Saint Augustin
Sermon LX : de l’aumône
1. Quiconque est dans la peine et embarrassé sur ce qu'il a à faire, s'adresse à un homme prudent, pour lui demander conseil et obtenir de lui une règle de conduite. Considérons le monde entier comme un seul homme. Il cherche à se garantir du mal, il lui en coûte de faire le bien; ses tribulations augmentent alors et il ne sait que faire. Lui est-il possible, pour prendre conseil, de rencontrer quelqu'un qui soit plus prudent que le Christ ? Oui, s'il en trouve un meilleur, qu'il suive ses avis. Mais si la chose est impossible, qu'il vienne donc à lui, et qu'en quelque lieu qu'il le rencontre, il le consulte, accepte son sentiment et obéisse à ses salutaires préceptes pour échapper à de grands maux. Car les maux présents, ces maux temporels que les hommes redoutent si vivement, et sous le poids desquels ils murmurent, offensant ainsi Celui qui par ce moyen veut les corriger et l'empêchant d’être leur Sauveur; ces maux présents ne sont sans aucun doute que des maux passagers; car ils passent avant nous, ou nous passons avant eux; ils passent lorsque nous sommes encore en vie, ou nous y échappons en mourant. Mais quel mal peut-on appeler grand quand il doit durer si peu ? Toi qui te préoccupes du jour de demain, tu as donc oublié le jour d'hier ? Ce demain ne sera-t-il pas devenu hier, quand nous serons à après-demain ? Ah ! si pour se soustraire à des souffrances temporelles qui passent ou plutôt qui s'envolent, les hommes se consument de tant de soucis ; que ne doit-on pas imaginer pour se dérober à des calamités qui persévèrent et durent éternellement ?
2. Cette vie mortelle est une grosse affaire. Qu'est-ce que naître, sinon entrer dans une carrière laborieuse, et les pleurs de l’enfant ne témoignent-ils pas des peines qui nous y attendent ? Personne n'est exempt de ce fâcheux breuvage ; il faut boire la coupe présentée par Adam. Nous sommes l’œuvre des mains de Dieu ; mais le péché nous a jetés sur un théâtre de vanité. Nous sommes faits à l'image de Dieu Gn I, 27. mais la prévarication a défiguré en nous cette image. Aussi lisons-nous dans un psaume et ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.
«Quoique l'homme, y est-il dit, marche à l'image de Dieu. » Voilà ce qu'il était. Mais qu'est-il devenu ? Écoute ce qui suit : « Il ne se troublera pas moins vainement. » Il marche avec l'image de la vérité, et il se trouble sous l'inspiration de la vanité. Et en quoi consiste son trouble ? Reconnais-le, et dans cette espèce de miroir regarde-toi avec confusion. « Quoique l'homme marche à l’image de Dieu»; quoique l'homme soit ainsi une grande chose ; il ne s'en troublera pas moins vainement ». Et comme si nous disions : Mais de quoi, je te prie, se troublera-t-il vainement ?
Il amasse des trésors, poursuit l'auteur sacré, et il ignore pour qui . » Psaume XXXVIII, 7 Voilà l'homme, voilà, comme un seul homme, le genre humain tout entier qui faiblit dans son devoir, il perd l'esprit et s'égare loin du bon sens : « Il amasse des trésors sans savoir pour qui. » Est-il rien de plus déraisonnable, rien de plus malheureux ? Est-ce pour lui que l'homme amasse ? Non. Pourquoi non ? Parce qu'il doit mourir, parce que la vie est courte, parce que le trésor reste tandis que celui qui l'amasse disparaît rapidement. Aussi, pénétré de compassion pour ce malheureux qui marche à l'image de Dieu, qui publie la vérité tout en s'attachant à la vanité; «il se troublera vainement, dit le prophète ». Je le plains; « il amasse des trésors sans savoir pour qui». Est-ce pour lui ? Non, car il meurt et laisse son trésor. Pour qui donc ? Tu sais quel parti prendre ? Enseigne-le moi. Si tu ne peux me l'enseigner, c'est que tu ne le sais pas toi-même, et puisque nous ne le savons ni l'un ni l'autre, cherchons, apprenons et étudions tous deux. On se trouble donc, on amasse des trésors, on s’inquiète, on travaille, on se livre à des soucis qui éloignent le sommeil on se consume de fatigues pendant le jour et on se livre la nuit à toutes sortes de craintes; pour grossir son trésor on condamne son âme à la fièvre des soucis.
3. Je le vois donc et j'en gémis; tu te troubles, et comme s'exprime l'infaillible Vérité, tu te troubles en vain. En effet tu veux thésauriser, et pour réussir dans tout ce que tu entreprends, sans compter les pertes que tu fais, les dangers effroyables que tu cours et la mort que tu subis, non dans le corps mais dans l'âme, à chaque gain réalisé par toi, pour acquérir de l'or tu perds la foi, pour un vêtement extérieur tu sacrifies les ornements de l'âme. Mais ne parlons pas de tout cela ni de plusieurs autres choses; oublions les accidents et ne songeons qu'aux succès.
Voilà donc que tu amasses des trésors, tu gagnes de tous côtés, l'or roule chez toi comme l'eau des fontaines, rien ne te manque et l'abondance est partout. N'as-tu pas entendu cette parole : «Si vos richesses se multiplient, n'y attachez pas votre cœur»? Tu amasses donc et tu ne parais pas t'agiter inutilement; cependant tu te troubles en vain. - Et pourquoi, demanderas-tu ? Je remplis mes coffres, mes appartements ont peine à contenir ce que j'amasse; comment dire que je me trouble vainement ? -C'est que tu amasses sans savoir pour qui. Et si tu le sais, dis-le moi, je t’en conjure ; je t’écouterai avec plaisir. Pour qui donc ? Oui, si ton agitation n'est pas vaine, dis-moi pour qui tu travailles. - Pour moi, réponds-tu. - Tu oses l'affirmer et tu dois mourir ? C'est pour mes enfants, reprends-tu. - Tu oses l'affirmer et ils doivent mourir ? Quand un père amasse pour ses enfants, il fit preuve d'une grande bonté, ou plutôt d'une grande vanité : mortel il entasse pour des mortels. Et qu'amasses-tu en amassant pour toi, puisque tu laisseras tout à la mort ? On en peut dire autant si c'est pour tes fils; car ils doivent se succéder et non posséder toujours. Je pourrais te demander encore : Sais-tu quels seront tes fils ? Sais-tu si la débauche ne dissipera point les épargnes de l'avarice ? Si quelqu'un d'eux ne sacrifiera point dans la mollesse ce que tu as acquis par ton travail ? Mais je n'en dis rien. Je suppose que tesfils seront bons et étrangers à la débauche; ils conserveront ce que tu leur as laissé, ils ajouteront à ce que tu leur as gardé, ils ne perdront point ce que tu leur as acquis. S'ils agissent ainsi, si en cela ils imitent leur père, ils sont aussi vains que toi et je leur dis ce que je te disais. À ce fils donc pour qui tu épargnes, je dirai : Tu amasses sans savoir pour qui. Père, tu l'ignorais, il ne le sait pas non plus ; et s'il est vain comme toi, la Vérité ne le stigmatise-t-elle pas également ?
4. Le pourrais dire encore : Sais-tu si même durant ta vie un voleur n'enlèvera point ce que tu amasses ? Une nuit donc il vient et il rencontre sous sa main ce qui t'a demandé tant de jours et tant de nuits. N'est-ce pas pour un larron, n'est-ce pas pour un bandit que tu t'épuises ? C'est assez, je ne veux ni rappeler ni renouveler de cuisantes douleurs. Combien de choses réunies par une sotte vanité sont tombées sous la main d'une brutale cruauté ! Loin de moi de pareils désirs ! Mais tous doivent craindre. Que Dieu éloigne de nous ces fléaux; nous sommes assez frappé : demandons-lui tous de les écarter. Ah ! qu'il nous pardonne, nous l'en conjurons. Si néanmoins il nous demande pour qui nous travaillons, que répondrons-nous ? Toi donc, mon ami, et ici j'entends tous le hommes, toi qui thésaurises en vain, quel conseil me donnes-tu quand j'examine, quand je cherche avec toi ce que je dois faire dans cette difficulté qui nous est commune ? Tu répliquais tout à l’heure : j’amasse pour moi, pour mes enfants, pour la postérité. N'ai-je pas indiqué déjà ce que l'on peut avoir à craindre pour les enfants mêmes ? Je ne ferai pas observer ici qu'ils peuvent vivre pour le tourment de leur père et réaliser ainsi les vœux de son ennemi. Je suppose qu'ils se conduisent au gré de ce père.
Mais combien de riches ont été dépouillés ! J'ai rappelé leurs malheurs; tu en as frémi, et sans en profiter. Qu'as-tu enfin à répondre ? Que peut-être tu n'éprouveras point leur sort; tu ne saurais répondre autre chose. Moi aussi j’ai dit : Peut-être; peut-être pour un voleur, pour un larron, pour un bandit. Je n'ai pas dit : Sûrement; j'ai dit : Peut-être. Peut-être oui; peut-être non, tu ne sais donc ce qui arrivera; et n'est-ce pas s'agiter en vain ? Ainsi tu comprends combien est vrai le langage de la Vérité et combien s'agite vainement la vanité. Tu le comprends, tu le saisis car en disant : C'est peut-être pour mes fils, et en n'osant pas dire : C'est assurément pour eux, tu ignores pour qui. Ainsi donc encore comme je l'exprimais, tu ne sais comment te conduire, tu ne vois pas comment me répondre. Mais à mon tour je ne sais quelle réponse te faire.
5. Par conséquent cherchons tous deux, tous deux demandons conseil. Nous avons près de nous, non pas un sage, mais la sagesse même. Écoutons le Christ : «Scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils, il est pour ceux qui sont appelés, soit Juifs soit Gentils, le Christ de Dieu, la Vertu et la Sagesse de Dieu. » I Cor. I, 23-24. Pourquoi chercher des remparts afin de garder tes richesses ? Écoute la Vertu de Dieu : rien n'est plus fort. Pourquoi chercher des arguments afin de les conserver ? Écoute la Sagesse de Dieu; rien n'est plus prudent. Si je te parlais de moi-même, peut-être te scandaliserais-tu, peut-être ferais-tu le Juif, car pour le Juif le Christ est scandale.
Peut-être encore, si je te parlais de moi-même, mon langage te paraîtrait-il folie et ferais-tu le Gentil, puisque le Christ est folie pour les Gentils. Mais tu es Chrétien, tu es appelé; et pour ceux qui sont appelés, Juifs ou Gentils, le Christ est la Vertu et la Sagesse de Dieu. Ne prenez pas en mal ce que je dirai, ne vous en scandalisez pas, n'insultez point avec dérision à ce que vous appelleriez mon extravagance. Prêtons l'oreille. C'est le Christ qui a dit ce que je vais répéter. Tu méprises le héraut, crains le juge. Que vais-je donc dire ? Mais le lecteur de l’Évangile vient de m'ôter cet embarras. Je ne lis pas, je rappelle ce qui a été lu. Dans la difficulté où tu te trouves, tu demandais conseil. Vois ce que t'apprend la source même du bon conseil, la source qui te jette ses flots sans que tu aies à craindre d'y puiser le poison.
6. « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où n'entre pas le voleur, où les vers ne rongent pas. En effet, là où est ton trésor, là aussi est ton cœur !» Mt. VI, 19-21. Qu'attends-tu davantage ? La chose est claire. Le conseil est manifeste; mais l'avarice se cache, ou plutôt, ce qui est plus déplorable, loin de se cacher elle se découvre. Elle ne cesse ni d'étendre ses rapines, ni de multiplier ses fraudes, ni de se parjurer avec une infernale malice. Et pourquoi tout cela ? Pour faire des trésors. Et où les placer ? Dans la terre. Il convient en effet que ce qui vient de la terre retourne à la terre. Quand eut péché cet homme à qui nous devons, comme je l'ai dit, la coupe d'amertume, Dieu lui dit : « Tu es terre et tu retourneras en terre» Gn. III, 19. Il est donc juste qu'ayant le cœur dans la terre tu y mettes ton trésor. Pourquoi dire alors que nous tenons ce cœur élevé vers Dieu ? Vous qui avez compris, gémissez; et si vous gémissez corrigez-vous. Pourquoi toujours louer et ne rien faire ? J'ai dit vrai, rien n'est plus vrai que ce que j'ai dit. Agissez donc en conséquence. Nous adorons le vrai Dieu et nous ne changeons pas ! Ici encore ne voulons-nous pas nous agiter en vain ?
7. Ainsi «ne vous amassez point de trésors sur la terre », soit que vous ayez éprouvé déjà comment on perd ce que l'on y cache, soit que ne l'ayant pas éprouvé vous craigniez au moins de le ressentir. Si vous ne profitez pas des avis, profitez de l’expérience. On ne sort pas, on ne fait pas un pas qu'on n'entende dire de tous côtés : Malheur à nous ! le monde s'écroule ! S'il s'écroule, pourquoi n'en sors-tu pas ? Si un architecte t'annonçait que ta maison va tomber, n'en sortirais-tu pas avant de te livrer aux murmures ? L'architecte du monde te dit que ce monde va finir, et tu ne le crois pas ?
Prête l'oreille à ses prédictions, prête l'oreille à ses conseils. Voici sa prédiction: «Le ciel et la terre passeront. »Mt. XXIV, 35. Voici son conseil : «Ne vous amassez point de trésors sur la terre. » Si donc tu crois à ces prédictions, si tu ne dédaignes pas ces conseils, fais ce que dit le Seigneur même. Il ne te trompe pas en te donnant ce conseil. Tu ne perdras point ce que tu lui offres, tu iras toi-même où tu envoies tes trésors. Je t'en préviens donc : « Donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » Tu n'en seras point privé; mais ce que tu gardes avec inquiétude sur la terre, tu le posséderas avec pleine sécurité dans le ciel. Sors, suis mon conseil; ainsi tu garderas tout sans rien perdre. « Tu auras, dit-il, un trésor dans le ciel; viens ensuite et suis-moi ?» Mt. XIX, 21, car je te conduis vers ton trésor. Ce n'est point perdre, c'est gagner.
Ô hommes, éveillez-vous. Maintenant au moins que vous avez expérimenté ce que vous avez à craindre, écoutez et faites ce qui doit vous laisser sans aucune crainte, montez au ciel. Tu mets du blé sur la terre; voici venir ton ami; il sait quelle est la nature du blé et quelle est la nature de la terre, il te montre que tu as fait une faute, il te dit : Qu'as-tu fait ? Tu as placé ton blé su la terre dans un lieu bas; cet endroit est humide, ton blé pourrit, tu vas perdre le fruit de tes travaux. - Que faire ? reprends-tu - Change-le de place, réplique-t-il, mets-le au grenier. Tu suis ce conseil que te donne ton ami quand il s'agit de ton blé, et tu ne tiens pas compte de l'avis que Dieu même te donne quand il est question de ton cœur ! Tu crains de mettre ton blé sur la terre et tu y mets ton cœur pour le perdre ! C'est le Seigneur ton Dieu qui te dit en effet : « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Élève, dit-il, ton cœur au ciel, et ne le laisse pas pourrir sur la terre. Ah! c'est un conseil pour le conserver et non pour le perdre.
8. Cela étant ainsi, combien se repentent amèrement ceux quI n'ont pas suivi ce conseil ! Que se disent-ils aujourd'hui ? Nous conserverions au ciel ce que nous avons perdu sur la terre. L'ennemi a forcé l'entrée de nos maisons, forcerait-il l'entrée du ciel ? Il a tué le serviteur qui gardait nos richesses, tuerait-il également le Seigneur qui nous les conserverait ? « Près de lui le voleur n’a pas accès ni les vers ne corrompent. » Combien s'écrient : « Là nous posséderions, là nous garderions nos trésors, pour les suivre bientôt avec une entière sécurité ! Pour quoi avons-nous méprisé les avis de notre Père, si près d'être envahis par un cruel ennemi.
Ah ! mes frères, si c'est là un conseil et un bon conseil, ne tardons pas à le suivre; et si nos biens doivent passer en d’autres mains, transportons-les dans ce sanctuaire où nous ne les perdrons pas. Que sont les pauvres à qui nous faisons l'aumône ? Ne sont-ils pas les porte-faix que nous employons à porter nos richesses de la terre au ciel ? Faire l'aumône, c'est donner à ton porte-faix et il monte au ciel ce que tu lui remets - Mais comment, dis-tu le porte-t-il au ciel ? Ne le vois-je pas manger et consumer qu'il reçoit ? Il est vrai et ce n'est pas en le conservant, c’est en le mangeant qu'il le transporte. As-tu oublié : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume; car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger»? As-tu oublié encore : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait»? Si tu n'as point repoussé le mendiant, considère à qui a été remis ce que tu as donné. « Chaque fois que vous l’avez fait à l'un de mes petits, dit le Seigneur, c'est à moi que vous l'avez fait. » Ce que tu as donné a donc été reçu par le Christ, par Celui qui t'a donné de quoi donner, par Celui qui finalement se donnera lui-même à toi.
9. Déjà, mes frères, j'ai fait cette considération à votre Charité; je l'avoue, c'est une des vérités de l'Écriture dont je suis le plus ému, et je dois vous la rappeler souvent. Réfléchissez donc je vous prie, à ce que dira Notre-Seigneur Jésus-Christ, lorsqu'il viendra pour nous juger à la fin des siècles. Il rassemblera sous ses yeux tous les peuples, il séparera tous les hommes en deux parties, plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche. Aux premiers il dira : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. » Et aux seconds : «Allez au feu éternel, qui fut allumé pour Satan et pour ses anges. » Pourquoi une telle récompense : « Recevez le royaume » et pourquoi un tel supplice : « Allez au feu éternel» ? Pourquoi les uns recevront-ils ce royaume? « C'est que j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger. » Pourquoi les autres iront-ils au feu éternel ? « C'est que j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger !.» Méditons cela, je vous prie.
L'abstention du mal n'est pas suffisante, encore faut-il la charité
Ceux qui doivent recevoir le royaume, je le remarque, ont donné comme de bons et fidèles chrétiens; ils n'ont pas dédaigné les enseignements du Seigneur et il ont donné en espérant avec une ferme confiance l'accomplissement de ses promesses; s'ils n'avaient pas agi de la sorte, leur stérilité n'eût pas été en rapport avec la régularité de leur vie. Sans doute ils étaient chastes, ne trompaient personne, ne s'adonnaient pas au vin et s'abstenaient de toute action mauvaise. En n'ajoutant pas à cela les bonnes œuvres, ils n'en fussent pas moins demeurés stériles. Ils auraient observé le précepte : « Abstiens-toi du mal »; mais non cet autre « Et fais le bien ?» Le Christ toutefois ne leur dit pas : Venez recevez le royaume, car vous avez été chastes, vous n'avez trompé personne, vous n'avez opprimé personne, vous n'avez pas envahi les droits d'autrui et nul n'a été victime de vos serments. Il ne dit pas cela, il dit : « Recevez le royaume ; parce que j'ai eu faim et que vous m'avez donné à manger.» Combien cette œuvre est excellente, puisque sans rien dire de toutes les autres, le Seigneur ne fait mention que de celle-là ! Il dit de même aux autres : « Allez au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. » Que n'aurait-il pu reprochera à ces impies, s'ils lui avaient demandé : Pourquoi nous condamnez. vous au feu éternel ? Que demandes-tu, adultère, assassin, fripon, sacrilège, blasphémateur, incrédule ? Rien de tout cela; mais : « Parce que j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger.» Mt. XXV, 31-42.
10. Je vous vois saisis comme je le suis moi-même. Et de fait il y a ici quelque chose d'étonnant. Or je cherche à pénétrer, autant que j'en suis capable, la raison de ce mystère, et je ne vous la cacherai pas. Il est écrit : « Comme l'eau éteint le feu, ainsi l'aumône éteint le péché ?» Eccli. III, 33. Il est écrit encore : « Renferme l'aumône dans le coeur du pauvre et elle priera le Seigneur pour toi.» Eccli. XXIX, 15. Il est également écrit : «Écoute mon conseil, ô Roi, et rachète tes péchés par des aumônes. » Da IV, 24. Il y a dans les livres divins beaucoup de passages qui servent à prouver combien l'aumône a d'efficacité pour éteindre les péchés et les anéantir. Aussi quand il s'agit de condamner et plus encore lorsqu'il s'agit de couronner, le Seigneur ne prend en considération que les aumônes. C'est comme s'il disait : En vous examinant, en vous pesant, en sondant vos œuvres avec une parfaite exactitude, il m'est difficile de ne pas vous trouver condamnables; mais « allez dans mon royaume, car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger». Vous n'y allez donc pas pour n'avoir pas péché; mais pour avoir racheté vos péchés par des aumônes. En s'adressant aux réprouvés : « Allez, leur dit-il, au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges.» Convaincus et coupables depuis longtemps, ils tremblent trop tard et trop tard prêtent attention à leurs iniquités. Comment oseraient-ils avancer qu'il sont condamnés injustement et qu'injustement cette sentence est lancée contre eux par le Juge qui est la justice même ? En écoutant le cri de leurs consciences, en considérant toutes les blessure faites par eux à leur âme, comment oseraient-ils s'écrier : Nous sommes injustement condamnés ? Longtemps auparavant il a été dit d'eux au livre de la Sagesse : « Leurs iniquités se soulèveront contre eux pour les accuser » Sg IV, 20. Sûrement donc ils reconnaîtront qu'il sont justement condamnés pour leurs péchés et leurs crimes. Mais il semble que le Seigneur leur dise : Non, ce n'est pas pour cela, ne le croyez pas; mais « c'est parce que j'ai eu faim et que vous ne m'avez pas donné à manger». Si renonçant à ces actes coupables et vous unissant à moi, vous eussiez racheté par des aumônes vos crimes et vos péchés, ces aumônes vous délivreraient aujourd'hui et vous déchargeraient du fardeau de tant d'iniquités. «Heureux en effet les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde.» Mt V, 7. Maintenant donc « allez au feu éternel. - Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n'a pas exercé la miséricorde». Ja II, 13.
11. Ce que je voudrais vous recommander, mes frères, c'est de donner le pain de la terre et de solliciter le pain du ciel. Le Seigneur est ce pain. « Je suis, dit-il, le pain de vie. » Jn VI, 35. Mais comment te donnera-t-il, si tu ne donnes pas à l'indigent ? Un autre a besoin de toi et tu as besoin d'un autre; donc celui qui a besoin de toi a besoin d'un indigent, tandis que Celui dont tu as besoin n’a besoin de rien lui-même. Fais donc ce que tu veux que l'on fasse pour toi. Il arrive parfois à des amis de se reprocher en quelque sorte leurs bienfaits réciproques. Je t'ai rendu ce service, dit celui-ci; et moi cet autre, reprend celui-là. Mais Dieu ne veut pas que nous lui donnions pour le dédommager de ce qu'il nous a donné. Il n'a besoin de rien, ce qui le rend véritablement Seigneur. « J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez aucun besoin de mes biens. » Ps XV, 2. Il est donc Seigneur, véritablement Seigneur et n'a aucun besoin de nos biens. Afin toutefois que nous puissions faire pour lui quelque chose, il daigne souffrir de la faim dans la personne de ses pauvres. « J'ai eu faim, dit-il, et vous m'avez donné à manger. - Seigneur, quand vous avons-nous vu souffrir la faim ? - Quand vous avez donné à l'un de mes petits, vous m'avez donné à moi-même. » Que l'on apprenne donc par ce peu de mots et que l'on considère avec l'attention convenable combien il y a de mérite à nourrir le Christ dans sa faim et combien on est coupable de ne pas le faire.
12. On s'améliore, il est vrai, par le repentir de ses péchés mais la pénitence même semble inutile lorsqu'elle ne produit des œuvres de miséricorde. C'est ce qu'atteste la Vérité même par la bouche de Jean. À ceux qui s'adressaient à lui, le Précurseur disait effectivement. « Race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui vous menace ? Faites donc de dignes fruits de pénitence; et ne dites pas : nous avons pour père Abraham.
Car je vous déclare que de ces pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham. Déjà la cognée a été mise à la racine des arbres. Ainsi tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. » Il a déjà parlé de ces fruits : « Faites de dignes fruits de pénitence. » Si donc on ne porte pas de ces fruits, c'est à tort que l'on espère obtenir par une stérile pénitence la rémission de ses péchés. Mais quels sont ces fruits ? Saint Jean le fait connaître ensuite. Comme les foules l'interrogeaient après son discours et lui demandaient : « Que ferons-nous donc ? » c'est-à-dire : quels sont ces fruits que tu nous engages a produire, avec menaces ? il leur répondait: « Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas; et que celui qui a de quoi manger fasse de même.» Luc III, 7-11. Est-il rien, mes frères, de plus clair, de plus certain, de plus formel ?
Et ces paroles : « Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu » ne rappellent-elles point ce qui sera dit aux réprouvés : « Allez au feu éternel; car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger» ? C'est donc trop peu de renoncer au péché, il faut encore réparer le passé. Il est écrit : « Mon fils as-tu péché? Ne pèche plus désormais. » Et pour ne laisser pas croire que cela suffit, l'écrivain sacré ajoute : «Prie encore pour tes fautes anciennes, afin qu'elles te soient pardonnées ? » Ecq XXI, 1. Or que te servira-t-il de prier si tu ne te rends pas digne d'être exaucé en faisant de dignes fruits de pénitence ? Arbre stérile, tu seras coupé et jeté au feu. Si donc vous voulez être entendus lorsque vous priez pour vos péchés : « Pardonnez et on vous pardonnera, donnez et on vous donnera. » Lc VI, 37-38.