Saint Jean Chrysostome
Discours 3 sur la Genèse
Que signifie cette parole : « A notre ressemblance ?» - Comment se fait-il que, Dieu nous ayant donné l'empire sur les bêtes, nous ne leur commandions pas ? - Que cela même est une preuve de sa sollicitude pour nous.
1. De même que la semence répandue n’est d'aucune utilité quand elle est tombée le long du chemin, de même la parole demeure sans fruit quand la pensée n'arrive pas à l'intelligence des auditeurs, quand la voix frappe vainement l'air et ne laisse pas d'empreinte dans les âmes. Je vous le dis pour vous montrer que vous ne devez pas vous arrêter à des choses faciles et légères, et qu'il ne faut pas craindre d'aborder les plus sérieuses vérités. Si nous ne pénétrons pas dans les profondeurs de l’Écriture maintenant que nous sommes mieux disposés à de semblables investigations, que notre regard est plus pénétrant, dégagé qu'il est des funestes vapeurs de la volupté, maintenant que notre respiration est plus large et plus libre, quand est-ce que nous y pénétrerons ? Sera-ce quand les délices auront reparu, les mets et les boissons, une table surchargée de tout ce qui flatte le goût ? Mais alors nous avons même de la peine à nous mouvoir, tant le plaisir pèse d'un poids accablant sur l'âme. Ceux qui vont à la pêche des pierres précieuses, les voyez-vous s'asseoir sur le rivage compter les flots qui passent, et trouver ainsi l'objet de leurs recherches ? Non, ils plongent sous les flots, bravant les plus pénibles labeurs et les plus graves dangers, pour un gain sans importance alors même qu'il est obtenu. Quel est l'avantage réel qu'apporte à la vie humaine, dites-le moi, la découverte des pierres précieuses ? Plût à Dieu qu'elle ne fût pas même la source des plus grands maux ! Rien ne trouble la vie, rien ne la bouleverse de fond en comble comme cette frénésie des richesses. Ces hommes néanmoins exposent leur âme et leur corps, affrontant la fureur des ondes pour gagner leur nourriture de chaque jour. Ici pas de danger, pas de rude travail; une simple et légère attention pour conserver les biens qu'on vous transmet. Ce qu'on acquiert avec facilité ne parait avoir aucun prix pour la foule. Il est très-vrai que la mer des Écritures n'a pas de tempêtes, qu'elle est plus calme que le port le mieux abrité; il n'est pas nécessaire de descendre dans les abîmes et d'en fouiller les profondeurs, de livrer sa vie à l'aveugle fureur des ondes. Là règne, au contraire, une parfaite sérénité, une lumière plus pure que celle des rayons du soleil; les orages n'y sont pas connus; et cependant les biens qu'on y trouve sont tellement précieux qu'il n'est pas de parole capable de les exprimer. Ne nous laissons donc pas aller à la nonchalance, et scrutons avec zèle le texte sacré.
Certaines de nos pensées sont comme des bêtes féroces
Vous avez entendu que l'homme avait été fait à l'image de Dieu; nous avons dit dans quel sens il faut entendre ces mots : « A son image et à sa ressemblance. » Le premier établit une comparaison, non de substance, mais de pouvoir; le second renferme une leçon de douceur et de bonté, il nous apprend que nous devons imiter Dieu par la vertu, dans la mesure de nos forces, selon cette parole du Christ : « Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux. » Matth., V, 45. Comme dans ce vaste théâtre du monde il y a des animaux plus stupides et d'autres plus féroces, nous pouvons distinguer dans le domaine de notre âme des pensées déraisonnables et brutales, puis d'autres en quelque sorte empreintes de sauvagerie et de férocité. Il faut les dompter et les réduire à l'obéissance, et c'est à la raison que doit être remis le pouvoir de leur commander. - Comment vaincre, me dira-t-on, des pensées d'un tel caractère ? Que dites-vous, ô hommes ? Nous domptons bien les lions, nous adoucissons leurs instincts; et vous doutez que nous puissions changer en mansuétude la férocité de nos pensées ? Le lion cependant est féroce par nature, il faut l'arracher à sa nature pour le rendre doux; vous, au contraire, vous êtes doux par nature, et vous sortez de votre nature quand vous devenez féroces. Ainsi donc, vous pouvez ôter à la bête ce qui lui est naturel, lui donner ce qui est en opposition avec sa nature, et vous ne sauriez pas conserver ce que la nature vous a donné ? Quel déplorable abandon de soi-même ! La nature des lions présente une autre difficulté : ils n'ont pas une âme raisonnable. Vous avez néanmoins vu bien souvent des lions plus doux que des brebis et qu'on menait à travers la place publique : il est même des officines où l'on récompense à prix d'argent l'art et l'habileté de l'homme qui sait apprivoiser une bête sauvage : et votre âme possède, avec le privilège de la raison, la crainte de Dieu, mille secours de toute sorte. Cessez donc d'invoquer les prétextes et les subterfuges. Évidemment, vous n'avez qu’à vouloir, et vous serez doux et bons. «Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance; et qu'il dominent sur les animaux. »
2. Là-dessus les Gentils s'élèvent contre nous et prétendent que cette parole est mensongère car ce n'est pas nous qui dominons sur les bêtes ce sont elles plutôt qui dominent sur nous par la profonde terreur qu'elles nous inspirent - Cela certes est faux. Il suffit que la figure de l'homme vienne à se montrer pour que les bêtes prennent la fuite, tant nous leur inspirons de frayeur. Si parfois elles nous attaquent, poussées par la vengeance ou par la faim, ou mème par la nécessité de se défendre contre les furieuses attaques dont elles sont de notre part l'objet, ce n'est pas là ce qu'on peut appeler un véritable empire. Si, voyant les voleurs venir sur nous, nous prenons les armes afin de les repousser et de nous mettre à l'abri de leurs coups, ce n'est pas là un acte de domination, mais bien une mesure de légitime défense. Je puis et je veux justifier ma pensée par une autre raison que vous entendrez avec fruit, je l'espère. Nous craignons les bêtes, elles nous font trembler, nous sommes déchus de notre puissance. Je ne le nie pas, je le proclame moi-même ; mais ce n'est pas un motif pour accuser de mensonge la loi posée par Dieu. Les choses étaient bien différentes à l'origine : les animaux craignaient et tremblaient devant l'homme, ils le reconnaissaient pour leur maître; mais, du moment où nous avons perdu cette confiance du commandement en perdant notre dignité, c'est nous qui tremblons devant nos esclaves. Comment le savons-nous ? « Dieu amena les animaux en présence d'Adam pour qu'il vit comment il les nommerait. » Genes., II, 19. Adam ne recula pas comme s'il eût été saisi de crainte; il leur donna à tous un nom comme à des êtres destinés à son service. C'est là le signe du souverain pouvoir; et c'est aussi dans ce but, pour bien faire comprendre à l'homme la dignité dont il était investi, que Dieu lui confia le soin d'imposer un nom aux animaux, nom qui subsiste toujours depuis lors. « Et le nom qu'Adam leur donna, c'est celui qui leur est resté, » ajoute l’Écriture. Cela seul prouve que l'homme, au commencement, n'avait aucune crainte des animaux.
Il en est une preuve plus évidente encore, c'est l'entretien de la femme avec le serpent. Si les bêtes avaient été un objet de terreur pour les hommes, la femme ne serait pas restée là en voyant approcher le serpent, elle aurait pris la fuite; elle n'aurait pas alors écouté son conseil ni conversé avec lui sans témoigner aucune crainte; elle aurait fui, je le répète, emportée par la frayeur. Non, elle parle avec calme et ne parait éprouver aucun sentiment de cette nature : ce qui prouve qu'il n'existait pas encore.
Mais, dès que le péché fut entré dans le monde, l'homme fut dépouillé de sa dignité; et ce que nous voyons se produire entre les serviteurs d'une même maison, ou les plus fidèles à leur devoir sont redoutés par les autres, et ceux qui sont en faute tremblent même devant leurs leurs égaux, eut alors lieu par rapport à l'homme : tant qu'il conserva intacte sa confiance envers Dieu, il fut craint par les bêtes; mais, aussitôt qu'il fut tombé, c'est lui qui craignit désormais les derniers des êtres. Si vous n'admettez pas notre raisonnement, c'est à vous à nous démontrer que l'homme avant sa chute a redouté les animaux. Cela ne vous est pas possible. Du reste, si la frayeur suivit le péché, c'est une nouvelle preuve de la bonté de Dieu pour nous. Supposez un instant qu'après avoir transgressé la loi divine, l'homme eût gardé tous ses privilèges, difficilement il se fût relevé de sa chute. Si l’obéissance et la désobéissance ont droit aux mêmes honneurs, les coupables seront encouragés dans l'iniquité, bien loin d’être portés à sortir de leurs désordres. Les terreurs et les supplices dont ils sont maintenant environnés ne les ramènent pas toujours à de meilleurs sentiments; que seraient-ils devenus dans le cas où leurs péchés n'auraient attiré sur eux aucune peine ? C'est donc dans sa prévoyance et sa sollicitude pour nous que Dieu nous a retiré notre pouvoir. Oui, reconnaissez dans cette circonstance son ineffable amour pour l'homme. Adam méconnaît entièrement son précepte, foule aux pieds toute sa loi; et Dieu ne détruit pas entièrement notre dignité, ne nous enlève pas toutes nos prérogatives : il n'a dès le commencement soustrait à notre dépendance que les animaux les moins utiles à notre vie; quant à ceux qui nous rendent des services nécessaires ou nous procurent de précieux avantages, il les a maintenus dans le même état de sujétion. Il nous a donc laissé nos troupeaux de bœufs pour que la charrue ne reste pas inactive, pour que la terre ne soit sans culture et dès lors sans moisson; il nous a laissé les bêtes de trait ou de somme pour nous aider à transporter toute sorte de fardeaux ; il nous a laissé nos troupeaux de brebis pour que nous ayons de quoi nous vêtir, et beaucoup d'autres animaux de diverses espèces pouvant servir à nos besoins divers.
En châtiant la révolte de l'homme, le Seigneur avait dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Genes., II, 19. Mais, pour que cette sueur et la fatigue qui la causait ne nous fussent pas intolérables, il en a diminué les incommodités et le poids en nous donnant un grand nombre d'animaux pour auxiliaires et pour soutiens. Il s'est conduit envers nous comme un maître plein de prudence et de bonté, qui fait soigner les blessures du serviteur auquel il vient d'infliger un châtiment légitime : il a condamné le pécheur, et puis il allège la condamnation par tous les moyens possibles; il nous a condamnés à de rudes labeurs, à des sueurs perpétuelles, et cette peine retombera en partie sur une foule d'animaux privés de raison.
Pour tous ces bienfaits, ne cessons de lui rendre grâces. Qu'il nous élève ou qu'il nous humilie, qu'il nous retire les honneurs dont il nous avait revêtus , sans toutefois nous en dépouiller entièrement, qu'il nous abaisse jusqu'à nous faire trembler devant les bêtes, en toute chose, enfin, si nous savons les considérer sous le jour véritable, il s'offre constamment à nous plein de sagesse, de prévoyance et de bonté.
Puissions-nous tous ressentir à jamais les effets de l'amour divin pour notre bonheur et pour sa gloire. Gloire à Dieu dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.