Saint Jean Chrysostome

Psaume 12

Pour la victoire. Jusques à quand Seigneur, m'oublierez-vous, sera-ce pour toujours ? Suivant une autre version : « M'oublierez-vous entièrement ? Jusques à quand détournerez-vous de moi votre face ?"

1. Ce n'est pas une grâce médiocre que d’être sensible à l'oubli de Dieu. Cet oubli n'est pas en Dieu un sentiment de l'âme, mais un simple abandon. Or, un grand nombre de ceux qui sont l'objet de cet abandon l’ignorent et ne songent pas à le déplorer. Le saint Roi-prophète au contraire, non seulement le connaissait mais il en calculait la durée. En effet, ces paroles : « Jusques à quand ? » indiquent une âme qui sent la longueur de son épreuve, et à qui elle arrache de gémissements et des pleurs.

Considérez ici la cause de la vive préoccupation du saint roi; ce n'est aucune des choses de la terre, ni les richesses, ni la gloire, c'est uniquement la bienveillance et l'amitié de Dieu. Et à quel signe avait-il remarqué que Dieu l'avait mis en oubli ? Parce qu'il connaissait les temps où Dieu s'était souvenu de lui, et il savait parfaitement ce que c'est que d’être oublié de Dieu ou d’être présent à son souvenir. Il n'était pas comme la plupart des hommes qui s'imaginent être présents à la pensée de Dieu quand ils ont en partage les richesses, la gloire, quand tout leur réussit, qu'ils triomphent de leurs ennemis, et qui par là-même ne savent pas quand Dieu les met en oubli. Ils ne connaissent pas les signes auxquels on peut reconnaître le souvenir de Dieu, ils ne savent pas discerner davantage les signes caractéristiques de l'oubli de Dieu.

Le péché nous éloigne de Dieu

Il est naturel que ceux qui ne connaissent point les signes de son amitié, ne connaissent pas davantage ceux de sa colère. Un grand nombre, en effet, de ceux qui possèdent ces biens fragiles, sont, et plus que les autres, en oubli aux yeux de Dieu, tandis que sa pensée s'arrête de préférence sur ceux qui vivent au milieu des épreuves. Car rien ne nous rend plus présents au souvenir de Dieu que la pratique des bonnes œuvres, de la tempérance, de la vigilance, que le zèle pour avancer dans la vertu; de même que rien n'est plus propre à nous faire mettre en oubli que le péché, l'avarice et le vol du bien d'autrui. Ce n'est donc pas lorsque vous éprouvez quelque tribulation qu'il faut dire : Dieu m'a oublié; mais lorsque vous êtes dans le péché, et que tout paraît vous réussir. « Jusques à quand détournerez-vous de moi votre face ? » C'est l'oubli porté au plus haut degré. Le Roi-prophète a recours à ce langage métaphorique pour exprimer les opérations de Dieu, sa juste colère et sa vengeance. Dieu détourne encore de nous sa face lorsque nos actions sont en opposition avec ses commandements. « Lorsque vous tendrez les mains vers moi, dit-il par son prophète, je détournerai les yeux; » et il en donne la raison : « Parce que vos mains sont pleines de sang. » Isa., I, 15.

Or cet abandon de la part de Dieu, cette aversion qu'il témoigne pour nous est une preuve de sa providence et de sa sollicitude, car il n'agit ainsi que pour nous attirer plus fortement à lui. C'est ainsi que celui qui est dominé par une passion violente, s'éloigne quelquefois de la personne qu'il aime et qui méprise son amour, non pas qu'elle cesse d'être l'objet de son affection, mais parce qu'il veut ainsi la ramener à lui et se l'attacher par des liens plus étroits. Après s’être plaint de cet éloignement de Dieu, David nous fait connaître quelles ont été pour lui les conséquences de cet oubli : « Jusques à quand remplirai-je mon âme de projets ? » De même que celui qui est sorti du port, erre de tout côté à l'aventure; de même encore que celui qui est privé de la lumière vient se heurter contre tous les obstacles; ainsi celui qui est tombé dans l'oubli de Dieu est continuellement en proie aux soucis, à l'inquiétude, à la douleur. Or, un des moyens les plus propres à ramener les regards de Dieu sur nous, c’est d’être ainsi livré aux soucis cuisants, consumé par la tristesse, et de réfléchir dans les larmes sur les causes de cet éloignement de Dieu. 

L’abandon de Dieu est un effet de sa providence

C'est ce que saint Paul écrivait de lui-même aux Corinthiens : « Qui me réjouira, si ce n'est celui que j'ai attristé ? » II Cor., II, 2. C'est donc une grâce précieuse, bien-aimé frère, que de sentir cet éloignement de Dieu, que d'en concevoir de la tristesse et de la douleur. « Jusques à quand mon ennemi sera-t-il élevé au-dessus de moi ? » " Regardez-moi et exaucez-moi, Seigneur mon Dieu. Éclairez mes yeux, afin que je ne m'endorme jamais dans la mort. » Lorsque Dieu est avec nous et qu'il nous prend sous sa protection, toutes nos peines et nos afflictions disparaissent ; ainsi, lorsqu'il s'éloigne de nous et qu'il semble nous oublier, notre âme est comme déchirée, notre cœur oppressé de tristesse, nos ennemis nous foulent aux pieds, et tout devient pour nous écueil et précipice. Or, Dieu permet ces dures épreuves comme autant de bienfaits, il veut qu'elles soient comme un aiguillon qui réveille les âmes négligentes, et les fasse remonter avec une plus grande ferveur au point d'où elles sont tombées. « Votre malice, dit le Prophète, vous instruira, et vos propres crimes s'élèveront contre vous. » Jerem., II,19. 

L'abandon de Dieu est donc une espèce de providence. En effet, lorsque nous méprisons les avances de cette providence paternelle, Dieu s'éloigne un peu de nous et semble nous abandonner pour nous faire secouer notre négligence et nous inspirer pour lui une plus grande ferveur. « Regardez, Seigneur, lui dit le Roi-prophète, voyez mon ennemi s'élever au-dessus de moi, et si l'excès de ma misère ne suffit pas pour vous toucher, exaucez-moi du moins à cause de son orgueil et de son arrogance. » Et que demandez-vous ? La victoire sur vos ennemis ? Non, tel n'est point l'objet de sa prière. Il lui demande d'éclairer les yeux de son cœur, de dissiper les ténèbres qui sont répandues sur son esprit et qui obscurcissent l'œil de son intelligence. Voilà ce que je demande : « Éclairez mes yeux, » pour que mon ennemi ne dise pas, lorsqu'il me verra plongé dans la mort du péché : « Je l'ai emporté sur lui. » Je l'ai vaincu, et ce que je désirais voir m'est arrivé. Que signifient ces paroles : « Je l'ai emporté sur lui ? » C’est-à-dire, bien que mon ennemi n'ait aucune force par lui-même, il a cependant été plus fort que moi. Ce sont nos défaites qui font sa force, augmentent sa puissance et le rendent invincible.

2. Vous voyez donc que nos péchés ont pour effet, non seulement de nous couvrir d'opprobres, de nous perdre, de nous précipiter dans une mort certaine, mais encore de nous obliger, par notre défaite, à proclamer nous-mêmes la force et la puissance de nos ennemis. Ce n'est pas tout, nous les comblons encore de joie et d'allégresse. Hélas quelle est notre folie, quelle est notre stupidité de prêter main-forte à nos ennemis contre nous-mêmes, et de leur donner lieu de se réjouir et de triompher ! Considérez combien cette conduite est déraisonnable. Au lieu de triompher de nos ennemis comme c'est notre devoir, « car leurs armes ont perdu leur force pour toujours, et l'impie a péri; » Psalm. IX, 7-6; au lieu , dis-je, de triompher de nos ennemis, nous nous laissons vaincre par eux, et nous faisons éclater ainsi leur force et leur puissance. Mais notre folie et l'excès de notre maladie nous poussent encore plus loin ; nous sommes pour nos ennemis les artisans de leur joie et de leur allégresse. En vérité, le péché est la plus dangereuse des ivresses, et le comble de tous les maux. « Ils ressentiront une grande joie, s'il arrive que je sois ébranlé. » Le Roi-prophète expose à Dieu trois motifs pour le fléchir et le déterminer à abaisser ses yeux sur lui, à lui montrer un visage favorable et à écouter sa prière : la force et la puissance de ses ennemis, et avant cela leur élévation et leur arrogance; en troisième lieu leurs transports de joie.

Tel est donc le langage qu'il tient à Dieu. Si ma prière, si ma profonde misère ne suffisent pas pour attirer sur moi un regard de votre bonté, faites-le du moins à cause de l'insolence de mes ennemis, qui font une vaine ostentation de leurs forces, qui se réjouissent de mes malheurs et se rient de mon infortune. « Écoutez -moi, éclairez mes yeux. » Éloignez de moi le sommeil profond du péché, qui conduirait en peu de temps à la mort mon âme endormie. S'ils me voient privé de votre ferme appui, ce sera pour eux un sujet de joie, de forfanterie et de présomptueuse confiance dans leurs forces; ils ne mettront plus de bornes à leurs prétentions orgueilleuses, et deviendront insupportables. Mais s'ils me voyaient périr, à quels excès ne se porteraient-ils pas ?

Chaque péché est une victoire de notre ennemi, le démon

Vous voyez que le prophète regarde comme un grand malheur, comparable aux plus rigoureux châtiments de combler de joie l'ennemi commun, d'accroître sa puissance et de contribuer à son élévation. Si ce n'était pas là pour lui le comble de l'infortune, il ne l’eût point rappelé à Dieu dans sa prière pour le fléchir et attirer sur lui les effets de sa bonté. Imitons nous-mêmes son exemple, faisons tous nos efforts pour ne point travailler à l’élévation de notre ennemi, pour ne point accroître sa puissance et le combler de joie. Au contraire, cherchons tous les moyens de l'humilier, de l'affaiblir, de l'anéantir, de le plonger dans l'abattement et la tristesse. C’est ce qui arrivera infailliblement lorsqu’il verra les pécheurs rentrer dans le chemin de la vertu. « Pour moi, j'ai mis mon espérance dans votre miséricorde. » Quelles bonnes œuvres apportez-vous donc à l'appui de vos prières, pour que Dieu abaisse de nouveau sur vous ses regards, qu'il exauce votre demande et qu'il éclaire les yeux de votre intelligence ? Quels sont vos titres ? Que d'autres, dit le Roi-prophète, allèguent, s'ils le peuvent, d'autres motifs; pour moi, je ne sais qu'une chose, je ne veux dire qu'une chose : c'est en vous que je place toute mon espérance, et je n'ai recours qu'à votre bonté et à votre miséricorde. « Pour moi, j'ai espéré dans votre miséricorde. » Voyez quelle humilité et en même temps quelle élévation de sentiments dans ce saint roi ! Il pouvait sans doute invoquer le souvenir d'une multitude de bonnes œuvres, pour obtenir de Dieu qu’il exauçât sa prière; il n'en dit pas un mot, et se borne à invoquer sa miséricorde. Lors donc que nous l'entendons dire dans un autre psaume : « Si je l'ai fait, si j'ai rendu le mal pour le bien, » Psalm. VII, 4-5, c'est la nécessité qui lui fait tenir ce langage. Dans toute autre circonstance, il se tait sur ses vertus et ne fonde le succès de ses prières que sur la bonté et la miséricorde de Dieu. Dans la ferme confiance que son espérance ne sera pas trompée, il ajoute : « Mon cour sera transporté de joie, à cause du salut que vous me procurez."

Quels admirables effets de l’espérance dans Cette âme ! Il adresse à Dieu sa prière, et avant même d'en avoir obtenu ce qu'il demande, il lui rend grâces et entonne l'hymne de la reconnaissance, comme s'il était déjà exaucé, et accomplit tout ce qui a été dit plus haut. Mais d'où lui venait donc cette espérance si ferme ? De la noblesse de ses sentiments, de sa ferveur, de sa prière, car il savait qu'une prière inspirée par une grande ferveur et par une vive émotion de l'âme, est toujours exaucée. Ceux qui prient avec tiédeur et négligence sentent à peine le bienfait de leur prière exaucée. Par une raison contraire, ceux qui déploient dans la prière toute l'attention de leur esprit et la ferveur de leur âme, avant même d'avoir obtenu ce qu'ils demandent, grâce à la vivacité de leurs désirs et à la pureté de leur cœur, ressentent, comme s'ils l'avaient reçue, l'impression du bienfait qu'ils sollicitent, parce que la grâce divine répand par avance dans leur âme une joie toute céleste. C'est pourquoi ils rendent grâces à Dieu, et ne sont pas loin du moment qui doit combler leurs vœux. « Mon cœur sera transporté de joie dans votre salut. » C'est-à-dire, ce qui réjouit mon âme, c'est que son salut vient de vous; ce qui la fait tressaillir d'allégresse, c'est que vous êtes vous-même son salut.

3. Vous voyez ici deux transports de joie bien différents : la joie des ennemis du prophète en voyant sa ruine, la joie du saint roi parce que Dieu lui-même a été son salut. D'un côté c'est la joie des méchants, de l'autre c'est la joie de ceux qui sont sauvés. L'une est la ruine de ceux qui se laissent aller à ses impressions et tout ensemble de la cause même de leur joie ; l'autre est un principe de salut et de vie pour celui qu'elle remplit de ses transports. Livrons-nous donc aux ravissements de cette joie pure, et fuyons avec horreur la joie des méchants.

«Je célébrerai dans mes cantiques le Dieu qui m'a sauvé; je chanterai le nom du Seigneur Très-Haut. » En souvenir de ce bienfait, dit le Roi-prophète, je chanterai au Seigneur un cantique de reconnaissance, pour le remercier de m'avoir sauvé, d'avoir couvert mon ennemi de honte et d'opprobre, dévoilé sa faiblesse, exaucé ma prière, tourné vers moi un visage favorable, en dissipant les ténèbres et la nuit profonde au milieu desquelles je marchais à la mort. Heureux de la grâce du salut que j'ai reçue de Dieu, je veux lui élever comme un monument impérissable en lui offrant ce cantique de reconnaissance; et de cantique, ce ne sera point seulement l'effet d'un souvenir passager qui ne ferait que traverser mon âme. Je ne cesserai de célébrer dans mes cantiques le Dieu qui m'a sauvé, et je chanterai le nom du Seigneur, parce que le souvenir de ses bienfaits sera éternellement gravé dans mon cœur. Une âme remplie de ces sentiments non seulement est délivrée des maux qui l’enchaînaient, mais elle est assurée de n'y plus retomber. Le souvenir du bienfait qu'elle a reçu est inséparable du souvenir des maux dont il l'a délivrée. Or, le souvenir de ces maux la fait remonter au principe qui les a produits et à la cause qui l'a réduite à une si grande extrémité.

Grâce à ces réflexions, elle prend tous les moyens possibles pour ne plus retomber dans de semblables malheurs. Elle soumet ensuite sa vie à une règle et à une direction conformes aux lois de la vertu, et offre à Dieu l'expression de sa vive reconnaissance, en lui demandant, puisqu'il a été son libérateur, de vouloir bien être à jamais son protecteur et son gardien. Imitons nous-mêmes cet exemple, et si nous nous sommes laissé entraîner dans quelque péché, rentrons aussitôt en nous-mêmes, et faisons en sorte que cette chute devienne pour nous un motif de constance dans le bien et une raison de ne plus pécher. Que ferez-vous donc ? David vous trace ici la voie que vous devez suivre. Vous avez péché ? Ne vous endormez pas dans votre crime, levez-vous aussitôt, et considérez que Dieu a détourné de vous sa face, et vous a mis en oubli; puis pleurez, gémissez, toutes les nuits baignez votre lit de vos larmes et séparez-vous sans tarder de ceux qui opèrent l'iniquité. Tels sont les préceptes que vous donne le saint roi. Dites-le avec lui : « Jusques à quand, Seigneur, m'oublierez-vous; sera-ce pour toujours ?  Jusques à quand détournerez-vous de moi votre face ? » Dites-le surtout, et avant tout du fond du cœur, et non pas seulement de bouche, et donnez aussi les autres raisons que David apporte à l'appui de sa prière. Puis, quand vous aurez fait ainsi votre prière, espérez dans la miséricorde de Dieu, et espérez sans aucun mélange de défiance. « Car celui qui se laisse aller au doute est semblable au flot de la mer qui est agité et emporté çà et là par la violence du vent. Il ne faut donc pas qu'un tel homme se flatte d'obtenir quelque chose du Seigneur. L’homme qui a le cœur partagé est inconstant dans toutes ses voies. » Jacob., I, 6-8. Espérez donc dans sa miséricorde sans aucune défiance, et vous obtiendrez infailliblement ce que vous demandez.

Dieu aime entendre les chants de louanges des pauvres

Une fois exaucé, ne soyez pas ingrat envers votre bienfaiteur; élevez comme un monument à la mémoire de ses bienfaits, et offrez au Seigneur un cantique d'actions de grâces. Peut-être ne pourrez-vous le composer vous-même; réunissez alors les pauvres autour de vous, et empruntez leurs langues pour exprimer à Dieu votre reconnaissance. Vous savez qu'il écoutera plus volontiers leur langage que le cantique de David, qu'ils pourraient chanter à votre place. Un instrument composé de plusieurs cordes fait entendre des sons plus agréables que celui qui n'en aurait qu'une. Ainsi la réunion des voix d'un grand nombre de pauvres formera un concert des plus agréables pour Dieu, qui aime à entendre la voix des pauvres. Élevez donc à Dieu, aussi bien qu'à vous-même, un monument de cette sorte. Pour lui, ce sera un souvenir de ses bienfaits; pour vous, un monument de reconnaissance. Que ce souvenir, à jamais gravé dans votre cœur, vous serve à réformer votre vie. 

Entrons tous dans ces sentiments pour devenir dignes d'hériter des biens de l'autre vie, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui est la gloire et la puissance dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.