le lait et le miel, une longue et verte vieillesse, un grand nombre d'enfants, le blé et le vin, des troupeaux de brebis et de bœufs, qui nous sont maintenant promis ; c'est le ciel et les biens célestes, le titre d'enfants de Dieu partagé avec le Fils unique, l'héritage éternel, une place dans la gloire et sur le trône, tout ce que réunit la suprême félicité. Or, qu'un plus puissant secours nous soit réellement donné, Paul l'affirme ; écoutez plutôt :  « Il n’y a plus trace de damnation en ceux qui vivent dans le Christ Jésus, qui ne marchent pas selon la chair, mais bien selon l'esprit; car la loi de l'esprit de vie m'a délivré de la loi du péché et de la mort. » Rom., VIII, 1-2.

Après avoir donc fait entendre ses menaces aux prévaricateurs et promis de grandes récompenses aux justes, comme il nous a par là même montré que nous étions dans l'obligation de dépasser l'ancienne mesure, il commence à poser ses lois, non d'une manière absolue, mais par comparaison avec les lois antérieures. Pour mettre cette vérité dans tout son jour, écoutons les expressions mêmes du législateur. Comment s'exprime-t-il ? « Vous avez ouï qu'il a été dit aux anciens : vous ne tuerez pas. » Exod., XX, 15. Lui-même a parlé dans les deux circonstances; il emploie cependant un mode personnel. S'il avait tenu ce langage : vous avez ouï que j'ai dit aux anciens..., nul ne l'aurait compris, tous l'auraient repoussé; ou bien cet autre : vous avez ouï que mon Père a dit aux anciens..., en ajoutant aussitôt : Et moi je vous dis..., on l'eût accusé d'une plus grande arrogance. Il parle donc plus simplement, ne se proposant qu'une chose, leur montrer qu'il venait en temps opportun leur adresser de telles paroles. Cette expression, en effet: « Il a été dit aux anciens, » fait entendre que de longs siècles se sont écoulés depuis qu'ils reçurent ce précepte. Il veut ainsi faire rougir ses auditeurs de leur réticence à adopter une loi plus parfaite. Voilà comment un maître interpelle un enfant paresseux : ne sais-tu pas depuis combien de temps tu traines sur les syllabes ? En évoquant le souvenir des anciens, il stimule les hommes présents et leur ouvre la voie vers de plus hautes leçons; c'est comme s'il leur disait : c’est assez d’avoir étudié ces rudiments, il faut s'élever enfin à des choses plus sublimes. C'est à bon droit qu'il distingue ainsi l'ordre des préceptes, en rappelant d'abord les premiers fondements posés par la loi; cela même manifeste l'accord des deux législations. « Et moi je vous dis que celui qui se met en colère (sans raison) contre son frère, sera passible du jugement. » Quelle plénitude de puissance ! Comme on entend la parole du législateur ! Quel est celui des prophètes, des justes, des patriarches qui parla jamais ainsi ? Aucun certes. Voici leur langage: « Le Seigneur a dit. » Tel n'est pas celui du Fils. Ils rapportent les paroles du Maitre, et lui celles de son Père, c'est-à-dire en réalité ses propres paroles. «Ce qui est à moi vous appartient, dit-il lui-même, et ce qui est à vous m'appartient. » Joan., XVII, 10. Ils parlaient aux serviteurs d'un commun Maître, lui parle à ses propres serviteurs. Interrogeons maintenant ceux qui repoussent l'ancienne loi. Ne point se mettre en colère et ne pas tuer, sont-ce des choses contraires, ou plutôt l'une n'est-elle pas le complément et le perfectionnement de l'autre ? Le progrès est évident, et dès lors aussi la supériorité de la loi nouvelle. Celui qui sait ne pas s'emporter, à plus forte raison s'abstiendra du meurtre ; quand on maîtrise son cœur, on maîtrise bien mieux sa main : c'est la colère qui conduit au meurtre. Donc, en détruisant la racine, on détruit éminemment les rameaux, on les empêche même de naître.

6. Il suit donc que le Christ imposait de tels préceptes, non pour abroger la loi, mais pour en rendre l'observation plus sûre et plus facile. Que se proposait la loi dans la dernière disposition citée ? N'est-ce pas d'empêcher tout meurtre ? A vouloir donc la renverser, il fallait prescrire le meurtre; car enfin le contraire de ne pas tuer, c'est tuer. S'il ne permet pas même de se mettre en colère, il poursuit dès lors le même but que la loi, et mieux encore. Celui qui se propose uniquement de ne pas tuer, ne s'abstiendra pas aussi bien du meurtre que celui qui commence par réprimer sa colère; ce dernier se trouve beaucoup plus éloigné d'un tel crime.

Réfutation des manichéens

Mais, pour réfuter nos adversaires par un autre raisonnement, ne craignons pas de reproduire toutes leurs affirmations. Que disent-ils donc ? Ils osent dire que le Dieu qui a fait le monde, qui fait lever le soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les champs des justes et des injustes, est le principe du mal. Les plus modérés d'entre eux ne vont pas tout à fait jusque-là; ils lui concèdent la justice, mais non la bonté. Puis ils admettent un autre Dieu, qui dans la réalité n'est rien et n'a rien créé, et c'est celui-là qu'ils donnent pour Père au Christ. Quant au Dieu qui n'est pas bon, ils le relèguent dans son propre domaine, qu'il doit uniquement conserver; tandis que le Dieu bon envahit le domaine d'autrui, transporté par le désir soudain de sauver ce qu'il n'a pas créé. — Reconnaissez-vous là les fils du diable ? Ne voyez-vous pas comme ils obéissent à ses inspirations en refusant à Dieu la création du monde, alors cependant que Jean s'écrie : « Il est venu dans son propre domaine, et le monde a  été fait par lui ? » Joan., I, 11. Considérant ensuite l'ancienne loi, dans laquelle il est ordonné de rendre œil pour œil, dent pour dent, les voilà qui s'élancent en disant : Et comment pourrait-il être bon, celui qui tient un pareil langage ? — Que répondrons-nous à cette difficulté ? Que c'est là précisément l'éclatante manifestation de son amour pour les hommes. En effet, cette loi ne doit pas être entendue dans un sens littéral et matériel ; par la crainte de la peine du talion, il voulait nous éloigner de traiter ainsi nos semblables. De même qu'il menaça les Ninivites de les exterminer, non pour en venir à l'exécution de sa menace, puisque dans ce cas il eût du^se taire, mais pour les ramener au bien par la crainte et désarmer ainsi son courroux; de même il menace d'un tel supplice ceux qui s'emportent jusqu'à vouloir arracher les yeux à leurs frères, afin que la crainte les arrête dans leur emportement, si la conscience n'a pas assez d'empire sur eux.

Verrait-on une cruauté dans cette loi, il faudrait également accuser de cruauté celle qui regarde l'homicide ou l'adultère. Des insensés, des fous furieux pourraient seuls le dire. Pour moi, bien loin d'y voir une cruauté, j'affirme que le contraire serait une injustice, au point de vue même du raisonnement humain. Vous accusez donc le législateur de cruauté, parce qu'il a prescrit de donner œil pour œil; et moi je vous dis qu'il mériterait cette accusation, dans l'opinion générale, s'il ne l'avait pas ordonné.

Supposons un instant que toute loi vienne à disparaître, que personne ne craigne plus les châtiments qu'elle inflige, qu'il soit loisible aux hommes pervers, aux impudiques, aux voleurs, aux parjures, aux meurtriers, aux parricides, de se livrer en toute sécurité à leurs mauvais instincts; est-ce que tout ne sera pas bouleversé dans le monde, est-ce que les villes, les places publiques et les maisons, la terre et la mer, l'univers tout entier, ne seront pas remplis de turpitudes et de violences sans nombre ? Nul n'ignore cette vérité. Malgré les lois établies, malgré la terreur et les menaces, les volontés dépravées ne sont pas toujours enchainées. Otez donc cette barrière, plus rien n'empêchera la perversité de dominer ici-bas; à quels fléaux ne sera pas en proie la race humaine ? Et ce qu’il y aurait en cela de cruel, ce n’est pas seulement que les méchants fussent libres de faire tout ce qu'ils veulent, c'est encore, et ceci ne serait pas moins désastreux, que les victimes innocentes de leur méchanceté fussent abandonnées dans le dédain et l'oubli. Dites-moi si quelqu'un s'en allait ramasser de tout côté les malfaiteurs de la plus vile espèce, leur mettait le fer à la main et puis les lançait dans la ville entière, avec ordre de massacrer tous ceux qu'ils rencontreraient, serait-il possible d'imaginer quelque chose de plus barbare ? Supposez maintenant quelqu'un qui mettrait vigoureusement la main sur ces dangereux sicaires et les jetterait dans les fers, sauvant ainsi tous les malheureux qui seraient sur le point de tomber sous leurs coups; pourrait-il exister de philanthropie plus réelle ? Eh bien, faites à la loi application de ces exemples : celui qui veut qu'il soit donné œil pour œil, s'efforce d'enchaîner par la terreur les pensées criminelles, réprime en quelque sorte et désarme les scélérats; celui donc qui voudrait faire disparaître le supplice, rendrait toute leur force aux coupables instincts, leur fournirait aussi des armes et leur livrerait toute la cité.

7. Vous le voyez, loin de respirer la cruauté, ces dispositions accusent une grande sollicitude pour l'homme. Si cela vous suffit, du reste, pour déclarer le législateur dur et cruel, je demanderai quelle est la défense la plus exigeante et la plus onéreuse, celle de tuer, ou celle de se mettre en colère ? De celui qui punit l'homicide ou de celui qui punit l'emportement, quel est le plus sévère ? de celui qui punit l'adultère commis ou de celui qui frappe même la pensée du mal, et la frappe de peines éternelles ? Comme le raisonnement de nos adversaires s'est retourné contre eux ! Le Dieu de l'ancienne alliance, qu'ils disent être cruel, se trouve plein de douceur et de mansuétude; et celui de la nouvelle loi, qu'ils avouent être bon, est précisément impitoyable d'après leurs folles idées. Pour nous, nous ne reconnaissons qu'un seul et même législateur dans les deux Testaments, disposant toute chose suivant un ordre parfait, et mettant chaque législation en harmonie avec les caractères différents des deux époques. Ainsi donc, aucune cruauté dans les premiers préceptes, rien d'accablant et d'onéreux dans les seconds; tous procèdent de la même sagesse et de la mème bonté. Que notre Dieu soit l'auteur de l'ancienne loi, le prophète l’affirme, disons mieux, lui-même l'affirme par in bouche de son prophète : «Je disposerai pour vous un Testament qui différera de celui que j’ai disposé pour vos pères. » Jerem., XXXI, 31-32. Si ce témoignage n'est pas accepté par ceux qui sont atteints de manichéisme, qu'ils écoutent Paul renouvelant cette même affirmation : « Abraham eut deux fils, l'un de son esclave, l’autre de la femme libre. Or, ce sont là les deux Testaments. » Galat., IV 22-24. De même qu'il en y a là deux femmes de diverses conditions, mais un homme seul; de même nous voyons ici deux testaments, mais un seul législateur. Apprenez que des deux côtés existe la même mansuétude. Il est dit là : « Œil pour œil; » il est dit ici : « Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre. » Partout le législateur réprime l'injustice par la crainte du châtiment. - Comment, me demandera-t-on, quand il ordonne de présenter l'autre joue ? — Et quoi ? Il ne détruit pas la crainte, en donnant un tel précepte, en laissant à l'agresseur le moyen de se satisfaire; il ne dit pas que la conduite de ce dernier doive rester impunie, il vous recommande seulement de ne pas vous charger de la punition : il y a même là quelque chose de plus terrible pour lui et d’extrêmement consolant pour la victime. 

La bonne et la mauvaise colères

Mais qu'il nous suffise de cette explication, telle qu'on pourrait la donner en parcourant rapidement chaque précepte. Il est temps que nous revenions à notre sujet et que nous en reprenions la suite. « Celui qui se met en colère (sans raison) contre son frère, sera passible du jugement. » Il ne condamne pas absolument la chose : d'abord, parce que l'homme ne saurait jamais être à l'abri de toute passion, et que tout ce qu'il peut faire, c'est d'en modérer les mouvements, la passion se confondant avec sa nature; ensuite, parce que ce mouvement de l'âme peut servir au bien, si nous savons en user avec discernement et prudence. Songez à tout ce que produisit d'heureux la colère de Paul contre les Corinthiens : elle les délivra d’un grand fléau. C'est encore par là qu'il ressaisit la nation des Galates, qui s'était égarée, et beaucoup d'autres. Quand est-ce donc que la colère arrive à propos ? Quand elle sert, non à notre propre vengeance, mais à réprimer les rebelles, à stimuler les indolents. Quand est-ce qu'elle est inopportune ? Quand elle n'est qu'un ressentiment personnel. C'est le travers que Paul condamnait en ces termes : « Ne vous faites pas justice à vous-mêmes, mes bien-aimés; mais laissez passer la colère.» Rom., XI, 19. Elle ne doit pas intervenir non plus dans les questions d'intérêt; ce qu'il condamne également par les paroles suivantes : « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt l'injustice ? Pourquoi ne vous résignez-vous pas plutôt au tort qu'on vous fait. » I Cor., VI, 7.

Il y a donc une colère dangereuse, et il y a une colère qui devient un instrument de bien. Mais la plupart font tout l'opposé de ce que nous avons dit : ils sont furieux quand une injure leur est faite; ils sont d'un flegme étonnant quand ils voient outrager le prochain. C'est juste prendre le contre-pied des lois évangéliques. La colère n'est donc pas un mal; elle le devient par l'absence de raison et de mesure. Voilà pourquoi le prophète disait : « Mettez-vous en colère, mais ne péchez pas. » Psalm. IV, 5. « Celui qui aura dit à son frère, raca, sera condamné par le conseil. » Il appelle ici conseil le tribunal des Hébreux; ce qu'il dit du reste pour ne point paraître viser toujours à la nouveauté. Le mot raca ne constitue pas précisément une très grave injure, c'est une expression d'arrogance et de mépris. De même que, en parlant à nos domestiques ou bien aux gens de la plus basse condition, il nous arrivera de dire : Va, toi; dis-lui, toi; de même ceux qui parlent le syrien disent communément raca : ce mot tient dans leur langue la place de ce toi dédaigneux dans la nôtre. Dieu dans sa bonté réprime les plus légers désordres, nous faisant un devoir de nous traiter réciproquement avec les égards et le respect convenables, afin de mieux détruire les grands abus : « Celui qui aura dit à son frère insensé, sera digne des feux de la géhenne. » Beaucoup regardent ce précepte comme bien rigoureux et bien dur : on s'étonne que pour une simple parole on ait à subir un si terrible châtiment. Plusieurs pensent même qu'il faut voir là une simple expression hyperbolique. Mais je crains que nous ne nous fassions illusion par des paroles complaisantes, et qu'en réalité le dernier supplice ne nous soit réservé.

8. Pourquoi ce précepte vous paraît-il donc si rigoureux ? Ne savez-vous pas que la plupart des supplices et des péchés prennent leur source dans les paroles ? Par les paroles, les blasphèmes et les reniements; par les paroles, les insultes et les outrages; par les paroles, enfin, les parjures et les faux témoignages, les meurtres eux-mêmes. Ne regardez donc pas s'il n'y a là qu'une parole prononcée; examinez plutôt la grandeur du danger auquel elle vous expose. Ignorez-vous que sous l'empire de la haine, quand l'âme est aigrie et la colère enflammée, la moindre chose paraît immense, la moindre injure un intolérable tourment ? Souvent ces petites choses ont occasionné des homicides, des cités entières en ont été bouleversées. Entre amis, des manquements quelquefois assez graves ne sont rien ; alors que l'inimitié rend insupportables les plus insignifiants d’entre eux : des paroles dites sans intention malveillante sont regardées comme inspirées par un mauvais sentiment. Il en est de cela comme du feu : une légère étincelle n'enflammera pas aisément le bois, alors même qu'il y en aurait une quantité massive ; mais, si la flamme a déjà gagné, ce n'est pas le bois seul, c'est une matière quelconque qui lui sert d'aliment, les pierres elles-mêmes sont calcinées; ce qu'on emploie pour l'éteindre concourt à l'exciter. On prétend, en effet, que l'eau donne plus de force au feu, en tombant sur des matières inflammables. Oui, la même chose se produit dans la colère : tout ce que vous pourrez dire augmentera soudain ce terrible incendie. C'est pour prévenir toutes ces conséquences que le Christ condamne au jugement toute colère déraisonnable, en disant: « Celui qui se met en colère sera passible du jugement; » et soumet au conseil celui qui dit à son frère raca. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de plus grave, puisque la punition est ici-bas. Celui qui traite son frère d'insensé, le Seigneur le voue au feu de la géhenne; et c'est la première fois qu'il prononce le mot de géhenne. Antérieurement il avait beaucoup parlé du royaume, et voilà qu'il évoque maintenant une image tout opposée; la première pensée naît de son amour et de sa volonté, la seconde vient de notre indolence.

Et voyez avec quelle lenteur il arrive à parler des supplices, comme s'il voulait se justifier à nos yeux et nous bien faire voir que son intention ne serait pas tant de nous adresser de telles menaces que nous-mêmes le contraignons à tenir ce langage. Écoutez plutôt: — Je vous avais dit de ne pas vous mettre en colère, en vous faisant craindre le jugement; mais vous n'avez pas tenu compte de cette défense. Aussi voyez où la colère vous a poussé : vous en êtes immédiatement venu à l'insulte, en appelant votre frère raca. Alors j'ai fulminé contre vous une autre peine, celle du conseil. Si, passant là dessus, vous vous portez à des choses plus graves, je ne vous punirai plus d'un châtiment aussi modéré; je vous infligerai le supplice éternel de la géhenne, de peur que vous n'en veniez même à donner la mort. Il n'est rien, non rien qui soit plus difficile à supporter que l'insulte, qui fasse une plus cruelle morsure au cœur humain. Si la parole insultante dépasse certaines bornes, c'est un double incendie. Ne regardez donc pas comme une faute légère de traiter quelqu'un d'insensé. Lorsque vous dépouillez votre frère de ce qui nous distingue essentiellement des brutes, de ce qui constitue l'humanité, c'est-à-dire de l'intelligence et de la raison, c'est de toute noblesse que vous le dépouillez. Ne nous attachons donc pas seulement aux paroles, venons-en au fond des choses et des sentiments, songeons à la blessure que peut faire un seul mot, à la grandeur du mal qu'il peut produire. 

C'est dans cette pensée que Paul exclut du  royaume, non-seulement les adultères et les voluptueux, mais encore ceux qui disent des paroles injurieuses; et certes à bon droit. Ces derniers, en effet, ruinent le bien de la charité, enveloppent leur prochain dans un réseau de peines, entretiennent de continuelles inimitiés, déchirent les membres du Christ, détruisent chaque jour cette paix qui est si agréable à Dieu, ouvrent un large accès au diable et le rendent incessamment plus fort par les injures mêmes qu'ils prononcent. C'est pour attaquer ce pouvoir dans son essence même que le Christ a porté cette loi. De quel prix la charité n'est-elle pas à ses yeux ? Elle est la mère de tous les biens, le signe distinctif des disciples; elle réunit tout ce que nous pouvons posséder, elle est elle-même notre plus riche possession. C'est donc à bon droit que le Christ retranche avec tant de force les racines de toute inimitié, qu'il la chasse des âmes. Ne regardez pas dès lors comme hyperboliques les expressions qu'il emploie; mais, reconnaissant plutôt le bien qui doit en résulter, admirez la douceur dont ces lois sont empreintes. Dieu n'a rien tant à cœur comme de nous unir les uns aux autres par les liens les plus étroits. Il y revient sans cesse, dans l'Ancien et le Nouveau Testament, par lui-même et par ses disciples, il ne tarit pas sur ce sujet, il menace de sa justice et de sa colère ceux qui lutteront en cela contre sa volonté. Rien ne déchaîne le mal dans le monde et ne l'y maintient comme la perte de la charité. Voilà pourquoi le Sauveur disait : « Quand abondera l'iniquité, la charité de plusieurs se refroidira. » Matth., XXIV, 12. Ainsi Caïn devint fratricide ainsi firent Esaü et les frères de Joseph, ainsi tant de maux ont pris naissance, quand a disparu la charité. Tels sont les motifs pour lesquels le Sauveur écarte avec tant de soin tout ce qui peut nuire à cette vertu

9. Il ne s'en tient pas même à ce qu'il a dit jusque-là, il y joint d'autres considérations qui manifestent de plus en plus sa haute estime pour la charité. Après avoir effrayé ceux qui la blessent en leur présentant l'image du conseil, du jugement, de la géhenne même poursuit dans le même sens : « Si vous êtes près de l’autel tel sur le point de faire votre offrande, et si vous vous souvenez alors que votre frère a quelque chose contre vous, laissez votre offrande devant l'autel, pour aller vous réconcilier avec votre frère, et puis revenez offrir à Dieu votre présent. » O bonté, ô amour, qui triomphe de tout expression ! L'honneur qui lui est dû, il le fait passer après la charité qu'on doit au prochain, nous montrant par là que ses menaces antérieures étaient inspirées, non par un sentiment de haine ou par le désir d'infliger le châtiment, mais par l'affection la plus vive et la plus tendre. Que pourrait-on concevoir de plus doux et de plus affectueux que de telles paroles ? — Que mon culte soit interrompu pour que votre charité subsiste. — C'est un sacrifice en réalité que la réconciliation avec un frère. Aussi ne dit-il pas : Quand vous aurez fait votre offrande; ou bien : avant d'aller la faire. Non, c'est quand vous la présentez déjà, au moment où le sacrifice commence, qu'il vous envoie vous réconcilier avec votre frère, sans retirer l'offrande, sans la présenter, en la laissant à la même place, pour courir à l'accomplissement d'un autre devoir.

Pour quelle raison donne-t-il un tel ordre, et quel en est le but ? Il nous montre tout cela, ce, me semble, par la mesure même qu'il nous prescrit : il veut nous prouver d'abord, comme nous l'avons remarqué, combien la charité nous est précieuse, qu'il la tient pour le plus grand des sacrifices, qu'il n'admet pas un sacrifice sans cette vertu; puis, il pose ainsi l'inéluctable nécessité de la réconciliation. Celui à qui il est ordonné de se réconcilier avant d'offrir son sacrifice, s'il n'est pas mu par la charité fraternelle, le sera par la crainte de laisser ce sacrifice incomplet; il ira donc trouver son frère pour mettre fin à toute inimitié. Et remarquez la force du langage employé par le Sauveur, comme il inspire la crainte et stimule le courage. Après avoir dit : « Laissez là votre offrande, » il ne s'en tient pas à cette parole, il ajoute : « Devant l'autel » puis, quand il a fait trembler l'homme par l’invocation du lieu, il lui dit : « Allez. » Ce n'est pas assez explicite : « Allez d'abord, et vous viendrez alors présenter votre offrande ; » il ne pouvait mieux nous déclarer que cette table n'admet pas les personnes qui entretiennent des inimitiés entre elles. Que les initiés dont le cœur est agité par la haine l'entendent; qu'ils l’entendent aussi ceux qui ne sont pas encore initiés. Cette parole les regarde également d'une certaine façon; car il est une offrande qu'ils font, il est un sacrifice auquel ils participent; je veux parler de la prière et de l'aumône.

Que ces choses constituent un sacrifice, écoutez le prophète, il vous le dira : « Le sacrifice de la louange sera offert en mon honneur; » Psalm. XLIX, 23; et plus haut : « Immole à Dieu un sacrifice de louanges; » Ibid. , XIV; et ailleurs: « L'élévation de mes mains sera comme le sacrifice du soir. » Ibid., CXL, 2. Si vous abordez donc la prière ayant au cœur un sentiment haineux, mieux vaut que vous laissiez là votre prière pour courir à votre frère et vous réconcilier avec lui; vous reviendrez ensuite faire votre prière. Toutes les choses ont été faites en vue de cette union; c'est pour cela que Dieu s'est fait homme, c'est le but de toutes ses œuvres. Ici c'est l'auteur de l'offense qui est envoyé vers l'offensé ; le contraire a lieu dans la prière, pour arriver au même résultat : une condition de la prière, c'est de pardonner à nos débiteurs; en cet endroit, il nous est ordonné d'aller vers celui qui a quelque chose contre nous. Et cependant l'offensé lui-même est encore envoyé; aussi n'est-il pas dit : Réconciliez-vous avec votre frère; mais bien : « Soyez réconcilié. » Cela semblerait bien s'appliquer à l'auteur de l'offense; mais c'est toujours de l'offensé qu'il est question. — Si vous amenez la réconciliation par la charité que vous témoignez à votre frère, dit le Seigneur, moi-même alors je vous serai propice et vous pourrez offrir le sacrifice avec une entière confiance. S'il vous reste de la haine au cœur, considérez que je veux bien être oublié pour que vous deveniez amis. Que cela vous soit un moyen d'apaiser votre colère. —  Dans sa pensée, il n'est pas besoin que l'offense soit grave; il suffit que votre frère ait quelque chose contre vous, alors même que ce serait peu de chose. Il n'examine pas non plus si c'est avec raison ou par un sentiment injuste ; c'est assez qu'il existe. Il ne faut pas que les inimitiés se prolongent, quelque motivées qu'elles soient. Le Christ avait certes raison d'être irrité contre nous ; il s'est livré néanmoins à la mort pour nous, sans tenir compte de nos torts envers lui.

10. Voilà pourquoi Paul, voulant aussi nous pousser à la réconciliation, mais en l’envisageant sous un autre aspect, s'exprimait ainsi : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. » Ephes., IV, 26. Le Christ nous avait présenté l'idée du sacrifice, Paul nous présente celle du jour, mais le but est le même. L'Apôtre craint la nuit, il a peur que dans notre isolement elle n'aigrisse nos blessures. Pendant le jour, beaucoup de personnes sont là qui peuvent nous distraire de nos pénibles impressions; mais la nuit, quand vous êtes seul à les repasser dans votre âme, la mer grossit et la tempête est plus violente. Le craignant et voulant le prévenir, Paul demande qu'on n'aborde la nuit qu'après avoir déposé toute haine; le démon ne pourra pas ainsi profiter de ce temps du repos pour souffler le feu de la fournaise et l'exciter de plus en plus. Si le Christ ne permet pas qu'on diffère d'un instant, qu'on achève même le sacrifice, c'est de peur que ce retard n'en entraîne ensuite un autre et qu'on ne diffère de jour en jour. Il savait que cette maladie de l’âme exige une grande célérité dans l'application du remède; il agissait donc comme un sage médecin, qui ne se borne pas à prévenir les maladies, mais qui s'applique encore à les guérir. Quand il vous défend d'appeler quelqu'un insensé, c'est un remède préventif contre la haine; et, quand il nous prescrit la réconciliation, il coupe court aux maladies dont la haine est la source. Et remarquez l'énergie qu'il déploie dans les deux cas : d'une part, il menace de la géhenne; de l'autre, il n'accepte pas l'offrande avant la réconciliation, nous montrant par là ce qu'il y a de grave dans la haine; dans les deux cas, il enlève le mal jusqu'à la racine. Il dit d'abord : Ne vous mettez pas en colère ; et puis : N'injuriez pas. Ces deux choses, en effet, s'aggravent l'une par l'autre; de l'inimitié vient l'injure, et de l'injure l'inimitié. Il applique donc le remède tantôt à la cause et tantôt à l'effet; il s'efforce de prévenir le mal; et, si le mal vient à naître malgré cela, s'il produit ses funestes résultats, il y porte aussitôt le fer et le feu.

C'est pour cela qu'après avoir parlé du jugement, du conseil et de la géhenne, après ce qui concerne le sacrifice qu'on doit lui offrir, il donne d'autres instructions en ces termes : « Soyez d'accord avec votre adversaire, tant que vous êtes en chemin avec lui. » Vous eussiez pu dire : Et si l'on me fait injure ? et si l'on me dépouille de mes biens ? et si je suis traîné devant les tribunaux ? Il vous ôte ce prétexte et cette excuse, en vous défendant même alors de vous engager dans l'inimitié. Mais, comme c'est là un grand et difficile précepte, il appuie son conseil sur un fait présent; car les choses de cette nature ont beaucoup plus d'empire sur les esprits grossiers que celles de l'avenir. Pourquoi prétextez-vous, semble-t-il nous dire, que votre ennemi vous accable et vous nuit ? — Il vous nuira bien davantage, si vous ne l'apaisez pas ; il ira jusqu'à vous jeter en prison. En cédant de vos intérêts, vous garderez votre liberté personnelle; tandis que, si vous tombez sous la sentence du juge, vous serez chargé de fers et subirez toute la rigueur de la peine. Éviter toute contestation, c'est avoir un double bénéfice : vous n'aurez rien de pénible à souffrir, et de plus vous ne devrez qu'à vous-même, et nullement à la violence d'autrui, le mérite de votre bonne œuvre. Refusez-vous d'accomplir ce qui vous est enjoint, le dommage en retombera sur vous beaucoup plus que sur votre adversaire. adversaire.

Lui-même, du reste, trouve ici sa leçon ; voyez : après avoir dit: « Soyez d'accord avec votre adversaire, » le Seigneur ajoute : « Au mème instant; » et, comme si ce n'était pas assez, il vous presse encore plus par ces paroles: « Pendant que vous êtes en chemin avec lui. » Mais, en parlant ainsi, c'est à votre adversaire lui-même qu'il donne la dernière place. Rien ne bouleverse notre vie comme nos hésitations et nos retards dans l'accomplissement du bien. Cela seul a suffi souvent pour nous faire tout perdre. Paul disait : Avant que le soleil se couche, renoncez à votre ressentiment; et le Christ avait dit : Opérez la réconciliation avant de faire votre offrande. C'est ainsi qu'il dit maintenant : « Sur l'heure même, pendant que vous êtes en chemin avec lui, » avant de comparaitre à la barre, d'être traduit devant le tribunal, et de dépendre désormais de la volonté du juge. Jusque-là tout dépend de vous ; mais, dès que vous aurez franchi le seuil, vous aurez beau faire, votre sort ne sera plus en vos mains, vous serez sous la puissance d'un autre. Que faut-il entendre par être d'accord ? Ou bien cela signifie qu'il vaut mieux souffrir une perte; ou bien qu'il faut savoir porter un jugement équitable, en se mettant à la place de notre compétiteur, pour ne pas nous exposer à violer la justice par un sentiment d'égoïsme. Nous devons examiner l'affaire d'autrui comme si c'était la nôtre même, et ne prononcer qu'après cet examen impartial. Si c'est là une grande chose, qu'elle ne vous étonne pas. C'est pour vous conduire à ce but qu'il a proclamé les béatitudes ; il voulait ainsi faire disparaître les obstacles et disposer l’âme des auditeurs à recevoir d'une manière plus efficace toute cette belle législation.

11. Quelques-uns pensent que l'adversaire dont il est ici question n'est autre que le diable, et que le Christ nous ordonne de n'avoir rien de lui; que tel est l'accord qui nous est recommandé, vu que nous ne pourrions plus nous affranchir de sa puissance au sortir de cette vie, quand nous serions tombés dans l'éternel supplice. Pour moi, j'ai la pensée qu'il s'agit des juges de ce monde, et que le chemin est celui qui conduit soit au tribunal, soit à la prison. Après avoir commencé par des considérations élevées et puisées dans l’avenir, le Seigneur nous inspire aussi la crainte par l'impression des choses présentes. Paul suit la même voie, il emploie tour à tour le présent et l'avenir pour émouvoir son auditeur. Veut-il, par exemple, le détourner du mal, il lui met sous les yeux l'image du prince revêtu de ses armes: « Si vous faites le mal, craignez, car ce n'est pas sans raison qu'il porte le glaive; il est le ministre de Dieu. » Rom., XII, 4. Veut-il nous inspirer la soumission envers Dieu, non seulement il nous donne des motifs de crainte, mais encore il nous parle de sa providence en même temps que de ses menaces : « Il est nécessaire d'être soumis, non seulement en raison de la colère, mais encore par conscience. » Ibid., 5. Les esprits grossiers, je le répète, ne se laissent guère corriger que par les choses sensibles et immédiates. Aussi le Christ ne se borne pas à rappeler la géhenne, il nous présente l'aspect du tribunal, du coupable conduit en prison et même à la mort, de toutes les conséquences désastreuses du mal, afin d’en extirper la racine. Celui qu'on n'insulte pas, qu'on ne traduit pas devant la justice, et qui dès lors n'a pas d'inimitié, comment en viendrait-il au meurtre ? Il suit évidemment de là que notre bien propre se trouve dans celui du prochain. En se mettant d'accord avec son adversaire, c'est donc à soi-même surtout qu'on fait le plus grand bien; on échappe de la sorte aux tribunaux, aux prisons, à toutes les tribulations de ce genre.

Montrons-nous dociles à de telles leçons, fuyons les querelles et les rixes, en considérant les avantages et le bonheur que cette docilité nous procure, indépendamment des récompenses à venir. Si ces prétextes vous paraissent onéreux et pénibles, songez que vous les accomplissez pour l'amour du Christ, et la peine se changera en douceur. Avec une telle pensée toujours présente à l'esprit, aucun labeur ne nous semblera rude, nous éprouverons en toute chose une profonde joie. Que dis-je ? le labeur ne sera plus un labeur pour nous; plus même il sera grand, plus il sera doux et suave. Quand la mauvaise habitude sera sur le point de vous séduire, quand vous serez tenté par la cupidité, opposez à ces tentations ce simple raisonnement : Ayant en perspective une éternelle récompense, je dois mépriser un plaisir passager; dites à votre âme : tu t'affliges beaucoup de la privation que je t'impose; réjouis-toi plutôt de ce que je te fais gagner le ciel. Ce n'est pas pour l'homme que tu travailles, c'est pour Dieu. Attends un peu, et tu verras quel immense gain tu auras fait. Persévère pendant la vie présente, et la fin en sera remplie d'une ineffable confiance.  — Si nous lui parlons ainsi, si nous considérons la couronne promise à la vertu, au lieu de n'en voir que les ennuis et les charges, nous aurons bientôt éloigné notre âme de toute iniquité. Quoi ! le diable, en faisant briller à nos yeux un plaisir éphémère, tout en nous exposant à d'éternelles douleurs, prévaut et triomphe; si nous prenons ces choses en sens inverse, un travail de quelques instants, un bonheur et des biens immortels, comment serions-nous excusables, en n'embrassant pas la vertu qu'entourent de si magnifiques espérances ?

Le but que nous devons nous proposer dans nos labeurs, la conviction inébranlable que nous les subissons tous pour Dieu suffit du reste et nous tient lieu de tout. Un homme qui peut compter sur la garantie de l'empereur, se regarde comme étant en parfaite sécurité pour toute sa vie : jugez alors quelle est la position de celui qui par ses bonnes œuvres, les plus petites comme les plus grandes, a fait de Dieu même son débiteur, de ce Dieu plein de miséricorde et qui vit à jamais. Ne m'objectez donc plus les fatigues et les sueurs, car ce n'est pas seulement par l'espoir de la future béatitude, c'est par d'autres moyens encore, en nous accordant incessamment son secours et sa protection, que Dieu nous a rendu la vertu facile. Après cela, si vous consentez à déployer le moindre zèle, tout le reste viendra. Il a voulu vous imposer un léger travail, pour que l'honneur de la victoire vous appartienne. Tel un roi veut que son fils figure dans la bataille, manie la lance, se fasse remarquer, afin de pouvoir lui décerner le triomphe, bien que lui-même porte tout le poids du combat : tel Dieu nous met en avant dans la guerre contre le diable. Il n'exige rien de vous, si ce n'est que vous déclariez à ce dernier une véritable hostilité; accordez-lui seulement ce qu'il demande, et lui-même alors mène à bonne fin la guerre entière. Vous aurez beau sentir en vous les impulsions de la colère, le feu de la cupidité, la tyrannie d'une autre passion quelconque ; pourvu qu'il vous voie toujours prêt à combattre contre le démon, aussitôt il vous aplanira toutes les difficultés, il vous rendra supérieur à la flamme, comme les trois enfants dans la fournaise de Babylone; car eux aussi ne contribuèrent à la victoire que par leur bonne volonté.

Pour obtenir, en fuyant ici-bas les flammes impures de la volupté, de nous dérober ailleurs au feu de la géhenne, voilà ce que nous devons chaque jour nous proposer, ce qui doit être l’objet constant de notre sollicitude et de nos efforts; par cette droiture d'intention et par de fréquentes prières nous attirerons sur nous la bienveillance du Seigneur. C'est ainsi que les choses qui nous paraissent maintenant intolérables, nous deviendront aisées, légères, désirables même. Tant que nous sommes les esclaves des passions, nous jugeons la vertu âpre et rude, le vice nous paraît plein d'attrait et de douceur ; mais, pour peu que nous rompions avec la mauvaise habitude, c'est le vice que nous jugeons abominable et hideux; la vertu, loin de nous éloigner, nous attire et nous charme. Il ne nous est pas difficile de le savoir par les hommes vertueux. Écoutez Paul nous dire que les passions sont un sujet de honte après même qu'on s'en est éloigné: « Quel avantage trouviez-vous alors dans les choses dont vous rougissez aujourd'hui ? » Rom., VI, 21. Il déclare qu'après quelques efforts la vertu n'est plus un fardeau, qu'il n'y a là qu'une tribulation momentanée, un travail sans fatigue; il se réjouit dans les infirmités, il triomphe dans les souffrances, il est fier d'avoir reçu les stigmates du Christ. Aspirons-nous à vivre dans le même état, réglons chaque jour notre conduite sur ce que nous avons entendu, oublions ce que nous laissons en arrière, étendons-nous sans relâche vers ce qui est devant nous, afin de saisir la palme qui nous est promise là-haut. Puissions-nous tous l'avoir en partage, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui gloire et puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.