Saint Jean Chrysostome

Homélie 8 sur saint Matthieu 

Étant entrés dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie sa mère, et, se prosternant, ils l’adorèrent; puis, ayant ouvert leurs trésors, ils lui offrirent des présents, l’or, l'encens et la myrrhe.

1. Comment donc Luc nous dit-il que l'enfant reposait dans la crèche ? C'est qu'aussitôt après l'avoir enfanté, sa mère l'y avait placé. Comme les Juifs accouraient en foule à cause du recensement ordonné, on ne pouvait plus trouver de maison. L’Évangéliste nous le fait clairement entendre en disant : « N'ayant pas d'autre place, elle l’y coucha. » Luc., II, 7. Elle le reprit ensuite et le mit sur ses genoux. Ce fut immédiatement après son arrivée à Bethléem qu'elle mit au monde son enfant; et cela vous montre toute l'économie du plan divin : rien n'a lieu par hasard et sans but, tout est dirigé par la Providence, tout s'accomplit selon l'ordre annoncé par les prophètes. Mais qu'est-ce qui détermina les mages à se prosterner devant l'enfant ? Ni la Vierge, ni la maison n'offraient un appareil quelconque ; pas un objet qui fût capable de les frapper ou de les attirer. Et cependant ils ne s'en tiennent pas à une simple adoration, ils ouvrent en outre leurs trésors, ils offrent des présents, et des présents qu'on n'offre pas à l'homme, mais seulement à Dieu. L'encens et la myrrhe, en effet, conviennent à la divinité. Quel fut donc leur mobile ? Le même qui les avait arrachés à leur patrie et lancés dans un si long voyage; c'est-à-dire l'étoile avec cette illumination intérieure qui leur venait de Dieu et qui les conduisit par degrés à la pleine connaissance. N'eût été cela, comme tout ce qui frappait leurs yeux était humble et pauvre, jamais ils n'eussent rendu de tels hommages.

C’est même pour cette raison qu'on ne voyait alors aucune grandeur matérielle, mais bien une crèche, une étable, une mère dénuée de tout : de cette façon vous pouvez mieux comprendre la pure philosophie des mages, cette sublime foi qui leur montre dans cet enfant, non seulement un homme, mais encore un Dieu, le bienfaiteur par excellence. Voilà pourquoi, ne s’arrêtant nullement aux choses extérieures, ils offrent leurs hommages et leurs présents, qui diffèrent beaucoup des formes religieuses en rapport avec la grossièreté des Juifs. Ils n'immolent pas des brebis et des taureaux; ils se rapprochent de la philosophie qui distingue l’Église, puisqu'ils offrent la science, l'obéissance et l'amour. « Avertis pendant leur sommeil de ne pas revenir vers Hérode, ils retournèrent dans leur pays par un autre chemin. » Remarquez ici leur foi : ils ne se laissent pas ébranler, ils obéissent avec une pleine confiance, avec un calme parfait; ils ne se disent pas l'un à l'autre : Si cet enfant était quelque chose de grand, s'il avait quelque puissance, pourquoi cette fuite et ce départ clandestin ? Pourquoi l'ange nous renvoie-t-il comme des fugitifs et des vagabonds, nous qui nous étions présentés sans crainte, avec tant de fermeté, devant un si grand peuple, bravant la fureur de son roi ? - Ils ne dirent rien, ils ne pensèrent rien de semblable. Le signe le plus caractéristique de la foi, c'est d'accomplir le précepte sans en demander la raison.

« Quand ils furent partis, voilà que l'ange du Seigneur apparut à Joseph durant le sommeil, et lui dit : Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte. » Ici se présente une question touchant les mages et touchant l'enfant. Ils n'ont pas éprouvé de trouble, ils se sont résignés à tout avec une foi parfaite; mais nous avons nous, le droit de nous demander pourquoi les mages et l'enfant ne sont pas sauvés ensemble ; pourquoi ceux-là prennent la route de la Perse, tandis que celui-ci se retire en Egypte avec sa mère. Mais quoi ? fallait-il qu'il tombât entre les mains d'Hérode et qu'il fût épargné quoique captif ? On n'aurait pas alors pensé qu'il eût pris une chair réelle, et ce grand mystère de l'incarnation aurait été méconnu. En effet, si quelques-uns ont osé dire, à l'encontre des faits et malgré tant d'actions conformes à la nature humaine, que l'incarnation du Sauveur n'est qu’une vaine apparence, où se serait arrêtée l’impiété dans le cas où tout se serait accompli d'une manière divine et dans l'éclat de la puissance infinie ? Dieu renvoie donc promptement les mages, d'abord pour qu'ils aillent porter dans leur patrie les enseignements de la vérité, pour prévenir ensuite la fureur du tyran, lui montrer qu'il entreprenait des choses au-dessus de son pouvoir, donner à sa colère le temps de s'apaiser. et le détourner enfin de sa folle tentative. Il appartient au Seigneur, non seulement d'abattre ses ennemis par la force, mais encore et avec non moins de facilité de déjouer leurs desseins. C'est ainsi qu'il trompa les habitants de l’Égypte en faveur des Juifs; il eût pu transférer ouvertement leurs richesses à ces derniers; mais il voulut que la chose eût lieu par une voie détournée; et cela ne le rendait pas moins formidable aux ennemis que les autres miracles de sa puissance.

2. Les Ascalonites et tous les autres qui s'étaient emparés de l'arche, ayant éprouvé le courroux du ciel, exhortaient leurs concitoyens à ne plus combattre, à ne plus résister; et, pour appuyer leur sentiment, ils mettaient ce même trait au nombre des miracles. « Pourquoi, disaient-ils, appesantissez-vous vos cœurs, à l'exemple de l’Égypte et de Pharaon ? Est-ce que, après avoir été le jouet de ce peuple, ils ne lui permirent pas de se retirer? » I Reg., VI, 6. En parlant de la sorte, ils déclaraient que ce dernier signe manifestait la puissance et la grandeur de Dieu d'une manière non moins certaine que les autres, dont l'éclat frappait tous les yeux. La même chose arriva dans cette circonstance, et pouvait certes effrayer le tyran. Remarquez, en effet, ce que dut souffrir Hérode, quelle douleur profonde il dut ressentir, en se voyant ainsi trompé et joué par les mages. Mais à quoi bon, s'il n'en devint pas meilleur ?

Les hommes dévoués au bien doivent s’attendre à subir des épreuves incessantes

Ce n'est pas la faute des dispositions prises dans ce but; il faut s'en prendre uniquement à celui qui ne céda pas à cette salutaire impulsion, dont la frénésie repoussa le secours qui pouvait dissiper sa souffrance et le retirer de l’abîme de sa perversité, qui même se précipita dans la route du mal et ne fit ainsi qu'aggraver son supplice. Et pourquoi, me demanderez-vous, est-ce en Égypte que l'enfant est envoyé ? L’Évangéliste nous en indique dès l'abord le motif : « Pour que cette parole fût accomplie : J'ai appelé mon fils de l’Égypte. » Ose., XI, 1. C'était là de plus une annonce de bonheur pour tout l'univers. Comme Babylone et l’Égypte étaient plus enfoncées dans la fournaise de l'impiété que le reste du monde, le Seigneur fait voir dès le commencement qu'il amènera ces deux contrées dans le droit chemin, à la pratique de la vertu; il indique en même temps aux autres peuples qu’ils seront eux-mêmes sauvés : c'est pour cela qu'il envoie d'un côté les mages et qu'il va lui-même de l'autre avec sa mère. De là résulte encore pour nous un autre enseignement, capable de nous élever à une haute philosophie. Quel est cet enseignement ? Qu'il faut dès le principe s'attendre à des tentations et à des embûches. Vous voyez bien qu'elles ne furent pas épargnées au Christ dès le berceau. A sa naissance, un tyran devient furieux ; nécessité de prendre la fuite et le chemin de l'exil. Sa mère elle-même est obligée de se transporter au milieu des barbares. Lorsque cette leçon vous est retracée, s'il arrive qu'étant chargé d'un ministère spirituel, vous avez à souffrir de cruelles oppositions, à courir mille dangers, vous devez ne pas tomber dans le trouble, et ne pas tenir ce langage : Qu'est ceci ? J'aurais dû recevoir des louanges et des couronnes, des applaudissements et des honneurs, puisque j'accomplis une œuvre divine.

Soutenus par un tel exemple, supportez tout avec générosité, n'ignorant pas désormais que le sort des hommes dévoués au bien est avant tout d’être assaillis par des épreuves incessantes. Et ce n'est pas seulement à la mère de l'enfant, remarquez-le bien, que cela arrive; c'est encore à ces étrangers, à ces barbares. Ils disparaissent en secret et s'en vont comme des fugitifs; tandis que cette mère, qui n'était jamais sortie de sa maison, est obligée d'entreprendre un long et pénible voyage, pour avoir mis au monde cet enfant merveilleux. Encore une chose étonnante à considérer; c'est la Palestine qui lui dresse des embûches, et c'est l’Égypte qui l'accueille et le met à l'abri du danger. Les enfants du patriarche ne sont pas les seuls en qui peuvent s'observer les figures et les symboles; on les retrouve aussi dans le Seigneur. Ce qui s'est passé par rapport à lui nous représente bien des choses qui devaient avoir lieu plus tard; l’ânesse et l'ânon pourraient être cités comme exemple. Ainsi donc, l'ange ne s'adresse pas à Marie, mais bien à Joseph; et que dit-il ? « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère. » Il n'ajoute pas ici ; " Ton épouse; » il a dit : « Sa mère. Matth., I, 20. L'enfantement ayant eu lieu, plus de soupçon possible. l'époux est corroboré dans sa foi; l'ange parle ouvertement : ni l'enfant ni la mère ne sont plus rien pour Joseph. « Prends l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte. » Il énonce la raison pour laquelle il faut fuir : « Car il arrivera que Hérode voudra faire mourir l'enfant.»

3. Joseph ne se scandalise pas de ces paroles, il ne dit pas : Mais ceci est une énigme; tout à l'heure tu me disais : « Il sauvera son peuple ;» Matth. I, 21 ; et maintenant voilà qu'il ne peut pas se sauver lui-même et que nous sommes dans la nécessité de nous mettre en route, de nous transporter dans un pays lointain. Tout cela est bien contraire à ta promesse. -- Il fut loin de parler ainsi : la foi de cet homme était inébranlable. Il ne demanda pas non plus l'époque du retour, bien que l'ange se fût exprimé d'une manière très vague, puisqu'il avait dit: «Reste là jusqu'à ce que je t'avertisse.» Ce n'est pas une raison pour Joseph d'obéir avec lenteur et négligence; il obéit aussitôt, il se soumet avec bonheur à toutes les épreuves. Dieu dans sa bonté prit soin de mêler à ces rudes labeurs de douces consolations. C'est ainsi qu'il agit envers tous les saints: il ne veut pas qu'ils soient toujours dans le péril ou toujours dans le repos, il sème alternativement de peines et de joies la vie des justes. C'est ce qu'il importe de remarquer dans Joseph. Il voit d'abord la grossesse de son épouse, et de là pour lui le trouble et l'anxiété, à cause des soupçons qui l’assiègent; puis vient le céleste messager qui dissipe ses soupçons et ses craintes. A la naissance de l'enfant, Joseph éprouve une grande allégresse; mais bientôt l'allégresse est remplacée par la frayeur, quand la ville est agitée, quand un roi plein de rage cherche à faire mourir l'enfant. A cette perturbation succède encore la joie, provoquée par l'apparition de l'étoile et l'adoration des mages; puis de nouveau la crainte et le péril. Hérode, selon l'expression de l'ange, en veut à la vie de l'enfant. Et l'ange prescrit à Joseph de prendre la fuite, de s'exiler, comme si Dieu n'était pas là, vu qu'il ne devait pas encore opérer des miracles. S'il en avait opéré dès ses premières années, on n'aurait pas cru qu'il était homme.

Le temple ne s'élève donc pas tout à coup : la grossesse devient apparente, elle dure neuf mois; puis viennent la naissance, l’allaitement, l’inaction forcée du premier âge; la virilité n'arrive qu'avec le nombre des années : tout concourt à rendre inattaquable le mystère de l'Incarnation.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi les miracles qui furent opérés au commencement ? -- en faveur de la mère, de Joseph, de Siméon prêt à quitter la terre, des bergers, des mages et des Juifs. Si ces derniers avaient voulu porter une sérieuse attention sur les choses qui s'accomplissaient, ils en auraient tiré de précieux avantages pour l'avenir. Il ne faut pas vous étonner que les prophètes n'aient rien dit des mages; ils n'ont pas tout annoncé, de même qu'ils n'ont pas tout laissé dans le silence. D'un côté, si rien n'avait été prédit, la vue soudaine des événements aurait jeté les hommes dans la stupeur et le trouble; d'un autre côté, s’ils avaient tout su d'avance, ils seraient restés plongés dans un léthargique sommeil, et puis la mission des évangélistes se fût trouvée par là- mème supprimée. Que les Juifs objectent sur cette prophétie : « J'ai appelé mon fils de l’Égypte, » prétendant qu'elle les regarde eux-mêmes; nous leur dirons que c'est assez l'usage des prophètes, qu'il rentre même dans l'essence de la prophétie, d'annoncer touchant les uns des choses qui s'accomplissent chez les autres. Telle est cette parole prononcée sur Siméon et Lévi : « Je les diviserai en Jacob, je les disperserai en Israël; » Genes., XLIX,7; car c'est dans leurs descendants, et non en eux-mêmes , qu'elle s'est réalisée. C'est encore ainsi que la prédiction de Noé concernant Chanaan s'est accomplie dans les Gabaonites, race de ce dernier. Jacob lui-même nous en est un exemple, puisque ces bénédictions : « Sois le maître de ton frère, et que les enfants de ton père se prosternent devant toi, » Genes., XXVII, 29, eurent leur effet que dans sa postérité ; comment auraient-elles pu le regarder personnellement, lui qui tremblait et qui se prosterna si souvent devant son frère ? Voilà ce qu'on peut dire de la prophétie qui nous occupe. Et quel est celui qui mérite le mieux d’être appelé le fils de Dieu, ou bien celui qui adora le veau d'or, se fit initier à Bélphégor et sacrifia ses propres enfants aux démons, ou bien celui qui est vrai Fils par nature et n'a cessé de rendre gloire à son Père ? Si celui-ci n'était pas venu, la prophétie serait demeurée sans objet et devenue inexplicable.

4. Mais l’Évangéliste lui-même exprime cette pensée, remarquez-le bien, quand il dit : « Afin que cette parole fût accomplie. » Elle n’aurait donc pas eu d'accomplissement sans la venue du Christ. Cette circonstance fait encore le plus grand honneur à la Vierge. Ce qu'un peuple entier prenait pour une haute distinction, elle pouvait le réclamer pour elle-même. Les Juifs rappelaient avec fierté qu'ils étaient sortis de l’Égypte, c'était là pour eux un glorieux souvenir; ce à quoi fait allusion le prophète en s'écriant : « Ai-je donc amené les étrangers de la Cappadoce, ai je retiré les Assyriens du fond de l'abime ? » Amos, IX, T. Cette distinction, c'est la Vierge surtout qui la possédait. Bien plus, le peuple et le patriarche, dans leur émigration et leur retour, sont la figure de son double voyage. Eux se rendirent en Egypte pour échapper à la famine dont ils allaient devenir la proie : le Christ s'y rend pour éviter les embûches qui le menacent également de la mort. En arrivant dans cette contrée, ceux-là furent délivrés de la famine; celui-ci sanctifia par sa puissance la contrée elle-même. Voyez comme la divinité se trahit sous les humbles dehors de l'humanité.

Lorsque l'ange disait : « Fuis en Égypte, » il ne s'engageait pas à les accompagner, ni quand ils s'y rendraient, ni quand ils en reviendraient, voulant ainsi leur faire entendre que leur meilleur compagnon de voyage serait ce même enfant qui venait de naître; car, dès son apparition, il changea tout dans le monde, il fit même de ses ennemis les auxiliaires et les instruments de ses desseins. Des mages, des barbares, renonçant à leurs vieilles superstitions, viennent l'adorer; César Auguste concourt à ce que l'enfantement prédit s'accomplisse à Bethléem, en ordonnant le recensement de son empire; l'Egypte, en accueillant le fugitif, le sauve des embûches qui lui sont tendues. et contracte par là même avec lui une intime alliance, de telle sorte que, lorsqu'elle l'entendra plus tard prêcher par les apôtres, elle pourra se glorifier de l'avoir reçu la première. C'était là cependant une prérogative qui ne devait appartenir qu'à la Palestine; mais l’Égypte la devança par sa ferveur.

Si vous le suivez maintenant à travers le désert ce désert vous paraîtra plus beau qu'un jardin quelconque : vous y verrez des myriades d'anges sous une forme humaine, des légions de martyrs, des chœurs innombrables de vierges, la tyrannie du démon complètement renversée, le Christ régnant dans toute sa gloire. Cette mère des poètes, des philosophes et des magiciens, celle qui avait inventé et transmis aux autres nations tous les genres de prestiges, vous la verrez mettre sa gloire dans de pauvres pêcheurs, fouler aux pieds toutes ses anciennes traditions, proclamer partout un publicain, un faiseur de tentes, se parer hautement de la croix; et cela, non seulement dans les villes, mais encore et surtout dans les déserts. Oui. dans toute cette région se déroule à nos yeux l'armée du Christ, la bergerie royale ; partout la vie des puissances célestes, que les hommes ne pratiquent pas seuls et qui triomphe dans la faiblesse même de la femme. En effet, les femmes ne montrent pas moins de philosophie que les hommes;  elles ne saisissent pas le bouclier et ne montent  pas à cheval, comme le veulent ces fameux législateurs de la Grèce, ces philosophes si renommés; elles abordent un genre de combat tout autrement terrible. N'ont-elles pas à soutenir la même guerre que les hommes contre le démon et les puissances des ténèbres ? Et dans cette guerre la faiblesse de leur sexe n'est pas un empêchement, puisqu'il s'agit de lutter ici par les nobles résolutions de l'âme, et non par les forces du corps. Aussi, les femmes ont-elles été vues souvent combattant mieux que les hommes, érigeant de plus magnifiques trophées. Le ciel avec ces chœurs variés d'étoiles n'a pas la splendeur des solitudes de l’Égypte, où se dressent partout à nos yeux les pavillons des moines.

5. Celui qui connaît l'ancienne Égypte, cette folle ennemie de Dieu, cette adoratrice des chats, qui ressentait devant les oignons une frayeur religieuse, celui-là comprendra bien la puissance du Christ. Il n'est pas même nécessaire d'être versé dans l'histoire de l'antiquité; reste encore aujourd'hui des monuments qui perpétuent le souvenir des extravagances de ce peuple. Et voilà que des hommes, qui tous avaient atteint les dernières limites de la folie, raisonnent admirablement sur le ciel et les choses célestes, se rient des usages de leurs aïeux, plaignent le sort des générations antérieures et tiennent pour néant toute la science de leurs philosophes. Les faits mêmes leur ont appris que les anciennes croyances n'étaient que les visions insensées produites par les vapeurs de l’ivresse, et que la sagesse vraie, la seule digne des cieux, était celle que des pécheurs leur avaient annoncée. De cette parfaite connaissance de la véritable doctrine provient l'admirable perfection de leur vie. Dépouillés de toutes les choses présentes, entièrement crucifiés au monde, ils vont plus loin et se soumettent à de rudes travaux corporels pour venir au secours des pauvres. Parce qu'ils jeûnent et veillent, ils ne se dispensent pas de travailler, ils consacrent les nuits à chanter les divines louanges et les jours à la prière en mème temps qu'au travail des mains, imitant le zèle de l'Apôtre. Si cet homme, disent-ils, sur qui reposait le soin du monde entier, ne dédaigna pas d'exercer un art et de mettre la main à l'œuvre pour soulager les indigents, passait même les nuits sans sommeil; à plus forte raison nous qui vivons dans la solitude, qui n'avons rien de commun avec le tumulte des cités, devons-nous utiliser nos loisirs pour nous dévouer à des œuvres spirituelles.

Rougissons donc tous, riches et pauvres, à la vue de ces solitaires qui ne possèdent rien en ce monde, si ce n'est leur corps, et qui de ce corps font un instrument pour créer des ressources à leur charité; tandis que nous avons dans nos maisons une foule de choses qui nous sont inutiles et que nous refusons aux malheureux.
Quelle excuse mettrons-nous en avant ? je vous le demande; quel espoir de pardon pourrons. nous avoir ? Songez de plus combien ces mêmes hommes avaient jadis été plongés dans l’avarice, dans la gourmandise, sans compter les autres passions. Là se trouvaient ces chaudières remplies de viandes dont l'image poursuivait les Juifs; là régnait la tyrannie des appétits sensuels. Mais, dès qu'ils le voulurent, le changement fut accompli : pleins de ce feu que le Christ est venu porter sur la terre, ils s'envolèrent aussitôt au ciel; et ceux qui s'étaient montrés plus ardents que tous les autres dans le mal, ceux que dominaient là colère et la volupté, rivalisent maintenant avec les puissances incorporelles par la modération et l'impassibilité de la philosophie. Quiconque a voyagé dans cette contrée sait ce que je dis. Quant à celui qui n'a jamais abordé ces pieuses demeures, il n'a qu'à se souvenir de ce saint personnage dont le monde entier parle encore, de ce grand, de ce glorieux Antoine que l’Égypte a produit après avoir été visitée par les apôtres; et dites-vous à vous-mème qu'un tel homme a vécu dans le mème pays que Pharaon. Cela n'a pas certes amoindri sa vertu; il a mérité les révélations divines, et sa vie fut celle qui nous est tracée par les lois du Christ. On s'en convaincra davantage en lisant avec soin le livre où se trouve consignée l'histoire de cette vie. On y verra même des prophéties nombreuses. Le célèbre ermite avait annoncé la peste arienne et les malheurs qu'elle devait amener; Dieu lui manifestait les choses futures et les faisait en quelque sorte passer sous ses yeux. Or, c'est là une preuve éclatante parmi tant d'autres de cette vérité, que jamais une hérésie n'a produit un tel homme.

Pour que nous n'ayons pas à nous étendre sur ce sujet, lisez le livre dont je vous parlais, et vous y puiserez une abondante et sublime philosophie. Je vous adresse cette exhortation, non pour obtenir seulement que nous lisions ce livre, mais pour que nous imitions les exemples qu'il nous retrace, sans prétexter les différences de pays ou d'éducation, ni les mœurs perverses de nos aïeux. Si nous voulons nous appliquer aux leçons qu'il nous donne, rien de tout cela ne saurait nous être un empêchement.
Abraham avait un père idolâtre; mais il ne s’arrêta pas à cette difficulté : Ezéchias était fils d'Achaz, et cela ne l’empêcha pas de devenir l’ami de Dieu; Joseph vivait au milieu de l’Égypte, et c'est là qu'il ceignit la couronne de la chasteté; les trois jeunes Hébreux pratiquèrent la plus haute philosophie dans la ville de Babylone, dans le palais même du roi, en face d'une table somptueuse; Moïse en Egypte et Paul dans le monde entier renversèrent tous les obstacles pour courir dans la route du bien. Méditant de tels souvenirs, foulons aux pieds toutes les excuses et tous les prétextes, ne reculons pas devant les fatigues et les sueurs de la vertu. En agissant ainsi, nous acquerrons plus de droits à la bienveillance divine, nous mériterons d'avoir Dieu lui-même pour auxiliaire dans nos combats, nous conquerrons enfin les couronnes éternelles. 

Puissions-nous tous y parvenir par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire et puissance dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il