Saint Jean Chrysostome

Homélie 39 sur la première Epître aux Corinthiens : la résurection

1. L'Apôtre part d'une chose avouée; il semble néanmoins la révoquer en doute pour mieux frapper ses auditeurs: « Mais, si le Christ est ressuscité, comment quelques-uns parmi  vous peuvent-ils prétendre que la résurrection des morts n'est pas ? » C'est encore un moyen pour ne pas aigrir les contradicteurs. Il n'a pas pas dit : Comment prétendez-vous ? mais bien : «Comment quelques-uns parmi vous peuvent-ils prétendre? » Il ne les accuse pas tous, il ne désigne même pas ceux qu'il accuse, afin de ne pas les jeter dans l'obstination; il ne garde pas non plus le silence, se proposant de les corriger.

La résurrection du Christ est la conséquence de notre propre résurrection et non l'inverse

Après qu'il les a distingués de la foule, il se dispose à les aborder de front, les rendant ainsi plus faibles et les frappant de stupeur, se donnant même dans les autres des auxiliaires plus assurés contre eux en faveur de la vérité, prenant bien ses précautions pour qu'ils n'aillent pas se ranger avec ceux qui se sont efforcés de les corrompre. Le voilà prêt à tomber sur les ennemis avec toute la véhémence de sa parole. On aurait pu lui dire qu'il était évident pour tous que le Christ est ressuscité, que cela n'était douteux pour personne, mais que la future résurrection des hommes n'en résultait pas nécessairement. On n'eut pas manqué d'ajouter que la résurrection du Christ avait pour elle les prophéties, les faits et le témoignage même des yeux; tandis que notre résurrection n'existe qu'en espérance. Voyez ce qu'il fait : il établit la preuve par la réciproque, argument d'une grande force. Comment quelques-uns soutiennent-ils que la résurrection des morts n'est pas ? Mais alors, avec cette résurrection, disparaît aussi la résurrection du Christ. Il le dit d'une manière formelle : « Si la résurrection des morts n'est pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité. » Quelle puissance, quelle invincible énergie dans Paul ! Il ne se borne pas à démontrer ce qui est en question par ce qui est évident, il se saisit même de ce que les adversaires contestent, pour mettre en relief ce qu'ils paraissent accorder. Ce n'est pas qu'un fait accompli eut besoin de démonstration, c'est pour mieux faire voir que les deux points sont également admissibles.

2. Mais quelle est cette conséquence ? me demanderez-vous. Que les autres ne doivent pas ressusciter dans le cas où le Christ ne serait pas ressuscité le premier, on comprend cela sans peine; mais que la résurrection du Christ n'ait pas eu lieu, si la résurrection des autres ne doit pas être, quelle logique trouver ici ? - Cette seconde proposition ne paraissant donc pas rigoureuse, observez comment il en démontre la solidité, en reprenant les choses de plus haut, en remontant à la cause même de la prédication, en posant ce principe, que le Christ étant mort pour nos péchés, est devenu par sa résurrection les prémices de ceux qui dorment dans la tombe.

De qui seraient donc de telles prémices, si ce n'est pas de ceux qui doivent ressusciter ? S'ils ne devaient pas ressusciter, que deviendraient les prémices ? Et comment ne ressusciteraient-ils pas ? Si leur résurrection ne doit pas être, pourquoi le Christ est-il ressuscité ? pourquoi même est-il venu sur la terre, pourquoi s'est-il revêtu de la chair, s'il ne devait pas la rappeler à la vie ? Ce n'est pas pour lui-même qu'il avait besoin de ressusciter, c'était pour nous. L'Apôtre indique ces choses en avançant; pour le moment il dit: « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité non plus. » L'une de ces choses dépend de l'autre; si celle-là ne devait pas arriver, celle-ci n'aurait pas eu lieu non plus.

Voyez-vous comme tout le plan de l'incarnation est successivement ruiné par les discours des adversaires, dès lors qu'on ne croit plus à la résurrection ? Mais ici l'Apôtre ne parle que de la résurrection même, il ne dit rien de l'incarnation. Ce n'est pas l'incarnation proprement dite, c'est la mort du Christ qui détruit la mort; elle exerçait encore son pouvoir tyrannique après que le Verbe se soit incarné. « Si le Christ n'est pas ressuscité, inutile est notre prédication. » Il était plus logique de dire : Si le Christ n'est pas ressuscité, vous êtes en lutte avec les vivants, avec tous les prophètes, avec la réalité des faits accomplis. Mais non; il conclut d'une manière bien plus terrible pour eux : « Inutile est notre prédication, vaine est votre foi. » Il veut secouer leur intelligence. Nous avons tout perdu, dit-il, tout croule, s'il n'est pas ressuscité.

Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est inutile, nos péchés demeurent

Apercevez-vous le profond mystère du plan divin dans l'incarnation ? Si celui qui est mort n'a pas pu ressusciter, le péché subsiste encore, la mort n'est pas détruite, la malédiction n'est pas effacée, notre prédication et votre foi n'ont pour objet que de vains fantômes. Non seulement il montre ainsi la déraison et la perversité de pareilles doctrines, mais il appuie encore sur cette vérité de la manière la plus agressive: « Nous sommes convaincus d'être de faux témoins de Dieu, puisque c'est contre lui que nous rendons témoignage en affirmant qu'il a ressuscité le Christ, qu'il n'a nullement ressuscité, si les morts ne ressuscitent pas.» Si c'est là une chose absurde, comme étant une accusation et même une calomnie dirigée contre Dieu; s'il n'a pas ressuscité le Christ, ainsi que vous le dites, l'absurdité ne s'arrête pas là, elle va beaucoup plus loin. Il le prouve, il en signale les conséquences erronées: « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité.»

A ne devoir pas opérer la résurrection, il ne serait même pas venu sur la terre. Paul ne formule pas cette pensée; mais il intéresse tous les hommes dans la résurrection du Christ, dans la fin qu'il s'est proposée. « Le Christ n'est pas ressuscité, vaine est notre foi. » A ce point manifeste et reconnu il ajoute la résurrection du Christ, et sur ce fondement inébranlable, il bâtit avec autant d'éclat que de solidité ce qui paraissait faible et douteux : « Vous êtes encore dans vos péchés.» S'il n'est pas ressuscité, c'est qu'il n'est pas mort, et, n'étant pas mort, il n'a pas effacé les péchés; c'est par sa mort seule, que les péchés sont effacés. Souvenez-vous de cette parole: « Voici l'Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde. » Joan., I, 29. Par quel moyen l'ôte-t-il ? Par sa mort. De là vient aussi ce nom d'Agneau, présage de son immolation.

J'insiste : S'il n'est pas ressuscité, il n'a pas non plus été immolé; sans cette immolation, point de pardon; sans pardon, le péché pèse encore sur vous; si vous êtes pécheurs, notre prédication a été vaine; si c'est en vain que nous avons prêché, c'est en vain que vous avez cru. Ajoutons que la mort demeure immortelle, dès lors qu'il n'est pas ressuscité. Si lui-même est demeuré captif de la mort, s'il n'en a pas arrêté les angoisses, comment, n'ayant pas la liberté, rendrait-il tous les autres libres ? C'est pour cela que Paul ajoute : « Tous ceux qui se sont endormis dans le Christ ont donc péri. »

Est-ce de vous seuls que je parle, alors qu'ont péri tous ceux dont la destinée est faite et qui ne sont plus soumis aux incertitudes de l'avenir ? Ce mot : « Dans le Christ, » ou bien veut dire, dans la foi, ou bien désigne ceux qui sont morts pour lui, qui pour lui ont subi des dangers et des afflictions sans nombre, ceux qui ont marché par la voie étroite. Où sont maintenant les langues iniques des Manichéens, prétendant que l'Apôtre parle de la résurrection spirituelle, de celle qui consiste à sortir du péché ? Ces arguments, si serrés et si bien enchaînés l'un à l'autre, ne vont nullement vers leur interprétation, et s'accordent parfaitement avec la nôtre. En effet, il n'y a que ce qui est tombé qui ressuscite ou se relève. Aussi Paul ne se borne-t-il pas toujours à dire que le Christ est ressuscité et souvent ajoute-t-il, comme pour préciser son langage : « D'entre les morts. » Et puis, les Corinthiens ne mettaient pas en doute la rémission des péchés, c'est à la résurrection des morts qu'ils ne voulaient pas croire. Si les hommes d'ailleurs sont sujets au péché, de quel droit en conclurait-on que le Christ n'en est pas affranchi ? S'il ne devait pas opérer la résurrection, il eût fallu se demander : pourquoi est-il venu sur la terre, s'est-il revêtu de notre chair, est-il ressuscité lui-même ? Quant à nous, rien de pareil. Que les hommes pèchent ou qu'ils ne pèchent pas, c'est une chose essentielle à Dieu d'être impeccable; notre condition n'en dépend pas, aucune réciprocité qu'on puisse établir, comme dans le cas de la résurrection des corps. « Si nous n'avons d'espoir dans le Christ que pour la vie présente, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes.»

3.  Que dites-vous, ô Paul ? Comment n'avons-nous d'espérance que dans cette vie, si les corps ne doivent pas ressusciter, alors que l'âme subsiste et qu'elle est immortelle ? — Elle a beau subsister, être mille fois à l'abri de la mort, ce qui n'est pas douteux du reste, elle n’entrera pas sans la chair en possession des biens ineffables, ni ne subira les éternels châtiments.
« Toutes les choses doivent être manifestées au tribunal du Christ, afin que chacun soit récompensé de ce qu'il a fait par le corps, soit le bien, soit le mal. » II Cor., V 10. De là, ce que dit ici l'Apôtre : « Si nous n'avons d'espoir dans le Christ que pour cette vie, nous sommes les plus misérables de tous les hommes. » Si le corps ne ressuscite pas, l’âme reste sans couronne, exclue de la béatitude des cieux; mais, les choses étant ainsi, nous n'obtiendrons absolument rien, rien pour l'autre vie, et tout se renferme dans la vie présente. C'est la raison pour laquelle il s'écrie que notre état ne saurait être plus lamentable. 

En parlant ainsi, il voulait affermir leur croyance touchant la résurrection des corps, sans doute; mais il voulait en même temps les mieux persuader de l'existence de la vie immortelle, et ne pas leur laisser penser que tout pour nous finit ici-bas. Après avoir, par ce qui précède, suffisamment établi ce qu'il se proposait; après avoir dit : « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité; or, si le Christ n'est pas ressuscité, notre perte est certaine, nous sommes encore dans nos péchés; » Paul a parlé comme nous venons de l'entendre, dans le but d'ébranler leur orgueil. Quand il doit faire pénétrer dans les esprits une considération qui tient aux dogmes nécessaires, il commence par les secouer en les effrayant. Voilà comment il procède encore ici : et d'abord, il les a frappés, il les a jetés dans l'anxiété, en leur faisant entendre qu'ils étaient déchus de tout; et maintenant il revient à la charge d'une autre façon, il aggrave leur douleur en disant : « Nous sommes les plus misérables de tous les hommes, » si, quand nous avons subi tant de luttes et de morts, des maux sans nombre, nous ne devons pas obtenir les biens du ciel, si notre destinée s'accomplit tout entière sur la terre. Tout dépend donc de la résurrection. Il en résulte également que son discours ne concerne pas le péché, qu’il a pour objet la résurrection des corps, la vie présente et la vie future.

La résurrection du corps et non de l'âme

«Mais en réalité, le Christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de ceux qui dorment. » Après avoir signalé les maux qui proviennent de l'incrédulité concernant la résurrection, il revient à son sujet: « Mais en réalité le Christ est ressuscité d'entre les morts. » Ce dernier mot ferme la bouche aux hérétiques. « Prémices de ceux qui dorment. » S'il est leurs prémices, ils doivent donc ressusciter à leur tour. En supposant qu'il fallût entendre par résurrection l'affranchissement du péché, personne n’en étant exempt, vu que Paul lui-même a dit : « Je n'ai rien sur la conscience, mais pour cela je ne suis pas justifié; » I Cor., IV, 4; comment en ce cas quelques-uns ressusciteraient-ils ? Vous voyez donc bien qu'il parle des corps. Pour mettre cette affirmation à l'abri du doute, il met en avant l'exemple du Christ, ressuscité dans son corps, puis il en donne la raison. Comme je l'ai déjà remarqué, quand il affirme sans preuves, sa parole n'est pas aussi facilement acceptée du grand nombre. Quelle est cette raison ? « Car par un homme la mort, et par un homme la résurrection des morts. » Si c'est par un homme, c'est évidemment par un être ayant un corps.

Remarquez la portée de ce langage, et combien sous un autre rapport il fait ressortir la vérité de la doctrine. Il fallait que celui-là même qui s'était laissé vaincre, luttât de nouveau pour relever la nature abattue, et remportât la victoire : ainsi disparaissait le déshonneur. Observez encore de quel genre de mort il est il ici question : « Comme tous meurent en Adam, tous seront vivifiés dans le Christ. » Est-ce que tous sans exception, sont morts en Adam de la mort du péché ? et comment alors Noé fut-il le juste dans sa génération ? comment Abraham, Job, et tant d'autres ? Est-ce que tous, d'un autre côté, je vous de demande encore, seront vivifiés dans le Christ ? et que faites-vous de ceux qui seront précipités dans la géhenne ? En s'appliquant au corps, cette doctrine devient inébranlable; mais non certes quand on l'entend de la justice et du péché. De peur ensuite qu'en apprenant que tous doivent reprendre la vie, vous n'alliez vous imaginer que les pécheurs eux-mêmes seront sauvés, l'Apôtre ajoute : « Chacun à son rang. » De ce que tous ressuscitent, il ne s'ensuit nullement que tous auront les mêmes avantages. Parmi les condamnés, tous ne subiront pas des supplices identiques; il y aura de grandes différences : une différence bien plus prononcée devra donc exister entre les justes et les pécheurs. « Le Christ est les prémices; puis viendront ceux qui appartiennent au Christ, les vrais fidèles, les hommes éprouvés.
Après cela, la fin. » Après la résurrection des disciples, tout sera fini; tandis que la résurrection du Christ n'a pas arrêté la marche du monde visible. Aussi l'Apôtre dit-il ensuite : « Lors de son avènement, » ce qui vous prouve bien qu'il parle de la fin des choses, « quand il aura remis l'empire à Dieu son Père, quand il aura réduit à néant toute principauté, toute puissance et toute vertu... »

4. Redoublez ici d'attention, je vous prie; faites en sorte que rien ne vous échappe dans ces paroles. Nous avons affaire à des ennemis; il faut donc avant tout les réduire à l'absurde, ce que Paul fait souvent; c'est le meilleur moyen de nous faciliter la compréhension de ce qui nous est dit. Commençons par leur demander ce que signifient ces mots : « Quand il aura remis l'empire à Dieu son Père. » Si nous les acceptons sans réflexion, dans un sens indigne de Dieu, le Christ ne devra plus désormais avoir l'empire; ce qu'on a transmis, on cesse de le posséder soi-même. L'absurdité ne s'arrête pas là ; Il faudra dire aussi que celui qui reçoit ne possédait pas avant de recevoir. En conséquence, le Père n'aurait pas eu avant ce jour la dignité royale, il aurait attendu quelque chose de nous; et le Fils ne nous apparaitrait plus ensuite comme roi. Comment donc a-t-il lui-même dit : « Mon Père travaille jusqu'à ce moment, et je travaille de même ? » Joan., V 17. Pourquoi Daniel tenait-il ce langage : « Sa royauté est une royauté éternelle qui ne saurait périr ? » Dan., II, 44. Que d'absurdités s'accumulent, vous le voyez, quand on se met en opposition avec les Écritures, quand on entend le texte sacré dans un sens humain ! Quelle est la principauté qui doit être renversée, selon l'Apôtre ? Est-ce celle des anges? Évidemment non. Celle des fidèles ? Non plus. Laquelle donc ? Celle des démons, dont il dit : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais bien contre les principautés, contre les puissances, contre les esprits qui dirigent ce monde de ténèbres. » Ephes., VI, 12. Leur pouvoir en ce moment n'est pas encore aboli, il s'exerce en bien des circonstances; c'est alors qu'il s'arrêtera. « Car il faut que le Christ règne jusqu'à ce qu'il ait fait de tous ses ennemis l'escabeau de ses pieds. »

Une autre absurdité se rencontre ici, à moins que nous ne comprenions le texte d'une manière digne de Dieu. « Jusqu'à ce que, » ce mot marque une limite, une fin, et cela répugne à la nature divine. « La mort, notre ennemie, sera détruite la dernière. » La dernière, et comment ? Après tous, après le diable, après le monde entier. A l'origine, elle fut introduite aussi la dernière : d'abord, le conseil donné par le démon; ensuite, la désobéissance de l'homme; puis enfin, la mort. Elle est frappée déjà dans sa puissance; mais alors c'est elle-même qui périra. « Car il a tout mis sous ses pieds. » Lorsqu'il dit cependant que tout lui sera soumis, il faut bien sans doute en excepter celui qui lui aura soumis toute chose. Mais, quand toute chose lui aura été réellement soumise, le Fils lui-même se soumettra à celui qui lui aura tout soumis. En commençant, ils ne disaient pas que la sujétion fût l'œuvre du Père; c'est le Fils qui l'accomplit : « Quand il aura mis à mort toute principauté et toute puissance... Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. » Comment dit-il maintenant que c'est le Père ? Ce n'est pas la seule difficulté qui se présente ici; on ne s'explique pas davantage la singulière crainte qui perce dans cette restriction : « Excepté celui qui lui a soumis toute chose, » comme s'il eût pu venir à la pensée de personne que le Père dût un jour être soumis au Fils. Quoi de plus révoltant pour la raison ? L'Apôtre a néanmoins eu cette crainte.

Laquelle ? Bien des questions sont à résoudre; et j'ai besoin de toute votre application. Avant tout, il est nécessaire que je vous dise le but et la pensée de Paul, cette pensée qu'on peut voir briller partout; ensuite, je vous donnerai la solution, que de tels aperçus nous auront rendue plus facile. Quelle est donc la pensée de Paul et quelle est sa pratique ? Autre est son langage, quand il parle de la seule divinité; autre quand il traite de l'incarnation. Une fois qu'il est entré dans ce dernier sujet, il ne recule devant aucune humiliation, sachant bien que la nature humaine est apte à les recevoir toutes. Voyons si dans le cas présent il énonce ce qu'il dit de la divinité seule ou du Verbe incarné. Mais auparavant, rappelons où se trouve ce à quoi j'ai fait allusion. Écrivant aux Philippiens, l'Apôtre dit : « Possédant la nature divine, il n’a pas cru commettre une usurpation en se déclarant égal à Dieu; mais il s'est anéanti lui-même en revêtant la nature de l'esclave, ayant été fait semblable aux hommes, étant reconnu  homme dans tout son extérieur. Il s'est abaissé lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. Aussi Dieu l'a-t-il exalté. » Philip., II, 6-9.

Avez-vous remarqué comme le langage de  l'Apôtre s'élève en parlant de la divinité seule, comme il attribue tout au Christ, en le déclarant Dieu par nature et l'égal du Père; puis, quand il le montre s'incarnant pour vous, comme sa parole devient plus humble ? A moins de poser cette distinction, vous trouverez là comme une lutte d'idées. En effet, si le Christ était égal à Dieu, comment celui qui n'était que son égal a-t-il pu l'exalter ? Si le Christ avait la nature divine, d'où vient qu'il a pu lui donner un nom ? On donne évidemment à celui qui n'a pas; on exalte quelqu'un qui se trouve dans une position inférieure. Avant d'acquérir cette hauteur et ce nom, il était imparfait, il manquait de quelque chose. De là résultent donc beaucoup d'autres conséquences non moins absurdes. Songez seulement à l'économie de l'incarnation, et vous ne commettrez plus de pareilles énormités de langage. Faites ici la même réflexion, prenez ce qui vous est dit dans le même sens.

5.  A ces raisons nous en ajouterons d’autres. Et d'abord, il est nécessaire de rappeler que Paul en ce moment parlait aussi de la résurrection, d'une chose qu'on estimait impossible, et tout à fait incroyable dès lors. Il écrivait aux Corinthiens, chez lesquels se trouvaient beaucoup de philosophes, toujours prêts à ridiculiser de tels enseignements. S'ils étaient divisés sur tout le reste, ils étaient parfaitement d'accord pour combattre cette vérité, ils dogmatisaient à l'envi contre la résurrection. Dans le but de défendre ce point controversé, une doctrine repoussée et tournée en ridicule, soit à cause des vieux préjugés, soit à cause de difficultés intrinsèques, l'Apôtre établit la possibilité de la résurrection, avant tout par la résurrection même du Christ.

Il a démontré ce dernier fait par les prophètes et les témoins, par l'adhésion même de ceux qui ont embrassé la foi; il a forcé l'aveu que ses adversaires sont réduits à l'absurde; maintenant il prouve que les hommes ressusciteront aussi : « Supposez que les hommes ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité. » Après avoir, dans ce qui précède, accumulé les arguments à ce sujet, il présente la résurrection du Christ sous un jour nouveau, il l'appelle les prémices de la nôtre, il fait voir que le Sauveur renversera toute principauté, toute puissance, toute vertu, la mort elle-même enfin. Et comment la mort serait-elle détruite, nous dit-il, sans avoir auparavant lâché les corps dont elle s'était emparés ? Quand il a dit ces grandes choses du Fils unique, quand il l'a représenté transmettant l'empire, à savoir, le pouvoir qu'il a créé lui-même, triomphant de ses ennemis et les foulant tous à ses pieds, Paul ajoute, dans le but de ramener le grand nombre à la foi : « Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous les ennemis sous ses pieds. » Le mot « jusqu'à ce que » n’indique pas la fin de ce règne, comme nous l'avons observé déjà; il n'est là que pour inspirer une foi plus vive, une plus grande fermeté.

Si vous venez d'entendre, semble dire Paul, que le Christ doit renverser toute principauté, toute puissance et toute vertu, le diable avec ses innombrables phalanges, la multitude des infidèles et la tyrannie de la mort, tous les maux sans exception, vous n'avez pas à craindre qu'il vienne lui-même à défaillir; jusqu'à ce qu'il ait fait toutes ces choses, il doit régner, ce qui ne veut pas dire qu'il cessera de régner après les avoir faites; cela signifie seulement que l'avenir verra s'accomplir d'une manière absolue ce que nous ne voyons pas encore. Son règne ne saurait être scindé; il exerce son empire, il déploie son pouvoir, de telle façon que tout soit un jour remis à sa place. Ces formules de langage, vous les retrouverez dans l'Ancien Testament; ainsi, dans ces deux textes : "La parole du Seigneur demeure à jamais... Vous demeurez toujours le même, et vos années ne connaîtront pas de déclin. » Psal. CXVIII, 89; cI, 28. Le prophète emploie de telles expressions et d'autres semblables quand il s'agit d'événements qui ne doivent pleinement se réaliser que longtemps après, afin de dissiper les craintes des esprits grossiers. Qu'il ne puisse être question de limite ou de terme lorsqu'on parle de Dieu, vous pouvez en juger par d'autres passages des Ecritures; écoutez : «D'un siècle jusqu'à l'autre siècle vous existez...Je suis... Jusqu'à ce que tu sois arrivé à la vieillesse, je suis. » Psal. LXXXIX, 2; Exode., III, 14; Isaïe., XLVI, 4. Voilà pourquoi l'Apôtre place la mort la dernière; il veut par les victoires précédentes faire mieux accepter celle-ci par l'homme qui ne croit pas. Du moment où le Christ a terrassé le diable, qui dès l'origine introduisit la mort, à plus forte raison détruira-t-il l'œuvre de cet esprit pervers.

Il a donc attribué au Fils toute chose, le renversement des principautés et des puissances, la parfaite direction de la royauté, je veux dire le salut des fidèles, la paix de l'univers, l'extinction du mal, ce qui constitue certes le noble exercice de la royauté et l'anéantissement de la mort. Il n'a pas dit que le Père opérerait ces prodiges par le Fils, il a dit que le Fils lui-même les opérera, renversera toute puissance, mettra tout sous ses pieds; il n'a pas même nommé le Père. Craignant alors que quelque esprit égaré n'en prenne occasion pour mettre le Fils au-dessus du Père ou le regarder comme un autre principe non engendré, l'Apôtre tempère par précaution la grandeur de sa doctrine; il s'exprime ainsi : « Dieu a tout mis sous ses pieds. »

Voici donc maintenant que l'action remonte au Père, ce qui du reste n'implique aucune imperfection aucune défaillance dans le Fils, a qui viennent d'être rendus de si magnifiques témoignages, attribués de si glorieux triomphes. Non, l'atténuation s'explique par la cause assignée, par l'intention de montrer que les œuvres dont nous sommes l'objet appartiennent toutes au Père comme au Fils. Que celui-ci n'ait pas eu besoin d'auxiliaire pour tout subjuguer, c'est encore Paul qui vous le dit en ces termes : « Il transfigurera notre corps humilié pour le rendre conforme à son corps glorieux, par ce même genre d'opération par laquelle il peut tout soumettre à son pouvoir. » Philipp.,III, 21. Il emploie même un correctif, puisqu'il ajoute : « Quand il est dit que toute chose lui est soumise c'est évidemment à l'exception de celui qui lui a tout soumis. » Ce n'est pas un faible témoignage, toutefois, qu'il rend à la gloire du Fils unique; car, si le Fils était inférieur, et de beaucoup inférieur, jamais l'Apôtre ne se fût cru dans la nécessité de faire cette restriction. Il ne s'en tient pas même là, il va bien plus loin. Un esprit inquiet eût pu dire : Qu'importe que  le Père ne soit pas soumis au Fils ? cela n'empêche pas que celui-ci ne soit plus puissant. Redoutant donc cette idée sacrilège, et croyant évident ne l'avoir pas assez prévenue, il la combat avec surabondance par ce qui suit : « Quand toute chose lui aura été soumise, le Fils lui-même lui sera soumis. » Il fait ainsi ressortir le profond accord du Fils avec le Père, principe de tous les biens, cause première, engendrant éternellement l'auteur de tant d'œuvres admirables.

6. Si l'Apôtre dépasse les limites qui lui semblaient prescrites par la nature de son sujet, ne vous en étonnez pas; il marche simplement sur les traces du Maître. Lui-même, voulant montrer son parfait accord avec le Père dans l'œuvre qu'il venait accomplir, s'abaissait dans son langage au delà des besoins d'une telle démonstration, mais pour condescendre à la faiblesse de ceux qui l'entendaient. Il priait son Père uniquement dans ce but, ce qu'il déclarait en ces termes: « Afin qu'ils croient que vous m'avez envoyé. » Joan., XI, 42. C'est donc à son exemple que Paul s'exprime ici d'une manière surabondante. Il ne veut certes pas vous donner l'idée d'une soumission forcée; son intention est de combattre avec plus de force une doctrine contraire à la raison. Il a recours à cette sorte d'exagération quand il s'agit de déraciner à fond une erreur quelconque. Parlant des rapports entre la femme chrétienne et le mari idolâtre, se proposant de rassurer la femme à cet égard, il ne se borne pas à dire qu'elle ne perd rien de sa chasteté, il va beaucoup plus loin, et déclare que l'idolâtre est sanctifié par elle : il ne veut pas assurément faire entendre qu'elle l'a rendu saint; il veut par l'exagération d'une telle parole rassurer cette conscience alarmée. Ici. c'est la même chose, et la surabondance de l’expression provient d'un ardent désir de détruire radicalement une doctrine impie. C'est une grande impiété sans doute de supposer que le Fils manque de puissance, et l'Apôtre la réprime quand il dit : « Il mettra tous ses ennemis sous ses pieds; » mais c'en est une plus grande encore de supposer que le Père lui est inférieur, et voilà pourquoi l'hyperbole dont nous sommes frappés. Or, voyez comment il la présente; au lieu de dire simplement : « A l'exception de celui qui lui a tout soumis,» il le donne comme une chose évidente.

Tout évidente qu'elle est cependant, semble-t-il dire, je la mets à l'abri de toute attaque.
Pour que vous ne puissiez pas douter que telle est la cause de ce qui a été dit, je vais vous poser une question : Pensez-vous que le Fils acquière alors un degré de plus de sujétion ? Ne serait-ce pas une supposition absurde, un outrage même envers Dieu ? La plus grande soumission, le suprême degré de l'obéissance, c'est qu'étant Dieu il ait pris la nature de l'esclave. Comment donc serait-il alors soumis ? Il est évident que l'Apôtre a parlé pour détruire cette opinion extravagante, et qu'il a parlé dans l'unique sens qui convenait. Le Christ obéit comme doit obéir le Fils, Dieu lui-même, et non comme un simple mortel; il garde en obéissant sa puissance et sa liberté complète. Sans cela, comment occuperait-il le même trône ? Comment, ainsi que fait le Père, ressuscite-t-il ceux qu'il veut ? Comment possède-t-il ce que possède le Père, et le Père à son tour ce qu'il possède ? Autant d'expressions qui concourent à nous montrer une égalité parfaite, ou plutôt l'identité de pouvoir. Que signifie cette parole : « Quand il aura remis la royauté ? » L'Écriture nous apprend à reconnaître en Dieu deux sortes de royauté, l'une basée sur l'union, l'autre résultant de la création. A ce dernier titre, Dieu règne sur tous les êtres sans exception, sur les Gentils et sur les Juifs, sur les démons eux-mêmes, sur tous ses ennemis; il règne sur les fidèles, de leur plein gré, parce qu'ils lui sont unis. Cette royauté porte aussi le nom d'empire. C'est de celle-là qu'il est dit dans le psaume deuxième : « Demande, et je te donnerai les nations pour héritage. » Psalm. II, 8. C'est encore de celle-là que le Seigneur dit lui-même à ses disciples : « Toute puissance m'a été donnée par mon Père. » Matth., XXVII, 18. Il fait ainsi tout remonter au principe générateur; ce qui ne signifie nullement qu’il manque lui-même de quelque chose : il entend seulement montrer qu'il est le Fils et qu'il est engendré. Remettre veut dire ici ramener au but. Mais pour quelle raison, me demanderez-vous peut-être, n'a-t-il rien dit de l'Esprit ? - Parce qu'en ce moment il n'est pas question de lui, et le docteur ne veut pas tout mélanger. Il en est de même quand il dit: « Un Dieu Père, un Seigneur Jésus; » I Cor., VIII, 6; s'il passe l'Esprit sous silence, ce n'est en aucune façon pour l'amoindrir, c'est uniquement parce que ce n'était pas le moment d'en parler. Parfois il ne mentionnera que le Père; faudra-t-il pour cela rejeter le Fils ? Parfois il ne mentionnera que le Fils et l'Esprit; effacerons-nous alors le Père ?

Que veut-il dire par ces mots: « Afin que Dieu soit tout en toute chose ? » Que tout dépende absolument de lui, et qu'on ne s'imagine plus désormais deux principes indépendants et suprêmes, ni une royauté divisée. C'est quand les ennemis seront abattus sous les pieds du Fils, celui qui les tiendra domptés étant bien loin de résister au Père, étant dans un parfait accord avec lui, que Dieu sera tout en toute chose. Quelques-uns prétendent que l'Apôtre exprime par là la fin de l'iniquité, la soumission spontanée de tous, nulle résistance désormais et nulle prévarication. Or, lorsqu'il n'existera plus de péché, il  est évident que Dieu sera tout en toute chose. Si les corps ne ressuscitent pas, néanmoins, comment cela serait-il vrai ? Le plus terrible des ennemis resterait encore : la mort, qui serait après tout venue à bout de ses desseins. Qu'importe, me répondra-t-on, personne à l'avenir ne commettant de péché ? Et qu'en concluez-vous ? Il n'est pas ici question de la mort de l'âme, mais bien de celle du corps. Reste à savoir donc comment cette dernière sera détruite; la victoire n'est remportée qu'autant que l'adversaire est forcé de rendre gorge. Par conséquent, si les corps doivent rester dans la terre, la tyrannie de la mort subsiste toujours, puisqu'elle garde sa proie, puisque nous n'avons pas un autre corps où nous puissions la vaincre. La parole de Paul venant à se réaliser, ce qui ne saurait manquer d'être, la victoire brillera de tout son éclat, alors que la puissance divine aura ranimé les corps que la mort tenait sous son empire. La marque assurée qu'on a remporté la victoire sur un ennemi, ce n'est pas apparemment de lui laisser le fruit de ses rapines, c'est de l'en dépouiller; si l'on n'ose pas toucher à ce qu'il possède, dirons-nous qu'on l'a terrassé ?

7. Le Christ emploie les mêmes traits dans l’Évangile pour caractériser la victoire qu'il a remportée : « Quand il aura lié le fort, il prendra tout dans sa maison. » Matth., XII, 29. A moins que cela n'ait lieu, la victoire n'est pas manifeste. De même que, lorsqu'il s'agit de la mort de l'âme, si quelqu'un cesse de pécher, nous ne dirons pas qu'il a remporté la victoire, car ce n'est pas en n'ajoutant plus rien au mal, c'est en brisant le joug des passions qu'on la remporte; de même ici nous n'avons pas à nous glorifier de la victoire, dans le cas où la mort cesserait de dévorer des corps, mais uniquement dans le cas où lui seront ravis ceux dont elle avait déjà fait sa proie. S'obstinera-t-on à prétendre qu'il s'agit de la mort spirituelle ? Mais comment serait-elle la dernière à périr ? N'est-elle pas exterminée déjà dans chacun de ceux qui reçoivent le baptême ?

Appliquez ce texte aux corps, et tout s'explique, la mort est réellement frappée la dernière. S'il restait encore un esprit agité par le doute et qui vint nous demander pourquoi l'Apôtre, parlant de la résurrection, n'a pas mis en avant l'exemple de ceux qui ressuscitèrent au temps du Seigneur, nous répondrions que ce ne serait plus là traiter de la résurrection. Rappeler, en effet, que des hommes ressuscités sont morts de nouveau, ce ne serait certes pas prouver que la mort succombe la dernière. Une pareille expression ne permet pas de penser qu'elle doive jamais se réveiller. Le mal ayant disparu, la mort n'aura plus aucune raison d'être. Que la source vienne à tarir, il serait contraire au bon sens d'admettre l'existence du fleuve qu'elle seule alimentait; il en est de même du fruit, quand on a retranché la racine.

Nous devons plaindre les pécheurs dans la prospérité

Puis donc qu'au dernier jour les ennemis de Dieu doivent disparaître en même temps que la mort, le diable et les démons, ne nous livrons pas à la tristesse en les voyant prospérer ici-bas. A peine ont-ils obtenu quelque gloire et se sont-ils élevés, que les ennemis du Seigneur défaillent et s'évanouissent comme la fumée.
Quand vous verrez un tel homme au milieu des de trésors, entouré de satellites, comblé d'éloges et de flatteries, ne perdez pas courage, gémissez plutôt, versez des larmes et priez Dieu de le ramener au nombre de ses amis; plus même il prospèrera dans un tel état de conscience, plus vous aurez à pleurer sur lui. Le sort des pécheurs est toujours lamentable; mais il l'est de surtout quand ils sont dans l'opulence, quand ils marchent de succès en succès : ils sont alors comme des malades qui se gorgent de mets et de boissons. Il en est même qui sont tristement affectés en entendant de semblables paroles, qui se tourmentent de leur propre état, et qui disent : c'est sur moi qu'il faut pleurer, puisque je n'ai rien. — Vous avez bien raison, vous n'avez rien, mais non parce que vous ne possédez pas ce que cet homme a possédé, c'est parce que vous regardez cela comme un bonheur véritable : voilà ce qui vous rend digne d'une immense pitié. Qu'un homme bien portant trouve heureux le malade étendu sur une couche moelleuse, il est en vérité plus à plaindre que ce dernier, puisqu'il n'a pas le sentiment du bien qu'il possède. Voilà réellement l’état où sont ceux dont nous parlons, et telle est source du trouble et du bouleversement de vie. Ces funestes opinions ont causé la ruine de beaucoup, en les livrant au démon, et les ont mis au-dessous des misérables consumés par la faim. Les mendiants sont moins à plaindre que les hommes dévorés de désirs; ceux-ci son atteints dans leur âme d'un mal plus profond et plus violent : on le voit clairement par ce qui nous venons de dire.

Une affreuse sécheresse pesait autrefois sur notre cité; tous avaient devant les yeux les plus lugubres perspectives, ils priaient Dieu de les arracher à ces terreurs; on pouvait voir alors ce qu'a raconté Moïse: le ciel devenu d'airain, la plus cruelle de toutes les morts incessamment suspendue sur toutes les têtes. Mais voilà que, grâce à l'amour de Dieu pour les hommes, alors qu'on espérait plus, la pluie se mit à tomber avec abondance et d'une manière continue. Tous les habitants étaient en fête, ils se considéraient comme revenus des portes mêmes de la mort. Au milieu d'un si grand bonheur et de la joie commune, l'un des plus opulents s'en allait accablé de tristesse, poussant des soupirs, ayant la mort dans l'âme; et, comme beaucoup lui demandaient d'où venait sa douleur quand tous se réjouissaient autour de lui, il n'eut pas la force de renfermer dans son cœur la violence de son chagrin; comme dompté par le mal qui le rongeait, il en dit ouvertement la cause. -J'ai de vastes provisions de froment, s'écria-t-il, et je ne sais où les mettre ! - Est-ce bien celui-là que nous proclamerons heureux, je vous le demande, pour avoir prononcé des paroles qui eussent dû le faire lapider comme une bête féroce, comme l'ennemi du genre humain ?
Homme, que dis-tu ? ce qui te désole, c'est donc de n'avoir pas vu périr tout le monde pour ramasser plus d'argent. N'as-tu pas entendu cette parole de Salomon : « Celui qui exagère le prix du froment est exécré du peuple ? » Prov., XI, 26. Tu vas partout faisant la guerre au bonheur du genre humain, luttant contre la libéralité du Seigneur de tous les êtres, te posant en ami, ou plutôt en esclave de Mammon ! N'eût-il pas mieux valu que cette langue fût tranchée et que ce cœur cessât de battre, qui devait enfanter un tel propos ?

8. Voyez-vous comment l'or dépouille les hommes de leur nature pour en faire des brutes et des démons ? Quoi de plus déplorable que ce riche implorant chaque jour la faim, qui lui donnera de l'or ? Étrange déception que celle où sa cupidité le jette ! Loin de trouver la joie dans l'abondance de ses biens, il est en butte à de mortelles angoisses par suite de son opulence même. Ce qui semblerait faire son bonheur plonge dans la désolation. J'avais donc raison de vous le dire, les riches ne ressentent pas autant de plaisir dans ce qu'ils possèdent que de douleur dans ce qu'ils n'ont pas encore. Cet homme, avec ses innombrables mesures de froment, éprouvait des tortures et des chagrins que ne connait pas même l'indigent. Un autre, ayant à peine de quoi se nourrir, était ceint comme d'une couronne, se répandait en transports et ne cessait de rendre grâces à Dieu; tandis que celui-là s'estimait malheureux parmi tant de richesses, et qu'on aurait dit qu'il avait reçu le dernier coup. Ce n'est donc pas l'abondance qui fait le bonheur, c'est une âme pleine de philosophie. Sans de telles dispositions, viendrait-on à s'emparer de tout, qu'on se lamenterait encore, se regardant comme dénué de tout. Celui dont nous parlons, eût-il vendu son froment au prix qu'il en désirait, n'aurait pas été moins désolé de ne l'avoir pas vendu encore plus cher; et, dans ce dernier cas, sa désolation eût été la même, parce qu'il eût rêvé une plus grande augmentation. Il aurait eu beau tirer une pièce d'or de chaque boisseau qu'il n'eût pas éprouvé de moins cruels déchirements, parce qu'un demi boisseau ne lui aurait pas rapporté la même somme. S'il ne proposait pas ce prix au début, ne vous en étonnez pas; ceux qui s'adonnent à l'ivresse ne sont pas enflammés en commençant; l'incendie se déclare quand ils ont absorbé une grande quantité de vin.

Les spéculateurs insatiables sont déjà morts

De même aussi, plus les avares englobent de bien, plus ils se sentent pauvres; leurs besoins augmentent dans la même proportion que leurs gains. Je ne parle pas de la sorte pour un seul; je m'adresse à quiconque est affecté de cette maladie, qui s'efforce de créer une cherté factice et d'aggraver le dénuement du prochain. L'humanité n'entre pour rien dans de telles âmes; elles ne respirent que l'amour de l'argent toutes les fois qu'il s'agit de transactions commerciales. Pour vendre leur froment et leur vin, les exploiteurs avancent ou retardent l'époque; aucun ne se préoccupe du bien public; l'un ne vise qu'à recevoir plus, l'autre à ne pas recevoir moins, dénaturant ainsi les dons de la Providence. La plupart, ne tenant pas grand compte des lois de Dieu, gardent soigneusement renfermé ce qu'ils possèdent, quoique le Créateur leur fasse comme et une nécessité, par la crainte d'une perte plus grande, d'accomplir un bien et de songer à leurs semblables; car il ne permet pas que les fruits de la terre se conservent longtemps, se proposant en cela d'obtenir qu'ils livrent aux indigents ce qui d'ailleurs ne tarderait pas à se gâter enfoui dans leurs demeures, ce qu'ils perdraient donc également. Mais il en est qui sont insatiables au point que de telles leçons ne sauraient les corriger. Beaucoup en viennent à vider des tonneaux entiers, et, quand ils ne donneraient pas une obole aux nécessiteux, ils répandent à terre leur vin aigre, après avoir détérioré les tonneaux eux-mêmes. D'autres, qui se garderaient bien de donner un morceau de pain à celui que la faim tourmente, jettent à la rivière des caisses de froment: ayant refusé d'obéir à Dieu, qui leur imposait le devoir de l'aumône, ils jettent dehors, à l’appétit de la vermine, ils achèvent de détruire et d'anéantir ce qu'ils avaient chez eux, aux grands éclats de rire et sous les malédictions redoublées des témoins de cette perte honteuse.

Voilà leur châtiment ici-bas; mais celui qui les attend ailleurs, quelle parole pourrait le rendre ? De même qu'ils jettent à la rivière un froment rongé par les insectes et désormais sans valeur, de même ceux qui se sont conduits de la sorte, Dieu les précipitera dans le fleuve de feu comme des objets inutiles et nuisibles. Ce que la nielle et la vermine sont au froment, l'insensibilité et la dureté le sont à leurs âmes. Or cela vient de leur attachement exclusif aux biens matériels, aux choses de la vie présente; et de là viennent aussi les chagrins incessants qui les consument. Dites tout ce que vous voudrez d'agréable, la crainte de la mort suffit certes à tout effacer; et ces hommes-là sont morts, bien que vivant encore. Qu'il en soit ainsi des infidèles, rien d'étonnant; mais que ceux à qui furent concédés de si grands mystères et révélés les secrets de l'avenir soient tellement absorbés par les biens présents, c'est une chose indigne de pardon. Et comment expliquer un pareil attachement ? Par leur goût pour les délices, pour tout ce qui flatte la chair, et dès lors affaiblit l'âme : ils rendent leur fardeau plus lourd, ils placent devant leurs yeux un voile épais qui leur dérobe la lumière. Dans  la mollesse et le plaisir, ce qu'il y a de meilleur en nous subit l'esclavage, ce qu'il y a de pire exerce le pouvoir : la reine frappée d'aveuglement est trainée de droite et de gauche ; la servante va partout et mène tout, quand elle devrait être mise elle-même au rang des choses menées. Nombreux sont les liens qui rattachent le corps à l'âme, et le Créateur les a combinés ainsi pour qu'il ne vint à la pensée de personne de détester le corps comme un objet étranger.

9. Dieu nous a fait un devoir d'aimer nos ennemis : le diable a su persuader à quelques-uns de haïr leur propre corps. En disant que le corps vient du diable, en effet, on ne prouve pas autre chose. Or c'est une pure folie. Si le  corps provenait du diable, comment existerait cette admirable harmonie que nous voyons ?
Comment le corps serait-il un instrument si complètement approprié aux opérations d'une âme pleine de philosophie ? - S'il est néanmoins un instrument si docile, m'objecterez-vous, comment aveugle-t-il l'âme ? - Ce n'est pas le corps qui produit cet aveuglement, gardez-vous de le croire, ô homme, c'est la volupté. — Et pourquoi la volupté nous attire-t-elle ? - Ce n'est pas non plus parce que nous avons un corps, cela tient à notre volonté perverse. Le corps réclame des aliments, et nullement des délices; le corps veut être nourri, et non point affaibli et détrempé. Les délices ne font pas seulement la guerre à l'âme, elles la font encore au corps sous prétexte de le nourrir.

Les délices et les excès nuisent autant au corps qu’à l’âme

De robuste, elles le rendent faible, de ferme mou, de bien portant valétudinaire, d'agile lourd, de nerveux flasque, de beau laid, d'embaumé fétide, de pur immonde, de dégagé perclus de douleurs, de dispos inutile, de jeune, vieux, de fort et de rapide impotent et sans vie, de droit infirme et courbé. Or, s'il était l'œuvre du diable, il ne serait pas ainsi détérioré par le diable lui-même, je veux dire par la corruption. Mais non, ni le corps ni les aliments ne proviennent du diable, la volupté seule en provient. C'est par là que cet esprit dépravé cause des maux sans nombre. Voilà comment il perdit un peuple entier : «Après s'être engraissé, dit Dieu dans l’Écriture, mon bien-aimé a regimbé. » Deut., XXXII, 15. De là partirent les foudres qui renversèrent Sodome. C'était évidemment la pensée d’Ezéchiel: «Voici quelle fut l'iniquité des habitants de Sodome : dans l'ostentation, dans l'abondance du pain, dans la prospérité, ils se gorgeaient de délices. » Ezech., XVI, 48. Paul disait à son tour: « Celle qui s'adonne aux délices est déjà morte, toute vivante qu'elle est. » I Tim., V, 6.

Pourquoi ? Parce qu'elle va traînant partout son corps comme un cercueil, avec le suaire de tous les maux. Si le corps lui-même périt ainsi, dans quel état sera l'âme, dans quelle perturbation, au milieu de quels flots agités, au sein de quelle profonde tempête ? Voilà ce qui la rend impropre à tout, à dire, à écouter, à vouloir, à faire ce qui seul peut convenir. Tel le pilote, quand la tourmente a triomphé de l'art, est englouti avec les passagers et le navire; telle aussi l'âme s'enfonce dans le gouffre, en vient à ne plus rien sentir. Dieu nous a donné l'estomac comme une meule destinée à broyer les aliments, mais dont la puissance est limitée; il a par là même déterminé la mesure qu'il faut chaque jour à l'action de cette meule. Si vous jetez donc plus qu'elle ne peut moudre, cette surabondance arrête et ruine tout. De là les maladies, les défaillances, les difformités; car les délices ne détruisent pas seulement la force, elles détruisent encore la beauté, dont elles font bientôt une laideur repoussante.

Quand une femme exhale l'odeur des aliments ou du vin qu'elle digère, quand elle a dénaturé par l'exagération la rougeur de son visage et les formes de son corps, quand elle a perdu toute sa grâce par la mollesse de ses chairs, l'inflammation de son teint, l'embonpoint qui la surcharge, songez combien tout cela est pénible et fâcheux. J'ai même entendu des médecins déclarer que les délices ont empêché des enfants de grandir. On le comprend, du reste; lorsque le souffle est comme intercepté par la quantité des choses qu'on entasse et comme absorbé par un travail excessif, ce qui devait servir à la croissance se perd à triturer un excédent stérile. Et que direz-vous de ces douleurs qui paralysent les pieds et se répandent dans tout le corps, de tant d’autres maladies, de tant d'infirmités dégoutantes qui en proviennent ? Rien n'est repoussant comme une femme vorace. Aussi rencontrerez-vous chez les plus pauvres la beauté la plus pure; le sang est plus sain, le corps se débarrasse aisément de tout ce qui pourrait l'infecter ou le souiller. Un continuel exercice, le travail quotidien, les préoccupations de la vie, une table frugale ou même exiguë leur donnent un santé plus forte, et par suite une plus réelle beauté. Si vous m'objectez le plaisir de la bouche, je vous dirai qu'il ne va pas au delà ; à peine a-t-il effleuré la langue qu'il disparaît, ne laissant que des dégoûts amers.

Ne considérez pas les personnes de bonne chère pendant le repas seulement, suivez-les quand elles le quittent, et vous y verrez des corps de brutes plutôt que des corps humains. La tête lourde, le pas trainant, les membres engourdis, le voluptueux rassasié ne demande plus qu'une couche molle et tranquille; il est comme ballotté par les flots, il a besoin qu'on  le garde, et, s'il reste un désir en lui, c'est de n'être pas tombé dans un état aussi déplorable.  On dirait une femme à la dernière période de la gestation; à peine s'il marche, s'il voit, s'il parle, à peine si c'est un homme. Vient-il à s'endormir un peu, qu'il est tourmenté par des songes incohérents, par d'innombrables fantômes. Que direz-vous enfin de ses brutales passions, toujours surexcitées par la même cause ?  C'est un cheval furieux, poussé par l'aiguillon de l'ivresse, se précipitant au hasard, demandant une satisfaction quelconque. Et tant d'autres horreurs qu'on ne peut dire ici ! Ce malheureux ne sait ni ce qu'il éprouve ni ce qu'il fait. Tel n'est pas l'homme tempérant et sage; il est assis dans le port, voyant de loin les naufrages des autres, jouissant d'un bonheur pur et constant, ayant la vie d'un homme libre. 

Le sachant, fuyons les dangers d'une table somptueuse, contentons-nous d'une nourriture modérée. Dispos alors de corps et d'esprit, nous pratiquerons toute vertu, et nous acquerrons les biens à venir, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus- Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-Il.