Saint Jean Chrysostome
Homélie 40 sur la première Epître aux Corinthiens
Autrement que feront ceux qui sont baptisés pour les morts, si les morts ne ressuscitent pas ? Pourquoi sont-ils baptisés pour les morts ?
1. Voilà que l'Apôtre aborde un autre sujet, prouvant ce qu'il avance, tantôt par ce que Dieu fait, tantôt par ce que font les hommes. Or, ce n'est pas un mince argument en faveur de sa thèse, que d'en appeler au témoignage même de ses contradicteurs, quand ce témoignage surtout se manifeste par des actes. Quel est donc le sens du texte cité ? Mais d’abord avant de répondre, voulez-vous que je vous dise, comment le dénaturent ceux qui sont infectés des erreurs de Marcion ? Je sais bien que je vais provoquer chez vous un long éclat est de rire; c'est pour cela précisément que je le dirai, afin de vous mettre mieux en garde contre une telle maladie. Lorsque chez eux un catéchumène est mort, ils cachent un homme vivant sous la couche funèbre; puis ils s'approchent du mort, lui parlent et lui demandent s'il veut recevoir le baptême. Comme naturellement il ne répond pas, celui qui est caché sous le lit répond à sa place, qu'il veut bien être baptisé. Alors ils baptisent cet homme au lieu du trépassé; c'est comme s'ils jouaient sur une scène, tant le diable a d'empire sur des âmes énervées. Leur reproche-t-on une pareille conduite, ils se retranchent derrière la parole de l'Apôtre : « Ceux qui sont baptisés pour les morts. » Voyez-vous le comble du ridicule ? Cela mérite-t-il même une réfutation ? Je ne le pense pas, à moins qu'il ne faille disputer avec les maniaques sur ce qu'ils disent dans l'accès de leur folie.
Pour que les esprits même les plus simples ne soient pas séduits, il est cependant nécessaire de s'arrêter un moment à cette réfutation. Si telle était la pensée de Paul, pourquoi Dieu poursuit-il de ses menaces celui qui ne se fait pas baptiser ? Avec une pareille invention, plus personne désormais qui ne reçut le baptême ; ce ne serait pas d'ailleurs la faute du mort, mais bien celle des vivants. A qui le Sauveur a-t-il dit: « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous ? » Joan., VI, 54; est-ce aux vivants, ou est ce aux morts, je vous le demande ? A qui s'adresse encore cette parole: « Quiconque ne sera pas régénéré dans l'eau et l'Esprit ne pourra voir le royaume de Dieu ? » Ibid., I, 5. En admettant cet usage, on n'aurait plus besoin, pour recevoir le divin bienfait, ni de l'assentiment de l'âme ni de celui de la vie; rien n'empêche alors que les Gentils et les Juifs ne soient ainsi rangés au nombre des fidèles, d’autres remplissant ces formalités pour eux après qu’ils auront rendu le dernier soupir.
Mais ne nous amusons plus à déchirer des toiles d'araignées, à nous imposer une vaine fatigue; allons, exposons la portée réelle de la parole de Paul. Qu'a-t-il voulu dire ? D'abord, à vous qui êtes initiés, je veux rappeler ce que dans cette nuit solennelle vous ordonnèrent de répéter vos initiateurs; et puis, je vous expliquerai le passage qui nous occupe, car il vous sera plus facile alors de le saisir. Ce passage ne vient sur nos lèvres qu'à la suite de tout le reste. Je voudrais bien parler ouvertement, je n’ose pas cependant à cause des non initiés. Ce sont eux qui nous rendent l'explication difficile, en nous mettant dans la nécessité d'employer des termes obscurs ou de leur exposer les mystères. Je parlerai néanmoins, autant qu'il me sera possible, en respectant de saintes obscurités.
Après que les mystères nous sont annoncés, après l'énonciation des formules sacrées et redoutables qui renferment les dogmes descendus du ciel, nous concluons ainsi, nous avons l'ordre de dire, au moment d'être baptisés : Je crois à la résurrection des morts, et c'est dans cette conviction qu'on nous donne le baptême; c'est quand nous l'avons professée avec nos frères que nous sommes plongés dans ce bain sacré.
Voilà ce que Paul rappelait en s'exprimant de la sorte: « Si la résurrection n'est pas, à quoi bon êtes-vous baptisé pour les morts ? » ce qui veut dire pour les corps. Vous recevez, en effet, le baptême, parce que vous croyez à la résurrection d'un corps mort; vous croyez qu'il ne restera pas dans cet état. Vous énoncez en paroles cette vérité, et le prêtre la figure et la montre dans les faits; il représente concrètement ce que vous croyez et professez. Quand vous avez cru sans signes, il met les signes sous vos yeux; quand vous avez fait ce qui dépendait de vous, Dieu complète l'œuvre.
Les lois humaines suppriment les délits mais pas les péchés
Comment et par quel moyen ? Par le moyen de l'eau. L'action de descendre dans l'eau et de remonter ensuite symbolise la descente aux enfers et la sortie de cette demeure. Voilà pourquoi l'Apôtre appelle le baptême un sépulcre: « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort. » Rom., VI, 4. Il prépare ainsi la foi en une chose future, la résurrection des corps, puisque la rémission des péchés est une chose bien supérieure à cette résurrection. Le Christ l'enseignait en posant cette question : « Qu'est-il plus facile de dire : tes péchés te sont remis, ou bien : prends ton lit et marche? » Matth., IX, 5-6. La première chose est la plus difficile, insinue-t-il; mais, dès que vous refusez d'y croire parce que celle-là ne frappe pas les sens, dès que vous tenez pour plus difficile ce qu'il y a de plus aisé, je ne refuse pas de vous donner cet indice frappant de la manifestation de ma puissance « il dit alors au paralytique : Lève-toi, prends ton lit et reviens dans ta maison. »
2. Cette autre chose est-elle donc si difficile, m'objectera-t-on, quand les rois et les princes peuvent l'accomplir ? Ils renvoient absous les adultères et les homicides. — Vous moquez-vous, ô homme, en tenant un tel langage ? Il n'appartient qu'à Dieu de remettre les péchés. Les hommes qui gouvernent peuvent bien renvoyer absous les adultères et les homicides, mais ils ne les affranchissent que du supplice temporel, ils n'effacent nullement la souillure morale. Ils auraient beau promouvoir dans de hautes fonctions ceux qu'ils ont ainsi renvoyés, les revêtir même de la pourpre, leur placer le diadème au front, comme l'ont fait certains monarques, ils n'effaceront pas leurs péchés. Dieu seul a ce pouvoir. Il l'exerce dans le bain de la régénération; la grâce atteint l'âme elle-même et la délivre radicalement de toute iniquité. Aussi, le coupable absous par le monarque a-t-il l'âme toujours également souillée, mais non certes celui qui vient de recevoir le baptême : son âme est plus pure que les rayons du soleil, telle qu'elle était à l'origine, dans un état même beaucoup plus parfait, car elle jouit de la présence de l'Esprit qui l'enveloppe de sa flamme et la revêt d'une plus haute sainteté. De même qu'en faisant passer l'or ou l'argent par le creuset, vous le purifiez et le renouvelez en quelque sorte; de même l'Esprit Saint, en la jetant dans le creuset du baptême où tous les péchés sont consumés, rend l’âme plus pure et plus éclatante que l'or le plus pur. Il ravive aussi par là même et corrobore votre foi dans la résurrection des corps.
Comme c'est le péché qui a introduit la mort, la racine étant détruite, nul doute que le fruit ne le soit aussi. Après avoir donc confessé la rémission des péchés, vous confessez la résurrection des morts, une chose vous conduisant infailliblement à l'autre. Après cela, comme il ne suffit pas de nommer la résurrection pour exprimer toute la vérité, vu que plusieurs ayant ressuscité sont morts de nouveau, ceux dont il est parlé dans l'ancien Testament, Lazare et ceux qui ressuscitèrent au temps de la croix, il vous est ordonné d'ajouter : et à la vie éternelle; pour qu'il ne soit plus possible de craindre que la mort succède à cette résurrection.
C'est ce que Paul nous remet en mémoire quand il dit: « Que feront ceux qui sont baptisés pour les morts ? » Si la résurrection n'est pas, semble-t-il dire, les paroles qu’ils prononcent ne sont plus qu'un vain jeu. Si la résurrection n'est pas, comment les persuader qu'ils reçoivent ce que nous ne leur donnons pas ? C'est comme si l'on exigeait de quelqu'un une attestation écrite, confirmant qu'il a reçu telle et telle chose dont on ne l'a jamais gratifié, et de qui l'on exigerait ensuite tout ce qui s’y trouve consigné. Que fera désormais celui qui a souscrit cette obligation et qui s'est chargé d'une pareille dette ? - L'Apôtre parle de la même façon au sujet de ceux qui sont baptisés : que feront-ils, après avoir souscrit à la résurrection des morts, s’ils ne la reçoivent pas, étant trompés dans leur attente ? à quoi bon confesser une chose qui ne doit pas se réaliser ? « Pourquoi nous-mêmes sommes-nous à toute heure parmi les dangers ? Je meurs chaque jour pour votre gloire, pour la gloire que j'ai dans le Christ Jésus. » Remarquez qu'il va maintenant démontrer le dogme par sa propre conviction, et non seulement par la sienne, mais encore et mieux par celle de tous les apôtres. Ce n'est pas un léger motif de crédulité que la déposition de maîtres profondément convaincus, et manifestant leur conviction par les actes autant que par les discours. Aussi ne se borne-t-il pas à dire : nous-mêmes nous sommes persuadés. Affirmer la persuasion, ce n'est pas assez; il la présente s’accomplissant dans les œuvres. C'est comme s'il leur disait : Peut-être ne trouvez-vous rien d'admirable à la confession par la parole; mais, si je vous exhibe les faits mêmes fortifiant cette voix, qu'aurez-vous à répondre ? Écoutez donc comment nous confessons chaque jour la vérité par les périls que nous courons.
Il ne se met pas seul en avant, il se confond avec le reste des apôtres, donnant ainsi l'exemple de la modestie et rendant sa parole plus crédible. — Que pourriez-vous dire ? que nous vous trompons en vous prêchant de la sorte, que nous dogmatisons par vaine gloire ? - Mais les dangers que nous bravons ne comportent pas un tel jugement; et qui voudrait y rester constamment exposé sans but et sans raison ? De là ce qu'il disait: « Pourquoi nous-mêmes sommes-nous à toute heure parmi les dangers ? » Celui qui se proposerait en cela la vaine gloire les affronterait une fois ou deux, mais non certes durant toute la vie, comme nous le faisons; c'est bien notre vie tout entière qui s'y trouve consacrée. « Je meurs chaque jour pour votre gloire, celle que j'ai dans le Christ Jésus. » Il appelle gloire leur avancement dans le bien. Comme il a montré que les dangers sont innombrables, il ne veut pas qu'on voie dans ses paroles une pensée d'abattement. Non seulement je ne me laisse pas abattre, dit-il, mais encore je me glorifie de souffrir ainsi pour vous. Il déclare se glorifier pour un double motif, et parce qu'il s'expose aux dangers à cause d'eux, et parce qu'ils progressent.
Puis, selon son usage constant, comme il a dit de grandes choses, il les rapporte toutes au Christ. Comment meurt-il chaque jour ? En se tenant sans cesse prêt à mourir, tant il est plein de zèle. Pourquoi le dit-il ? Pour confirmer une fois de plus ce qui nous est enseigné touchant la résurrection. Et quel est celui qui voudrait subir ces morts quotidiennes, s'il n'existait plus tard ni résurrection ni vie ? Ceux-là mêmes qui croient à la résurrection y trouvent à peine un mobile suffisant pour affronter les dangers, à moins qu'ils n'aient une grande générosité d'âme; à bien plus forte raison celui qui ne croirait pas refuserait-il de subir ces morts incessantes et terribles. Voyez quelle progression rapide il suit. Après cette parole : « Nous sommes au milieu des dangers, » il ajoute aussitôt: « A toute heure, » puis encore : « Chaque jour. » Il déclare même que non seulement il vit dans les dangers, mais que de plus il subit la mort. Et combien de genres de mort, il le dit ensuite : « Si comme homme, j'ai combattu contre les bêtes à Éphèse, à quoi cela me servira-t-il ? »
3. Que signifie cette expression : « Comme homme ?» En tant que les hommes peuvent le vouloir, j'ai combattu contre les bêtes; car qu'importe que Dieu m'ait soustrait au péril ?
Moi donc qui dois surtout avoir au cœur de telles espérances, j'ai subi mille dangers, et je n'en ai pas été récompensé jusqu'à cette heure. Si donc le temps de la récompense ne doit pas arriver, si tout pour nous consiste dans la vie présente, c'est nous qui sommes les plus malheureux. Pour vous, votre foi ne vous a pas suscité de dangers, tandis que nous sommes chaque jour réduits à l'état de victimes. - L'Apôtre disait tout cela, non certes pour faire entendre qu'il ne trouvait aucun avantage dans les souffrances, mais bien à cause de la faiblesse du grand nombre et dans le but de les confirmer dans la doctrine de la résurrection; car il ne courait pas pour la récompense, et c’en était une suffisante que se conformer au bon plaisir de Dieu. Aussi, jusque dans ce passage: « Si nous n'avons d'espoir dans le Christ que pour la vie présente, nous sommes les plus misérables de tous les hommes, » il parle encore pour eux, il se sert de la peur de ses misères pour secouer l'incrédulité au sujet de la résurrection, il condescend encore à la faiblesse de ses auditeurs. C'est une grande récompense, en réalité, de plaire au Christ en toute chose.
Indépendamment de toute rémunération, la plus belle c'est de braver le danger pour lui.
« Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car nous mourrons demain. » Ce langage est ironique. Paul ne le tient pas de lui-même, il fait retentir à nos oreilles la puissante voix d'Isaïe; et voici comment le prophète parlait de ces hommes qui n'ont plus le sentiment ni de la douleur, ni de l'espérance: « Ils égorgent les veaux, ils immolent les brebis, afin d'en dévorer les chairs et de se remplir de vin; ils disent : Mangeons et buvons, car nous mourrons demain. Ces choses sont pleinement montées aux oreilles du Seigneur Très-Haut et ce péché ne vous sera pas remis que vous n'ayez subi la mort.» Isa., XXII, 13-14. Or, si les hommes qui tenaient ce langage étaient alors jugés indignes de pardon, à plus forte raison doit-on l'être sous le règne de la grâce.
Pour ne pas rendre cependant son discours trop incisif, Paul ne s'arrête pas davantage à leur montrer ce qu'il y a de repoussant dans leur conduite; il en revient à l'exhortation : «Ne vous laissez pas séduire; les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs.» Mais, en disant cela même, il les traite bien un peu d'insensés; c'est par indulgence et par euphémisme qu'il leur attribue la bonté, puisqu'ils sont en même temps si faciles à séduire; il leur accorde de plus, autant que faire se peut, le pardon des fautes antérieures; il leur enlève la majeure partie des griefs pour les reporter sur les autres, s'efforçant encore par là de les attirer à la pénitence. Ainsi fait-il dans son épitre aux Galates, quand il dit: « Celui qui vous jette dans le trouble en portera la responsabilité, quel qu'il soit. Eveillez-vous pour la justice et ne péchez plus. » Galat., V, 10. Il leur parle comme s'ils étaient dans l'ivresse ou la frénésie. Il n'appartient, en effet, qu'à des hommes ivres ou frénétiques de laisser tout échapper de leurs mains, et, tout à la fois, de ne plus voir ce qu'on voyait tout à l'heure, de ne plus croire ce qu'on professait. Que signifie le mot : « A la justice ? » A ce qui convient, à ce qui est utile. Celui-là s'éveillerait contre la justice, qui ne déploierait son activité qu'au détriment de son âme.
L'Apôtre ajoute fort à propos: « Ne péchez plus, » leur enseignant de la sorte que c'est là pour eux le germe de l'incrédulité. Il insinue souvent ce principe, que la corruption de la vie engendre les mauvaises doctrines; ainsi, quand il dit: « L'avarice est la racine de tous les maux, et plusieurs, sous l'empire de cette convoitise, se sont écartés de la foi. » 1 Tim., VI, 10. Beaucoup ayant la conscience chargée d'avoir mal agi, mais ne voulant pas subir la peine, sont détournés par la peur de croire à la résurrection; tout comme ceux qui ont accompli de grandes œuvres soupirent constamment après la lumière de ce jour. « Quelques-uns sont dans l'ignorance par rapport à Dieu, je le dis pour votre confusion. » Voyez de quelle manière il allège encore l'accusation. Il ne dit pas: Vous êtes dans l'ignorance; il dit: « Quelques-uns sont dans l'ignorance. » Ne pas croire à la résurrection, c'est ne pas reconnaître assez la force invincible de Dieu et l'universelle étendue de cette force. S'il a pu faire passer l'univers du néant à l'existence, bien plus pourra-t-il reconstituer des êtres tombés en dissolution. Comme Paul a fortement atteint ses auditeurs en manifestant au grand jour leur gourmandise, leur aveuglement et leur profonde apathie, il tempère ce qu'il y a de vif dans sa parole en disant : « Je le dis pour votre confusion, » pour que cette confusion vous corrige et vous ramène à de meilleurs sentiments. Il craindrait, en frappant des coups trop peu mesurés, de les pousser à la révolte.
4. Estimons que ces paroles n’ont pas été dites uniquement pour eux, mais qu'aujourd'hui encore elles s'adressent à tous ceux qui souffrent du même mal, et dont la vie est impure. Il n'est pas nécessaire d'avoir des croyances perverses, il suffit de porter les lourdes chaînes du péché, pour être dans l'ivresse et la démence. Il faut alors aussi s'appliquer cette parole : « Eveillez-vous; » elle convient surtout à ceux qui dorment plongés dans l'avarice, aux spoliateurs du prochain. Dans les alternatives de la fortune, l'un ne saurait guère s’enrichir si l'autre auparavant n'est pas devenu pauvre. Il n'en va plus ainsi des biens spirituels; c'est tout le contraire. On ne s'enrichit pas à moins d’avoir fait la richesse d'un autre; si vous n'avez pas procuré du bien au prochain, vous ne deviendrez jamais riche. Les possessions matérielles diminuent à mesure qu'on les donne : les trésors de l'âme augmentent par la générosité, et la parcimonie produit une extrême indigence, nous attire même les derniers châtiments. On le voit par l'exemple du serviteur qui enfouit son talent. Celui qui possède la parole de la sagesse augmente son avoir en le distribuant, en faisant que beaucoup d'autres deviennent sages ; tandis qu'en le renfermant en lui-même, il se dépouille de ce ce qu'il possède, n'ayant pas voulu travailler au bien d'autrui. Quand on a de même en partage les autres dons spirituels, on les agrandit en les faisant servir à la guérison de ses frères; bien loin de se priver en donnant, on s'enrichit encore une fois, en enrichissant les autres. Dans l'ordre spirituel, c'est un principe immuable et qui ne souffre pas d'exception. Il s'applique également au royaume : quand on le partage avec plusieurs, on le possède d'une manière plus complète; quand on prétend en jouir seul, on en perd les nombreux avantages.
La sagesse humaine elle-même ne s'amoindrit pas lorsqu'une multitude d'esprits l'enlèvent et la ravissent; l'artiste ne perdra rien de son art, parce qu'il formera des artistes en grand nombre : à bien plus forte raison celui qui ravira le royaume ne l'amoindrira-t-il pas ainsi. Plus nous appellerons de frères à le partager, plus nous entasserons pour nous de richesses. Enlevons donc ce qui ne saurait périr, ce qui se multiplie par cette violence; enlevons ces trésors qui n'ont à craindre, ni les sycophantes ni les envieux. S'il existait une source d'or coulant sans interruption, et d'autant plus abondamment qu'on y puiserait davantage; s'il existait ailleurs une masse d'or enfouie, quelle est celle des deux ou vous préféreriez puiser ? N'est-ce pas évidemment à la première ? Mais ne nous bornons pas à développer cette vérité par la parole, voyons-la se réaliser en quelque sorte dans l’action de l'air et du soleil, deux choses que tout le monde prend, dont chacun se remplit, et qui demeurent toujours les mêmes, ne diminuant jamais, qu'on en use ou qu'on n'en use pas. Ce que j'ai dit est bien plus grand encore, puisque la sagesse spirituelle ne demeure pas la même, qu'on la répande ou qu'on ne la répande pas, et qu'elle augmente quand on la donne. Si quelqu'un ne supporte pas cet enseignement, et, craignant toujours de manquer du nécessaire, accapare les biens qui s’épuisent, que celui-là se souvienne de la manne, et qu'il redoute l'exemple du châtiment. Ce qui se passait dans cette nourriture, on peut le voir se renouveler encore maintenant chez les accapareurs insatiables. Que se passait-il donc alors ? Les vers provenaient de la trop grande abondance. Cela n'a pas changé. La dose d'aliments étant à peu près la même pour tous, chacun de nous n'ayant qu'un estomac à satisfaire, si vous dépassez les bornes voulues, vous engendrez simplement la corruption. Et de même que, dans les demeures où l'on stockait plus que la quantité prescrite, ce n'était pas de la manne qu'on entassait, mais de la pourriture et des vers, de même, dans l'abondance et les délices, en se remplissant de viande et de vin, on n'absorbe pas plus de nourriture, on augmente l'infection.
Encore les hommes de nos jours sont-ils pires que ceux de ces temps anciens, puisque ces derniers se corrigèrent après une première expérience; tandis que ceux que nous voyons aujourd’hui alimentent sans cesse des vers tout autrement funestes et rebutants, sans y faire attention, sans jamais se rassasier. Que ce fait ressemble à cet autre fait quant à l'inutilité de la fatigue, le châtiment étant d'ailleurs beaucoup plus grand, vous allez le comprendre. En quoi le riche diffère-t-il du pauvre ? a-t-il plus d'un corps à vêtir, ou plus d'un estomac à satisfaire ? En quoi donc l'emporte-t-il ? En sollicitudes, en dépenses, en outrages faits à Dieu; il travaille avec plus de succès à ruiner son corps et son âme. Voilà des avantages qu'on ne saurait lui contester. S'il avait plusieurs estomacs à satisfaire, peut-être aurait-il quelque excuse à faire valoir; il pourrait prétendre qu'il a des besoins plus étendus, des frais plus considérables. - C'est précisément leur argument de justification, me dira-t-on; ils ont à remplir plusieurs estomacs, ceux de leurs serviteurs et de leurs servantes. — Mais cela ne provient ni de la nécessité ni de l'affection pour les hommes; c'est du faste à l’état brut. On ne saurait donc admettre une telle apologie.
Pourquoi ces nombreux domestiques ? Il en est de la domesticité comme des vêtements et de la table : c'est au nécessaire seul qu'il faut viser. Quelle est donc ici la nécessité ? Il n'y en a aucune; car tout au plus faut-il un domestique pour un maître, et mieux encore, deux ou trois maîtres peuvent être servis par un seul domestique. Si cela vous parait rigoureux, songez à ceux qui n'en ont pas, et qui n'en sont que mieux servis, Dieu les ayant faits capables de se servir eux-mêmes, et de servir en outre leur prochain. Si vous refusez de l’admettre, écoutez Paul s'exprimant ainsi : « Ces mains ont pourvu à mes besoins, et même aux besoins de ceux qui sont avec moi. » Act., XX, 34. Voilà comment cet instituteur du monde, cet homme digne des cieux, ne rougissait pas de servir les autres, sans tenir compte de leur nombre : et vous regardez comme humiliant si vous ne traînez pas derrière vous un long troupeau d'esclaves, ne vous apercevant pas que c'est là surtout ce qui vous déshonore ! Dieu nous a donné des pieds et des mains, pour que nous puissions nous passer de domestiques. Ce genre de servitude n'a nullement été motivé par le besoin; sans cela le premier homme n'eût pas été créé seul, un serviteur l'eut été avec lui : c’est ici la peine au péché, le châtiment de la désobéissance. En venant sur la terre, le Christ nous en a délivrés : « Dans le Christ Jésus, nulle distinction d'esclave ou d'homme libre. » Galat., III, 28. II n'est donc pas nécessaire d'avoir un homme à son service; ou bien, s'il y a nécessité, il suffit d'un seul, de deux tout au plus. Que signifient dès lors ces essaims de domestiques ? Comme vont les marchands de brebis, les maquignons en tout genre, ainsi vont les riches aux bains ou sur l'agora. Je ne veux pas cependant tomber dans le rigorisme : je vous permets d'avoir deux serviteurs. Si vous en réunissez un grand nombre, c'est par ostentation et par mollesse, non par humanité. En supposant que ce soit pour leur bien, ne les employez donc pas à votre service; mais, une fois que vous les avez achetés et que vous les avez instruits, de telle sorte qu'ils puissent désormais se suffire, donnez-leur la liberté. Quand je vous vois les frapper de verges et les charger de fers, je ne saurais vraiment appeler cela de la philanthropie. Je n'ignore pas que je tourmente mes auditeurs; mais que faire ? C'est mon devoir de vous parler ainsi, et je n'y faillirai pas, que j'obtienne quelque chose ou que je n'obtienne rien. Que prétendez-vous avec vos airs superbes dans l'agora ? Circulez-vous donc au milieu des bêtes féroces, pour écarter de cette façon ceux qui se rencontrent sur vos pas ? Soyez sans crainte; aucun ne vous mordra, soit qu'on vienne à vous, soit qu'on marche à vos côtés.
Mais vous regardez comme un affront de marcher au milieu de la foule ? Quelle folie, quelle manie singulière de ne point se sentir humilié quand on est suivi de près par un cheval, et de tenir pour une honte qu'un homme ne soit pas loin de nous, à mille stades ? Pourquoi donc avez-vous des enfants pour licteurs et des hommes libres pour esclaves, menant vous-même une vie dont le dernier des esclaves serait déshonoré ? Ce luxe qui vous entoure a quelque chose de plus humiliant que l'esclavage. Aussi ne verront-ils jamais la vraie liberté, ceux qui sont tombés sous le joug de cette cruelle passion. Voulez-vous marcher avec grandeur et sans obstacle ? débarrassez-vous de tout cet appareil, et non des hommes que vous rencontrez; agissez par vous-même et non par un serviteur; n'ayez plus pour vous défendre que le fouet spirituel. Pendant que votre serviteur écarte ceux qui vous entourent, l'arrogance vous précipite d'une manière tout autrement ignominieuse. Si vous descendez de cheval, si vous la chassez elle-même par l'humilité, vous occupez un siège plus sublime, vous acquérez un bien plus grand honneur, sans avoir besoin pour cela qu'un serviteur vous vienne en aide.
En marchant modestement, en foulant de vos pieds la terre, vous montez sur le char de l'humilité, qui vous conduira jusqu'aux cieux, ayant des chevaux ailés. Si vous tombez de ce char pour vous lancer dans celui de la superbe, votre état ne dépasse pas l'état des serpents qui rampent dans la poussière; il est même plus malheureux et plus digne de pitié. Pour eux, c'est la nature qui les condamne à ramper de la sorte; pour vous, c'est la dépravation de votre volonté. « Quiconque s'exalte, est-il écrit, sera humilié. » Matth., XXII, 12.
Voulons-nous donc n'être pas humiliés, atteindre à la véritable élévation ? aspirons à ces hauteurs morales. Nous trouverons alors, selon l'oracle divin, le repos de nos âmes, et nous obtiendrons le vrai, le suprême honneur. Puissions-nous tous l'avoir en partage, par la grâce et l'amour..., etc.