Saint Jean Chrysostome

Homélie 10 sur saint Matthieu 

En ces jours là Jean-Baptiste vint prêchant dans le désert de la Judéo, et disant : faites pénitence, car le royaume des cieux est proche.

1. Quels sont ces jours ? Ce n'est pas certes quand Jésus était enfant et se rendit à Nazareth, c'est trente ans après que Jean parut, ainsi que Luc l'atteste. Pourquoi donc est-il dit: « En ces jours-là ? » C'est l'usage constant de l’Écriture d'employer cette expression, non seulement quand elle raconte des faits qui se suivent d'une manière immédiate, mais encore quand elle saute à des événements qui ne se produisent qu'après plusieurs années. Nous voyons cette expression reparaître dans la circonstance où, le Sauveur étant assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples l'abordèrent et l'interrogèrent sur son second avènement et sur la destruction de Jérusalem; or, vous savez combien ces deux faits sont distants l'un de l'autre ; et cependant, après qu'il a parlé du renversement de la métropole et quand il n'a plus rien à en dire, il passe à la consommation des siècles, en commençant par ce mot: « Alors » viendront ces choses. Alors n'exprime pas ici l'identité des époques ; il désigne seulement celle des événements que le Seigneur va prédire. Voilà comment s'expliquent aussi les mots de notre Évangile : « En ces jours-là. » Ils ne signifient pas que les jours dont il est question viennent immédiatement à la suite; c'est une manière de désigner l'époque où se sont accomplies les choses dont on va parler. — Et pourquoi, me demanderez-vous, Jésus reçoit-il le baptême après sa trentième année ? — C'est qu'il voulait abroger la loi une fois qu'il aurait été baptisé; aussi, jusqu'à cet âge où tous les péchés peuvent être commis, il observe la loi tout entière, afin qu'on ne puisse pas dire qu'il s'est élevé contre la loi parce qu'il n'était pas en état de l'accomplir.

Toutes les passions dépravées ne tombent pas en même temps sur nous : dans le premier âge, c'est l'imprudence et la faiblesse; dans l'âge suivant, l'amour effréné des plaisirs; et ensuite, c'est la soif des richesses. Après avoir parcouru tous ces âges et toujours accompli la loi, il en vient au baptême : c'est un dernier devoir qu'il ajoute à tant d'autres. Que ce soit là, en effet, la dernière des œuvres légales dont il veut s'acquitter, il le déclare lui-même: « Il convient que nous remplissions ainsi toute justice. » Matth., III, 15. C'est comme s'il disait : nous avons observé toutes les prescriptions de la loi, nous n'en avons transgressé aucun précepte. Il n'en reste plus qu'un à remplir; il faut l'ajouter aux autres, et par là toute justice sera satisfaite. — Par justice, il entend l'accomplissement de tous les préceptes. Nous voyons donc clairement le motif pour lequel le Christ voulut être baptisé.

Mais quelles furent les circonstances de ce baptême ? Ce n'est pas de son propre mouvement, c'est par une impulsion divine que le fils de Zacharie s'y trouva ; Luc nous l'apprend en ces termes: « La parole du Seigneur se fit entendre à Jean. » Luc., III, 2. La parole ici signifie un ordre. Jean lui-même s'exprime ainsi : « Celui qui m'a donné mission de baptiser dans l'eau m'a dit cette parole : Celui sur lequel tu verras l'Esprit descendre et se reposer sous la forme d'une colombe, c'est celui-là qui baptise dans l'Esprit saint. »Joan., I, 33. Pourquoi donc a-t-il mission de baptiser ? Jean répond encore à cette question : « Je ne le connaissais pas; et c'est pour qu'il fût manifesté dans Israël, que je suis venu baptiser dans l'eau. » Ibid., 31. Mais, si tel était l'unique but de sa mission, comment Luc dit-il: « Il vint dans la contrée du Jourdain, prêchant le baptême de la pénitence pour la rémission des péchés ? » Luc., III, 3. Et cependant il n'avait pas le pouvoir de les remettre; c'est le privilège du baptême qui devait être donné ultérieurement : dans celui-ci seulement nous sommes ensevelis avec le Sauveur, le vieil homme qui vivait en nous est crucifié avec lui; nulle part on ne constate de rémission avant la croix, partout elle nous apparait comme le fruit de son sang. Voici comment Paul s'exprime: « Mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit saint. » I Cor., VI, 11. II ne dit pas : Dans le baptême de Jean. Ailleurs il dit: « Quant à Jean, il a prêché le baptême de la pénitence, afin d'amener les hommes à croire en Celui qui venait après lui. » Act., XIX, 4. Il n'est pas non plus parlé de rémission dans ce texte. Alors que le sacrifice n'était pas encore offert, le péché expié, l'inimitié détruite, la malédiction effacée, comment la rémission aurait-elle eu lieu ?

2. Que signifie donc cette parole: " Pour la rémission des péchés? » Marc., I, 4. L'intelligence des Juifs était entièrement pervertie, il n'avaient pas même le sentiment de leurs péchés; parvenus au dernier degré du mal, ils ne cessaient de se proclamer justes. C'est là principalement ce qui les perdit et les éloigna de la foi. Telle est l'accusation que Paul dirige contre eux quand il dit: « Ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ils ne sont pas rentrés dans la première. » Rom, X, 3. Et plus haut: « Que dirons-nous donc ? Que les nations, qui ne suivaient pas les voies de la justice, ont embrassé la justice; et que les Israélites en suivant la loi de justice ne sont pas parvenus à la loi de la justice elle-même. Pourquoi ? Parce qu'ils ne l'ont pas cherchée par la foi, mais bien par les œuvres. » Rom., IX, 30-32. Or, comme telle était la cause de leurs maux, Jean est venu, ne se proposant pas autre chose que de les amener à la connaissance de leurs péchés. Cette mission était présente dans toute sa personne; car elle ne respirait que pénitence et confession. Tel était le but de sa prédication tout entière ; il allait redisant toujours : « Faites de dignes fruits de pénitence. » Luc., II, 8.

C'est parce qu'ils ne condamnaient pas leurs péchés, comme Paul le déclare, qu'ils se sont éloignés du Christ. Les avoir présents à la mémoire, c'est une heureuse disposition pour trouver le rédempteur et obtenir le pardon. Jean venait donc disposer ainsi leurs cœurs en les exhortant à la pénitence : il voulait par là les soustraire au châtiment et les conduire par la voie de l'humilité à se condamner eux-mêmes, afin de mériter d'être absous. Voyez avec quelle précision l'Evangéliste établit cette vérité. Après avoir dit, en effet: « Il vint prêchant le baptême de la pénitence dans le désert de la Judée, » il ajoute: « Pour la rémission des péchés. » Marc., I, 4. C'est comme si le précurseur tenait ce langage : en les exhortant, en les engageant à se reconnaître pécheurs et à se repentir, je me suis proposé de leur rendre l'absolution plus facile, et non de préparer leur punition. S'ils ne s'étaient pas condamnés eux-mêmes, ils n'auraient pas demandé grâce, et, ne demandant pas grâce, ils n'auraient pas obtenu l'absolution.

Ce baptême permet donc l'acheminement vers l'autre ; et c'est pour cela qu'il est dit: « Afin qu'ils crussent en celui qui vint après lui. » Act., XIX, 4. C'est une seconde cause de ce baptême, après celle que nous avons déjà signalée. Ce n'eût pas été pareil, s'il eût parcouru les maisons en y conduisant le Christ par la main, en prononçant même cette parole : croyez-en celui-ci. Non, ce n'eût pas été la même chose que de parler comme il le fit devant tous les hommes rassemblés, de leur adresser cette grande leçon, et dans de telles circonstances. Voilà pourquoi le Christ vint se faire baptiser. La réputation de celui qui allait lui donner le baptême et la nature même de cette cérémonie attiraient la cité tout entière, l'appelaient au bord du Jourdain : c'était un vaste théâtre. Jean saisit cette occasion pour réprimander ceux qui étaient accourus, détruire en eux les pensées avantageuses qu'ils avaient d'eux-mêmes, leur montrer qu'ils s’exposent aux derniers malheurs faute de faire pénitence, s'ils ne laissent pas là leurs aïeux et toutes les vaines prétentions qu'ils nourrissent à cet égard, pour accueillir celui qui vient au milieu d'eux. La destinée du Christ était alors comme enveloppée d'un nuage, et même pour plusieurs d’entre eux, elle était terminée depuis le massacre de Bethléem. Il s'était manifesté un instant dans sa douzième année, mais pour retourner aussitôt dans son obscurité première ; il lui fallait donc un nouveau commencement plein de grandeur et d'éclat. C'est pour cela que les Juifs entendent alors annoncer des choses inouïes pour eux, que leurs prophètes ne leur avaient jamais enseignées, ni un docteur quelconque : une doctrine qui parle sans cesse du ciel, du royaume des cieux, et ne s'occupe plus de la terre. Par royaume il faut comprendre ici l'avènement du Christ, soit le premier, soit le second. — Mais à quoi bon adresser ces paroles aux Juifs, me direz-vous peut-être, s'ils ne comprennent rien à cet enseignement ? — Je parle de la sorte, répond le Précurseur lui-même, pour que, stimulés par l'obscurité des paroles, ils aillent à celui qui est l'objet de ma prédication. — Voilà pourquoi les publicains et les soldats l'interrogent, lui demandent ce qu'ils doivent faire, quelle direction il faut donner à leur vie; ce qui montrait déjà qu'ils s'élevaient au-dessus des choses temporelles, qu'ils se dirigeaient vers de plus hautes pensées, entrevoyant les biens de l'avenir comme dans un rêve. Tout concourait à soutenir ce généreux élan, l’exemple aussi bien que la parole.

3. Songez donc ce que c'était de voir un homme ayant dépassé sa trentième année et venant du désert, le fils du prince des prêtres; supérieur à toutes les exigences du corps, digne d'un respect sans limites, accompagné d’Isaïe. En effet, il apparaissait annonçant le Sauveur au monde, et disant : Voilà celui dont je vous prophétisais la venue lorsque j'élevais dans le désert une voix éclatante. — Le zèle des prophètes touchant le mystère de la rédemption était si grand qu'ils avaient prédit longtemps d'avance, non seulement la venue du Seigneur, mais encore celle de son précurseur lui-même; et, non contents de le désigner, ils étaient allés jusqu'à déterminer le lieu dans lequel il devait habiter, le mode de sa prédication, l’objet de son enseignement, le bien même qui devait en résulter. Voyez comme l'un et l'autre, le prophète et le précurseur, enseignent au fond les mêmes choses, bien qu'ils n'emploient pas les mêmes expressions. Le prophète dit, laissant voir que le Messie va paraître : « Préparez la voie du Seigneur, aplanissez ses sentiers. » Isa., XL, 3. Et, le Messie étant déjà sur la terre, le précurseur dit à son tour: « Faites de dignes fruits de pénitence; » Matth., III, 8; ce qui revient certainement à dire: « Préparez la voie du Seigneur. » Ainsi donc, l'un dans sa prophétie, et l’autre dans sa prédication expriment la même chose, à savoir que ce dernier est venu pour marcher devant le Christ et lui préparer les voies : ce n'est pas à lui d'accorder le don de la rémission, il doit simplement disposer les âmes à recevoir le Dieu de l'univers. Luc va plus loin; il ne se contente pas des premières paroles de la prophétie, il la cite tout entière : « Toute vallée sera comblée, dit-il, toute montagne et toute colline seront abaissées; les chemins tortueux seront redressés, et les sentiers raboteux aplanis; et toute chair verra le salut du Seigneur. » Luc., III, 5-6; Isa., XL, 4-5.

Vous le voyez, le prophète a tout annoncé depuis plusieurs siècles, et le concours du peuple, et l'heureux changement qui se produira parmi les hommes, et la facilité de la prédication, et le principe des événements futurs, bien qu'il s'exprime dans un langage métaphorique; ce qui ne doit pas nous étonner, puisqu'il s'agit d'une prophétie. Quand il dit, par exemple: « Toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline seront abaissées, et les sentiers raboteux seront aplanis, » il annonce l'exaltation des humbles et l'abaissement des superbes, les aspérités de la loi faisant place aux merveilleuses facilités de la foi. — Plus de sueurs ni de travaux pénibles, semble-t-il dire, mais la grâce et le pardon des péchés, qui nous rendront le salut si facile. La raison, il la signale dans ces mots : « Et toute chair verra le salut du Seigneur. » Ce ne seront pas seulement les Juifs et les prosélytes, ce seront les terres et les mers, toute la nature humaine sans exception. Les sentiers tortueux et raboteux représentent ici toute existence dépravée, les publicains et de les fornicateurs, les larrons et les mages; car, après avoir marché dans les chemins de l’iniquité, ils entreront dans la voie droite. Le Christ lui-même atteste le fait: « Les publicains et les pécheurs vous précéderont dans le royaume de Dieu; » Matth., XXI, 31; et cela, parce qu'ils ont cru. Le prophète avait dit la même chose en ces termes: « Alors les loups et les agneaux paîtront ensemble. » Isa., LXV, 25. De même que plus haut par montagnes et vallées, il désignait les excentricités et les anomalies morales qui devaient être ramenées au niveau de la philosophie; de même en ce passage par la nature diverse des animaux, il désigne les caractères opposés des hommes, pour annoncer encore qu'ils vivront dans la concorde et l'harmonie de la piété. Il en avait dit également la cause : « Il se lèvera celui qui doit commander aux nations, et les nations espéreront en lui. » Ibid., XI, 10. Cette parole est la même que celle-ci: « Toute chair verra le salut de Dieu. » C'est toujours une prophétie qui nous montre au loin la connaissance et la vertu de l’Évangile se répandant jusqu'aux extrémités du monde, et dépouillant les hommes de leur férocité, de leurs mœurs grossières, pour les transformer et leur inspirer une inaltérable douceur. « Or Jean portait un vêtement fait de poils de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins. » Nous l'avons déjà remarqué, les prophètes ont annoncé certaines choses; mais ils en ont laissé d'autres aux Évangélistes. C'est ainsi que Matthieu rapporte d'abord les prophéties et ensuite ajoute ses propres observations; il n'a pas regardé comme hors de propos de parler des vêtements du juste.

4. C'était vraiment une chose étonnante et merveilleuse de voir un corps humain résister à tant de privations; et voilà ce qui gagnait surtout les cœurs des Juifs; ils voyaient en lui le grand Élie, tout ce qu'ils avaient sous les yeux leur rappelant la mémoire de cet homme extraordinaire. Que dis-je ? ils étaient encore plus frappés d'admiration; car, après tout, Elie vivait dans les villes et les maisons, tandis que celui-ci n'avait cessé d'habiter le désert depuis sa première enfance. Il fallait bien que le précurseur de celui qui venait mettre fin aux choses anciennes, aux labeurs, à la malédiction, aux angoisses, aux sueurs, portât en lui quelques signes de ce don et se montrât supérieur à la condamnation primitive. Aussi ne travaillait-il pas la terre et n'y traçait-il pas de pénibles sillons; il ne mangeait pas son pain à la sueur de son front, sa nourriture n'offrait pas tant de difficultés, son vêtement encore moins que sa nourriture, et son habitation était plus simple même que son vêtement. Il n'avait besoin ni de toit, ni de lit, ni de table; il menait en quelque sorte la vie d'un ange dans un corps mortel.

C'est pour cela qu'il avait un manteau de poils : son vêtement même apprenait aux hommes à s'élever au-dessus des choses de la terre, à s'en détacher de plus en plus, pour remonter à cette dignité première que possédait Adam avant qu'il se fût aperçu de sa nudité. Un tel manteau était un symbole de rénovation et de royauté.

N'allez pas me dire : d'où venait à cet habitant du désert son manteau de poils et sa ceinture de cuir ? Si vous faites une semblable question, il en est beaucoup d'autres que vous pourrez faire : comment pouvait-il habiter la solitude, soit pendant l'hiver, soit pendant l'été, alors surtout qu'il était encore dans un âge tendre ? comment le corps si délicat d'un enfant avait-il pu supporter les diverses intempéries des saisons, avec une pareille nourriture et toutes les autres incommodités du désert ? — Qu'ils viennent maintenant ces philosophes de la Grèce, ces ardents sectateurs de la philosophie cynique ! A quoi bon se renfermer dans un tonneau pour s'abandonner ensuite à la luxure, ou bien s'entourer de parfums et de serviteurs, de parures et de femmes, pour retomber dans les mêmes excès ? Quel exemple contraire ! Jean avait fait du désert un séjour céleste, tant il y pratiquait avec zèle la divine philosophie; il sortait de là comme un ange descend des cieux, pour visiter et corriger les hommes, cet athlète de la piété, ce vainqueur du monde, ce philosophe d'une philosophie digne du ciel. Or, cet exemple était donné quand les liens du péché n'avaient pas encore été rompus, ni la loi détruite, ni la mort enchaînée, ni les portes d'airain mises en pièces, sous l'empire des anciennes mœurs. Voilà ce qu'il en est d'une âme généreuse et vigilante ; elle bondit et s'élance par-delà toutes les limites connues, comme Paul le fit plus tard sous le règne de la loi nouvelle.

Vous me demanderez peut-être pour quelle raison le Précurseur avait ajouté la ceinture au vêtement. C'était l'usage des anciens; ils ne connaissaient pas ces robes efféminées et trainantes qui se sont introduites depuis. C'est ainsi que Pierre et Paul nous apparaissent le corps serré par une ceinture; et de là cette parole : « L'homme auquel cette ceinture appartient. » Act., XXI, 11. Il en était de même d’Élie et des autres saints, pour montrer qu'ils étaient occupés à des travaux incessants, soit qu'ils voyageaient sans cesse, soit encore qu'ils accomplissaient toujours avec effort une œuvre importante. Ce motif n'est pas le seul : ils prouvaient aussi par là qu'ils foulaient aux pieds toute vaine parure et qu'ils avaient fait le choix d'un genre de vie tout à fait austère; ce que le Christ déclare une marque éclatante de vertu quand il dit: « Qu'êtes-vous allés voir ? Un homme mollement vêtu ? Mais ceux qui portent de tels vêtements se trouvent dans les maisons des rois. » Luc., VII, 20.

5. Si Jean menait une vie tellement sévère, méprisait à ce point la mollesse et la volupté, lui plus brillant que le ciel, le plus grand des prophètes, un homme qu'aucun autre n'a surpassé, le confident et l'ami de son Maître; quel moyen de justification aurons-nous, après tant de bienfaits reçus et lorsque nous ployons sous le poids de nos péchés, nous qui bien loin d'imiter en rien sa pénitence, cherchons avec tant d'ardeur le plaisir du boire et du manger, et nous entourons d'essences, rivalisant avec les femmes perdues qui exercent dans les théâtres, entièrement plongés dans la mollesse, devenant si facilement la proie du démon ? « Alors sortaient pour aller vers lui la Judée tout entière, la ville de Jérusalem, tout le pays des environs du Jourdain; et ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain, en confessant leurs péchés. » Voyez quel était le pouvoir de la présence du prophète, quel mouvement elle excita dans tout le peuple, comme elle rappelait à tous le souvenir de leurs péchés. Assurément, c'était une chose digne d'admiration de voir cet homme opérer de tels prodiges tout en restant lui-même dans les bornes de l'humilité, de l'entendre parler avec tant de courage, les réprimandant tous comme s'il n'avait eu devant lui que des enfants, la figure illuminée des rayons de la grâce. Ce qui devait encore ajouter à l'étonnement, c'est que le prophète apparaissait après un silence de plusieurs siècles; car le don de prophétie, disparu depuis si longtemps, venait maintenant de reparaître. Le mode même de sa prédication avait quelque chose d'étrange et de particulier. Ce n'était plus ce que les Juifs avaient coutume d'entendre des guerres et des combats, des victoires terrestres, la famine et la contagion, les Babyloniens et les Perses, la ruine de la cité, et les autres événements du même genre; mais bien le royaume des cieux et le supplice de la géhenne. Aussi, quoique les rebelles qui s'étaient retirés dans le désert avec Juda et Theuda eussent été massacrés peu de temps auparavant, ils ne s'y portaient pas avec moins d'empressement et de zèle. Il est vrai que Jean ne les convoquait pas dans le même but, pour s'emparer du pouvoir, les soustraire à l'obéissance, innover dans l'Etat; il voulait seulement les conduire au royaume céleste. Il ne les retenait donc pas avec lui dans le désert, il ne les trainait pas à sa suite; mais il les renvoyait après les avoir baptisés et leur avoir donné les plus sages leçons, leur ayant appris à dédaigner toutes les choses de la terre, à tendre sans cesse vers les biens à venir, à renouveler chaque jour ces aspirations célestes.  

Prenons pour modèle ce grand saint, méprisons les plaisirs du luxe et de la table, pour embrasser cette austérité de vie. Voici le moment de la confession, et pour les catéchumènes et pour les baptisés : pour les premiers, afin qu'ils arrivent par la pénitence aux divins mystères; pour les seconds, afin qu'ils se purifient des souillures contractées après le baptême et qu'ils puissent avec une conscience pure s'asseoir au banquet sacré. Fuyons donc cette vie molle et dissolue du siècle. Non, la confusion et la volupté ne sauraient habiter ensemble, cela ne se peut pas; Jean vous l'enseigne par son vêtement, sa nourriture et sa demeure. — Eh ! quoi, me dira-t-on, voulez-vous nous imposer de semblables rigueurs ? — Je ne vous les impose pas, je vous les conseille, je vous exhorte à les imiter. Si cela vous est impossible, pratiquez du moins la pénitence sans vous éloigner de la cité; car le jugement est à vos portes, et, serait-il encore éloigné, vous ne devriez pas pour cela vous tenir tranquilles. Qu'il soit réellement à vos portes, écoutez ce que Paul vous dit : « La nuit est passée, le jour est proche; » Rom., XIII, 12 ; et ailleurs : « Celui qui doit venir viendra bientôt, il ne tardera pas. » Hebr., X, 37. Les signes qui semblent appeler ce jour ont déjà paru. Le Seigneur a dit : « Cet Évangile du royaume sera prêché dans le monde entier, de telle sorte qu'il soit rendu témoignage à toutes les nations; et alors la consommation viendra. » Matth., XXIV, 14.

6. Faites bien attention à ces paroles. Il ne dit pas : quand tous les hommes auront cru ; mais bien : quand tous l'auront entendu prêcher. C'est pour cela qu'il ajoute : « Pour qu'il soit rendu témoignage, » nous faisant comprendre par là qu'il n'attendra pas pour venir que tous aient embrassé son Évangile. En effet, c'est comme s'il disait : pour l'accusation, la conviction et la condamnation de ceux qui n'auront pas cru. Et nous qui entendons et qui voyons ces choses, nous sommes plongés dans le sommeil, bercés par de vains songes et comme accablés par l'ivresse dans une profonde nuit. Les objets de la terre ne ressemblent que trop à des rêves, qu'ils soient heureux ou malheureux. Je vous en conjure donc, éveillez-vous enfin, et levez les yeux vers le soleil de justice. Celui qui dort ne voit pas la beauté du soleil, ne s'abreuve pas de ses purs rayons, et, s'il aperçoit quelque chose, ce n'est jamais qu'en rêvant.

Il n‘y a pas de fautes impardonnables si nous les confessons

Voilà pourquoi nous avons besoin de recourir sans cesse à la confession, de verser des larmes abondantes, soit parce que nous continuons à pécher dans une molle apathie, soit parce que les fautes commises sont bien grandes et ne méritent aucun pardon. Beaucoup de ceux qui m'écoutent pourraient attester que je ne mens pas. Tout impardonnables que soient nos prévarications, repentons-nous cependant et nous obtiendrons des couronnes. Or, j'appelle se repentir, non se détourner simplement des péchés de la vie passée, mais de plus accomplir de bonnes œuvres; et c'est là le plus essentiel, selon cette parole : « Faites de dignes fruits de pénitence. » Comment ? En prenant une voie contraire à celle que vous avez suivie jusqu’à présent.

Avez-vous volé le bien d'autrui, par exemple ? Donnez maintenant du vôtre. Avez-vous longtemps vécu dans la fornication ? Abstenez-vous à certains jours d'un commerce permis, pratiquez la continence. Avez-vous outragé ou blessé le prochain ? Répondez aux insultes par des bénédictions, faites du bien à ceux qui vous font du mal. Pour guérir, en effet, ce n’est pas d'arracher le trait, encore faut-il appliquer des remèdes à la blessure. Vous êtes-vous adonné jusqu'ici à l'amour des mets délicats et des boissons enivrantes ? Jeûnez et buvez de l'eau. Ne négligez rien pour détruire le mal causé par la mauvaise habitude. Avez-vous regardé d'un et œil impur la beauté étrangère ? Ne fixez plus désormais une femme quelconque, si vous voulez avoir une pleine sécurité. « Eloignez-vous du mal, dit le Psalmiste, et faites le bien; »  Psalm. XXXVI, 27; et encore : « Interdisez le mal à votre langue, à vos lèvres toute parole de fourberie. » Psalm. XXXIII, 14. — Mais faites-moi connaître ce que c'est que le bien — « Aimez la paix et ne vous lassez pas de la chercher. » Ibid, 15, la paix avec les hommes, la paix avec Dieu. C’est ici une belle expression. « Cherchez, poursuivez la paix; » elle a été proscrite, elle a été bannie, de la terre elle s'est enfuie dans les cieux. Nous pouvons cependant la ramener, si nous le voulons, si nous supprimons l'arrogance et l'orgueil, si nous écartons les obstacles, si nous vivons désormais dans la modération et la pureté. Rien de plus funeste que la colère et la fierté : c'est ce qui fait les hommes superbes et rampants, ce qui les rend odieux et ridicules, ce qui réunit ces deux extrêmes, l'arrogance et l'obséquiosité. Si nous mettons un frein à nos passions, au contraire, nous aurons une humilité sans bassesse, une élévation sans enflure, et par là même sans danger. Dans notre corps, de la plénitude provient l’abondance des mauvaises humeurs; dans le monde, quand les divers éléments sortent de le leurs bornes réciproques, ils enfantent mille sortes de maladies et de morts cruelles : c'est là ce que nous pouvons observer dans notre âme.

7. Retranchons donc ce qui dépasse la mesure, prenons le salutaire remède de la modération, renfermons-nous dans les limites voulues, appliquons-nous avec ardeur à la prière. Si nous ne recevons pas d'abord ce que nous demandons, insistons, pour mériter de le recevoir; si nous le recevons, n'abandonnons pas pour cela la prière. Ce que Dieu se propose en différant, ce n'est pas ce délai même, mais par ce délai notre zèle et notre persévérance dans le bien. Il diffère ses dons, souvent même il permet que nous soyons tentés, pour nous exciter à recourir sans cesse à lui, et pour que nous acquérions ainsi la stabilité. Ainsi font les pères et les mères pleins de tendresse pour leurs enfants : quand ils les voient s'éloigner d'eux pour aller jouer avec des enfants du même âge, ils cherchent avec le concours de leurs serviteurs à les effrayer pour que la peur les oblige à revenir le se jeter dans le sein maternel. Ainsi Dieu nous le fait souvent entendre ses menaces, non pour les accomplir, mais pour nous attirer à lui.

Quand une fois nous nous sommes réfugiés dans son sein, il dissipe aussitôt nos craintes. Si nous étions dans la tentation ce que nous sommes dans le calme, nous n'aurions pas besoin d'être tentés. Et pourquoi parler de nous ? Les saints eux-mêmes y trouvaient une source abondante de vertu. Le prophète royal disait : « Il m'est bon que vous m'ayez humilié. » Psalm. CXVIII, 71. Et le Sauveur lui-même disait aux apôtres : « Vous aurez des tribulations dans le monde. » Joan., XVI, 33. Paul exprime la même pensée en ces termes : « L'aiguillon de la chair m'a été donné, l'ange de Satan a été chargé de me souffleter. » II Cor.,XIII, 7. Il demanda d’être délivré de la tentation, mais sans l'obtenir, parce que la tentation lui procurait de précieux avantages. Si nous étudions l'histoire de David, nous verrons qu'il acquérait un nouveau lustre dans les dangers, et non seulement David, mais encore tous ceux qui lui ressemblent. C'est ainsi que Job brilla d'un plus vit éclat; il en est de même de Joseph, de même encore de Jacob, du père de ce patriarche, de son aïeul, de tous ceux qui jamais ont brillé sur la terre : c'est dans les tribulations et les tentations qu'ils ont ceint les plus belles couronnes et revêtu la gloire la plus éclatante.

Instruits de ces vérités, conformons-nous à cette parole du Sage: « Ne nous précipitons pas au jour de l'invasion; » Eccli., II, 2; n'ayons qu'une chose devant les yeux, de tout supporter avec courage, et ne cherchons pas avec curiosité la cause de ce qui nous arrive. Quand finiront les angoisses que nous supportons, il n'appartient qu'à Dieu de le savoir, puisqu'il les a permises; les accepter avec une pleine reconnaissance, c'est notre affaire à nous, c'est l'œuvre de notre sagesse. Agissons ainsi, et tout bien en sera la conséquence. Pour que ce bien soit réalisé, pour que nous obtenions ici-bas une vertu plus solide, là haut une plus grande gloire, résignons-nous à tout ce qui nous est imposé, rendons grâces de tout à celui qui sait mieux que nous-mêmes en quoi consiste notre bonheur, et dont l'amour pour nous l'emporte sur celui de nos pères. Dans tous les maux de la vie, ne cessons pas de nous redire à nous-mêmes cette double pensée, refoulons la tristesse et rendons gloire à Dieu, qui fait et dispense toute chose pour notre bien. C'est ainsi que nous écarterons aisément les embûches et que nous acquerrons les incorruptibles couronnes. 

Puissions-nous tous les avoir en partage, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.