Saint Jean Chrysostome

Homélie 1 sur la deuxième épître aux Corinthiens 

Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, et Timothée son frère, à l'Eglise de Dieu qui est dans Corinthe, et à tous les saints qui sont dans l'Achaïe entière : que la grâce et la paix vous soient données par Dieu le Père et Jésus-Christ Notre-Seigneur. Béni soit Dieu et Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation, qui nous console dans chacune de nos épreuves, afin que nous puissions à notre tour consoler les autres dans tous leurs maux, de cette même consolation dont nous sommes nous-mêmes consolés par Dieu.

1. Il importe de rechercher d'abord pourquoi l'Apôtre ajoute une seconde épitre à la première, et pourquoi il commence ainsi par rappeler les miséricordes de Dieu et la consolation qu’il donne. Pour quel motif donc cette seconde épitre ? Dans la première il avait dit: « Je me rendrai auprès de vous, et là je saurai, non le langage de ceux qui se sont enorgueillis, mais leur force réelle; » I Cor., IV, 19; et vers la fin, il avait renouvelé cette promesse en termes beaucoup plus doux : « J'irai vous trouver après que j'aurai traversé la Macédoine, car je dois passer dans ce pays : et je séjournerai peut-être parmi vous, peut-être même vous consacrerai-je l’hiver. » Ibid., XVI, 5. Un temps considérable s'était écoulé sans qu'il se fût transporté chez eux; l'époque déterminée était déjà passée et le retard se prolongeait, pour la bonne raison que l’Esprit le retenait à des affaires beaucoup plus importantes. C'est le motif pour lequel il dut écrire une seconde lettre; il n'eût pas été dans la nécessité de l'écrire s'il eût pu venir à temps. Cette cause n'est cependant pas la seule; il écrivit aussi parce que sa première lettre les avait rendus meilleurs. En effet, ce fornicateur qu'ils applaudissaient naguère, et qui même avait été la cause de leur orgueil, ils venaient de le retrancher et de l'expulser entièrement. Il le témoigne par ces paroles : « Si l'un de vous m'a contristé, il ne m'a contristé qu’en partie, ce que je dis pour ne pas vous charger tous. » II Cor., II, 5.

Quant au coupable, il suffira de la réprimande faite par plusieurs. Il insinue la même chose dans la suite de son discours, en disant: « Considérez à quel point cette même tristesse selon Dieu a produit en vous la vigilance et le zèle, combien elle fait votre éloge, quelle indignation, quelle crainte, quel désir, quelle ardeur à punir ce crime il en est résulté. Vous avez fait voir par toute votre conduite que vous étiez irréprochables dans cette affaire. » Ibid., VII, 11. L'argent qu'il leur avait demandé s'était trouvé réuni avec une promptitude admirable : et de là ce qu'il leur disait plus loin: « Je connais votre généreux empressement, et je m'en glorifie auprès des Macédoniens; car l'Achaïe est prête depuis l'année précédente. » Ibid., IX, 2. Ajoutez à cela qu'ils avaient fait le plus bienveillant accueil à Tite son envoyé, C'est encore un témoignage qu'il leur rend : « Son cœur est largement au milieu de vous; il se souvient de l'obéissance de vous tous, de la crainte respectueuse avec laquelle vous l'avez reçu. » Ibid., VII, 15. Toutes ces raisons ont déterminé Paul à leur adresser une seconde lettre. Puisqu'il leur avait fait des reproches quand ils péchaient, il fallait bien qu'il leur donnât des encouragements et des éloges quand ils s'étaient corrigés. Voilà pourquoi l’essentiel de la lettre n'est pas d'un ton sévère, mais seulement en partie, vers la fin. Il y avait à Corinthe quelques juifs pleins d'une haute opinion d'eux-mêmes, qui traitaient Paul d'arrogant et d'homme sans importance; ils disaient : « Ses lettres sont graves, mais sa présence n'a rien que de faible, et sa personne rien que de bas. » Ibid., X, 10. Voici le sens de ce texte : Quand il est présent, on le juge un homme sans importance; ainsi doit on entendre ces mots: « Sa personne n'a rien que de faible. »
S’il est loin, il s'arroge une grande autorité; c'est ce qu'ils veulent dire par cette expression : « Ses lettres sont graves. » Pour montrer qu'ils étaient honorables par eux-mêmes, ils feignaient de n'avoir rien reçu. Paul l'insinuait aussi quand il disait : « Afin qu'on les apprécie comme nous dans ce qui fait le sujet de leur gloire. » Ibid., XI, 12.

De plus, comme ils avaient la puissance de la parole, ils s'exaltaient outre mesure. C'est pour cela que l'Apôtre se déclare inhabile à bien parler, ne rougissant nullement d'une pareille ignorance, et montrant par là que leur habileté n'était rien, ou peu de chose. Comme il est donc probable que plusieurs se laissaient persuader hors de propos, après avoir loué le bien qu'on avait pu faire, sans oublier de réprimer l'arrogance de ceux qui judaïsaient et qui s'efforçaient de maintenir après coup les observances légales, il en vient à les reprendre là-dessus avec une sage fermeté. Et tel me paraît être, pour le dire en passant et d'une manière sommaire, le sujet principal de cette épître. Il faut maintenant que nous en examinions le début, et que nous disions pour quelle raison, à la suite de ses salutations accoutumées, il commence par les miséricordes de Dieu. Avant tout, cependant, il importe d'expliquer les premiers mots, et de dire pourquoi le nom de Timothée se trouve joint à celui de l'Apôtre. « Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, et Timothée, son frère. » C'est que, dans la première épitre, il avait promis de l'envoyer, en ajoutant à sa promesse cette exhortation : « Si Timothée vient, faites en sorte qu'il soit sans crainte au milieu de vous. » I Cor., XVI, 10. Mais encore une fois pourquoi le fait-il ici figurer dans le préambule ? Le disciple étant venu, comme le maître l'avait annoncé : « Je vous ai envoyé Timothée, qui vous fera connaître mes voies, lesquelles sont selon le Christ, » Ibid., IV 17, après avoir tout établi dans l'ordre, il était retourné auprès de Paul; et celui-ci avait dit de plus en l'envoyant : « Laissez-le partir en paix pour qu'il revienne auprès de moi; car je l'attends avec les frères. » Ibid., XVI, 11.

2. Du moment donc où Timothée était revenu auprès de son maître, et, l'ayant secondé dans sa mission en Asie, pendant un séjour que rappelle cette parole: « Je resterai à Éphèse jusqu'à la Pentecôte, » Ibid., 8, l'avait de nouveau suivi dans la Macédoine, on ne doit pas s'étonner que Paul le mentionne ainsi dans sa lettre. Il avait d'abord écrit de l'Asie; c'est de la Macédoine qu'il écrit maintenant. S'il le place à côté de lui, c'est pour le rendre plus vénérable, et pour pratiquer lui-même une plus grande humilité.

La charité réduit la distance entre les hommes 

Entre eux la distance était grande; mais la charité rapproche tout. De là vient encore qu'il le présente partout comme son égal, quand il dit, par exemple: «Il m'a servi comme un enfant sert son père; » Philip., II, 22; ou bien : « Il accomplit l'œuvre du Seigneur, comme moi-même. » I Cor., XVI, 10. Il lui donne ici le nom de frère, ne négligeant rien pour lui concilier le respect des Corinthiens. Du reste, le disciple était venu chez eux, je le répète, et leur avait donné des preuves de sa vertu. « A l’Église de Dieu qui est à Corinthe. » Voilà donc qu'il leur donne une fois de plus le titre d’Église, pour les unir tous, pour les établir dans l'unité; car il n'y a pas d’Église une, si les membres sont divisés et dans un état d'opposition réciproque. « Et à tous les saints qui sont dans l’Achaïe entière.» Par la même occasion, il honore les Corinthiens; en saluant tous les fidèles dans la lettre qui leur est adressée, il unit aussi toute la nation. En les appelant saints, il leur enseigne que celui dont les mœurs sont corrompues s’exclut lui-même de l’Église.

Et pourquoi, s'adressant à la métropole, écrit-il à tous par cet intermédiaire, contrairement à son habitude ? Quand il écrivait aux Thessaloniciens, il ne parlait certes pas à tous les habitants de la Macédoine; il ne comprenait pas non plus tous ceux de l'Asie dans son épitre aux Éphésiens, ni les habitants du reste de l'Italie dans celle aux Romains. Il n'agit ainsi que dans cette circonstance, et quand il écrit aux Galates.
Dans cette dernière lettre, en effet, il n'a pas en vue une ville seule, ni deux, ni trois; il parle à tous les fidèles répandus dans cette contrée; écoutez plutôt: « Paul apôtre, non de la part des hommes ni par un homme, mais par Jésus-Christ et par Dieu le Père, qui l'a ressuscité d'entre les morts, et les frères qui sont avec moi, aux Églises de Galatie : Que la grâce et la paix vous soient données. » Galat., I, 1-3. Son épitre aux Hébreux ne porte également que cette indication générale, et ne les distingue pas par cités. Quelle en est la raison, encore une fois? La maladie qu'il traite avait sans doute infecté la nation; il fallait donc que la lettre s'adressât à tous, pour que tous eussent part au remède. Oui, tous les Galates étaient atteints de la maladie, aussi bien que tous les Hébreux; et je suppose qu'il en était de même des Corinthiens.

Dès qu'il a donc comme réuni toute la nation, et qu'il l'a saluée de la même manière qu'il avait coutume de saluer tout le monde, il poursuit : « Que la grâce et la paix vous soient données par Dieu notre Père et Jésus-Christ notre Seigneur. » Remarquez le parfait accord de ce début avec le sujet de l'épitre: « Béni soit Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation. » — Et ceci, comment le faire accorder avec le sujet, me demandera-t-on ? — Sans aucune difficulté certes; voyez plutôt : ils étaient dans l'affliction et le trouble du fait que l'Apôtre ne s’était pas rendu chez eux, et cela, malgré sa promesse; de ce qu'il avait passé tout le temps en Macédoine, et semblait ainsi leur préférer les autres.
Pour dissiper ces pénibles sentiments, il leur fait connaître la cause de son retard. Il ne l'aborde pas cependant d'une façon directe, il ne s'exprime pas ainsi : Je sais que je vous avais promis, mais les tribulations m'ont empêché; pardonnez-moi donc, et ne m'accusez ni de dédain ni de négligence. Il prend un chemin qui conduit mieux au but et tout autrement sublime; il relève cet incident par la consolation, si bien qu'ils n'auront plus à demander quelles entraves il a subies. Il agit comme quelqu'un qui, ayant promis de se rendre auprès d'un ami tendrement aimé, n'aurait pu venir qu'après avoir franchi mille dangers, et s'écrierait alors : gloire vous soit rendue, mon Dieu, pour m'avoir montré cette tête chérie; ô Dieu, soyez béni pour m'avoir soustrait à de semblables périls !
Rendre ainsi gloire à Dieu, c'est éminemment se justifier soi-même et détourner toute accusation : on n'ose plus vous reprocher votre retard; on rougirait de mettre en cause et d'accuser de lenteur un homme qui rend grâces à Dieu de la protection spéciale qu'il en a reçue.

Voilà pourquoi ce premier cri de Paul : « Béni soit le Dieu des miséricordes. » Il fait entendre par là de quels dangers il a été délivré. C'est pour la même raison que David ne donne pas toujours et partout à Dieu le même nom. S'agit-il de combats et de victoires, il s'écrie : " Je vous aimerai, Seigneur, vous qui êtes ma force, vous, mon protecteur. » Psalm. XVII, 1. S'agit-il des tribulations et des ténèbres qui l'ont entouré : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut. » Psalm. XXVI, 1. Il puise ses expressions dans la pensée, tantôt de l'amour de Dieu pour les hommes, tantôt de sa justice et de son incorruptible jugement, selon les circonstances dans lesquelles il est placé. Obéissant à la même inspiration, l'Apôtre considère avant tout l'amour divin en bénissant « le Dieu des miséricordes, » qui vient de le protéger avec tant de bonté, et de le ramener depuis les portes mêmes de la mort.

3. C'est là par excellence le propre de la Divinité, le trait distinctif de sa nature, d'avoir ainsi pitié; Dieu est par-dessus tout le Dieu des miséricordes. Observez de plus, en cet endroit, l'humilité de Paul. Quoiqu'il se soit exposé pour la prédication évangélique, il attribue son salut à la seule miséricorde de Dieu et nullement à son propre mérite. Il le dira plus clairement dans la suite de son discours; pour le moment, il ajoute : « Lui qui nous console dans toutes nos tribulations; » il ne nous dispense pas de souffrir, il allège le poids de la souffrance : ainsi se manifeste la puissance de Dieu, et s'accroît la patience des victimes. « La tribulation, dit le même apôtre, produit la patience. » Rom., V, 3. Le prophète avait déjà exprimé cette pensée : « Vous avez dilaté mon cœur dans la tribulation » Psalm. IV, 2. Il ne disait pas : vous m'avez préservé de la tribulation, ou bien : vous m'en avez aussitôt délivré; il disait : En la laissant subsister, « vous avez dilaté mon cœur, » vous m'avez donné de respirer à l'aise et de goûter le repos. C'est ce qu'éprouvèrent les trois jeunes Hébreux. Dieu ne les empêcha  pas de tomber dans la fournaise, il n’éteignit pas le feu quand ils y furent jetés; c'est au milieu des flammes qu'il leur accorda cette merveilleuse dilatation. Toujours il agit ainsi; et Paul l'insinue par cette forme d’expression :  « Lui qui nous console dans toutes nos tribulations. » Quoi donc ? Que ce n'est pas une fois ou deux, mais d'une manière constante; il ne console pas maintenant pour abandonner ensuite, son action sur nous n'est jamais épuisée. « Il nous console, » a dit Paul, et non : Il nous a consolés « dans toutes nos tribulations, » non dans celles-ci ou dans celles-là, mais dans toutes, « afin que nous puissions à notre tour consoler les autres dans tous leurs maux, de cette même consolation que Dieu nous a prodiguée. » Voyez-vous comme il détruit d'avance toute excuse, et fait pressentir à l'auditeur les plus grandes épreuves ? Il donne encore par là l'exemple de la modestie, puisque cette consolation est un acte de miséricorde, non une récompense méritée, et qu'elle doit ultérieurement servir à soulager d'autres peines. En nous consolant, il nous a fait un devoir de consoler nos frères. De là ressort en outre la dignité des apôtres; — car, s'il a été consolé, s’il a retrouvé le calme, ce n’est pas pour rester dans l'indolence comme nous le faisons, c'est pour s'en réveiller, corroborer et ranimer les autres. Il en est qui voient encore dans ce texte que notre consolation à nous est aussi la consolation du prochain. Je vais plus loin, et ce préambule me paraît atteindre les faux apôtres, qui se glorifiaient sans raison et se tenaient chez eux plongés dans l'inaction et les délices; mais cela n'est indiqué que d'une manière voilée et comme en passant.

Ce que Paul se proposait avant tout, c'était de  justifier son retard. Si nous sommes consolés, semble-t-il dire, pour que nous consolions les autres, ne nous reprochez pas de n'avoir pas encore été parmi vous; tout notre temps s'est passé au milieu des attaques et des embûches, à nous défendre contre les dangers. «  Comme les souffrances du Christ nous sont communiquées avec abondance, ainsi la consolation abonde en nous par le Christ. » Pour ne pas décourager ses disciples en s'appesantissant trop sur les calamités, il revient sur l'abondance des consolations et relève par là leur courage; ce n'est pas uniquement par là, c'est encore en leur rappelant le Christ, en leur affirmant que les souffrances endurées sont les siennes : de telle sorte qu'avant la consolation il les console déjà par les tribulations mêmes. Quoi de plus doux pour moi que d'entrer en communication avec le Christ, et de subir pour lui de telles épreuves ? Que peut-on comparer à cette consolation ?

Il ne s'en tient pas encore à ce moyen; il en est un autre qu'il emploie pour ranimer les esprits battus par la tempête. Quel est-il ? Cette abondance même dont l'Apôtre nous parle. Il ne dit pas : Comme les souffrances du Christ sont tombées sur nous. Non; il dit : « ..... abondent en nous; » ce qui semble indiquer que, non contents d'avoir part à ses souffrances, ils en ont de plus grandes à subir. Nous souffrons ce qu'il a souffert, et d'autres humiliations encore. Voyez : le Christ a été persécuté, flagellé, mis à mort. Eh bien ! nous avons éprouvé plus que cela; et c'est bien assez pour notre consolation. Qu'un tel langage ne soit pas accusé de témérité; Paul lui-même dit ailleurs: «Maintenant je me réjouis dans mes souffrances, et je complète dans ma chair ce qui manque à la passion du Christ. » Coloss., I, 4. Pas plus ici que là vous ne devez voir un signe d'arrogance. De même que les disciples opèrent des miracles plus grands que les siens, selon cette parole : « Celui qui croit en moi fera des choses plus grandes, » Joan., XIV, 12, quoique tout revienne à celui qui agissait en eux; de même ils ont subi de plus grandes tortures. Mais tout encore ici revient à celui qui les consolait et qui leur donnait le courage de supporter tous ces maux réunis.

4. Aussi, comprenant ce qu'il avait dit de sublime, Paul le mitige en ajoutant : « Et, par le Christ, la consolation abonde en nous. » En lui rapportant tout l'honneur, il proclame une fois de plus l'amour du Christ pour les hommes. La consolation ne se mesure pas uniquement à la douleur, elle est de beaucoup supérieure. Ce n'est pas une égalité qu'il établit, il déclare que la consolation abonde, si bien que le temps des combats est en partie le temps des couronnes.

Les biens éternels surpassent l’imagination

Quoi de plus beau, je vous le demande, que d'être flagellé pour le Christ, de s'entretenir avec Dieu, de se montrer plus fort que tout dans le monde, de vaincre les persécuteurs, d'être invincible à toutes les puissances de la terre, et d'attendre dès lors ces biens que l'œil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, qui n'ont jamais été goûtés par le cœur de l'homme ? Quoi de plus beau que de souffrir pour la religion, de recevoir mille consolations divines, d'être purifié de tant de péchés, de posséder en soi l'Esprit, la sanctification et la justice, de ne rien redouter, de fouler aux pieds toute crainte, de briller d'une splendeur incomparable au sein même des périls ? Ne nous laissons donc jamais abattre par les tribulations de la vie. Personne, s'adonnant aux délices, à l'oisiveté, à la somnolence, n'aura de part avec le Christ; non, personne parmi ceux qui vivent dans le relâchement et la mollesse : celui-là seul lui est uni qui supporte les douleurs et les épreuves, qui marche par la voie étroite. Il y marche le premier, et c'est pour cela qu'il disait : « Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. » Matth., VIII, 20.

Que la tribulation ne vous jette donc pas dans la tristesse; pensez à qui elle vous rend semblable, combien elle vous purifie, quels avantages elle vous procure. Il n'y a de mal véritable que l'offense faite à Dieu; celui-là une fois extirpé, ni les persécutions, ni les embuches, ni les autres misères de la vie ne sauraient atteindre une âme élevée. Comme une petite étincelle que vous laisseriez tomber dans l'Océan s'éteindrait aussitôt, ainsi toute affliction, quelque grande qu'elle nous paraisse, en tombant dans une âme dont la conscience est en paix, disparaît et s'évanouit. Voilà pourquoi Paul était dans une  joie continuelle; il avait mis sa confiance en Dieu, il ne sentait plus les maux de la terre; ou, s'il en éprouvait la douleur, car étant un homme, il n'en était pas pour autant abattu.

Grandeur d’Abraham dans les tribulations

Le Patriarche était également dans la joie sous le coup des calamités les plus grandes. Voyez plutôt : il fut arraché à sa patrie, il eut à subir de longs et pénibles voyages, et sur une terre étrangère il n'avait pas où poser le pied. Il est ensuite assailli de nouveau par la famine et forcé de s'en retourner; après cela sa femme lui est enlevée; puis viennent encore et la crainte de la mort, et la stérilité, et les guerres, et les jalousies, les périls en tout genre; mais la plus grande de toutes les douleurs, la douleur intolérable et que rien ne saurait adoucir, c'est d'avoir à immoler son propre fils, son fils unique. Parce qu'il obéit sans hésiter, n'allez pas croire que tout cela se passe sans angoisses. Eût-il été mille fois juste, comme du reste il l'était, il n'avait pas dépouillé l'humanité en lui, ni les impressions de la nature Seulement, rien de tout cela ne l'abat; il résiste à tout comme un vaillant athlète, et partout il obtient des couronnes et des applaudissements. C'est de la même manière que le bienheureux Paul, entouré chaque jour d'une nuée d'épreuves, se réjouissait et tressaillait, comme s’il était dans un jardin délicieux.

Celui qui possède une telle joie ne se laisse envahir par aucune peine; et, en revanche, celui qui ne la possède pas est accessible à toutes : celui-ci ressemble au soldat revêtu d'une armure en désordre, et que tous les traits, dès lors, viennent frapper; tandis que celui-là, revêtu d'une armure complète, les repousse tous. La joie selon Dieu est plus forte qu'une armure quelconque; rien ne saurait jeter dans l'abattement et le chagrin celui dont elle est le partage; il supporte tout avec générosité. Quoi de plus redoutable que le feu ? Quoi de plus accablant qu'une torture ininterrompue ? Ni la perte de toutes les richesses, ni celle même des enfants, ni rien de semblable, n'est aussi tyrannique. "Vie pour vie, est-il écrit, et l'homme donnera tout ce qu'il a pour sauver la sienne. » Job, II, 4. L’homme ne conçoit rien au delà. Et cependant, ce dont on ne peut pas même entendre parler, cette joie selon Dieu le rend tolérable, et va jusqu'à le faire désirer. Retirez du chevalet ou des charbons ardents un martyr aspirant désormais à braver le martyre ? - Que dites-vous ? Il n’y a plus de martyre aujourd'hui ?

Nous n'en sommes jamais exempts, nous l'avons sans cesse devant les yeux, pourvu que nous ayons un peu de zèle. Le martyre ne consiste pas seulement à subir le chevalet ou le feu; car autrement Job serait privé de semblables couronnes. En effet, il ne comparut pas devant les tribunaux, il n'entendit pas la voix du juge, il ne vit pas la face du bourreau, il ne fut pas suspendu au gibet, il n'eut pas les flancs déchirés et les chairs en lambeaux; ce qui ne l'empêcha pas de souffrir plus que beaucoup de martyrs, et les messagers qui venaient coup sur coup lui jeter la même parole lui faisaient des blessures plus profondes et plus cruelles que toutes celles dont le corps peut être sillonné, et les vers qui le rongeaient de toute part l'emportaient sur tous les bourreaux imaginables.

5. Quel est donc le martyr qu'un tel homme n'égale ? Il égale mille martyrs. Tout lui fut un sujet de lutte et de victoire, ses richesses, ses enfants, son corps, sa femme, ses amis et ses ennemis, les gens de sa propre maison, puisque ceux-là même lui crachaient au visage, la faim, les rêves, les désolations, la puanteur. Voilà ce qui m'a fait dire qu'on peut le mettre en parallèle, non avec un, deux ou trois, mais avec mille martyrs. Outre les circonstances énumérées, celle du temps met le comble à sa gloire :  c'est avant la grâce et même avant la loi qu'il endura de telles souffrances, et durant un grand nombre de mois, et toutes dépassant la mesure, et toutes en même temps, bien que chacune en particulier fut intolérable, sans en excepter même la perte des biens, qu'on jugerait la moins terrible.

Patience admirable de Job

Beaucoup d'hommes supportent les blessures et ne supportent pas la perte de leurs biens; ils acceptent d'être frappés dans leur personne, pour ne l'être pas dans leur fortune; ils se résigneront à toutes les douleurs plutôt que de perdre la moindre chose; une telle perte est pour eux la plus cruelle des blessures. La supporter d'un cœur généreux, c'est donc un autre genre de martyre. — Et comment, me demandera-ton, la supporterons-nous ainsi ? — En apprenant que vous gagnerez plus que vous n'avez perdu, si vous laissez échapper un seul mot de reconnaissance. Que la nouvelle de ce malheur ne nous jette pas dans le trouble; disons plutôt : béni soit Dieu; et nous trouverons aussitôt des richesses incomparablement supérieures. Répandriez-vous tous vos biens dans le sein des indigents, iriez-vous recherchant partout les pauvres, afin de les leur distribuer, vous gagneriez moins ainsi que vous ne pouvez gagner par une seule parole. J'admire moins Job tenant sa maison toujours ouverte aux malheureux que lorsqu'il accepte avec actions de grâces la perte de tout ce qu'il possédait : ici mon admiration va jusqu'à l'enthousiasme; et nous le voyons tel jusque dans la perte de ses enfants.

Vous ne recevrez pas, je vous le dis à cette occasion, une récompense inférieure à celle du juste qui s'en allait immoler son fils, si vous savez reconnaître l'amour de Dieu pour les hommes jusque dans la mort de votre enfant. En quoi celui que de tels sentiments animent est-il au-dessus d'Abraham ? Celui-ci ne vit pas son fils mort devant lui, il s'attendit simplement à ce spectacle; s'il l'emporte donc par sa résolution d'accomplir le sacrifice, parce qu'il avait saisi le glaive pour frapper, il est surpassé par le père dont le fils a rendu le dernier soupir. Ajoutez qu'il puisait une consolation dans la pensée d'accomplir une grande œuvre, et qu'il devait à sa propre énergie la gloire dont elle serait récompensée; de plus, la voix céleste qu'il avait entendue augmentait son courage : ici rien de semblable. Il faut donc une âme de diamant pour contempler couché dans la tombe son fils unique, qu'on avait entouré de soins et qui donnait les plus belles espérances, sans se révolter contre un pareil malheur. Quand on peut, dominant les tempêtes de la nature, prononcer cette parole de Job : « Le Seigneur me l'avait donné, le Seigneur me l'a ravi, «  Job, I, 21, et comprimer ses larmes, on aura place, par cela seul, à côté d'Abraham lui-même, on aura part à la gloire de Job. Celui qui, réprimant le gémissements des femmes et renvoyant la troupe des pleureurs, excitera tout le monde à louer Dieu, recevra là-haut mille palmes, mille palmes ici-bas. Les hommes lui prodigueront les éloges, les anges leurs applaudissements, Dieu ses couronnes.

6. Comment est-il possible, me direz-vous, qu'on ne pleure pas en tant qu’homme ? — C'est en vous souvenant que ni le Patriarche ni Job, tout hommes qu'ils étaient, ne se livrèrent pas à de telles faiblesses, et cela, quand ils n'avaient pour eux ni la loi ni la grâce, avant la sublime philosophie que nous possédons; si vous considérez en outre que le mort est allé dans un monde meilleur, qu'il est entré dans un plus heureux héritage, que vous n'avez pas perdu votre enfant, mais que vous l'avez envoyé dans un inviolable asile. Ne dites donc pas : je ne suis plus père. Et pourquoi ne l'êtes-vous plus, quand votre fils vit encore ? l'avez-vous réellement perdu ? a-t-il cessé d'être ? Mais vous le possédez mieux maintenant, et d'une manière plus sûre. Ce n'est plus seulement sur la terre, c'est encore dans le ciel que vous avez le nom de père. Au lieu d'en être dépouillé, vous le recevez agrandi; car vous êtes désormais appelé le père, non d'un enfant mortel, mais d'un être immortel, d'un soldat qui a généreusement remporté la victoire et qui réside à jamais dans l'intérieur du palais. S'il n'est pas là devant vous, ce n'est pas une raison de le croire perdu.

Supposez qu'il eût fait un long voyage; en le perdant de vue, vous n'auriez pas perdu sans doute le titre que la nature vous a donné. N'arrêtez pas vos yeux sur ce pâle visage, puisque c'est là alimenter le mal; faites plutôt en sorte que cette âme détachée du corps soit reçue dans le ciel. Ce n'est pas votre fils qui git là; votre fils s'est éloigné, montant à des hauteurs incommensurables. Lors donc que vous voyez ces yeux éteints, cette bouche contractée, ce corps immobile, gardez-vous bien de penser que cette bouche ne fera plus entendre une parole, que ces yeux ne verront plus, que ces pieds ne feront plus un pas, que tout doit s’en aller en pourriture. Non, ne parlez pas ainsi; dites au contraire : cette bouche rendra des sons divins, ces yeux verront de plus grandes choses, ces pieds fouleront les nues, ce corps que la corruption dévore revêtira l'immortalité, je retrouverai mon fils dans une gloire éclatante. Si les objets présents vous plongent dans la douleur, dites-vous encore à vous-même : C'était là son vêtement; il l'a déposé pour le reprendre plus splendide : c'était là sa maison; elle a croulé pour être rebâtie avec plus de magnificence.

Nous-mêmes, quand nous voulons remettre à neuf une maison, nous n'y laissons pas ceux qui l'habitent; nous les faisons sortir quelque temps pour les mettre à l'abri du fracas et de la poussière, puis, la maison étant redevenue calme, nous les y laissons entrer de nouveau. Dieu fait de même : il renverse une masure en ruines, et place auprès de lui dans la maison paternelle celui qu'il en a retiré, pour lui rebâtir une riche demeure et la lui rendre ainsi transformée.

Gardez-vous de dire : Il est mort, il n'est plus. Les infidèles seuls tiennent ce langage. Dites plutôt : Il s'est endormi, mais il se lèvera; il est absent, mais il reviendra faisant escorte au Roi des cieux. Qui s'exprime de la sorte ? L'homme en qui le Christ parlait : « Si nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité, qu'il est toujours vivant, Dieu nous ressuscitera de même après notre sommeil, et par Jésus nous ramènera à lui. » I Thessal., IV, 14. Si vous cherchez donc votre enfant, cherchez-le dans la cour royale, au milieu des armées angéliques, et non dans le tombeau, non dans le sein de la terre, de peur que vous ne restiez là gisant, pendant que lui-même est là-haut.

Entretenons-nous de ces sages pensées, et nous dissiperons sans effort toute cette tristesse. Que le Dieu des miséricordes et le Père de toute consolation nous ranime tous, et ceux que de telles douleurs accablent, et ceux qui subissent d'autres chagrins; qu'il nous donne de secouer tout abattement, de goûter la joie spirituelle, d'entrer en possession des biens à venir. Puissions-nous tous les avoir en partage par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint Esprit maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-Il.