Saint Jean Chrysostome
Homélie 16 sur la deuxième épître aux Corinthiens
1. Il ne suffit pas de s'éloigner du vice pour arriver au royaume des cieux, il faut encore s'exercer constamment à la pratique de la vertu. Si l'abstention du mal nous met à l'abri de la géhenne, l'exercice de la vertu nous donne droit au royaume. Ignorez-vous qu'il en est de même devant les tribunaux humains, quand on examine les actes en présence de toute la cité ? L'antique usage, devant ces mêmes tribunaux, était de décerner une couronne d'or, non point à celui qui n'avait fait aucun tort à sa patrie, cela ne pouvant que l'exempter d'une peine, mais bien à celui qui lui avait rendu d'immenses services. Voilà comment on obtenait un tel honneur.
Il ne suffit pas de s’abstenir du mal pour être sauvé
Je me ravise; j'allais presque oublier ce dont je dois surtout vous entretenir. Il importe que je revienne un peu sur le premier membre de la distinction que j'ai posée, pour y faire une légère modification. J'ai dit que c'est assez de fuir le mal pour ne pas tomber dans la géhenne, et, pendant que je le disais, me revenaient en mémoire les terribles menaces dirigées, non précisément contre ceux qui font un mal quelconque, mais contre ceux qui ont négligé de faire le bien : le châtiment est pour ces derniers le même que pour les premiers. Quelles sont ces menaces ? Quand aura paru le redoutable jour, est-il écrit dans l'Evangile, ce jour où chacun devra comparaitre, le Juge assis sur son tribunal, ayant placé les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche, dira d'abord : « Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde; car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger. » Matth., XXV, 34, 35. Cela se comprend sans peine; il fallait qu'ils fussent ainsi récompensés pour avoir exercé cette miséricorde; mais que ceux qui n'ont pas fait part de leurs biens aux indigents, ne soient pas seulement punis par la privation de la récompense, et qu'ils soient de plus précipités dans la géhenne, comment expliquer cette punition ? On peut en donner une raison qui n'est ni moins matérielle ni moins décisive. En effet, nous apprenons ainsi que les personnes ayant fait le bien jouiront de la félicité des cieux, que celles à qui le mal ne saurait être reproché et qui n'ont fait qu'omettre un bien seront précipitées dans les feux de la géhenne avec ceux qui ont fait le mal.
Ne pourrait-on pas dire que le mal consiste aussi à ne pas faire le bien ? C'est l'oisiveté par essence, et l'oisiveté rentre dans la catégorie du mal, ou mieux elle n'en fait pas seulement partie, elle en est l'occasion et la racine; car l'oisiveté enseigne toute perversité. Ne faisons donc plus ces insipides questions : quelle place occupera celui qui n'a fait ni le bien ni le mal ? N'avoir pas fait le bien, vous le voyez, c'est comme avoir fait le mal. Je vous le demande, si vous aviez un serviteur qui ne serait ni voleur, ni insolent, ni porté à la contradiction, ni adonné à l'ivrognerie, exempt en un mot de tout vice, mais qui resterait toujours oisif et ne ferait rien de ce qu'un serviteur doit à son maître, le laisseriez-vous sans le châtier, sans le poursuivre ? Non, n'est-ce pas ? et cependant il ne ferait aucun mal. Cela même est donc un mal. Allons demander des exemples, si vous le voulez bien, à d'autres situations dans la vie. Voici l'homme chargé de cultiver nos champs : il ne nous porte aucun préjudice, il ne trompe pas, il ne vole pas; seulement il se croise les bras et reste assis chez lui, n'ensemençant pas la terre, n'y traçant pas un sillon, n'attelant jamais les bœufs, n’entretenant pas la villa, ne faisant rien de ce qui relève de son état : n'infligerons-nous pas une peine à cet homme ? Il n'a cependant pas causé le moindre tort, nous n'avons rien à lui reprocher. Je me trompe, il fait tort par son inaction même, il porte atteinte au sens commun en ne remplissant pas sa charge. Prenez chaque artisan en particulier, de n'importe quel art qu’il soit : il ne porte préjudice à personne dans l'exercice de son art, il se borne à ne rien faire; mais n'en est-ce pas assez, dites-moi, pour bouleverser et ruiner la vie humaine ?
Voulez-vous que nous cherchions encore leur comparaison dans notre corps ? J'admets que la main ne frappe pas la tête, ne coupe pas la langue, n'arrache pas l'œil, ne fasse rien de semblable, qu'elle reste simplement dans l'inaction et refuse à l'ensemble du corps son service : ne vaudrait-il pas mieux la retrancher que porter ainsi ce membre inutile et préjudiciable même à tout le corps ? Si la bouche, à son tour, ne ronge pas la main, ne déchire pas les autres membres, mais s'abstient de remplir toutes ses fonctions, ne devrait-elle pas être fermée ? Or, si c'est une grave injure de la part d'un serviteur, d'un artisan, d'un membre même de notre corps, d'abandonner le bien qu'il doit faire, et non pas seulement de faire le mal, à plus forte raison cela doit-il être dans le corps du Christ.
2. Voilà pourquoi le bienheureux Paul, en nous détournant du vice, nous amène à la vertu. Qu'importe, je vous le demande encore, que les épines soient arrachées, si l'on ne jette pas la bonne semence ? Le travail qu'on aura fait n'aboutira-t-il pas au même préjudice, dès lors qu’il restera inachevé ? Dans les soins qu'il nous prodigue, l'Apôtre ne se borne pas à détruire et à déraciner le mal, je le répète, il veut que le bien y soit aussitôt substitué. A peine a-t-il dit: « Que toute amertume et toute colère, tout ressentiment, toute clameur et tout blasphème soient rejetés loin de vous avec toute malice. » qu'il ajoute : «Soyez bons les uns à l'égard des autres, soyez miséricordieux, pardonnez-vous réciproquement. » Il s’agit ici d'habitudes et de dispositions.
Or, il ne suffit pas de quitter l'une pour que nous ayons immédiatement contracté l'autre; il y faut une nouvelle impulsion, et la vigueur qu'on a mise à fuir le mal, on doit la déployer à nouveau pour acquérir le bien. Prenons encore le corps pour exemple : s'il est noir et qu'on trouve le moyen de l'en guérir, ce n'est pas à dire qu'il devienne blanc tout de suite. Faisons mieux, ne raisonnons pas d'après les choses physiques, et mettons en avant un exemple puisé dans ce qui tient à la libre volonté : l’absence de l'inimitié n'implique pas une amitié véritable; il y a quelque chose d'intermédiaire qui n'est ni la haine ni l'amour, situation dans laquelle se trouvent par rapport à nous la plupart des hommes. Ne pas pleurer, ce n'est pas absolument rire, il est encore un milieu entre ces deux extrêmes. Il en est de même ici : n'avoir pas d'amertume, ce n'est pas être entièrement doux; n'être pas irrité, ce n'est pas être plein de compassion; il faut un effort de plus pour acquérir ce dernier bien. Voyez à quel point le bienheureux Paul se conforme aux principes de l'agriculture, pour purifier et travailler la terre qui lui a été confiée par l'Agriculteur suprême. Après avoir détruit les mauvaises semences, il insiste pour en obtenir de bonnes : « Soyez bienveillants, » a-t-il dit. Si la terre n’est pas cultivée quand on l'a délivrée des épines, les folles herbes y pousseront bientôt. Il est donc nécessaire de prévenir ce funeste repos en y jetant la bonne semence, en y faisant d'utiles plantations.
Rendre le bien pour le mal
A la colère, Paul a substitué la bonté; à l'aigreur, la miséricorde; il a déraciné la malice et le blasphème, il a planté le pardon; dans cette dernière parole : « Vous pardonnant réciproquement;» soyez portés à l'indulgence. Cette générosité dépasse le pouvoir des richesses. Celui qui remet l'argent à son débiteur, fait une grande œuvre, une œuvre digne d'admiration; la grâce se répand jusque sur le corps, bien que la récompense consiste en dons spirituels et s'applique directement à l'âme : celui qui pardonne les péchés fait du bien à son âme d'abord, et puis à l'âme de celui auquel il pardonne; en se formant à la modération, il y forme aussi son frère. Quand nous nous vengeons de ceux qui nous ont fait du tort, nous leur infligeons une peine moins vive que lorsque nous leur pardonnons; car nous les forçons à rougir d'eux-mêmes. De la première façon, loin d'acquérir un avantage ou de le leur procurer, nous les blessons en nous blessant nous-mêmes; comme les chefs des Juifs, nous poursuivons notre satisfaction et nous excitons leur colère : si nous répondons à l'injustice par la modération, nous dissipons entièrement leur colère, et nous faisons asseoir le jugement à leur foyer; la sentence sera plus terrible pour eux que pour nous.
Un homme ainsi traité se condamnera lui-même, et cherchera toute occasion pour acquitter avec usure la dette de magnanimité, que nous aurons fait peser sur lui : il ne peut pas ignorer que, s'il rend simplement la pareille, il aura toujours le dessous, n'ayant pas eu l'initiative; il ne supportera pas aisément que nous lui ayons donné l'exemple. Il mettra toute son application à nous vaincre en générosité, à mériter une récompense d'autant plus grande qu'il n'arrive à la récompense qu’en second; et le désavantage qu'il subit parce qu'il est devancé par la victime de son injustice, il tâchera de le réparer par la surabondance de sa douceur. Les hommes, en effet, quand ils sont accessibles à la reconnaissance, sont moins affectés par le mal qu'on leur fait que par le bien dont on paie leurs injustes attaques. Ces attaques sont de la perversité, l'ingratitude serait un mélange de ridicule et d'opprobre. Que la victime d'un tort ne se venge pas, tout le monde l'approuve, lui décerne des louanges et des applaudissements.
Voilà surtout ce qui mord au cœur l'auteur de l'injustice. Voulez-vous donc vous venger, vengez-vous de cette manière, rendez le bien pour le mal, et vous ferez de cet homme votre débiteur, et vous remporterez une merveilleuse victoire. Vous a-t-on fait du mal, faites du bien, et vous aurez tiré de la sorte une éclatante vengeance de votre ennemi. Si vous vous acharnez à le poursuivre, vous y gagnerez l'un et l'autre le blâme universel: si vous le supportez avec patience, vous aurez l'approbation, l'admiration même, et tout le blâme sera pour lui.
3. Quoi de plus fort pour un ennemi que de voir l'objet de sa haine admiré de tous, recevant des applaudissements unanimes ? Quoi de plus piquant pour lui que de se voir méprisé de tout le monde, et sous les yeux d'un ennemi ? En vous vengeant, vous serez condamné selon toute apparence, et vous serez seul à vous venger; en pardonnant, vous obtenez que tous s’approprient votre cause; et le tort qu'on a pu souffrir ne peut pas se comparer à cette réprobation universelle. Si vous parlez pour vous, les autres se tairont : si vous vous taisez, ce n'est pas avec une langue seule, c'est avec une infinité de langues que vous le frappez, et vous n'êtes que trop vengé. Si vous dites à votre ennemi des choses pénibles, les homme vous le reprocheront, ils déclareront que vos paroles sont inspirées par la passion : lorsque celui qui n'a pas été lésé se déchaîne cependant en invectives, on y voit le pur sentiment de l'équité une vengeance à l'abri de tout soupçon. Comme iIs n'ont rien souffert de la part de cet homme, et qu'ils sont mus envers vous par une sympathie réelle, par une compassion désintéressée, le soupçon n'est pas possible. Peut-être me direz-vous : et si personne ne me venge ? — Les hommes ne sont pas de pierre pour ne pouvoir pas être frappés d'admiration à la vue d'une si sublime philosophie; s'ils ne vous vengent pas sur l'heure, ils y viendront plus tard, par la réflexion, en jetant le mépris et l'insulte à votre ennemi. A défaut de tout autre, lui-même bien certainement vous admirera, quand même il refuserait de l'avouer. Ce qu'il y a de droit et d'honnête dans notre jugement, serions-nous tombés dans les dernières profondeurs du vice, demeure intact et ne saurait être détourné de sa droiture. Pourquoi pensez-vous que Notre-Seigneur ait prononcé cette parole : « Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche? » Matth., V, 39. N'est-ce pas pour nous enseigner que plus on déploie de grandeur d’âme, plus on se fait de bien, à soi et aux autres ? S'il nous ordonne de présenter notre joue, c'est pour que l'offenseur assouvisse sa colère. Quel est l'être assez féroce pour n'être pas alors confondu ? On dit que les chiens eux-mêmes sont arrêtés par ce moyen : quand ils aboient et se précipitent, on n'a qu'à rester dans l'immobilité, à ne rien faire, et toute leur fureur se dissipe. Si l'agresseur ne peut pas s'empêcher de respecter celui qui donne un tel exemple de patience, à plus forte raison les hommes en général le respecteront-ils, ayant une raison plus saine.
Mais il importe de ne pas omettre ce qui m'est venu plus haut à la mémoire, et que je donnais comme un témoignage à l'appui. Qu’était-ce ? Nous disions des Juifs et de leurs chefs qu'ils étaient blâmés d'exiger la peine du talion; et cependant la loi leur tenait ce langage :" Œil pour œil, dent pour dent. » Levit., XXIV, 10; Deut., XIX, 21. Mais la loi n'entendait nullement les autoriser à s'arracher mutuellement les yeux; elle n'avait d'autre intention que d'arrêter l'audace par la crainte, et de les empêcher par là, soit de faire soit de souffrir aucun mal. Voilà la raison de cette sentence : « Œil pour œil. » Elle voulait lier les mains d'autrui, et non déchaîner les vôtres; non seulement mettre vos yeux à l'abri de toute atteinte, mais sauvegarder encore ceux de votre prochain. Pour quel motif cependant, c'est la question que je m'étais posée, étaient-ils blâmés d'avoir usé d'un droit qui leur était concédé ? Comment résoudre ce problème ? Il s'agit ici du ressentiment. La loi permet bien de réagir aussitôt quand on reçoit une injure, pour réprimer celui qui en est l'auteur, comme nous avons eu l'occasion de le dire; mais elle ne permet pas le ressentiment; car ce n'est plus un mouvement de colère, une première impulsion de la nature, c'est une malice réfléchie. Dieu pardonne à ceux qui se laissent tout à coup emporter par le sentiment de l'injure reçue, et qui lèvent la main pour se venger. De là cette parole : « Œil pour oeil» Seulement nous lisons encore : « Les voies des hommes vindicatifs conduisent à la mort. » Prov., XII, 29. Or, si dans un temps ou l'on pouvait exiger œil pour œil, les vindicatifs étaient menacés d'un tel supplice, que n'ont pas à redouter ceux à qui l'ordre est donné de s'exposer à la souffrance ? Défendons-nous donc de tout ressentiment, éteignons le feu de la colère, afin de mériter que Dieu nous traite avec amour. « La mesure dans laquelle vous aurez mesuré vous sera rendue; on vous jugera comme vous aurez jugé. » Matth., VII, 2.
Soyons pleins de bonté pour ceux qui servent avec nous un même Maitre, et nous éviterons les pièges qui nous sont tendus ici-bas, et nous obtiendrons le pardon dans la vie future, par la grâce et l’amour…