Saint Jean Chrysostome
Homélie 34 sur la première épître aux Corinthiens : la charité
1. Comme preuve de l'excellence de la charité, il avait d'abord allégué le besoin que tous les dons et les grandes choses de la vie ont de sa présence; de là il était passé à l'énumération de ses qualités faisant de cette vertu le principe de la véritable sagesse : maintenant il arrive à un troisième chef de preuves. Donc, que ceux qui semblent moins favorisés, sachent bien qu'ils ont avec la charité le principe de tous les prodiges, et qu'avec ce trésor ils ont autant et même davantage que les plus favorisés. Mais aussi, que, les mieux dotés en apparence, ceux qui s’enorgueillissent à cause des grands dons qu'ils ont reçus, y prennent garde, et sachent à leur tour qu'ils n'ont rien obtenu tant qu'il n'ont pas la charité en partage. Alors, tous seront unis par un magnifique lien d'amour; la haine et l'orgueil, n'auront plus d’entrée dans les cœurs, et la charité extirpera les vices; « car elle n'est ni cette jalouse ni orgueilleuse. » Paul élève donc autour d'eux un rempart inexpugnable, celui d'une concorde générale, par laquelle seront guéris tous les maux et qui ira elle-même en se fortifiant. C'est pourquoi il multiplie les raisons propres à diminuer leurs angoisses. L'Esprit qui donne, donne selon nos besoins, distribue comme il veut et répartit gratuitement ses bienfaits. Qu'importe que vous ayez peu ? vous n'en faites pas moins partie d'un grand corps; et cela vous honore. Celui qui a reçu beaucoup a besoin de vous qui avez reçu moins ; et le plus grand don, la meilleur voie, c'est toujours la charité. Par là il voulait les unir les uns aux autres plus intimement. Ils ne devaient plus penser à se plaindre, s'ils avaient ce don précieux, et quand, l'ayant cherché, ils l'avaient obtenu, ils devaient faire taire tout mouvement humain, parce qu'avec ce don ils possédaient la racine de tous les dons, et qu'ils n'avaient plus rien à désirer, fût-il d'ailleurs leur seul trésor.
Sous l'empire de la charité, l'homme est libre de toute jalousie. Entendez tous les biens qu'elle engendre, tous les avantages qu'elle procure; l'Apôtre les énumère, afin de guérir par cet éloge tous les maux des fidèles. Chacune de ses paroles est un remède suffisant à lui seul pour cicatriser leurs blessures. Il dit: « La charité est patiente, » pour ceux qui disputent entre eux; « elle est bonne, » à l'adresse des âmes dévorées d'une haine secrète; « elle n'est point envieuse, » contre ceux qui portent envie aux plus riches; « elle n'est point inconstante, » pour ceux qui sont désunis; « elle n'est point orgueilleuse, » pour ceux qui s'élèvent au-dessus des autres; « elle ne viole pas les bienséances, » pour ceux qui ne veulent pas condescendre ; « elle ne cherche point son propre avantage, » pour ceux qui méprisent les autres; « elle ne s'irrite pas, elle ne pense pas le mal, » contre les cœurs méchants et irritables; « elle ne se réjouit point de l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité, » encore à l'adresse des envieux « elle espère tout, » contre les âmes portées au désespoir; « elle souffre tout et ne finira jamais, " et ces dernières paroles regardent ceux qui se désunissent facilement. Après ce magnifique éloge de la charité, il ne s'arrête pas là ; mais, poursuivant au contraire, il cherche à faire ressortir toute l'excellence de cette vertu par voie de comparaison: « Au lieu, dit-il, que les prophéties s'évanouiront, que le don des langues cessera. » Les prophéties ayant été faites en vue de la foi, l'usage en sera superflu, dès que la al foi aura été prêchée dans tout l'univers. Mais la charité, elle ne cessera pas, elle ira toujours croissant, et dans le temps et dans l'éternité, alors plus que maintenant.
Que d’obstacles ici-bas au progrès de la charité : les richesses, les affaires, les maladies du corps, les peines de l'âme ! Là-haut, tous ces obstacles n'existeront plus. Rien d'étonnant que les prophéties et le don des langues cessent; mais les paroles suivantes: « La science sera détruite,» que signifient-elles ? n'ouvrent-elles pas la porte à de sérieuses objections ? Quoi donc ! devrons-nous être plongés au ciel dans l'ignorance ? Oh ! certes non; car alors la science arrivera à ses plus grandes évidences : « Je connaîtrai, dit l'Apôtre, comme je suis connu. » I Corinth., XII, 12. Du reste, il prend soin de nous prémunir même en cet endroit, et, pour que nous n'allions pas croire que la science sera détruite comme la prophétie et le don des langues, il indique aussitôt ce mode de destruction: « Nous ne connaissons et nous ne prophétisons qu'en partie, mais, quand viendra l'état parfait, tout ce qui est imparfait sera aboli. » Donc la science ne sera pas détruite, mais seulement l'imperfection de la science; car alors elle atteindra sa plus vive splendeur. En voulez-vous un exemple ? Nous savons maintenant que Dieu est partout; et nous ignorons comment il est partout : nous savons qu'il a tout fait de rien, qu'il est né d'une vierge; et nous ne savons pas comment tout cela s'est fait.
Alors tous ces mystères n'auront plus d’obscurité pour nous ; nous les verrons clairement et avec une surabondante lumière. Voyez donc combien ici-bas notre science est imparfaite et bornée ! « Quand j'étais enfant, dit-il, je parlais comme un enfant, je raisonnais en enfant; » maintenant que je suis devenu homme, je me suis dégagé de tout ce qui était de l'enfance.» Et, pour rendre sa pensée plus sensible par un exemple, il ajoute : « Nous voyons maintenant comme dans un miroir. »
2. Mais, comme un miroir reflète fidèlement tout ce qu'on lui offre, Paul ajoute encore : « Et par énigme, » pour faire bien voir les limites et les bornes de la science actuelle . « Mais alors, ajoute-t-il, nous le verrons face à face, »non certes que Dieu ait un visage; c'est afin de parler plus clairement et sans mystères. Voilà comment notre science va grandissant : « Maintenant je ne connais qu'en partie, alors je connaîtrai comme je suis connu. » Que vont-ils donc s’enorgueillir de leur science ? D'abord n'est-elle pas imparfaite ? Et puis, la possèdent-ils d'eux-mêmes ? Moi, dit l'Apôtre, je ne connais pas Dieu; il se découvre lui-même. Dans le temps présent il me connait le premier et vient à moi; j'irai alors à lui avec plus d'empressement qu'ici-bas. Au sein des ténèbres, jusqu'à ce que le soleil se soit levé, l'homme ne va pas au-devant des splendeurs de l'astre du jour, ces splendeurs sortant de l'astre lui-même quand il a fait sa royale apparition; mais, une fois frappé par les rayons de sa lumière, l'homme la recherche et la poursuit. Ces paroles donc : « Comme je suis connu, » ne veulent pas dire que nous le connaîtrons comme il nous connaît; elles signifient que de même qu'il vient maintenant à nous, nous irons alors à lui, sachant des choses que nous ignorons, et jouissant de son commerce et de sa sagesse ineffable. Si Paul, avec toute sa science, était encore un enfant, que ne saurons-nous pas au ciel ? Que sera donc la face de Dieu, si maintenant nous ne voyons que comme dans un miroir et par énigme ? Pour avoir une faible idée de la différence des deux états et faire luire à vos yeux un rayon imparfait de la science du ciel, souvenez-vous, dans les splendeurs de la grâce, des merveilles de la loi. Avant la loi nouvelle, ces merveilles semblaient vraiment surprenantes et magnifiques ; entendez néanmoins comment s'exprime Paul à ce sujet: « Les choses éclatantes de cette époque n'ont pas été glorifiées à cause de la gloire suréminente de l’Évangile. » II Cor., III, 10. Étudions une des cérémonies mystiques de la loi, nous saisirons bien mieux cette différence.
Prenons, si vous voulez, la Pâque d'autrefois et la Pâque nouvelle. Les Juifs célébraient cette fête, mais comme en un miroir et par énigme ; ce qu'elle figurait, ils ne le savaient pas; le sens caché de ce mystère, ils ne le connaissaient pas. Ils voyaient bien immoler l'agneau, ils voyaient le sang de cet animal couler, ils en teignaient les portes de leurs maisons, et c'était tout. Mais que le Fils de Dieu dût s'incarner et verser son sang pour le salut de l'univers, qu'il dût donner aux Grecs et aux barbares ce même sang à boire, qu’il dut ouvrir un jour le ciel et répandre sur les hommes les biens célestes, que sa chair enfin toute sanglante dût s'élever au-dessus des cieux et des cieux des cieux, au-dessus des anges et des archanges, pour venir s'asseoir à la droite du Père sur un trône royal, au sein d'une gloire ineffable; voilà ce qu'aucun d'eux, voilà ce qu'aucun des hommes ne pensa, ne soupçonna jamais. Et que prétendent les audacieux qui ne reculent devant rien ? Ils disent que ces paroles : « Je connais maintenant imparfaitement, » doivent s'entendre de l'incarnation, mais que Paul avait une connaissance parfaite de Dieu. - Alors pourquoi se présente-t-il comme un enfant ? comment ne voit-il que comme dans un miroir ? comment, s'il a toute la science, ne connait-il qu'en énigme ? pourquoi attribue-t-il ce don de la science parfaite à l'Esprit saint, à l'exclusion de toute puissance créée ? « Car lequel des hommes, dit-il, connaît ce qui est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui ? Ainsi nul ne connaît ce qui est en Dieu, autre que l'Esprit de Dieu. » I Cor., II, 11. Et le Christ d'ailleurs revendique pour pour lui seul ce grand privilège : « Ce n'est pas que personne ait vu le Père, si ce n'est celui qui est né de Dieu; c'est celui-là qui a vu le Père, » dit-il, Joan., VI, 46, parlant de la claire vision et de la connaissance parfaite.
Mais comment connaître la substance de Dieu, quand on ignore les mystères de sa dispensation ? connaître la substance de Dieu, c'est bien plus que connaître la marche de sa providence ? — Est-ce donc que nous ne connaissons pas Dieu ? —Non certes ! Nous savons qu'il existe, mais nous ignorons ce qu'est sa substance. Afin que vous sachiez bien qu'il n'a pas voulu parler des dispensations de Dieu dans ces paroles : « Maintenant je connais imparfaitement, » entendez ce qui suit; il ajoute aussitôt : « alors je connaîtrai comme je suis connu. » Il n'est pas connu par les lois mystérieuses de Dieu, mais par Dieu lui-même. Gardez-vous donc de traiter légèrement ce crime, il est grand et très-grand. Non seulement on est absurde en se glorifiant de connaître ce qui est réservé à l'esprit et au Fils unique de Dieu, mais encore, tandis que Paul avoue qu'il n'aurait pas eu cette science même en partie sans une révélation céleste, on est forcé de l'attribuer à ses propres lumières. Qu'ils montrent donc, ces orgueilleux, les passages de l'Ecriture sur lesquels ils s'appuient : leurs efforts seront vains. Laissons-les à leur folie, et continuons à parler de la charité, puisque l'Apôtre ajoute : « Maintenant la foi, l'espérance, la charité, ces trois vertus demeurent, mais la plus excellente est la charité. »
3. La foi et l'espérance disparaitront quand nous serons en possession des biens qu'elles ont pour objet. « L'espérance qui voit n'est plus l'espérance, dit Paul, qui donc espère ce qu'il voit?» Rom., VIII, 24. Et ailleurs : « La foi est la substance des choses qu'on espère et la preuve de la celles qu'on ne voit point. » Hebr., XI, 1. Dès lors donc qu'on verra ces choses, la foi et l'espérance cesseront; la charité, au contraire, sera plus vive alors et plus ardente. Et là-dessus, Paul de poursuivre encore, comme s'il n'en avait pas assez dit, l'éloge de la charité. Soyez attentifs. Il avait dit que la charité était un don parfait, une voie sublime; que, sans ce don, les autres étaient d'une très mince utilité. S'il s'est plu à nous en tracer le portrait, il veut après l'exalter encore davantage, en faire ressortir l'excellence par son éternelle durée, et c'est pourquoi il dit: « Maintenant la foi, l'espérance et la charité demeurent; mais la plus excellente est la charité. » Pourquoi la charité est-elle si excellente ? Parce que la foi et l'espérance doivent disparaître. Si donc tel est le prix de la charité, l'Apôtre a raison d'ajouter : « Recherchez la charité. » Il nous importe de la désirer et de la poursuivre avec ardeur; car elle peut envoler facilement loin de nous et nous pouvons rencontrer, en la poursuivant, bien des obstacles.
Courage, et pas de retard ni de faiblesse ! Paul ne dit pas: Cherchez la charité; mais bien : « Poursuivez la charité, » afin d'exciter en nous une ardente passion de nous l'attacher. Dieu a tout fait à l'origine pour l'enraciner dans nos cœurs, nous donnant un père unique, Adam. Pourquoi ne sortons-nous pas tous de la terre ? Pourquoi ne naissons-nous pas dans l'âge parfait, comme Adam ? L'enfantement et l'éducation des enfants, la dépendance mutuelle créée par la génération, devaient nous attacher les uns aux autres. C'est encore dans le même but qu'il ne forma pas la femme d'un peu de terre : Il ne suffisait pas à ses desseins que nous fussions sortis d'une même substance; il voulait nous inspirer le plus grand respect à l'égard de nos semblables, et pour cela nous devions avoir le même père; il nous le donna. Quoi donc, nous nous regardons comme étrangers, parce que nous habitons dans un endroit différent ? Et qu'eût-ce été, si notre race avait eu deux origines ? Voilà pourquoi Dieu a voulu réunir le genre humain, comme sous la dépendance d'une seule tête. Et comme, malgré tout, on pouvait croire dans les premiers temps à l'origine distincte de l'homme et de la femme, il les unit et les confond en quelque sorte par la loi sacrée du mariage : « C'est pourquoi, dit-il, l’homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux en une même chair. » Genes., II, 24. Il dit : « L'homme, » et non pas la femme, parce que la concupiscence est plus violente en son cœur. Et il ne fit cette celle-ci si violente dans le seul but de briser par la force de cet amour ce qui était le plus fort, et de le soumettre à ce qui était le plus faible. De même, voulant instituer le mariage, il donna à la femme celui de qui elle était sortie, parce que dans ses desseins, la charité a toujours la première place.
Maintenant, si, malgré cette dépendance et cette union, le premier homme s'oublia comme il le fit, si le démon excita dans son cœur tant d'envie et un si violent combat, que serait-il arrivé avec une origine distincte des deux parties du genre humain ? Mais l'homme commande, et la femme obéit. La parité d'honneur entraine souvent des dissentiments et des querelles; pour éviter cet inconvénient, Dieu ne voulut pas d'un empire partagé entre les deux, il établit une royauté véritable, et l'ordre que vous voyez dans une armée, vous le rencontrerez dans chaque famille. Le mari y tient la place du roi; l'épouse y est en seconde ligne, comme un général d'armée; les enfants occupent le troisième rang, et les domestiques le quatrième; car eux aussi ont leur hiérarchie, les premiers commandent aux derniers, mais toujours comme serviteurs, et sous l'autorité souveraine du maître. Cette hiérarchie s'observe encore dans la puissance des femmes, et des enfants; le sexe et l'âge établissent des différences chez ces derniers; et la femme n'a pas un pouvoir égal parmi les serviteurs. Dieu n'a pas voulu qu'il y eût des pouvoirs égaux, dans l'intérêt même de l'ordre et de la paix. Voilà pourquoi, avant que le genre humain se multipliât, alors que nos premiers parents étaient seuls sur la terre, il voulut que l’homme commandât et que la femme obéît.
Mais cette obéissance pouvait humilier la femme; aussi, voyez comme Dieu l'honore et la relève ! de Il ne l'a pas encore créée, et il s'écrie: « Faisons à Adam un aide; » Genes., II, 18; voilà la mission de la femme. Que l'homme donc ne la méprise pas; elle est créée pour lui, et c'est notre nature d'aimer ce qui a été fait à cause de nous. Et la femme, elle aussi, a sa mission tracée. Être l'aide de l'homme, cela eût pu exciter son orgueil. Dieu la tire du côté même de l'homme, et fait ainsi qu'elle ne soit qu'une partie de son corps. Enfin, il ne faut pas non plus laisser de place à la prétention de l'homme : ce qui fut autrefois le privilège d'un seul sera partagé entre deux; l'homme et la femme auront part à la multiplication du genre humain, et encore que l'homme y ait la première part, il n'aura pas le don de voir se perpétuer sa race sans le secours de la femme.
4. Avez-vous vu tous les liens d'amour formés par Dieu ? Ils sont autant de gages de paix et de concorde naturelles. Ce qui est de la même substance tend à se rapprocher. Tout être aime son semblable. Or, la femme étant née de l’homme, et l'enfant, de leur mutuel amour, on sent que des sympathies nombreuses doivent les unir. Celui-ci est notre père, celui-là notre aïeul; celle-ci notre mère, celle-là notre nourrice; là, nous avons un fils, un neveu, un descendant; là une fille ou la fille de notre fille; celui-ci, c'est notre frère ou notre oncle, celle-là, notre sœur ou notre tante. Et qu'est-il besoin de nommer tous les degrés de parenté qui unissent les hommes ?
Le mariage élargit la famille aux étrangers
La nature a voulu créer entre eux d'autres rapports; car, en défendant le mariage entre parents, elle nous a forcément portés vers des étrangers, en les attirant vers nous. Ceux qui ne nous étaient pas étroitement unis par la parenté naturelle, sont ainsi rapprochés de nous par le mariage, et ainsi, par une seule épouse, des familles entières sont mêlées et des races différentes confondues. « Tu n'épouseras ni ta sœur, ni la sœur de ton père, ni aucune femme à qui tu tiens par les liens d'une telle parenté. » Levit., XVIII, 8-10. C'est un empêchement au mariage. Et là-dessus, le Livre saint énumère ceux entre qui le mariage est défendu.
A ceux-là il suffit, pour qu'ils vous soient unis, de la communauté d'origine et des autres affinités qui les rapprochent de vous. Pourquoi restreindre les limites de la charité ? Pourquoi perdre ainsi une cause d'amitié qui peut vous ménager une source nouvelle de rapports bienveillants, et, en vous donnant une épouse étrangère, vous unir à sa mère, à son père, à ses frères et à leurs alliés ? Oh ! comme la nature nous a merveilleusement unis !
Mais ce n'est pas assez; nous avons encore besoin les uns des autres, et les rapports créés par ce besoin engendrent aussi des amitiés nouvelles. En nous rendant indispensable l'assistance de nos frères, la nature nous porte à rechercher leur commerce, qui seul pouvait prévenir des ennuis et des difficultés véritables.
Que deviendrions-nous s'il nous fallait faire un voyage pour trouver le médecin, le charpentier ou tel autre ouvrier dont nous avons besoin ? De là l'origine des villes et des agglomérations considérables. Mais il nous fallait entrer en relation avec les habitants des contrées éloignées; et voilà que la mer et le souffle des vents nous permettent d'arriver facilement jusqu'à eux. Au commencement, Dieu avait placé tous les hommes dans un même lieu; il ne les dispersa qu'après qu'ils eurent abusé des dons reçus et fait un mauvais usage de la concorde qui régnait entre eux; encore même ne voulut-il pas les condamner à un perpétuel isolement, et les rapprocha-t-il par la nature, la parenté, le langage, la patrie. Dieu ne voulait pas nous chasser du paradis; s'il l'eût voulu, y aurait-il placé l'homme à l'origine ? C'est l'homme qui s'exclut lui-même de ce lieu de délices par sa désobéissance. Dieu ne voulait pas davantage la diversité des langues, puisqu'elle n'existait pas à l'origine, et qu'alors tous parlaient la même langue et s'exprimaient de la même manière. C'est pourquoi, quand il fallut purifier la terre, il ne nous fit pas d'un autre élément. Il n'enleva pas le juste, mais, le conservant au milieu des flots comme l'étincelle de l'univers, il fit sortir notre race, cette seconde fois, du bienheureux Noé.
Répartition des rôles entre l’homme et la femme
Au commencement il n'y avait que l'empire sur la femme; après les désordres du genre humain, d'autres empires furent créés, celui des maîtres et celui des princes; tout cela, par un motif de charité. Le mal ayant perdu le monde, il y eut dans les cités comme des médecins chargés de rendre la justice et des maintenir de bons rapports entre les hommes en coupant court à la méchanceté qui pourrait les faire disparaître. Comme dans les cités, la concorde devait régner dans les familles; à l'homme Dieu donna la préséance, à la femme l'amour, à l'homme et à la femme la fécondité de leur union. Mais en même temps, il fit tout pour que la charité régnât entre eux. Ni l'homme ni la femme ne furent maîtres isolés dans la famille, chacun reçut sa mission. La femme garda l'intérieur de la demeure, l'homme eut le souci des affaires du dehors. L'homme travailla la terre pour nourrir sa maison : la femme s'occupa de vêtir les siens, de tisser la toile ou de filer le lin; car c'est là l'industrie de la femme. Arrière donc l'avarice sordide qui ne nous laisse pas apercevoir cette différence ! Arrière cette mollesse efféminée qui change les rôles et met entre les mains de homme les instruments faits pour les mains de la femme ! O sagesse admirable de la Providence ! Nous avons besoin de la femme pour d'autres nécessités de la vie, et souvent il nous faut recourir aux plus petits de nos frères. La richesse ne nous dispense pas de cette sujétion si utile, et, fût-on le premier des hommes, on doit souvent faire appel à plus petit que soi. Comme les pauvres ont besoin des riches, les riches ont besoin des pauvres; si les premiers peuvent quelquefois se passer des seconds, les seconds ne peuvent jamais se passer des premiers.
5. Rendons cette vérité plus sensible. Prenez deux villes, composées seulement une de riches, l'autre de pauvres; supposez qu'il n'y ait pas un pauvre dans la première, pas un riche dans la seconde, et voyez quelle sera la plus apte à se suffire. Si c'est la ville des pauvres, vous ne pourrez pas méconnaître que les riches n'aient plus besoin des pauvres que les pauvres des riches. Dans la ville riche, pas d'ouvrier, pas d'architecte, pas de charpentier, pas de cordonnier, pas de boulanger, pas d'agriculteur, pas de forgeron, pas de cordier, pas d'artisan d'aucune sorte. Quel riche consentirait à ces professions si humbles et si pénibles, que les artisans enrichis ne veulent plus exercer ? Et comment cette ville pourrait-elle subsister ? Les riches, direz-vous, achèteront aux pauvres ces services à prix d'argent. Oui; mais alors ils ne se suffiront plus à eux-mêmes. Et comment bâtiront-ils des maisons ? Les achèteront-ils aussi ? C'est impossible. Donc il faudra appeler des pauvres dans cette ville, et nous voilà en dehors de l'hypothèse, puisque nous supposions qu'elle ne contenait pas un seul pauvre. Malgré nous, nous avons été forcés d'ouvrir les portes aux pauvres et de les introduire dans la cité fastueuse. D’où il est évident qu’une ville n’est pas viable sans pauvres. Vouloir la conserver dans son isolement, c'est la condamner à périr; elle ne se conserve qu'en appelant dans son sein des pauvres pour la garder. Voyons maintenant la ville des pauvres. Examinons si l'absence de riches la plongera dans la même détresse. Et d'abord, entendons-nous sur ce mot richesses, et sachons en quoi elles consistent. Que sont donc les richesses ? L'or, l'argent, les pierres précieuses, les habits de soie, de pourpre et d'or. Cela étant, il ne doit y avoir dans notre ville aucune de ces choses, nous n'aurons plus autrement une ville pauvre dans le sens absolu du mot. Il ne faut pas que l'or y apparaisse même en songe, et, si vous le voulez, ni l'argent, ni les vases faits de ce métal précieux. Quoi donc ! Cette ville sera-t-elle alors dans la détresse ? Nullement. Pour bâtir une ville, l'or, l'argent, les pierres précieuses ne sont pas nécessaires; il y faut de la science et des bras, non pas les premiers bras venus, mais des bras forts et endurcis au travail, il faut de l'énergie, du bois et des pierres. Pour tisser le lin non plus on n'a pas besoin d'or ni d'argent; des mains habiles, des ouvrières, voilà tout ce qu'il faut. Et pour travailler la terre, est-ce aux riches, est-ce aux pauvres qu'il faut faire appel ? La réponse est évidente. Ce sont les pauvres encore qui forgent le fer, ce sont eux encore qui font toutes les choses semblables.
Où donc est la place des riches et qu'ont-ils à faire, à moins qu'il ne faille détruire la cité ? Malheur s'ils entrent ! Peut-être ces sages, et j'appelle sages ce peuple vaillant, content du nécessaire, peut-être ces sages, séduits par eux, se laisseront-ils aller à l'amour de l'or et des pierres précieuses, du repos et de la volupté; de là à tout perdre, il n'y a qu'un pas. Mais alors, direz-vous, si les richesses sont inutiles, pourquoi Dieu nous les a-t-il données ? — Et qui vous a dit que Dieu nous avait donné les richesses ? — L’Écriture dit: « L'or est à moi, l'argent est à moi, » Agg., II, 9, et je les donne à qui je veux. — Oh ! si la pudeur ne me le défendait, comme je me moquerais volontiers de ceux qui allèguent ce passage ! Semblables à des enfants qui, admis à une table royale, avalent indistinctement, avec les mets qu'on leur sert, tout ce qu'on leur présente, ils mêlent leurs propres pensées aux saintes Écritures. Je sais que le prophète a dit: «L'argent est à moi, l'or est à moi; » mais les paroles suivantes ne sont pas de lui, elles ont été introduites dans les Écritures par ces faussaires dont je parle. Voici à quelle occasion les paroles furent prononcées.
Le prophète Aggée avait souvent promis aux Juifs de leur montrer le temple, après le retour de Babylone, dans sa splendeur première. Sur quoi, les Juifs de douter de sa promesse, regardant comme impossible qu'une maison réduite en cendres et en poussière apparût de nouveau telle qu'elle était. Le prophète alors, pour triompher de leur incrédulité, prend la parole au nom de Dieu, comme s'il disait: Que craignez-vous? Pourquoi ne croyez-vous pas? « L'argent est à moi, et l'or m'appartient; » je n'ai pas besoin de l'argent des autres pour orner ma maison. Puis il ajoute, afin de montrer ce qu'il veut faire : « Et la gloire de ce temple sera encore plus grande que celle du premier. » Agg., II, 10. Ne couvrons donc pas de toiles d'araignées le manteau royal. Si l'on punit des dernières peines celui qui mêle à la pourpre une trame vulgaire, que sera-ce dans l'ordre des choses spirituelles, et quel ne sera pas le crime du profanateur ? Mais pourquoi parler d'additions ou de soustractions ? un point seulement, la manière de lire un même passage, suffit pour qu'il présente aussitôt des sens différents.
6. D'où viennent donc les richesses ? car il est écrit : « Les richesses et la pauvreté viennent de Dieu. » Eccli., XI, 14. Interrogerons-nous ceux qui nous disent : Est-ce que toute richesse et toute pauvreté ne viennent pas du Seigneur ? - Et qui le soutiendrait ? Nous voyons tous les jours le vol, l'avarice, la violation des tombeaux et mille vices de ce genre devenir la principale source de grandes fortunes, et ceux qui les possèdent presque indignes de vivre. Et nous attribuerions les richesses au Seigneur ? Non certes, mais plutôt au péché.
Une vile courtisane s'enrichit par son péché; un adolescent vend sa beauté et achète l'or au prix de son âme; un fossoyeur pille les tombeaux et doit une fortune à ce sacrilège métier, comme le voleur à l'effraction des demeures. Et ces richesses viendraient de Dieu ! Que répondre, direz-vous peut-être, à cette difficulté ? Sachez d'abord que la pauvreté ne vient pas de Dieu; nous essaierons ensuite de répondre et d’expliquer cette parole. Quand un jeune prodigue dissipe sa fortune dans le désordre, la superstition, ou d'autres passions, de quelque nature qu'elles soient, n'est-il pas évident qu'il ne faut pas faire remonter la responsabilité de sa ruine à d'autres qu'à lui-même ? De même quand cet autre s'appauvrit par paresse ou par folie, quand il se lance dans des entreprises téméraires et ruineuses, qui donc est coupable ? Dieu ou lui ? Est-ce donc que l’Écriture se tromperait ? Ne le croyez pas. Seuls sont insensés ceux qui ne l’examinent pas avec assez de soin. Si nous sommes sûrs, d'une part, que l’Écriture ne peut mentir; si, d'autre part, il est démontré que toutes les richesses ne sont pas de Dieu, toute la difficulté vient de l'irréflexion de ceux qui lisent l’Écriture.
Permettez-moi de résoudre la question; voyons ensemble qui prononce cette parole, quand et pour qui elle a été prononcée. Dieu ne tient pas le même langage à tous les hommes; et nous-mêmes nous ne parlons pas aux enfants comme à des hommes murs. Quand, par qui et à qui cette parole a-t-elle été adressée ? Par Salomon, qui, dans ces anciens temps, l'adressait à ces Juifs charnels incapables de rien comprendre en dehors des choses sensibles et de juger Dieu autrement que par là. C'étaient ces Juifs qui disaient : « Est-ce qu'il pourra nous donner du pain? » Psal. LXXVII, 20. Et encore : « Quel signe nous donne-t-il ? » Matth., XII, 38. Ou bien : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert. » Joan., VI, 31. C’étaient ceux « qui faisaient un Dieu de leur ventre. » Philipp., III, 19. Or, c'est parce qu'ils jugeaient Dieu sur les biens extérieurs que le prophète leur tient ce langage. Dieu peut donner la pauvreté ou la richesse; non certes qu'il la donne toujours, mais il en est le maître et il la donne quand il veut. C'est ainsi qu'on lit dans l’Écriture : « Il menace la mer et il la dessèche; il change les fleuves en sables arides. » Nah. I, 4. Encore que cela n’ait jamais été fait. Si donc le prophète affirme ces choses, c'est en tant qu'elles sont possibles à Dieu. Mais quelle pauvreté et quelles richesses donne-t-il ? Souvenez-vous du Patriarche et vous le saurez. C'est Dieu qui enrichit Abraham, et Job après lui. « Si nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, dit Job, pourquoi n’en recevrions-nous pas les maux ? Job, II, 10. La richesse de Job n’eut donc pas d'autre origine. En même temps, Dieu loue la pauvreté. Il la recommandait au riche de l’Évangile, à qui il disait : « Si vous voulez être parfait, vendez ce que vous avez, donnez-le le aux pauvres et suivez-moi. » Matth., XIX, 21. Il en faisait encore une loi aux disciples : « N'ayez ni or, ni argent, ni deux tuniques. » Luc., IX, 3. Ne dites donc pas que toutes les richesses viennent de Dieu; vous venez de voir qu'on les obtenait quelquefois par le meurtre, le vol, et d'autres moyens coupables.
Mais revenons à la suite de nos pensées. Si les richesses ne nous sont pas utiles, pourquoi ont-elles été faites? pourquoi y a-t-il des riches? qu'avons-nous donc dit ? Que ceux qui deviennent riches par de mauvaises voies ne sont pas utiles à leurs semblables, et que ceux-là le sont beaucoup que le Seigneur a lui-même enrichis. Voyez-en la preuve dans leurs actions. Abraham était riche pour les pauvres et pour les étrangers. Un jour qu'il était assis à l'entrée de sa tente, en plein midi, trois voyageurs, qu'il prend pour des hommes, se présentent chez lui; il tue pour les recevoir une génisse, et leur prépare trois mesures de fleur de farine. Et ce qu'il faisait pour eux, il le faisait pour tous, allant avec joie au secours de tous les nécessiteux, n'épargnant ni son argent ni ses peines, malgré son âge avancé. Les étrangers et les pauvres étaient sûrs de trouver chez lui le calme et le repos. Il ne possédait rien en propre, pas même son fils; car, Dieu le lui ayant demandé, il l’offrît généreusement. Il s'offrit lui-même avec son fils; il offrit encore sa maison, afin de sauver le fils de son frère. Or, dans tout cela la cupidité n'avait aucune part; c'était de la pure affection. Quand ceux qu'il avait délivrés mirent tout à sa disposition, il refusa tout; pas un fil, pas un cordon de chaussure, il ne voulut rien accepter.
7. Tel était aussi le bienheureux Job, puisqu'il pouvait dire: « Ma porte était ouverte à tout venant... J'étais l'œil des aveugles et le pied des boiteux; j'étais le père des infirmes; l'étranger ne demeurait jamais à la porte. " Job, XXXI, 32; XXIX, 15-16. Les infirmes n'étaient pas repoussés, ils ne m'imploraient pas en vain, je ne souffrais pas que l'un d'eux s'éloignât de ma maison les mains vides. " Il pratiquait beaucoup d'autres œuvres, que nous ne saurions énumérer ici; il répandait toutes ses richesses dans le sein des indigents. Voulez-vous maintenant voir des riches que Dieu n'a pas faits tels, et la manière dont ils emploient leur fortune ? Songez à celui qui méprisait Lazare et qui ne donnait pas même les miettes de ses repas. Souvenez-vous d'Achab, qui s'appropria la vigne; Souvenez-vous encore de Giézi et de tous ceux qui leur ont ressemblé. Les justes possesseurs, sachant qu'ils ont tout reçu de la bonté divine, savent aussi dépenser conformément à la volonté de ne Dieu; mais ceux qui n'ont acquis qu'en se rendant coupables envers Dieu, dépensent en agissant de même, comblant de leurs dons les courtisanes et les parasites, ou bien enfouissant leurs trésors et les tenant sous clé, mais ne donnant rien aux pauvres.
Et comment Dieu, me demandera-t-on, a-t-il permis que de tels hommes fussent riches ? - Parce qu'il est plein de longanimité, parce qu’il veut nous engager à faire pénitence, parce qu'il a créé l'enfer, parce qu'il a fixé un jour dans lequel il jugera le monde. S'il frappait immédiatement les mauvais riches, Zachée n'eût pas eu le temps de se repentir, de rendre le quadruple de ce qu'il avait volé, et d'y ajouter encore la la moitié de ses biens; Matthieu ne se serait pas converti, ne fût pas devenu un apôtre, si la mort l'avait subitement emporté ; il en serait de même de tant d'autres. Voilà pourquoi le Seigneur attend, nous appelant tous à la pénitence. S'ils ne veulent pas, s'ils restent dans les mêmes désordres, qu'ils écoutent cette sentence de Paul : « Par leur dureté, par l'impénitence de leur cœur, ils amassent un trésor de colère, pour le jour de la colère, et de la manifestation, où sera prononcé le jugement de Dieu. » Rom., II, 5. Afin de nous dérober à cette colère, enrichissons-nous des biens du ciel, embrassons une pauvreté digne d'éloges.
Ainsi nous obtiendrons la félicité de l'avenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu’au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-Il.