Saint Jean Chrysostome

Homélie sur l’ascension 

1. Quand nous avons honoré la mémoire de la croix, nous avons fêté cette solennité hors de la ville. Maintenant que nous célébrons l'ascension du Crucifié, jour illustre et glorieux, nous la fêtons également hors des murailles de notre cité. Nous ne prétendons pas, en agissant ainsi, faire injure à Antioche; nous voulons seulement honorer les martyrs comme ils le méritent. Il ne faudrait pas que ces saints nous accusent et disent: « On n'a donc pas daigné nous accorder la faveur de voir un des jours du Seigneur célébré dans notre tabernacle. » Il ne faudrait pas que ces saints nous accusent et disent : « Nous avons versé notre sang pour Dieu : nous avons eu l'honneur de livrer nos têtes au glaive pour le lui; et nous ne sommes pas jugés dignes de voir un jour de ses solennités célébré dans nos tabernacles . » C'est pourquoi nous avons quitté la ville, nous sommes accourus aux pieds de ces saints, à l'occasion de la fête d'aujourd'hui, et cela pour nous justifier auprès d'eux au sujet du passé. S'il convenait de venir précédemment honorer ici ces valeureux athlètes de la piété, alors qu'ils reposaient sous le pavé du temple, nous devons le faire avec beaucoup plus d'empressement aujourd'hui que ces perles occupent une place à part, que les brebis sont séparées des loups, que ceux qui vivent ne sont plus à côté de ceux qui sont morts. A la vérité, ils ne souffraient aucunement de cette communauté de sépulture. Leurs esprits sont dans les cieux. Quel mal pouvait causer à leurs corps ce voisinage ?

Leurs âmes sont dans les mains de Dieu; quel préjudice pouvait causer à leurs restes le lieu où ils reposaient ? Ils ne souffraient donc aucunement, par le passé, de cet état de choses. Mais le peuple n'en souffrait pas peu, lui qui, accourant vénérer les reliques des martyrs, ne priait qu'avec doute et embarras, puisqu'il ignorait où reposaient leurs tombes, où se trouvaient ces précieux trésors. Tel un troupeau que l'on mènerait s'abreuver à des courants d'eaux pures, arrivé auprès de ces sources vives, en serait détourné par de fétides odeurs qui s'exhaleraient du voisinage: tel était ce troupeau spirituel. Le peuple accourait aux sources pures des martyrs; et, à peine sentait-il l'odeur fétide que l'hérésie répandait tout auprès, qu'il en était détourné. Frappé de ce spectacle, le sage pasteur de ce troupeau, notre commun maître, qui se propose en toute chose l'édification de l'Eglise, n'a pas souffert que l'on fut longtemps sans porter remède à ce mal, lui le fervent ami, le fervent émule des martyrs. Qu'a-t-il donc fait ? Admirons sa sagesse. Les courants aux eaux troubles et infectes, il les enfonce et les enfouit dans le sein de la terre; mais les sources pures des martyrs, il les transporte dans un lieu également pur. Remarquez la charité avec laquelle il a traité les morts, les honneurs dont il a entouré les martyrs et la sollicitude qu'il a témoignée envers le peuple. Il a témoigné sa charité envers les morts, en ne touchant point à leurs ossements et en les laissant en paix où ils reposaient; il a honoré les martyrs, en les soustrayant à cet impur voisinage; il a témoigné sa sollicitude envers le peuple, en mettant un terme à l'état de choses qui semait le trouble dans ses prières.

Les anges sont présents à la fête de l’Ascension

Aussi vous avons-nous conduits ici afin que l'assemblée fût plus brillante, que le spectacle fût plus splendide, étant formé non seulement d'une réunion d'hommes, mais encore d'une réunion de martyrs; non seulement d'une réunion de martyrs, mais de la présence des anges eux-mêmes. Oui, les anges sont ici présents; à l'assemblée d'aujourd'hui concourent également les anges et les martyrs. Vous désirez peut-être voir les uns et les autres ? Eh bien ouvrez les yeux de la foi, et vous contemplerez ce spectacle. Si l'air entier est peuplé d'anges, à plus forte raison en sera-t-il ainsi de l’Église : s'il en est toujours ainsi de l’Église : à plus forte raison en ce jour où leur maître a été enlevé de la terre. Que l'air entier soit peuplé d'anges, l'Apôtre vous le montre quand il commande aux femmes de se voiler la tête: « Les femmes, dit-il, doivent avoir un voile sur leur tête, à cause des anges. » I Corinth., XI, 10. « Un ange, disait Jacob, m'a protégé dès ma jeunesse. » Genes., XLVIII, 16. Ceux qui habitaient la même maison que les apôtres disaient à Rhodé: « C'est l'ange de Pierre. » Act., XII, 15. « J'ai vu l'armée des anges, » disait encore Jacob. Genes., XXXII, 2. Et pourquoi a-t-il aperçu sur la terre l'armée et le camp des anges ? De même qu'un roi établit des garnisons en chacune de ses villes, de peur qu'une armée de barbares envahisseurs ne vienne à s'en emparer : de même, parce que les démons habitent l'atmosphère tels que de féroces barbares, qu'ils ne cessent de soulever des guerres, que la paix leur est odieuse, le Seigneur leur oppose les milices angéliques, afin que leur simple aspect les confonde, et qu'elles nous assurent une paix inaltérable; ce qui vous prouve que nous avons dans ces esprits des anges de paix, ce sont les mots que les diacres, dans nos cérémonies, répètent si fréquemment : « Implorez l'ange de paix. »

Vous le voyez : les anges et les martyrs sont présents en ces lieux. Qu'ils sont donc malheureux ceux qui n'ont pas voulu assister aujourd'hui à notre assemblée ! Que nous sommes heureux d'y être venus nous-mêmes, et de jouir de ce spectacle ! Mais nous aurons lieu en d'autres occasions de parler des anges : revenons au sujet de la fête qui nous réunit.

2. Quelle est donc cette fête qui nous réunit ? Elle est bien grande et bien vénérable, mon bien-aimé; elle dépasse de beaucoup l'intelligence des hommes; elle est bien digne de la munificence de Dieu, à qui nous en sommes redevables. En ce jour s'est opérée la réconciliation de Dieu avec le genre humain; en ce jour l'antique inimitié a cessé, et une longue guerre a pris fin. En ce jour une paix admirable, que l'on n'avait jamais auparavant espérée, nous a été rendue.

Nature de la fête de l'Ascension

Qui eût espéré la réconciliation de Dieu avec  l'homme? Non certes que le maître soit inhumain, mais parce que le serviteur était bien mauvais; non que le Seigneur soit cruel, mais parce que l'esclave était un ingrat. Voulez-vous savoir comment nous avons indigné notre maître si bon et si doux ? Il est juste que vous connaissiez le sujet de cette antique inimitié, afin que, à la vue de l'honneur qui nous est fait, à nous étrangers et ennemis, vous admiriez la bonté de Celui qui nous honore; afin que vous n'attribuiez pas ce changement à vos propres mérites, et que, pénétré de la surabondance de cette grâce, vous ne cessiez plus de remercier Dieu de la grandeur de ses bienfaits. Voulez-vous donc apprendre comment nous avons irrité notre maître, tout bon, tout humain, tout généreux qu'il est, lui qui a tout ordonné en vue de notre salut ? Il se demandait un jour s'il n'exterminerait pas le genre humain tout entier; et il était si fort courroucé à notre endroit qu'il songeait à nous faire périr avec nos femmes, nos enfants, les animaux, les troupeaux, et avec la terre entière. Je vous citerai, si vous le désirez, la sentence elle-même : « J’exterminerai l’homme que j’ai créé de la face de toute la terre ainsi que les animaux et les bêtes de somme; car je me ma repens d'avoir créé l'homme. » Genes., VI, 7. Cependant il n'agissait pas ainsi par haine pour notre nature, mais par aversion pour le mal, puisque lui qui a dit: « J'exterminerai l'homme que j'ai créé de la face de la terre, » dit ensuite à l'homme: « Le moment fatal de tout homme est venu pour moi. » Genes., VI, 13. Or, s'il eût haï l'homme, il n'eût point conversé avec lui. Cela prouve qu’il ne voulait pas mettre à exécution ses menaces. Mais il y a plus : le maître prenait le parti de l'esclave, s'entretenait avec lui comme avec son égal, lui exposait les motifs de la catastrophe qui allait éclater, non pour que l'homme connût ces motifs, mais afin que les communiquant à ses semblables, il les ramenât à de meilleurs sentiments. Comme je le disais, il y a un instant, l'humanité s'est conduite autrefois avec tant de perversité, qu'elle a couru le risque d'être effacée de la terre. Et cependant, nous qui paraissions indignes de la terre, nous voilà transportés aujourd'hui dans le ciel. Nous qui étions indignes de commander ici-bas, voilà que nous pouvons recourir jusqu'au royaume d'en haut, nous avons franchi les cieux, nous avons été mis en possession d'un trône royal; et la nature à laquelle les Chérubins barraient l'entrée du paradis, est aujourd'hui assise au-dessus des Chérubins.

Comment ce prodige admirable a-t-il été accompli ? Comment nous qui avions commis tant de crimes, nous qui paraissions indignes de la terre, qui étions déchus de toute principauté ici-bas, avons-nous été portés à une telle hauteur ?
Qu'est-ce qui a mis fin à cette guerre ? Comment ce courroux a-t-il été dissipé ? Comment ? Et voilà le prodige, que la paix ait été faite, non à la requête de ceux qu'un ressentiment injuste animait contre Dieu, mais à l'invitation pressante que nous adresse Celui qui était à bon droit indigné contre nous. « Nous remplissons la fonction d'ambassadeur pour Jésus-Christ, disait l'Apôtre : c'est Dieu qui vous exhorte par notre bouche. » II Corinth., V, 20. Quoi donc ? Dieu est outragé, et c'est lui qui nous appelle ? Oui parfaitement; et cela, parce qu'il est Dieu, et voilà pourquoi il nous tient le langage d'un tendre père. Mais remarquez ce qui arrive : le médiateur est le Fils même de celui qui nous appelle; ce n'est point un homme, ce n'est point un ange, ce n'est point un archange, ni aucun des serviteurs. Et quel rôle remplit ce médiateur ? le rôle qui lui convient. Quand deux personnes sont irritées l'une contre l'autre sans vouloir se réconcilier, un tiers survient qui s'interpose entre les deux et met un terme à leur inimitié. Ainsi a fait le Christ. La fureur de Dieu était allumée contre nous; de notre côté, nous avions pris Dieu, un si bon maitre, en aversion. Le Christ est venu s'interposer entre la nature divine et la nature humaine, et il les a réconciliées. De quelle manière s'est-il interposé ? En subissant lui-même le châtiment que le Père avait décrété contre nous, en se soumettant à la peine fixée par le ciel, et aux outrages infligés par la terre. Voulez-vous le voir subissant ces deux conditions ? « Le Christ, écrit l'Apôtre, nous a rachetés de la malédiction de la loi en assumant sur lui cette malédiction. » Galat., III, 13. Le voyez-vous acceptant la peine décrétée d'en haut ? Voyez-le maintenant subir les outrages venant de la terre : « Les injures de ceux qui vous injuriaient sont retombées sur moi. » Psalm. LXVIII, 10. C'est ainsi qu'il a mis fin à cet état d’inimitié. C'est ainsi que toutes ses actions, ses souffrances, ses efforts n'ont tendu qu'à ramener à Dieu son irréconciliable ennemi, et à en faire désormais son ami. Et en ce jour, ces heureux résultats ont été obtenus. C'est comme les prémices de notre nature que le Christ vient offrir au Seigneur.

Tel le laboureur prendra quelques épis dans ses champs couverts de moissons, et les présentera au Seigneur, afin d'attirer par ces prémices la bénédiction céleste sur son domaine entier : tel le Christ en offrant à Dieu cette seule chose, ces simples prémices, a fait descendre sur l'humanité la bénédiction divine. — Et pourquoi n'a-t-il pas offert la nature humaine tout entière ? — Parce que offrir le tout, n'est pas offrir des prémices; offrir des prémices c’est offrir seulement une petite partie d'un tout, au moyen de laquelle partie le tout lui-même est béni. — Alors, s'il s'agit de prémices, dira-t-on, il eût fallu présenter à Dieu le premier homme; les prémices d'un champ étant les premiers fruits qu'il porte, les premiers dont il se couvre. — Ce ne sont pas de véritables prémices, mon bien-aimé, lorsque nous offrons les premiers fruits, et que ces fruits sont chétifs et difformes, mais bien lorsque nous offrons des fruits parfaits en tout point. Comme Adam avait été souillé par le péché, il ne fut point offert, quoique se trouvant le premier des hommes. Mais le Christ était exempt de péché, et c'est pour cela qu'il a été offert, quoique postérieur à Adam: et telles sont nos véritables prémices.

3. Au reste, pour vous bien montrer que les prémices ne consistent pas dans les fruits qui viennent les premiers; mais dans les fruits savoureux, irréprochables, et parvenus à la maturité, j'invoquerai le témoignage des Écritures : « Quand vous serez entrés dans la terre de promission, que vous abandonne le Seigneur, disait Moïse au peuple, et que vous y aurez planté des arbres produisant des fruits bons à manger, vous passerez trois ans sans toucher à ces fruits, et la quatrième année, ces fruits seront consacrés au Seigneur. » Levit., XIX, 23, 24. Or, si les premiers fruits constituaient les prémices, il eût fallu donner au Seigneur les fruits qui seraient venus la première année. Et cependant Moïse dit : « Vous passerez les trois premières années sans toucher à ces fruits. » Vous les laisserez, parce que l'arbre est faible, parce que le fruit n'a pas la vigueur, la maturité convenables. « Mais la quatrième année, ces fruits seront consacrés au Seigneur. » Admirez la sagesse du législateur : il ne permet pas de manger de ce fruit avant qu'il ait été offert à Dieu; et il n'ordonne pas de le lui offrir à cause de l'imparfaite maturité qui le caractérise. Laissez-le, dit-il, parce qu'il est le premier fruit de l'arbre; mais ne l'offrez pas au Seigneur, parce qu'il ne mérite pas l'honneur d'en être accepté. Ce n'est donc pas au premier fruit qui vient à paraître, mais à des fruits parfaits en tous points que l'on applique le nom de prémices.

Ce qui nous a conduit à parler sur ce sujet, c'est la chair que le Christ a offerte au Seigneur. Il a donc présenté au Père, les prémices de notre nature; et cette offrande a paru si agréable au Père, à cause de la dignité de celui qui la lui présentait, et de la pureté de l'offrande elle-même, qu'il a reçu cette humanité de ses propres mains, et qu'il l'a placée auprès de lui, en lui disant : « Asseyez-vous à ma droite.» Psalm. CIX, 1. A quelle nature Dieu a-t-il adressé ces mots: « Asseyez-vous à ma droite ? » Évidemment à celle qui avait entendu cette sentence-ci : « Tu es terre, et tu retourneras dans la terre. » Genes., III, 19. N'aurait-ce point été assez pour elle, de franchir les cieux, de prendre rang à côté des anges ? N'était-ce pas là un incomparable honneur ? Mais non; elle a été élevée au-dessus des anges; elle est montée au-dessus des archanges; elle a dépassé les chérubins, laissé au-dessous d'elle les séraphins, franchi les puissances, et ne s'est arrêtée que pour occuper le trône du souverain. Considérez la distance qui sépare le ciel de la terre; ou plutôt, partons de plus bas: Considérez la distance immense qui sépare la terre de l'enfer, celle qui sépare le ciel de la terre, celle qui sépare du ciel lui-même, les anges, les archanges, les puissances, et le trône du roi de l'univers. Eh bien, c'est à cette distance, à cette hauteur qu'est montée la nature humaine. Comparez le point d'où elle est partie, et celui où elle est arrivée. Impossible de descendre plus bas que là où l'homme était descendu, ni de monter plus haut que là où il est monté. C'est ce qui inspirait à Paul ce langage :  « Celui qui est descendu est le même qui est monté. » Ephes., IV 10. Et ou est-il descendu ? « Dans les régions les plus basses de la terre., Ibid., 9. Et où est-il monté ? Au-dessus de tous les cieux ?

Considérez attentivement celui qui est monté de la sorte, avec quelle nature, et dans quel état cette nature se trouvait auparavant. J'insiste avec bonheur sur la bassesse de notre nature, afin de vous faire mieux comprendre l'honneur dont nous sommes redevables à la charité du Seigneur. Qu'étions-nous ? Un peu de cendre et de poussière. Jusque-là point de faute : cette faiblesse était celle de la nature. Nous sommes devenus plus stupides que les animaux privés de raison. « L'homme, est-il écrit, s'est ravalé jusqu'au stupides bêtes de somme, et il est devenu leur égal. » Psalm. XLVIII 21. Or, devenir l'égal des animaux, c'est devenir pire que les animaux.
Que l'on soit privé de la raison, condamné à cette condition, la cause en est dans la nature; mais tomber dans une semblable stupidité, quand on a reçu le don précieux de la raison, la faute en incombe à la volonté. Par conséquent, lorsque vous entendez dire de l'homme qu'il est devenu l'égal des animaux, imaginez-vous, non que le prophète veuille établir une parité entre les brutes et les hommes, mais qu'il veut montrer combien ceux-ci sont au-dessous de celles-la. Oui, nous sommes devenus plus insensés et pires que des brutes. Si nous sommes tombés aussi bas, ce n'est pas parce que nous sommes des hommes, mais parce que nous avons porté l'ingratitude au plus haut degré. « Le bœuf connaît celui à qui il appartient, disait à ce propos Isaïe; et l'âne la crèche de son maître. Mais Israël ne me connaît pas. » Isaïe., I, 3. Ne rougissons pas de ces hontes passées; car « là où avait abondé le péché, a surabondé la grâce. » Romains., V, 20.

Vous venez de voir que nous étions descendus au-dessous des bêtes de somme. Désirez-vous voir encore combien nous sommes, en raison, au-dessous des oiseaux ? « La tourterelle, l'hirondelle les oiseaux des champs connaissent le temps de leur passage ; mais mon peuple ne connaît pas mes jugements. » Jerem. VIII, 7. Nous voilà donc plus insensés que les ânes et que les bœufs, que les oiseaux eux-mêmes, que la tourterelle et l'hirondelle. Voulez-vous une preuve de notre stupidité ? On nous donnait des fourmis pour nous instruire, tant nous avions perdu le sens. « Allez trouver la fourmi, dit l’Écriture, et imitez ses voies. » Prov., VI, 6. Nous sommes devenus les élèves des fourmis, nous, pourtant créés à  l'image de Dieu. Mais la responsabilité n'en revient pas à celui qui nous a créés; elle revient à nous qui n'avons pas conservé son image. Je parle de fourmis; mais ne sommes-nous pas devenus plus insensibles que des pierres ? Vous en donnerai-je une preuve ? « Écoutez, profondeurs et fondements de la terre, le Seigneur va juger son peuple. » Mich., VI, 2. Eh quoi ! vous jugez les hommes, et vous faites appel aux fondements de la terre ? Certainement, puisque les hommes sont devenus plus insensibles que ces mêmes fondements. A quoi bon chercher un nouvel excès de perversité dans notre nature, puisque nous voilà plus insensés que les ânes, moins raisonnables que les bœufs, plus ingrats que l'hirondelle et que la tourterelle, moins prudents que les fourmis, plus stupides que les pierres, enfin pareils aux serpents ?
« Leur fureur, disait le Psalmiste, est celle des serpents, le venin des aspics distille de leurs lèvres. » Psalm. LVII, 4, XIII, 3; et CXXXIX, 3. D'ailleurs, pourquoi invoquer la stupidité des brutes, quand nous avons reçu le nom d'enfants du démon : « Vous êtes les enfants du démon, » est-il écrit. Joan., VIII, 44.

4. Et pourtant, nous si insensés, si ingrats, si dépourvus de sens; nous supérieurs en insensibilité aux pierres elles-mêmes; nous qui étions descendus si bas, nous si abjects, si méprisables; — comment dirai-je, quel langage, quelle expression emploierai-je ? - notre nature à nous, cette nature si vile, si privée d'intelligence, est aujourd'hui élevée au-dessus de toutes les créatures.
Aujourd'hui les anges ont reçu ce qu'ils désiraient depuis longtemps; aujourd'hui les archanges ont vu ce qu'ils brûlaient de voir depuis bien des siècles, la nature humaine assise resplendissante sur un trône royal, et rayonnante d'une gloire et d'une beauté immortelles. Ce spectacle, depuis longtemps les anges le désiraient, depuis longtemps les archanges l'appelaient de leurs vœux. Quoique cet honneur élevât de beaucoup au-dessus d'eux notre nature, ils ne laissaient pas de se réjouir des biens qui nous étaient accordés; car lorsque Dieu nous punissait, ils souffraient de nos maux; et les chérubins eux-mêmes, chargés de veiller sur le paradis, compatissaient à notre misère. De même qu'un esclave qui, pour obéir aux ordres de son maître, jette un de ses pareils dans les fers et surveille sa captivité, gémit néanmoins de cette nécessité à cause de la sympathie qu'éveille en lui son camarade; de même les chérubins à qui était confiée la garde du paradis, gémissaient d'avoir à nous en interdire l'entrée. Qu'ils en aient réellement souffert, une comparaison dont les hommes fourniront le terme, vous le montrera clairement.

Dès que vous voyez des hommes compatir aux maux de leurs semblables, vous ne sauriez douter qu'il n'en soit ainsi des chérubins; ces puissances célestes étant beaucoup plus susceptibles de miséricorde que les hommes. Or, quel est le juste qui n'a pas souffert, de voir ses semblables punis, même à bon droit et après des prévarications infinies ? Ce qu'il y a de surprenant, c'est que, tout en connaissant leur culpabilité, et étant témoins des offenses commises par eux envers le Seigneur, les justes ne compatissent pas moins à leur sort. Nous en avons un exemple dans Moïse après l'idolâtrie du peuple. Il disait à Dieu : « Pardonnez-leur ce crime, ou bien effacez-moi du livre que vous avez écrit.» Exod., XXXII, 31-32. Que signifie cela ? Vous êtes témoin de leur impiété, et vous souffrez de leur châtiment ? Oui, je souffre, répond-il, et parce qu'ils sont punis, et parce que leur peine n'est que trop justifiée. Ézéchiel voit un ange frapper le peuple; et il s'écrie en gémissant : « Hélas ! Seigneur, vous allez donc exterminer les restes d’Israël ! » Ezech., IX, 8. « Châtiez-nous, Seigneur, disait Jérémie, mais dans votre justice, et non dans votre fureur, afin de ne pas nous réduire à néant. Jerem., X, 24. Si Moïse, Ézéchiel, Jérémie ont été émus de nos maux, les puissances célestes pouvaient-elles être insensibles à nos misères ? Et comment en serait-il ainsi ? Puisqu'elles s'intéressent a tout ce qui nous regarde, jugez de la joie qu'elles ont dû éprouver lorsqu'elles nous ont vus réconciliés avec le Seigneur. Or, si elles n'avaient pas été affligées précédemment, elles n'auraient pas été dans la suite aussi satisfaites. Qu'elles en aient été heureuses, ces mots du Christ le prouvent :  «Il y aura des réjouissances au ciel et sur la , terre, à la conversion d'un pécheur. » Luc., XV, 7. Si les anges ne peuvent voir un pécheur se convertir, sans en être réjouis, comment verraient-ils aujourd'hui la nature humaine introduite par ses prémices dans les cieux, sans en ressentir la plus douce satisfaction ?

Écoutez encore une autre preuve de la joie dont les habitants du ciel ont été remplis à la réconciliation des hommes avec Dieu. Comprenant, à la naissance selon la chair de notre Sauveur, que cette réconciliation était opérée; car Dieu ne serait pas descendu aussi bas, si elle ne l'eut pas été; comprenant donc cela, ils se forment en chœur, et font retentir la terre de ce cri: « Gloire à Dieu, au plus haut des cieux et paix sur la terre, chez les hommes de bonne volonté. » Luc., II, 14. Pour vous convaincre que s'ils glorifient Dieu, c'est à cause des biens conférés à la terre, ils en indiquent le motif : « Paix sur la terre, chez les hommes de bonne volonté; » chez ces hommes naguère éloignés de Dieu, et en guerre avec lui. C'est ainsi qu'ils glorifient Dieu des biens conférés à autrui, ou plutôt de leurs propres biens; car ils regardent les nôtres comme les leurs. Désirez-vous encore apprendre comment la vue du Sauveur montant aux cieux, les devait transporter de joie et d'allégresse, écoutez le Christ affirmant qu'ils ne cessaient de monter et de descendre. Or c'est là une preuve qu'ils désiraient vivement contempler ce spectacle extraordinaire. Et comment savons-nous qu'ils montaient et descendaient sans cesse ? Prêtez l'oreille à ces paroles du Fils de Dieu :« Vous verrez bientôt le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre autour du Fils de l'homme.» Joan., I, 51. Ainsi en agit l'amour : il ne se résigne pas à l'attente, il s'efforce d'anticiper sur le plaisir. C'est pourquoi les anges descendent, impatients de voir cet étrange spectacle, un homme apparaissant dans le ciel. C'est pourquoi nous voyons partout des anges, et lorsque le Sauveur naît, et lorsqu'il ressuscite, aujourd'hui qu'il monte aux cieux. « Et deux anges se montrèrent vêtus de blanc, emblème de leur joie; ils dirent aux disciples : « Homme, de Galilée, pourquoi restez-vous là debout ? Ce Jésus qui vient de vous être ravi dans les cieux viendra un jour comme vous l'y avez vu monter. » Act., I, 10-11.

5. Prêtez-moi ici toute votre attention. Pourquoi les anges tiennent-ils ce langage ? Est-ce que les disciples n'avaient point d'yeux ? Est-ce qu'ils ne voyaient pas ce qui se passait ? L’Évangéliste ne raconte-t-il pas que Jésus s'éleva tandis qu'ils le regardaient ? Pourquoi ces anges viennent-ils leur apprendre qu'il est monté aux cieux ? Pour les deux raisons suivantes : d'abord, à cause de la douleur que les disciples éprouvaient du fait de cette séparation. Cette douleur nous apparait à travers ces mots du Christ : « Nul d'entre vous ne me demande : Où allez-vous ? Mais parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse a rempli votre cœur. » Joan., XVI, 5-6. Si une séparation d'avec nos parents, nos amis est toujours pénible, comment les disciples en se voyant séparés de leur Sauveur, de leur maître, si affectueux, si compatissant, si doux, si bon, n'en eussent-ils pas été navrés ? Comment n'auraient-ils pas eu le cœur déchiré ?

Aussi un ange vient-il adoucir en eux la peine que leur causait l'éloignement de Jésus, en leur annonçant son retour futur. « Ce Jésus qui vient de vous être ravi dans les cieux, reviendra de même. » Act., I, 11. Vous êtes affligés de sa disparition : ne vous affligez plus, car il viendra de nouveau. Ils auraient pu imiter Élisée qui, voyant son maître enlevé sur un char, déchira ses vêtements, n'ayant à ses côtés personne qui pût lui prédire qu’Élie reviendrait un jour : pour détourner les disciples d'agir de même, les anges se présentèrent à eux et les consolèrent de leur tristesse. Telle est la première raison de la présence des anges. La seconde n'est pas moins saillante; elle est indiquée par ces mots de l'ange : « Ce Jésus qui vous a été ravi. » Quelle est donc cette raison ? « Il a été ravi dans les cieux. » La distance franchie était trop grande, et la puissance de la vue humaine ne suffisait pas pour suivre le corps enlevé jusque dans les cieux. De même qu'un oiseau planant dans les hauteurs des airs disparait d'autant plus à nos regards qu'il monte davantage; de même le corps du Sauveur disparaissait à mesure qu'il s'élevait, la faiblesse de nos yeux ne permettant pas de le suivre à un intervalle aussi prodigieux. En conséquence, des anges vinrent annoncer aux apôtres qu'il était monté aux cieux, et qu'il y était monté, non à la façon d’Élie, comme ils eussent pu le penser, mais en toute vérité. D'où ces expressions: « Jésus qui vous a été ravi dans les cieux. » Ce n'est pas sans motif que les anges ajoutent ces mots. Élie parut être ravi dans les cieux, parce qu'il était serviteur; Jésus y est monté réellement, parce qu'il était le maître.

Les justes seront enlevés aussi dans les airs

L'un est ravi sur un char de feu; l'autre sur une nuée. Le moment venu de rappeler le serviteur, un char est envoyé; mais pour le Fils c'est un trône royal qui le reçoit; et non seulement un trône royal, mais le trône même de son Père.
Effectivement Isaïe disait du Père: « Voilà que le Seigneur est assis sur une nuée.» Isaïe., XIX, 1. Or c'est parce que le Père est assis sur une nuée qu'il envoie une nuée à son Fils. Élie ravi au ciel laisse son manteau à Élisée; Jésus monté aux cieux envoie à ses disciples des grâces qui créent non un seul prophète, mais des milliers d’Élisée, et des prophètes beaucoup plus illustres et beaucoup plus remarquables.

Debout donc, mes bien-aimés, et dirigeons vers le retour du Sauveur les regards de notre âme. « A l'ordre, à la voix de l'archange, dit l'Apôtre, il descendra des cieux; et nous, qui serons vivants et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés sur les nuées pour aller dans les airs au-devant du Seigneur. » I Thessal., IV, 15-16. Mais tous n'auront pas ce bonheur. Non, nous ne serons pas tous enlevés de la sorte; les uns resteront, tandis que les autres iront au-devant du Sauveur, selon ses propres paroles : « Alors deux femmes moudront dans le même moulin : l’une sera prise, l'autre sera laissée. Deux hommes seront dans le même lit : l'un sera pris et l'autre laissé. » Matth., XXIV,40-41. Que signifie ce langage énigmatique? Qu'indiquent ces paroles mystérieuses ? Sous l’image du moulin, le divin Maître nous représente tous ceux qui vivent dans la pauvreté et la misère. Sous l'image du lit et du repos, il indique ceux qui vivent dans les richesses et dans les honneurs. Désirant ensuite nous montrer que parmi les pauvres il y en aura de sauvés et il y en aura qui périront, il dit que de deux femmes trouvées dans un moulin, l'une sera de prise et l'autre laissée. De même, poursuit-il, deux hommes seront dans un même lit; l'un sera pris et l'autre laissé; déclarant par là que les pécheurs seront laissés sur la terre pour y attendre leur châtiment, alors que les justes seront enlevés sur les nuées. De même que lorsqu'une ville reçoit l'empereur, les personnes revêtues de charges et de dignités, ou jouissant de la faveur du monarque, vont à sa rencontre hors la ville; tandis que les coupables et les criminels restent dans la ville sous bonne garde, en attendant la sentence de l'empereur : de même, quand le Seigneur viendra, les hommes qui seront en grâce avec lui, iront à sa rencontre dans les airs; les coupables et ceux qui auront la conscience souillée de crimes nombreux, attendront sur la terre leur juge.

Nous pouvons encore nous placer au rang des élus

« Alors nous serons enlevés..... » Si je dis nous, ce n'est pas que je me mette au nombre de ceux qui auront ce bonheur; car je ne suis pas encore privé de jugement et de sens au point de méconnaître mes propres péchés. Si je ne craignais de troubler la joie de cette solennité, il suffirait de cette parole pour m'arracher des larmes au souvenir de mes prévarications. Mais je ne veux pas troubler l'allégresse de cette fête, et je puis terminer ici mon discours en vous laissant la fraîche image de ce jour, de façon à ce que le riche ne se glorifie pas de sa fortune, et que le pauvre ne soit pas désolé de son indigence. Que chacun consulte sa conscience, et juge par là de sa misère ou de son bonheur. Le riche n'est point heureux parce qu'il est riche, ni le pauvre malheureux parce qu'il est pauvre.
Celui-là sera heureux et trois fois heureux qui sera digne d'être enlevé sur les nuées, fût-il le plus pauvre des hommes. Celui-là sera un sujet de pitié et trois fois misérable, qui n'en sera pas digne, fût-il le plus opulent des hommes. Je vous tiens ce langage afin que nous gémissions sur le notre sort si nous sommes dans l'état de péché, et que nous soyons pleins de confiance si nous pratiquons la vertu. Ou plutôt, non seulement vivons pleins de confiance dans ce dernier cas, mais encore pleins de sécurité : de leur côté, que les pécheurs non seulement gémissent, mais de plus qu'ils se convertissent. Il est toujours possible au méchant de quitter le vice, de revenir à la vertu, et de s'élever à la hauteur de ceux qui ont bien vécu dès le principe. Que ce soit là aussi le but de nos efforts. Quant à ceux qui suivent les inspirations de la vertu, qu'ils persévèrent dans la piété, qu'ils ne cessent d'augmenter ce trésor, et d'ajouter encore à leurs premiers titres de confiance.

Pour nous qui sommes dans la crainte, et à qui la conscience reproche bien des fautes, convertissons-nous, afin qu'arrivés tous à la perfection de ces derniers, nous accueillions tous ensemble, d'un cœur unanime et avec la gloire convenable le souverain des anges, et que nous goûtions le parfait bonheur dans le Christ Jésus Notre-Seigneur, à qui gloire et puissance soient, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.