Saint Jean Chrysostome

Homélie 44 sur la première Epître aux Corinthiens

 Si Timothée va vous trouver, ayez soin qu’il soit sans crainte parmi vous.

1. Quelqu'un jugera peut-être qu'une semblable exhortation est une insulte au courage viril de Timothée; mais ce n'est pas pour Timothée que l'Apôtre parle, c'est pour les Corinthiens, de peur que les embûches dressées contre le disciple ne tournent à leur détriment; quant à celui-ci, il le savait toujours prêt à braver tous les dangers. « Comme un fils sert son père, il m'a servi dans la prédication de l’Évangile. » Philipp., II, 22. En s'attaquant au disciple, ils auraient pu s’enhardir et s’avancer dans le mal, au point d'attaquer le maître lui-même; c'est pour réprimer d'avance une telle perversion qu'il leur dit: « Ayez soin qu'il soit sans crainte parmi vous» faites en sorte qu'aucun de ces misérables ne s'élève contre lui. Apparemment Timothée devait leur adresser des reproches dans l’esprit des lettres de Paul, qui du reste déclarait l'avoir envoyé dans ce but : «Je vous ai envoyé Timothée, qui vous remettra en mémoire mes voies selon le Christ, telles que je les enseigne dans toute l'Eglise. » I Cor., IV, 17.

De peur donc que, pleins de confiance dans leur notoriété et leurs richesses, forts de l'appui du peuple et des avantages de la philosophie, ils ne répondent que par l'insolence, le dédain ou de dangereuses manœuvres à l'objet de cette mission, et que, irrités par les reproches du disciple et du maître, ils ne tirent vengeance de l'un en ne pouvant atteindre l'autre, Paul exige que Timothée soit sans crainte au milieu d’eux. Ils n'ont pas à prétexter les Gentils qui demeurent dans l'infidélité; c'est à ceux qui recevront sa lettre de prendre leurs précautions, et déjà dès le commencement il les a frappés de crainte : « Parmi vous, » leur dit-il.

Il leur montre ensuite combien Timothée, par son ministère même, est digne de foi : « Il accomplit l'œuvre du Seigneur. » N'examinez pas s'il est riche, d'une belle éducation, d'un âge avancé; voyez plutôt la mission qu'il exécute : « Il accomplit l'œuvre du Seigneur. » : cela compense tous les avantages, la noblesse et les possessions, l'âge et la science. L'Apôtre ne s'arrête pas là, il ajoute : « Comme moi. » Vous venez d'entendre ce qu'il avait antérieurement dit : « C'est mon fils bien-aimé, un ministre fidèle du Seigneur; il vous remettra en mémoire mes voies selon le Christ. » I Cor., IV, 17.
Le disciple était jeune, et était seul chargé de ramener au devoir un si grand peuple, deux choses qui pouvaient l'exposer au mépris; aussi Paul ajoute-t-il à propos: « Que personne ne le méprise. » Mais ce n'est pas assez : encore faut-il qu'on lui témoigne une grande déférence; et de là ce qui suit : « Conduisez-le en paix. »

Toujours le même ordre : qu'il n'ait rien à redouter; ne lui suscitez ni difficultés ni querelles, pas d'antipathie ni de contradiction ; entourez-le de respect, écoutez-le comme un maître. « Puis qu'il vienne me trouver; je l'attends avec les frères. » Il y a là quelque chose de nature à les effrayer; il leur fait pressentir qu'il aura connaissance de leurs mauvais procédés à l'égard de son disciple, et c'est pour leur inspirer plus de réserve et de modestie qu'il ajoute : « Je l'attends. » Cela doit augmenter aussi leur confiance ; il l'attend quand il est lui-même sur le point de partir : c'est encore une preuve d'amour qu'il leur donne, puisqu'il se prive pour eux d'un auxiliaire de cette importance.

« Pour ce qui regarde notre frère Apollo, je vous dirai que je l'ai beaucoup prié de se rendre auprès de vous avec les frères. » Il semble qu'Apollo possédait une grande instruction, et qu'il était plus âgé que Timothée. Ils auraient pu dire : pourquoi nous envoie-t-il un jeune homme, au lieu d'un homme mûr ? Voilà donc qu'il dissipe encore ce songe, en leur déclarant qu'Apollo est un frère et qu'il l'a beaucoup prié de se rendre auprès d'eux. Il ne veut pas paraître avoir préféré Timothée, et n'avoir pas envoyé pour ce motif Apollo, de peur d'exciter la jalousie; et c'est pour cela qu'il ajoute : « Je l'ai beaucoup prié de se rendre auprès de vous. — Quoi donc ! celui-ci n'a-t-il pas voulu se rendre à sa prière ? a-t-il contesté, s'est-il obstiné ? — L'Apôtre ne s'explique pas de la sorte ; il n'entend pas accuser, mais bien s'excuser lui-même : « Et sa volonté n'a pas été de se rendre en ce moment. » Pour qu'on ne voie pas même là de vains prétextes, un faux-fuyant, il poursuit : « Il se rendra chez vous dès qu'il aura une occasion favorable. » C'est un moyen de justifier Apollo, et de calmer en même temps l'impatience de ceux qui désiraient le voir. Leur montrant ensuite qu'ils doivent avoir en eux-mêmes l'espoir du salut, plutôt que dans leurs maîtres, il leur dit : « Veillez, demeurez fermes dans la foi » non point dans la sagesse humaine; là, pas de stabilité, des fluctuations perpétuelles; il n'est de stabilité que dans la foi. « Agissez en hommes, soyez forts. Que toutes vos actions s'accomplissent dans la charité. »En apparence, de telles paroles sont une exhortation; elles renferment au fond un reproche d'indolence. « Veillez, » leur dit Paul; ils dorment donc. « Soyez fermes; » ce qui prouve qu'ils sont chancelants. « Agissez en hommes, soyez forts; » ils sont accusés de mollesse. « Que toutes vos actions s'accomplissent dans la charité; » il existe donc entre eux des dissensions. C'est encore à des hommes qui trompent qu'on fait cette leçon : « Veillez et soyez fermes; » à des jaloux : « Agissez en hommes; » à des perturbateurs, à ceux qui sèment les divisions : « Que toutes vos actions s'accomplissent dans la charité; car c'est ici le lien de la perfection, la racine et la source de tous les biens. » Mais encore que signifie cette parole : « Tout dans la charité ? » Qu'on soit chargé de reprendre les autres et de commander ou qu'on obéisse, qu'on enseigne ou qu'on soit enseigné, la charité doit être au principe de tout. Ce qu'on vient d'entendre, sans en rien excepter, s'explique par la négligence des fidèles à l'endroit de cette vertu. S'ils ne l'avaient pas négligée, l'orgueil ne serait pas entré dans leur âme, ils n'auraient pas dit: « Pour moi, je suis du parti de Paul; et moi, de celui d'Apollo. » I Cor., 1, 12. Avec cette vertu, ils n'auraient pas porté leurs différends devant les juges étrangers, ou mieux, ils n'auraient eu de différends d'aucune sorte. Avec cette vertu, l'un n'aurait pas pris la femme de son père, les autres n'auraient pas méprisé leurs frères infirmes, ils n'auraient pas eu de divisions, ils n'auraient pas tiré gloire des dons spirituels. Voilà ce qui lui fait dire : « Que tout se passe dans la charité. »

2. « Je vous en supplie donc, mes frères, vous connaissez la famille de Stéphana, dont les membres sont les prémices de l'Achaïe, et se sont consacrés au service des saints. » Paul avait mentionné cette femme en commençant : « J'ai baptisé la famille de Stéphana; » I Cor., I, 16; et maintenant, il déclare que ce sont là les prémices, non de Corinthe seulement, mais de toute l'Hellade. Ce n'est pas un petit honneur d'avoir embrassé les premiers la foi du Christ. Dans son Épître aux Romains, il en fait encore un sujet d'éloges, quand il dit: « Ils ont été régénérés avant moi dans le Christ. » Rom., XVI, 7. Au lieu de dire simplement ici : Ils ont cru les premiers, c'est par le terme de prémices qu'il les désigne, faisant bien comprendre par là qu'ils ont avec la foi des mœurs irréprochables, qu'ils se sont montrés dignes sous tous les rapports, par la pureté de la croyance et les fruits de la vertu. Il faut que les prémices l'emportent sur tout le reste; et c'est un témoignage que Paul leur rend en leur donnant cette qualification. Ils ne se bornèrent pas à croire avec générosité, je viens de le dire, ils firent preuve d'une admirable piété, d'une vertu féconde, d'une inépuisable charité. Ce n’est pas seulement par là que leur piété se montre, elle ressort d'un autre côté, elle a rempli la maison tout entière. Paul nous la fait voir de plus s'épanouissant en bonnes œuvres; tel est le sens de ce qui suit : « Ils se sont consacrés au service des saints. » Avez-vous bien entendu ce magnifique éloge de l'hospitalité ? L'Apôtre ne se borne pas à dire qu'ils servent, c'est un ministère auquel ils se sont dévoués, un genre de vie qu'ils ont adopté sans réserve, qu'ils ne cessent de méditer en l'exerçant. « Afin que vous vous soumettiez aux mêmes exercices; » afin que vous vous secouriez mutuellement et que vous entriez en communication les uns avec les autres, soit par des sacrifices d’argent, soit par des services personnels : la peine leur sera d'autant plus légère que les auxiliaires seront plus nombreux et que les bienfaits se répandront davantage.

Il ne leur recommande pas uniquement de combiner leurs efforts, il exige la déférence réciproque. C'est une leçon de parfaite obéissance qu'il leur transmet. Pour ne point paraître accorder une faveur, il ajoute : « A l'égard de quiconque coopère à vos efforts et participe à vos fatigues. » Cette loi, leur dit-il, est faite pour tous; je ne parle pas pour quelques-uns en particulier; tout homme qui leur ressemble doit jouir des mêmes biens. - En recommandant les uns, il en appelle au témoignage des autres, puisqu'il dit: «Je vous en conjure, vous connaissez la maison de Stéphana; » vous savez comment on y travaille et vous n'avez pas besoin de l'apprendre de nous. « Je me suis réjoui de la présence de Stéphana, de Fortunat et d'Achaïcus, parce qu'ils ont suppléé à ce qui vous manquait; ils ont ranimé mon esprit et le vôtre.» Il est vraisemblable que certains fidèles étaient irrités contre ces derniers, par la raison que ceux-ci étaient venus dénoncer la sédition à Paul; c'est encore par eux qu'il avait reçu des lettres concernant les vierges et les personnes mariées. Voyez aussi comme il tâche de dissiper les ressentiments, au début même de sa lettre : « Des renseignements m'ont été données sur vous par ceux de Chloès. » I Cor., I, 11. Pour ne pas dévoiler les uns, il met en avant les autres, les derniers l'ayant apparemment instruit par le moyen des premiers. Il leur dit maintenant : « Ils ont suppléé à ce qui vous manquait; ils ont ranimé mon esprit et le vôtre. » C'est leur déclarer que ceux dont il parle sont venus pour tous, et n'ont pas craint d'entreprendre par dévouement un si long voyage. Et comment le bien propre deviendra-t-il commun ? En suppléant à ce qui vous manque par votre bienveillance envers eux, en les honorant, en les accueillant bien, en participant à leur charité fraternelle; c'est pour cela qu'il leur dit: « reconnaissez les personnes de ce caractère. »

Faire de nos maisons une église

Les louanges qu'il donne à ceux qui étaient venus, il les étend à ceux qui les avaient envoyés; il les loue tous ensemble, en disant : « Ils ont ranimé mon esprit et le vôtre. Reconnaissez donc des personnes de ce caractère » qui pour vous se sont éloignées de leur maison et de leur patrie. — Quelle prudence ! Ce n'est pas seulement à Paul, c'est à tous les fidèles qu'ils ont fait du bien; ils portaient en quelque sorte la ville entière dans leur cœur. En parlant de la sorte, l'Apôtre les rend encore plus dignes de foi, il ne permet pas que les autres les repoussent, puisque c'est en leur faveur qu'ils sont venus vers lui. « Toutes les Églises de l'Asie vous saluent. » Par de telles salutations, il ne cesse d'unir les membres. « Aquilas et Priscille vous saluent avec empressement dans le Seigneur. »
C'est auprès d'eux qu'il restait quand il fabriquait des tentes. « Ainsi que l’Église qui est dans leurs maison. » Ce n'était pas un léger mérite pour eux d'avoir fait de leur maison une église. « Tous les frères vous saluent. Saluez-vous réciproquement dans le saint baiser. » Nulle part ailleurs il n'a fait mention d'une telle marque d'amitié. Pourquoi donc en parle-t-il dans cette à circonstance ? C'est qu'ils étaient profondément divisés entre eux, au point de dire : « Pour moi, je suis du parti de Paul; et moi, de celui d'Apollo; et moi, de celui de Céphas; et moi, : j'appartiens au Christ. » I Cor., I, 12. L'un souffrait la faim, tandis que l'autre était dans l'ivresse; ils avaient des luttes, des jalousies et des procès. Au sujet des grâces spirituelles, encore de nombreuses jalousies, et non moins d'orgueilleuses prétentions. Après donc les avoir réconciliés par la force persuasive de ses conseils, il leur demande naturellement cette réconciliation par le saint baiser. C'est le signe de l'union, et même de l'unité; il faut qu'il soit saint, sans aucune dissimulation, d'une sincérité complète. « Salut de la part de Paul, écrit de ma propre main. » Cela prouve le soin qu'il a mis à faire sa lettre. Aussi l'Apôtre ajoute-t-il : « Si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit anathème. »

3. Par cette seule parole, il les frappe tous de terreur, ceux qui se livraient à la fornication, comme ceux qui scandalisaient leurs frères à propos des viandes immolées, ou ceux qui se déclaraient du parti d'un homme, ceux qui ne croyaient pas à la résurrection. Non content de les effrayer, il leur trace le chemin de la vertu, il leur signale la source du vice. De même que la charité, quand elle règne dans toute sa puissance, efface et détruit tous les péchés; de même, quand elle s'affaiblit, elle les laisse s'épanouir sans obstacle. « Maranatha. » Pourquoi prononce-t-il cette parole tirée de l'hébreu ? Parce que l'orgueil est la cause de tous les maux ; et ce travers est produit par la sagesse étrangère; de là provenaient tous les désordres, et principalement les divisions des Corinthiens. Voulant réprimer cette arrogance, Paul n'emploie pas même le grec, il a recours à l'hébreu, leur montrant par là qu'il ne rougit nullement de son ignorance, qu'il l'embrasse même avec ardeur. Et que signifie ce mot : « Maranatha ? » Le Seigneur vient. Et pour quelle raison l’emploie-t-il ? Pour confirmer le dogme de l'incarnation; car c'est là-dessus qu'il ente d'une manière spéciale celui de la résurrection. Il veut encore les couvrir de honte; c'est comme s'il disait : Le souverain Seigneur de tous les êtres a daigné s'abaisser à ce point; et vous demeurez toujours à la même place, et vous persévérez dans les mêmes péchés !
Vous ne frémissez pas en présence de cette charité suprême, de ce bien qui les comprend tous !

Cette seule pensée suffira, semble-t-il dire, pour vous faire avancer dans la pratique de toutes les vertus, pour vous donner la force de mettre fin à toutes vos habitudes vicieuses. " Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous. » Un vrai maître ne se borne pas à donner des leçons, il y joint le secours de la prière. « Ma charité à vous tous dans le Christ Jésus. Amen. » C'est pour qu'ils ne regardent pas cette conclusion comme une formule de flatterie, qu'il la consacre par le nom du Christ Jésus. Cette affection n'a rien d'humain ou de charnel, elle est toute spirituelle, et, par là, d'une absolue sincérité; la parole de l'Apôtre respire le plus ardent amour. Comme il est séparé d'eux par de grandes distances, on dirait qu'il étend les mains pour les embrasser tous avec une tendre effusion: « Ma charité à vous tous; » je suis avec vous tous. C'est leur faire bien comprendre qu'il n'a rien écrit par un sentiment d'indignation, que tout est dicté par la sollicitude, puisqu'il ne les repousse pas après les avoir tant accusés, qu'il les accueille plutôt et les embrasse malgré leur éloignement, se transportant en quelque sorte au milieu d'eux par le moyen de ses lettres. Voilà comment on doit agir quand on exerce une correction. Si c'est à l'impulsion de la colère qu'on obéit, on se fait du mal à soi-même; mais, lorsqu'on témoigne et de l'affection au pécheur après l’avoir réprimandé, on prouve que la réprimande elle-même était inspirée par l'affection. Formons-nous ainsi les uns les autres. Que celui qui reprend ne s'irrite pas; ce ne serait plus du zèle, mais de la passion. Que celui qui est repris n'en conçoive pas de tristesse, bien persuadé qu'il est en face d'un médecin et non d'un ennemi. Les médecins brûlent les chairs sans encourir d'accusation, quoique souvent ils manquent leur but; les malheureux qu'ils traitent avec le fer et le feu, les soumettant à d'horribles souffrances, ne voient en eux que des bienfaiteurs : à plus forte raison doit être ainsi disposé celui dont on relève les fautes; à lui surtout de comprendre qu'on agit à son égard avec la bienveillance du médecin, et non avec la haine d'un adversaire.

Comment reprendre un pécheur

Et nous aussi, quand nous corrigeons, procédons avec une grande douceur, avec une grande prudence. Quand vous voyez donc un frère tomber dans le péché, ne le reprenez pas en public; commencez par lui parler seul à seul, comme le Christ l'ordonne; gardez-vous de l'insulter et de l'accabler quand il est à terre; gémissez plutôt, témoignez une douleur sincère; montrez-vous vous-même prêt à recevoir une correction, si vous avez commis quelque faute.

Pour mieux éclaircir ce que je dis, faisons une supposition qui nous le présente comme dans un miroir; à Dieu ne plaise qu'un tel exemple soit une réalité ! Supposons donc un frère qui demeure avec une vierge, mais dans une parfaite décence de mœurs, sans que cela le mette à l'abri des mauvais soupçons. Si vous apprenez qu'on se préoccupe de cette cohabitation, ne passez pas la-dessus avec dédain, ne dites pas : n'a-t-il pas assez de connaissance ? ne sait-il pas ce qui convient ? Si vous êtes aimé sans raison, ne soyez pas haï de même. A quoi bon irais-je de gaieté de cœur m'exposer à la haine ? - De tels propos sont dénués de sens; il y a là quelque chose de brutal, ou même de diabolique. Celui qui tente de remédier à ce mal ne peut pas encourir une haine gratuite; il méritera plutôt des biens infiniment précieux, d'incomparables couronnes. Si vous nous opposez l'intelligence et la sagesse de ce frère, nous vous répondrons qu'il en est actuellement dépourvu, parce que la passion l'enivre. Si, devant les tribunaux humains, les victimes d'une injustice n'ont pas le droit de parler à cause de l’indignation qui les transporte, bien qu'on ne méprise certes pas un tel sentiment, moins encore faut-il s'en remettre à celui que captive une mauvaise habitude. Voilà pourquoi, je le dis, serait-il mille fois sage, son intelligence est maintenant endormie. Qui fut jamais plus sage que David, lui qui pouvait dire: « Vous m'avez manifesté les mystérieux secrets de votre sagesse ? » Psal. L, 8. Et cependant, quand il eut jeté sur la femme d'un de ses gardes un regard imprudent, il éprouva sans nul doute ce qu'éprouvent les navigateurs sur une mer furieuse; et de là cette parole qu'il a lui-même prononcée : « Toute sa sagesse a été submergée. » Ibid., CVI, 27. Il eût eu besoin alors qu'un autre vint le ramener au devoir, il ne comprenait pas la profondeur de sa misère intérieure. Plus tard il déplorait ainsi ses iniquités : « Elles ont pesé sur moi comme un accablant fardeau. La corruption s'est mise dans mes blessures, elles se sont envenimées par suite de ma démence. » Ibid., XXXVII, 5, 6.

4. Celui qui pèche n'a donc pas l'usage de sa raison; il est ivre, il est aveuglé. A votre première excuse n'ajoutez donc pas celle-ci : ce n'est pas mon affaire; « chacun portera son propre fardeau. » Galat., VI, 5. Vous êtes déjà gravement répréhensible, du moment où, le voyant s'égarer, vous ne le ramenez pas au droit chemin. S'il était ordonné par la loi des Juifs de ne pas laisser à l'abandon la bête de somme d'un ennemi, quelle indulgence peut espérer celui qui dédaigne, non la bête de somme ni même l'âme d'un ennemi, mais bien l'âme d'un ami ? Il ne suffit pas pour notre justification que cet homme soit doué d'intelligence; car nous aussi, qui plus d'une fois avons donné de sages conseils, nous sommes en défaut pour nous-mêmes, incapables de nous sauver seuls. Comprenez donc que ce prévaricateur doit plutôt recevoir de vous que de lui-même un salutaire conseil, et n'allez pas dire : En quoi cela me regarde-t-il ? Souvenez-vous avec frayeur de celui qui le premier prononça cette parole. C'est bien la même, en effet: « Est-ce que je suis le gardien de mon frère? » Genes., IV, 9. De là viennent tous les maux, que nous regardions comme nous étant étranger ce qui touche à notre corps. Que dites-vous ? vous ne devez avoir aucun souci de votre frère ? Et qui donc s'occupera de lui ? Sera-ce l'infidèle, qui ne voit là qu'un sujet de contentement, un but à ses sarcasmes ? Sera-ce le démon, qui précisément pousse à la ruine du malheureux ? D'où vient donc votre conduite ? - Je n'avance à rien, me direz-vous peut-être, par mes paroles et mes avertissements. - Et comment savez-vous si bien que vous n'obtiendrez aucun résultat ? Mais c'est encore une démence extrême de se rendre certainement coupable de négligence, parce que le résultat est incertain.

Dieu lui-même, quoiqu'il connaisse l'avenir, a souvent parlé sans en obtenir davantage; et même ne s'est-il pas désisté, sachant néanmoins qu'on n'écouterait pas sa parole.
Si Celui dont la science embrasse tout ne suspend pas les corrections qu'il sait devoir être inutiles, quelle excuse aurez-vous en demeurant ainsi dans l’inaction et dans l'indifférence, alors que l'avenir vous est pleinement inconnu ? A force de revenir à la charge, beaucoup ont fini par réussir, et c'est quand ils n'avaient plus d'espérance, qu'ils obtenaient un plein succès. Ne feriez-vous pas d'ailleurs autre chose, vous aurez fait ce qui dépendait de vous. Ne soyez donc pas inhumain, sans entrailles, indifférent à tout. Que de telles paroles soient empreintes d'indifférence et de cruauté, un simple raisonnement le prouve. Pour quelle raison, lorsqu'un membre de votre corps est malade, ne dites-vous pas : Que m'importe, et comment puis-je savoir qu'il guérira, si j'en ai soin ? Vous ne négligez aucun moyen, vos efforts seraient-ils inutiles; vous ne voulez pas avoir à vous reprocher sur ce point une négligence quelconque. Or, quand nous déployons une telle sollicitude pour les membres de notre corps, pourrions-nous n'en témoigner aucune pour les membres du Christ ? De quelle indulgence, encore une fois, serions -nous dignes ? Si je ne vous touche pas en vous disant : ayez soin de votre membre, j'essaie de vous rendre meilleur par le sentiment de la crainte, en vous rappelant le corps mystique du Christ. N'est-ce pas une chose qui fait frissonner, que vous demeuriez insensible lorsque la corruption dévore votre chair ? Mais, si vous aviez un serviteur ou même un âne atteint du même mal, vous ne resteriez pas dans cette indifférence : et voyant le corps du Christ attaqué par la pourriture, vous passez avec dédain, ne jugeant pas que vous méritez ainsi mille foudres !

Aussi tout est dans un bouleversement complet, par suite de cette inhumanité, d'une pareille indolence. Je vous supplie donc de vous arracher à cet état; allez trouver ce frère qui partage l'habitation de la jeune vierge; commencez par louer d'une manière succincte les autres qualités qu'il a, amollissez la tumeur comme avec de l'eau tiède; dites-lui que vous n'êtes vous-même qu'un misérable; accusez notre pauvre humanité, reconnaissez que nous sommes tous sujets à bien des fautes; demandez-lui pardon d'oser aborder un sujet au-dessus de vos forces, en ajoutant toutefois que la charité ne recule devant aucune entreprise. Faites tout cela non comme une personne qui commande, mais sur le ton d'un frère qui donne un conseil. Quand vous aurez par toutes ces précautions adouci la tumeur et rendu moins vive la douleur de la ponction, du reproche que vous allez faire, tâchez, par vos prévenances et vos prières, d'obtenir qu'il ne s'irrite pas; quand vous l'aurez ainsi lié, portez le fer, sans exagérer l'affaire et sans la dissimuler, de peur d'inspirer la révolte ou le mépris. Si vous n'allez pas jusqu'au fond, votre démarche est inutile; si vous frappez trop vivement, vous n'obtiendrez que la répulsion. Encore, après tout cela, vous devez mêler les éloges aux représentations. Comme ce qu'il fait néanmoins ne saurait être loué, la chose en elle-même étant répréhensible, il faut vous concentrer sur l'intention. Je sais bien, direz-vous, que vous agissez ainsi pour Dieu, que vous accordez votre protection à cette personne, parce que vous l'avez vue malheureuse, dans l'isolement et l'abandon. N'aurait-il pas agi dans ce but, parlez toujours de la sorte. 

Puis, recommencez encore à vous excuser, dites-lui : Je n'entends nullement vous imposer un ordre, c'est une chose que je vous rappelle. Vous n'avez d'autre intention que de plaire à Dieu, je le sais bien; mais prenons garde que de là ne résulte un mal différent. Si cela ne devait pas être, si vous pouviez tout renfermer dans l'intérieur, vous n'auriez qu'à suivre le mouvement de ce beau zèle, personne ne vous en empêcherait; mais, si la perte l'emporte sur le gain, cela mérite votre attention; il ne faudrait pas, pour soutenir une âme, en scandaliser mille. — Ne parlez pas aussitôt des châtiments réservés à ceux qui donnent le scandale, rapportez-vous-en plutôt à son propre jugement. Ce ne sont pas là des choses que je doive vous apprendre; vous savez tous comme moi de quel supplice est menacé celui qui scandalise le plus petit de ses frères. - De tels adoucissements auront dissipé les préventions et rendu possible l'application du remède. S'il vous oppose encore l'isolement, ne lui faites pas un reproche de ce prétexte; dites-lui simplement: Que rien de tout cela ne vous effraie; vous avez une raison suffisante, le scandale d'autrui; ce n'est pas l'inconstance, c'est l'intérêt du bien qui vous ferait abandonner cette œuvre de zèle.

5. Soyez bref dans le conseil; ceci ne réclame pas une grande doctrine; c'est une grande patience qu'il y faut, une indulgence inépuisable. Revenez sans cesse à la charité, atténuant ce qu'il y a de pénible dans vos paroles, vous en remettant à sa décision; dites-lui : pour moi, je me borne à vous donner un conseil, à vous adresser une exhortation. vous êtes maître de m'écouter ou non. Je n'ai ni le pouvoir ni l'intention de vous contraindre, je laisse tout à votre libre volonté. — Si nos reproches ont ce caractère, nous pourrons facilement ramener les pécheurs. La manière dont nous agissons maintenant sent plutôt la brute que l'homme. Ceux qu'un tel désordre ne laisse pas indifférents ne disent rien au coupable, et se contentent de chuchoter entre eux comme de vieilles femmes en état d'ivresse. Jamais ils ne pensent être dans le cas de s'appliquer cet adage : soyez aimé sans motif, mais n'encourez pas gratuitement la haine. Quand ils sont emportés par le désir d'accuser, ils en dédaignent la seconde partie; ils ne craignent pas même d'encourir le châtiment, car le châtiment s'ajoute alors à la haine. Faut-il exercer une correction, ils ne manquent pas de présenter cette excuse et mille autres encore. C'est quand vous accusez le prochain, quand vous en parlez mal, que vous devriez vous souvenir de ces paroles : n'encourez point gratuitement la haine; je n'avance à rien, ce n'est pas mon affaire. C'est maintenant surtout que vous montrez une curiosité non moins inquiète qu'inutile; c'est en agissant ainsi que vous encourez la haine et mille maux; quand vous devez intervenir pour le salut de votre frère, vous affectez alors la réserve et la discrétion.

Or, c'est la médisance qui nous attire la haine, soit des hommes, soit de Dieu, et vous ne vous en préoccupez guère; tandis que ce conseil, cette représentation sans témoins vous mériteront l'amitié de Dieu, et même celle de cet homme. En supposant que celui-ci en eût du ressentiment, Dieu vous en aimerait davantage. Mais non, vous n'exciterez pas ainsi, comme par vos médisances, la haine de votre frère ; au lieu de vous tenir pour un implacable ennemi, il vous estimera le plus vénéré des pères. Vous témoignerait-il quelque mécontentement, que dans sa pensée, au dedans de lui-même, il vous en sera profondément reconnaissant.

6. En y réfléchissant, ayons soin de ceux qui sont nos membres, n'aiguisons pas notre langue contre le prochain, ne prononçons pas de ces paroles qui font sombrer une réputation ou préparent le naufrage, ne vivons pas comme les soldats dans la mêlée, dans le tumulte de la bataille, frappant et frappés. A quoi servent désormais les jeûnes et les veilles, la langue étant comme dans l'orgie, se nourrissant des chairs les plus impures, se plaisant dans le sang, distillant l'ordure et le poison, faisant de la bouche un vrai cloaque, ou même quelque chose de plus affreux. D'un côté, le corps est seul souillé; de l'autre, l'âme est souvent suffoquée. Je ne parle pas par une vaine sollicitude pour ceux dont on médit; ils obtiendront des couronnes en le supportant avec générosité; je me préoccupe de vous qui commettez la médisance. Les Écritures proclament heureux celui qui souffre une telle persécution sans la mériter; elles repoussent des mystères sacrés, des abords même du temple, celui qui médit: « Je poursuivais l'homme qui se cache pour ternir la réputation du prochain. » Psal. C, 5. Elles le déclarent indigne de prononcer les paroles du texte divin : « Pourquoi te permets-tu de raconter mes justifications et de faire passer mon testament par ta bouche? » Ibid.,XLIX, 16. Et voici la cause de cette réprobation : « Étant assis, tu parlais contre ton frère. » Ici l’écriture ne distingue pas si ce qu'on dit est vrai ou faux; ailleurs, elle défend expressément de dire le mal qui serait même vrai concernant le prochain : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. » Matth., VII, 1.

Celui qui poursuivait le publicain de ses accusations fut condamné lui-même, bien que disant la vérité. — Si quelqu'un est à la fois audacieux et méprisable, me dira-t-on, ne devons-nous pas le redresser, l’accuser même — vous pouvez l'accuser et le redresser, mais de la manière que je viens d’exposer; si vous mêlez l'outrage à vos corrections, craignez d'éprouver le sort du pharisien que vous imitez. En effet, il ne résulte aucun bien de cette conduite, ni pour vous qui parlez, ni pour celui qui s'entend accuser de la sorte : pour lui, il n'en deviendra que plus impudent, car, s'il pouvait rougir tant qu'on n'avait pas déchiré le voile, il rejette ce dernier frein dès que sa honte est mise au grand jour; la parole n'aura fait qu'une blessure de plus. Cet homme croit-il avoir bien agi, il s'exaltera sous le coup même de vos accusations; a-t-il conscience du scandale donné, il ira plus avant dans cette voie funeste. L'accusateur, de son côté, se perd dans l'estime de l'accusé, tout en provoquant la colère divine. Je vous en conjure donc, ne prononçons aucune parole repoussante, ne disons que ce qui peut édifier. — Mais vous désirez qu'il soit puni ?

Pourquoi vous punir à sa place ? Quand on désire se venger d'un tort qu'on a subi, il faut se venger de la manière que Paul l'ordonne : « Si votre ennemi souffre la faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire. » Rom., XII, 20. Cherchez-vous à lui nuire, au lieu de suivre cette leçon, c'est contre vous-même que vous tournez le glaive. S'il parle mal, comblez-le d’éloges : vous le punirez assez et vous échapperez à tout mauvais soupçon. Celui qui s'afflige du mal qu'on dit de lui prouve que sa conscience le lui reproche; celui qui ne s'en émeut pas donne, par là même, un témoignage éclatant de son innocence. Du moment donc où vos accusations ne sont profitables ni pour vous-même, ni pour autrui, que cela seul suffise à vous rendre plus modéré, sachant bien que le coup retombe sur votre tête. J'aurais dû mettre en avant le royaume céleste et le bon plaisir de Dieu, mais la grossièreté de vos idées et l'excès le vos emportements ont exigé d'autres considérations. Puissent-elles vous avoir rendu plus sage, afin que la pensée de Dieu vienne ensuite ajouter à votre sagesse, et que vous puissiez ainsi, dégagé de toute passion, arriver à la possession des biens à venir, et nous tous ensemble, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui puissance, honneur et gloire, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.