Saint Jean Chrysostome

Homélie 13 sur saint Matthieu

Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable.

1. Alors. Quand donc ? Après la descente de l'Esprit saint, après cette voix venant du ciel et prononçant cette parole : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances. » Matth., II, 17. Et, ce qu'il y a d'admirable, c'est l'Esprit qui le pousse et le conduit en ce lieu, comme le dit expressément l’Évangile. 

Pourquoi nous sommes tentés même après le baptême

Le Christ ayant voulu tout faire et tout souffrir pour notre instruction, il voulut être mené pour y lutter avec le diable, afin d'apprendre à quiconque est baptisé qu'il ne doit pas tomber dans le trouble quand il éprouve de plus forte tentations après le baptême, comme si c'était une chose contraire à la raison; qu'il doit plutôt tout supporter avec générosité, ne voyant en cela qu'une chose bien naturelle. C'est dans but qu'on vous a donné des armes : non pour rester dans le repos, mais pour combattre. Dieu n'empêche donc pas les tentations qui viennent vous assaillir : d'abord, pour vous apprend que vous êtes devenu plus fort; puis, pour vous imposer la mesure et la modestie dans la grandeur des dons que vous avez reçus. Les tentations elles-mêmes réprimeront l'orgueil. C'est encore pour que le génie du mal, doutant peut-être que vous l'avez réellement abandonné, sache par expérience que vous n'avez plus rien de commun avec lui. Une telle lutte a de plus pour effet de développer vos forces, de vous rendre plus solide que le fer le mieux trempé. Enfin, vous obtenez de la sorte la complète certitude que vous êtes en possession des trésors qui vous ont été confiés. Le diable n'aurait pas dirigé contre vous ses attaques, s'il ne vous avait pas vu dans un plus haut degré d'élévation. C'est ainsi qu'à l'origine il assaillit Adam, parce qu'il le vit entouré d'honneurs; et que plus tard il se déchaîna contre Job qu'il voyait également couronné et proclamé par le souverain Seigneur de tous les êtres. Il sera dit dans la suite: « Priez pour que vous n'entriez pas dans la tentation. » Matth., XXVI, 41. Aussi Jésus ne nous est-il pas représenté comme s'y jetant de lui-même et sans but; il y vient pour réaliser la pensée qui préside au mystère de son incarnation.

Le jeûne nous préserve des tentations

Cela nous enseigne qu'il ne faut pas nous exposer volontairement au combat, mais que nous devons nous y conduire avec courage quand nous y sommes amenés. Remarquez en outre où l'esprit l'a conduit; ce n'est pas dans une ville ni sur l'agora, c'est dans le désert. Comme son dessein était d'attirer le diable à cette rencontre, il lui présente l'occasion du lieu, en même temps que celle de la faim. Le diable s'attaque surtout à ceux qu'il trouve seuls et à l'écart. Dans le paradis terrestre, il aborda la femme isolément, en l'absence de l'homme. A la vue d'une réunion, il a moins d'audace. Raison de plus pour nous de nous réunir constamment, si nous voulons être moins exposés à devenir sa proie. Voilà donc que le diable rencontre Jésus dans le désert, et dans un désert impraticable. Qu'il en fut réellement ainsi, Marc nous le montre clairement par ce trait: « Il était avec les animaux sauvages. » Marc., I, 13. Examinez la fourberie et la méchanceté du tentateur, voyez comme il saisit la circonstance: il n'aborde pas précisément un homme qui jeûne, il aborde un homme qui a faim ; et cela vous apprend quel bien c'est que le jeûne, quelle arme contre l'ennemi de notre salut, et que dès lors il faut s'attacher à le pratiquer après le baptême, bien loin de s'adonner aux délices, à la mollesse, au plaisir du boire et du manger. C'est pour cela que le Christ a jeûné; ce n'est pas qu'il eût lui-même besoin du jeûne, il faisait ainsi notre éducation. Les péchés commis avant le baptême sont excusés par les appétits désordonnés et tyranniques des sens; or, tel un médecin venant de guérir un malade, lui défend les choses qui furent la cause du mal, le Christ introduisit le jeûne à la suite du baptême. La gourmandise chassa nos premiers parents du paradis, déchaina le déluge sur le monde au temps de Noé, fit tomber les feux du ciel sur les habitants de Sodome. L'impudicité sans doute était en cause dans les deux derniers cas ; mais le point de départ était dans le premier vice. Ezéchiel le dit en ces termes: « Et cependant voici quelle était l'iniquité des habitants de Sodome, ils se laissaient aller à la mollesse, dans l'exaltation de leur orgueil, dans la satiété, dans l'abondance des pains. » Ezech., XVI, 49. Voilà comment les Juifs commirent les plus grands maux, entrainés par l'ivresse et par les délices.

2. Le Christ jeûna donc pendant quarante jours, nous montrant ainsi les remèdes du salut; mais il n'alla pas plus loin de peur que le miracle, en dépassant certaines limites, ne fit révoquer en doute la vérité de l'incarnation. Tel qu'il est, son jeune n'offre pas ce danger, puisque Moïse et plus tard Élie avaient pu le prolonger aussi longtemps, soutenus par la puissance divine. S'il eût franchi ce terme, beaucoup auraient refusé de croire à l'humanité du Christ. « Quand il eut donc jeûné quarante jours et quarante nuits, il éprouva la faim. » C'était donner au diable l'occasion de s'approcher, et nous montrer ensuite à nous-mêmes dans le combat de quelle manière il faut vaincre et triompher. Ainsi font les athlètes : pour enseigner à leurs disciples comment on remporte la victoire, volontiers ils descendent dans l'arène et leur donnent une leçon par les faits, aux prises avec un adversaire. Voilà le spectacle qui nous est donné. Comme Jésus voulait attirer le diable au combat, il lui laisse voir d'abord qu'il a faim, puis il entre en lice avec lui, et dès qu'il a pu le saisir, il le terrasse deux ou trois fois sans effort et sans peine. Mais ne passons pas à côté de ces victoires, ce qui serait nous priver d'un grand bien; examinons-les au contraire avec soin, en commençant par la première.

Il avait donc faim; « et le tentateur s'approchant lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, dis à ces pierres de se changer en pains. » Il avait entendu ce que disait la voix venue du ciel: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé; » Matth., III, 17 ; il avait également entendu le glorieux témoignage de Jean concernant le Christ; et cependant il voit ce dernier tourmenté par la faim : il est donc dans l'incertitude, ne pouvant se persuader que celui dont on a dit de si grandes choses ne soit qu'un homme, ni reconnaître qu'il soit le Fils de Dieu, celui qui ressent les défaillances de la nature humaine. Cette incertitude de sa pensée se manifeste dans celle de ses paroles. Quand il se présenta devant Adam à l'origine du monde, il feignit ce qui n'était pas pour apprendre ce qui était. Il suit ici la même démarche : le mystère de l'Incarnation étant pour lui couvert de ténèbres, aussi bien que le personnage qu'il a devant lui, il invente une trame, il tend des filets dans lesquels il pense prendre ce qui lui demeure obscur et caché. Que dit-il ? « Si tu es le Fils de Dieu. » Il espère le séduire par cet éloge. Il ne lui parle pas de la faim, pour ne pas le blesser en lui présentant cette défaillance. Comme il n'était pas dans les admirables secrets du plan divin, il s'imaginait que ce serait là pour le Christ une injure ; aussi procède-t-il à la manière des flatteurs et ne lui parle-t-il que de sa dignité. Que fait le Christ ? Repoussant du premier mot cette tentative, et montrant que la chose tue par le tentateur n'avait rien de honteux, rien de contraire à la sagesse, il commence par en rappeler l'idée sans aucun déguisement, puisqu'il dit : « L'homme ne vit pas seulement de pain. » Il avoue donc tout d'abord la défaillance qu'il éprouve.

Remarquez la manœuvre de l’esprit malin, la manière dont il engage la lutte, l'emploi qu'il fait de ses artifices habituels. Il prend pour point de départ ce qui lui avait si bien réussi contre le premier homme, cet appétit grossier par lequel il l'avait plongé dans un abîme de maux. On entend encore aujourd'hui beaucoup d'insensés faire remonter au besoin de manger la cause de tous les désordres. Eh bien, le Christ nous apprend que l'homme vertueux ne saurait être poussé par ce besoin, quelque impérieux qu'il puisse être, à faire une chose indigne de lui; et c'est pour cela qu'il nous donne l'exemple de la résistance sous l'impression de la faim, nous enseignant par là qu'il ne faut jamais céder aux suggestions du démon. Le premier homme ayant offensé Dieu et transgressé la loi par une telle faiblesse, le Christ a voulu vous prémunir contre ce même malheur, en vous persuadant de ne pas céder alors même que la suggestion n'irait pas à la désobéissance formelle. Et que dis-je, la désobéissance ? Les démons nous donneraient-ils un utile conseil, semble-t-il nous dire, qu'il faudrait encore les repousser. Il leur défendit bien lui-même d'élever la voix alors cependant qu'ils le proclamaient Fils de Dieu. Paul à son tour leur imposa silence, quand ils rendaient hommage à la même vérité, malgré l'utilité que pouvait avoir ce témoignage; en les humiliant ainsi de plus en plus, en leur fermant la bouche, en les empêchant de seconder la doctrine du salut, il arrêta les embûches qu'ils peuvent nous dresser. Voilà pourquoi le Christ n'accède pas à la parole qu'il vient d'entendre. Que dit-il donc ? « L'homme ne vit pas seulement de pain. » Ce qui signifie que Dieu peut nourrir l'affamé par sa parole; il s'appuie sur le témoignage de l'Ancien Testament, et il nous enseigne que ni la faim ni les autres maux ne doivent nous éloigner de Dieu.

3. Si quelqu'un me dit que le Christ aurait dû relever le défi par un miracle, je lui demanderai pourquoi, et dans quel but. Le tentateur ne lui parlait pas ainsi pour s’amener à croire, mais bien dans l'espoir de le convaincre lui-même d'incrédulité. Par ce moyen il avait trompé nos premiers parents, il avait démontré que leur foi n'était pas solide; car, en leur promettant l'opposé de ce que Dieu leur avait dit, en les berçant de vaines espérances, en les jetant dans une certaine incrédulité, il les dépouilla des biens qu'ils possédaient. Mais le Christ se dévoile en refusant les miracles demandés, soit alors par le diable, soit plus tard par les Juifs s'inspirant de la même pensée; partout il nous enseigne à ne pas accomplir au hasard et sans cause ce qui serait en notre pouvoir, et même à ne pas obéir au diable jusque dans le cas où le bien semblerait devoir en résulter. Que fait cet esprit pervers après cette défaite ? N'ayant pas obtenu ce qu'il demandait, quoiqu'il eût la faim pour auxiliaire, il essaie un autre moyen, en disant : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il est écrit : Il t'a confié au soin des anges, afin qu'ils te portent dans leurs mains. » Psalm. XC, 11. Pourquoi chaque tentation est-elle suivie de cette parole : « Si tu es le Fils de Dieu ? » Ce qu'il avait fait au commencement, il le fait encore. Il attaquait Dieu lorsqu'il tenait ce langage. « Le jour où vous mangerez de ce fruit, vos yeux seront ouverts; » Genes., III, 5; car il leur faisait entendre qu'ils étaient trompés, qu'on les tenait dans l'erreur, qu'ils n'avaient aucun bienfait à reconnaître. C'est la même pensée qu'il insinue en ce moment : Ce nom de Fils est illusoire, c'est un don trompeur, et, si c'est moi qui me trompe, tu n'as qu'à montrer que ta puissance est en rapport avec ce nom. — Puis, comme il lui avait été répondu par un texte de l’Écriture, il produit lui aussi le témoignage d'un prophète.

Comment donc le Christ n'est-il pas indigné, ne laisse-t-il pas éclater sa colère, et lui répond-avec tant de douceur, en citant encore l’Écriture : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ? » Deut., VI, 16. C'est pour nous apprendre qu'il faut triompher du démon, non par les signes, mais par la patience et la magnanimité; que rien ne doit être fait par ostentation et par vaine gloire. Voyez comme la déraison du tentateur se montre par le témoignage même qu'il invoque. Ceux que le Seigneur a cités sont l'un et l'autre parfaitement appropriés à la circonstance; tandis qu'il produit les siens sans discernement, sans qu'il soit possible de les appliquer à son objet. Cette parole, en effet : « Il est écrit qu'il t'a confié au soin de ses anges, » n'indique nullement qu'on doive se précipiter et s'exposer à la mort; et d'ailleurs ce n'est pas du Seigneur qu'elle provient. Celui-ci ne le réfute pas néanmoins là-dessus, bien qu'une pareille citation soit injurieuse et dépourvue de sens. Nul ne demande de telles choses au Fils de Dieu; le diable seul et ses anges peuvent se proposer de précipiter quelqu'un; Dieu relève ceux qui sont déjà tombés. S'il eût dû montrer alors sa puissance, ce n'est pas en se précipitant, en s'exposant lui-même à la mort, c'est en sauvant les autres, qu'il l'eût montrée. Se jeter dans un précipice, affronter l’abîme, c'est se ranger dans les phalanges du démon. Ainsi se manifeste partout l'action du séducteur. Après de telles propositions, le Christ ne laisse pas encore voir ce qu'il est; il répond comme s'il n'était qu'un homme. Ces mots: « L'homme ne vit pas seulement de pain, » et ces autres: «Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu, » ne dévoilent pas sa substance, et signifient plutôt qu'on doit le confondre avec le reste des hommes.

Ne soyez pas étonné si, parlant avec le Christ, le tentateur se replie plusieurs fois sur lui-même. Il est comme un lutteur atteint d'un coup mortel, dont le sang coule à flots, et qui tourne en tout sens, ayant un nuage devant les yeux; frappé d'aveuglement par une première et par une seconde blessure, il dit sans réflexion ce qui lui vient à la pensée, et le voilà qui recommence pour la troisième fois la lutte. « Et l'ayant transporté sur une haute montagne, il lui montra tous les royaumes du monde, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si, te prosternant devant moi, tu m'adores. Alors Jésus lui répondit: Retire-toi, Satan; car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu n'adoreras que lui. » Deut., VI, 13. Cette fois, son Père était directement outragé, le diable s'arrogeait la domination universelle et la nature même de Dieu, sans en excepter la puissance créatrice; c'est alors que Jésus le confond, et sans trop de rigueur encore, en lui disant simplement: « Retire-toi. Satan. » C’était la plutôt un ordre qu'une objurgation. Or, avec ce mot seul, il le met en fuite, et le tentateur ne revint pas à la charge.

4. Comment se fait-il que Luc dise cependant qu'il consomma toute tentation ? A mon avis, il dit toutes pour désigner seulement les principales, toutes étant réellement comprises dans celles-ci. Etre esclave de son ventre, en effet, le jouet de la vaine gloire, l'adorateur de l'argent, c'est demeurer sujet à tous les autres vices. L'esprit du mal le savait bien assez; aussi réserva-t-il pour la fin la plus forte de ces passions, la soif insatiable des richesses. Cette arme, il l'avait déjà maniée dès le commencement; mais il y revient encore comme à son dernier moyen.y revient encore comme à son dernier moyen.

Comment devons-nous en triompher ? Comme le Christ nous l'enseigne, en recourant à Dieu, de telle sorte que nous ne nous laissions pas abattre par la faim, dans la persuasion qu'il peut subvenir à notre vie par la parole; — nous ne devons pas non plus tenter notre bienfaiteur dans les biens que nous en avons reçus; — en méprisant la gloire humaine, satisfaits de celle d'en haut, en dédaignant tout ce qui ne nous est pas nécessaire. Rien ne place un homme sous le joug du démon comme le désir d'acquérir sans cesse, de toujours accumuler. Ce qui se passe aujourd'hui nous en est une preuve évidente. Et nous aussi, nous l’entendons cette parole : je te donnerai tout cela, si tu m'adores, si tu te prosternes. Ce sont des hommes qui parlent ainsi; mais ils ont comme perdu leur nature pour devenir les instruments du démon. Même alors, il n'attaqua pas le Christ avec ses seules ressources, il employa d'autres moyens; c'est ce que Luc nous fait entendre en disant : « Il s'éloigna de lui pour un temps; » Luc., IV, - 13; évidemment cela signifie qu'il revint ensuite muni d'instruments qui lui sont familiers.

Nous sommes applaudis par les anges quand nous triomphons du démon

« Et voilà que les anges s'approchèrent de Jésus et se mirent à le servir. » Il ne leur avait pas permis de se montrer durant la lutte, de peur que son ennemi n'en prît l'alarme; mais, après qu'il l'a confondu sur tous les points et réduit à prendre la fuite, les anges viennent à lui. C'est pour vous apprendre que vous aussi, quand vous aurez remporté la victoire, vous serez accueilli par les applaudissements des anges, qui vous accompagneront partout comme une garde d'honneur. Voilà comment ils vinrent prendre Lazare aussitôt qu'il eut quitté cette ardente fournaise de la pauvreté, de la faim et de l'angoisse. Je l'ai dit, la vie du Christ est pleine de signes qui doivent se réaliser en notre faveur. Puis donc que tout cela s'est fait pour nous, tachons d'imiter cette victoire. Si quelqu'un des ministres du démon, animé de la même pensée, poussé par la même malice, vous aborde et vous dit : Vous êtes digne d'admiration, vous êtes grand; déplacez donc cette montagne; — ne vous troublez pas, gardez votre calme, répondez avec beaucoup de douceur et servez-vous des expressions mêmes que vous avez recueillies de la bouche de votre divin Maitre : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » S'il vient vous offrir la gloire, la puissance, d'immenses trésors, en vous demandant de vous prosterner, soyez inébranlable, restez debout. Non, ce n'est pas seulement contre notre commun Maître à tous que le diable a dirigé ses attaques; chaque jour il fait mouvoir contre chacun de ses serviteurs les mêmes machines. Il ne  les déploie pas seulement sur les montagnes ou dans les déserts, il les dresse aussi dans les villes, sur les places publiques, dans les tribunaux, et, non content d'agir par lui-même, il agit par les hommes qui nous tiennent de plus près.

Que faut-il donc faire ? Refuser de croire à la flatterie, se boucher les oreilles, détester l'adulateur, et l'éloigner d'autant plus qu'il vous fait de plus belles promesses. C'est en exaltant la première femme par de magnifiques espérances, qu'il la fit déchoir et l'accabla de mille maux. Sa haine est implacable, et la guerre qu'il nous fait ne connaît pas de trêve. Nous n'avons pas pour notre salut le même zèle qu'il déploie pour notre perte. Nous n'avons donc pas à le repousser par la parole seulement, il faut aussi le repousser par les actes; l'aversion doit descendre de la pensée dans la vie, si bien que nous ne fassions rien pour lui plaire : c'est ainsi que nous ferons tout pour plaire à Dieu. Le tentateur promet beaucoup, mais pour prendre et non pour donner : il promet le fruit de la rapine, afin de ravir la justice et la royauté; il étale des trésors sur la terre, comme on tend des pièges et des filets, pour nous dépouiller de ces mêmes trésors en même temps que des trésors célestes; ou bien, s'il veut nous enrichir ici-bas, c'est pour nous appauvrir dans la vie future. Quand il ne peut pas nous enlever les biens à venir par l'attrait des richesses, il s'avance par un autre chemin, celui de l'indigence : ainsi fit-il envers Job.

Voyant, en effet, que l'opulence n'avait causé aucun préjudice à cet homme, il essaya de le prendre dans les lacets de la pauvreté, pensant remporter ainsi la victoire. Quoi de plus insensé ? Car enfin celui qui a pu supporter la richesse avec modération, supportera beaucoup mieux l'indigence avec générosité; celui qui n'a pas attaché son cœur aux biens qu'il possédait, n'ira pas poursuivre ceux qu'il n'a pas. Voilà quelle fut la conduite de ce juste : la pauvreté ne fit que donner un nouveau lustre à sa vertu. Cet esprit pervers put bien lui ravir ses possessions, mais non son amour envers Dieu; loin même d'y porter atteinte, il concourut à rendre cet amour plus fervent : en dépouillant cet homme de tout, il multiplia ses biens avec une merveilleuse abondance. Le tentateur était donc à bout d'expédients. Plus il frappait de coups, plus il voyait augmenter la force de l'athlète. Après avoir essayé de tous les moyens et tenté tous les efforts possibles, il en appelle à son vieil arsenal, la femme; il revêt les dehors de la sollicitude et de la pitié, il déplore à grand renfort de soupirs les malheurs du juste, et puis il glisse son funeste conseil, en le lui présentant encore comme une issue pour échapper à tous les maux. Il ne prévalut pas même de la sorte; car cet homme admirable eut bientôt éventé le piège et coupa court avec une rare prudence aux discours insensés de sa femme, dont la langue était mue par le tentateur.

5. A nous d'imiter la conduite de Job : si le démon, revêtant en quelque sorte les traits d'un frère, d'un ami, d'une femme même, ou de quiconque nous est le plus cher au monde, vient nous adresser de dangereuses paroles, il faut bien se garder d'accepter le conseil par égard pour la personne, il faut plutôt repousser cette personne à raison de ce qu'il y a de pernicieux dans le conseil. Il emploie toujours les mêmes manœuvres, il se couvre encore du masque de la pitié, et, sous ces dehors flatteurs, il nous adresse des paroles plus délétères que les poisons les plus subtils. Flatter pour perdre, c'est le propre du démon; corriger pour sauver n’appartient qu’à Dieu. Ne nous y trompons donc pas et ne cherchons pas dans la vie les chemins les plus commodes. Il est écrit, en effet : « Celui qu'il aime, Dieu le châtie. » Prov., II, 12. Lorsque vivant dans le désordre nous sommes dans la prospérité, c'est alors surtout que nous devons craindre : les pécheurs ne doivent jamais être sans frayeur; mais ils doivent surtout éprouver ce sentiment quand rien de malheureux ne leur arrive. Si Dieu nous punit en détail, c'est qu'il veut alléger sa vengeance ultérieure; s'il supporte patiemment chacun de nos crimes, et si nous abusons de cette patience pour y persévérer, c'est qu'il nous réserve un plus terrible châtiment. La tribulation est nécessaire aux justes, à plus forte raison l'est-elle aux pécheurs. Voyez quelle longanimité Dieu montra pour Pharaon; mais à la fin, le persécuteur expia toutes ses résistances. Nabuchodonosor, longtemps coupable, finit aussi par être puni de toutes ses iniquités. C'est pour avoir été sur la terre à l'abri de toute douleur, que le mauvais riche fut plongé dans un abîme de souffrances; les délices dans lesquelles il avait vécu le conduisirent à des tourments qui n'admettent plus de consolation.

Il y a cependant des hommes tellement dénués de sentiment et d'intelligence, qu'ils ne tiennent compte que du présent et vont redisant ces frivoles discours : je veux en attendant jouir des biens de la vie présente; plus tard je m'occuperai de ce qui m'est caché. Je satisferai mes appétits, le plaisir me servira de mobile, j'userai et j'abuserai du temps. Donnez-moi le jour actuel, et gardez pour vous celui de demain. — Ô démence hyperbolique ! En quoi diffèrent-ils des boucs et des pourceaux, ceux qui tiennent ce langage ? Si le prophète ne permet pas qu’on tienne pour des hommes ceux qui hennissent après la femme du prochain, qui nous reprochera de regarder comme des boucs et des pourceaux, comme plus stupides que des ânes, ceux qui révoquent en doute des choses plus évidentes que ne le sont les objets visibles eux-mêmes ? Si vous n'acceptez aucun autre témoignage, rangez-vous du moins à celui des esprits qui subissent leur châtiment, et qui ne reculent devant aucune parole ni devant aucun acte pour nous amener à le partager. Vous ne nierez pas peut-être qu'ils ne négligent rien pour nous plonger de plus en plus dans l'indolence, détruire en nous la crainte de l'enfer et nous empêcher de croire au jurement divin. Tel est le désir qui les anime; et plus d’une fois cependant ils ont attesté par leurs cris et leurs hurlements les supplices de la vie future. D'où vient cette contradiction, et pourquoi leur parole est-elle en opposition avec leur désir ? Pour aucun autre motif, si ce n'est qu'ils subissent une nécessité plus forte que leur volonté. Jamais de leur propre mouvement ils ne voudraient reconnaître qu'ils sont tourmentés par des hommes morts, jamais ils n'avoueraient une souffrance quelconque.

Mais dans quel but vous ai-je ainsi parlé ? C'est pour vous montrer que les démons proclament l'existence de la géhenne, malgré leur volonté d'en détruire en nous la croyance; tandis que vous, investi de tant d'honneur, devenu participant des mystères ineffables, vous ne savez pas même les imiter et devenez pire par votre ingratitude. — Quelqu'un est-il revenu de l'enfer, me direz-vous, pour nous apprendre de telles choses ? — Il y a mieux; quelqu'un est venu du ciel pour vous dire qu'il existe un Dieu créateur de tous les êtres. — Comment savons-nous de plus que nous avons une âme ? — Mais, si vous ne devez croire qu'à ce qui frappe vos sens, si vous doutez de l'existence de Dieu, des anges, de votre entendement et de votre âme, vous verrez crouler en vous tout l'édifice de la vérité. Et c'est précisément parce que vous ne voulez croire qu'à ce qui tombe sous les sens, que vous devez croire aux choses invisibles plus encore qu'aux choses visibles. Cette proposition peut vous paraître étrange et paradoxale; mais elle est vraie, et tout homme intelligent l'admet sans hésiter. Les yeux se trompent souvent, je ne dis pas dans les choses invisibles, qui ne sont pas évidemment de leur domaine; je dis dans les objets mêmes qu'ils croient apercevoir; c'est la distance, l'état de l’air, celui de l'âme, l'inattention ou la distraction, la colère et le souci, mille obstacles divers, qui faussent leur action; tandis que la vue de l'âme, l'action de l'entendement, quand elle reçoit la lumière des divines Écritures, saisit son objet avec autant de sûreté que de précision. Ne tombons pas gratuitement dans une erreur déplorable; car, outre qu'elle produit cette torpeur qui paralyse la vie, elle entasse sur notre tête des feux vengeurs. Si le jugement ne devait pas être, il est certain que nous n'aurions pas à rendre compte de nos actions, et que nous ne recevrions pas non plus la récompense de nos travaux. Considérez, je vous prie, jusqu'où vont vos blasphèmes, lorsque vous prétendez. qu'un Dieu juste et bon dédaignera tant de peines et de sueurs. Comment faire accorder ce langage avec la raison ?

6. Si vous ne pouvez pas autrement examiner ces choses, examinez-les du moins d'après ce qui se passe dans votre maison, et vous ne manquerez pas d'en voir l'absurdité. Seriez-vous sans entrailles, dépourvu de tout sentiment humain, plus cruel que les bêtes sauvages, vous ne voudriez pas mourir sans récompenser un esclave qui vous a témoigné du dévouement; non content de lui donner la liberté, vous lui laisseriez encore des ressources pour vivre, et comme au moment de votre mort vous ne pouvez rien faire par vous-même, vous laisseriez ce soin à vos héritiers, en les priant, en les conjurant par tous les moyens possibles de ne pas oublier les services de cet homme. Or, si vous montrez tant de sollicitude et de bonté pour votre serviteur, vous si méchant d'ordinaire, l'immense bonté de Dieu, cette tendresse ineffable, cette mansuétude infinie, laisserait-elle sans couronne de fidèles serviteurs tels que Pierre, Paul, Jacques et Jean, après qu'ils ont subi pour leur divin Maître la faim, les chaînes, les verges, les submersions, la rage des bêtes, la mort accompagnée de toutes les tortures ?

Quoi ! l'agonothète proclame et couronne le vainqueur aux jeux olympiques, le maître récompense son serviteur, le monarque honore le vaillant soldat, chacun, en un mot, fait tout le bien qu'il peut à qui l'a bien servi; et Dieu seul n'accorderait rien, absolument rien, à tant de sueurs et de fatigues ? Quoi ! ces hommes justes et pieux qui n'ont reculé devant aucun genre de vertu, ne seront pas de meilleure condition que les impudiques, les parricides, les meurtriers et les cambrioleurs ! — N'est-ce pas là l'opposé de la raison ? Si rien ne nous attend au sortir de cette vie, si notre destinée tout entière est renfermée dans les limites du temps, les premiers ne sont pas plus heureux que les derniers : je me trompe, ils le sont moins. En supposant, comme vous le faites, qu'ils soient dans le même état après la mort, il reste que les uns ont passé leur vie dans les délices et les autres dans les privations et les tourments. Quel est le tyran assez barbare, l'homme assez inhumain pour traiter ainsi des serviteurs fidèles et dévoués ? L'absurdité de cette hypothèse n'est-elle pas assez évidente, et ne voyez-vous pas où conduit votre raisonnement ? N'auriez-vous pas d'autre preuve, que celle-là vous suffise pour vous éloigner de cette funeste erreur : fuyez le vice, embrassez les labeurs de la vertu; et vous comprendrez alors que notre vie n'est pas circonscrite dans les bornes du temps présent.

Pourquoi Dieu ne punit pas tout de suite les coupables

Si quelqu'un vous demande ensuite : qui donc est venu nous apprendre ce qui se passe dans l'autre vie ? répondez-lui : aucun homme sans doute, et du reste un homme n'aurait pas été cru, il eût été soupçonné d'exagération ou de mensonge, c'est le Seigneur même des anges qui nous a tout enseigné. Qu'avons-nous besoin du témoignage d'un homme, lorsque Celui qui doit nous juger élève chaque jour la voix pour nous affirmer qu'il a préparé la géhenne et le royaume, en nous donnant de son affirmation des preuves éclatantes ? S'il n'avait pas du nous juger, il ne nous eût pas infligé des peines même ici-bas. Comment expliquer, en effet, que parmi les hommes pervers, les uns soient punis tandis que les autres échappent au supplice ? Dieu ne faisant acception de personne, ce dont on ne saurait douter, d'où vient l'inégalité de ce traitement ? Là se trouve une difficulté plus grave encore que la précédente. Mais si vous m'écoutez avec une bienveillante attention, j'espère également la résoudre. Quelle en est la solution ? Il ne punit pas tous les coupables en ce monde, pour que vous ne révoquiez pas en doute la résurrection et le jugement à venir, par la raison que tous auraient déjà subi leur peine : il ne veut pas non plus que tous soient épargnés, pour ne pas vous laisser croire que le monde est livré au hasard. Sa conduite est donc un mélange de miséricorde et de justice.

En punissant, il nous montre qu'il demandera compte plus tard de leurs actes à ceux-là mêmes qui auront subi ce premier châtiment. En ne punissant pas, il nous dispose à croire qu'au sortir de la vie nous comparaîtrons devant un redoutable tribunal. S'il n'accordait aucune attention à notre vie terrestre, il ne punirait ni ne récompenserait personne ici-bas; mais vous le voyez maintenant, c'est pour vous qu'il a déroulé les cieux, allumé le soleil, consolidé la terre, répandu la mer, créé l'air que vous respirez, déterminé le cours de la lune et celui des saisons, imposé des lois immuables à toutes les parties de l'univers, si bien que toutes obéissent à sa volonté suprême. Non seulement notre nature à nous, mais encore celle des animaux privés d'intelligence, de ceux qui rampent comme de ceux qui marchent, des oiseaux et des poissons, de tout ce qui peuple les étangs, les sources, les fleuves, les montagnes, les bois, les maisons, les airs et les champs; tout ce qui germe et s'épanouit sur la terre, les arbres sauvages et ceux qui sont cultivés, ceux qui donnent des fruits et ceux qui n'en donnent pas; toutes ces choses, en un mot, sous l'action de cette main infatigable, concourent au développement de notre vie, le Créateur ne se bornant pas au nécessaire, et lui fournissant tout ce qui peut en faire l'ornement et l'utilité. 

Lorsque vous voyez cet ordre admirable, bien que nous ne vous en ayons montré qu'une légère partie, comment osez-vous dire que l'Auteur de tant de merveilles et de bienfaits ne s'occupera plus de vous au moment suprême, et qu'à la fin il vous abandonnera parmi les animaux immondes ? Après vous avoir honoré des titres glorieux que la religion vous donne et vous avoir fait l'égal des anges, il dédaignerait donc ainsi vos longs travaux et vos fatigues incessantes ? La raison n'est-elle pas révoltée d'une telle supposition ? Si nous gardions là-dessus le silence, les pierres elles-mêmes élèveraient la voix; car la vérité brille ici d’une lumière plus pure et plus éclatante que les rayons du soleil. Pensant donc à ces vérités et les gravant dans nos âmes, sachant à n'en pas douter qu'au sortir de la vie nous avons à comparaitre devant le redoutable tribunal, pour y rendre compte de toutes nos actions, en recevoir le juste châtiment si nous avons persévéré dans le désordre, la récompense et le prix avec des couronnes immortelles si nous avons fait quelques efforts sur nous-mêmes, repoussons avec fermeté tout ce que nous pourrions entendre dans un sens opposé, et marchons dans la voie que la vérité nous trace, afin de nous présenter ensuite avec confiance à ce même tribunal, et entrer en possession des biens promis, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire et puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. 

Ainsi soit-il.