Saint Jean Chrysostome

Homélie 19 sur la Genèse

Et Caïn dit à son frère Abel : sortons, allons dans la campagne.

1. De même que des plaies incurables résistent au traitement le plus sévère comme aux remèdes les plus doux, de même l’âme qui s'est une fois rendue esclave du péché et qui repousse toute réflexion salutaire, ne profite d'aucun conseil, ne cesserait-on pas de l'instruire : c'est comme si elle avait perdu le sens de l'ouïe, tant les exhortations lui sont inutiles, non parce qu'elle ne peut pas, mais parce qu'elle ne veut pas les écouter. Il n'en va pas des dispositions de l’âme comme des blessures du corps : souvent les  affections physiques sont telles qu'on ne saurait y rien changer; dans la volonté, rien de semblable; le méchant, s'il le veut, peut changer et devenir bon, tout comme celui qui est bon peut déchoir et devenir mauvais, en tombant simplement dans la négligence. Le souverain Maître de l'univers, ayant fait notre nature libre, nous poursuit constamment de son amour et ne néglige rien pour nous sauver; voyant à nu le fond des cœurs, les pensées les plus secrètes, il ne cesse de nous envoyer ses inspirations et ses conseils, en prévenant pour les réprimer nos funestes tendances. Il ne nous impose pas une nécessité; mais, après avoir mis à notre portée tous les remèdes convenables, il laisse au malade la décision à prendre sur son propre sort.

C'est ce dont nous voyons un exemple dans Caïn. Après avoir été l’objet de tant de prévenances, à quel excès de fureur ne se porte-t-il pas ? Dès qu'il eut la conscience de son péché, il aurait dû s'appliquer désormais à s'en corriger; mais, comme un homme ivre, il ajoute une nouvelle blessure à la blessure déjà reçue, il refuse le remède qui lui a été présenté avec tant de bonté, il est impatient d'accomplir le meurtre qu'il roule dans son esprit; et le voilà qui commence par la ruse et la fourberie, trompant son frère par de fallacieuses paroles. Voilà quelle bête féroce c'est que l'homme, quand une fois il s'est jeté du côté du mal. Assurément, c'est une chose grande et noble que cet animal doué de raison, quand il s'attache aux œuvres de la vertu; mais aussi, quand il penche vers le vice, il en vient à égaler la cruauté des bêtes sauvages, il va même plus loin, et, quoiqu'il soit doué de raison et doux par nature, il dépasse bientôt et de beaucoup leurs instincts féroces quand une fois il est entré dans ce chemin.

Mais voyons ce qui va suivre ici : « Et Caïn dit à son frère Abel : Sortons, allons dans la campagne. » Les paroles sont bien celles d'un frère; mais l'âme est celle d'un homicide. -- Que fais- tu, ô Caïn ? Ne sais-tu pas à qui tu parles, que celui qui t'écoute est ton frère, que la même mère vous a donné le jour ? Ne peux-tu te représenter ce qu'il y a d'affreux dans le coup que tu médites ? Ne crains-tu pas le Juge qu'on ne saurait tromper ? Comment l'image du crime ne te fait-elle pas frissonner d'horreur ? Pourquoi veux-tu conduire ton frère dans la campagne et l'éloigner du secours paternel ? Quel étrange motif te fait maintenant l'entraîner dans la campagne, et concevoir un dessein auquel tu n'avais pas songé jusqu'à ce moment ? Pourquoi te disposer à traiter ton frère en ennemi mortel, en te couvrant des dehors de l'amitié fraternelle ? Que dans ton aveuglement tu ne tiennes plus aucun compte des liens du sang et des lois de la nature, soit; mais est-ce une raison pour armer ton bras contre celui qui ne t'a fait aucune injure ? Que pourras-tu répondre à ceux qui t'ont donné le jour, quand tu les auras plongés dans une douleur aussi profonde, quand, après avoir été l'auteur de ce drame épouvantable, il te faudra leur annoncer le premier cette mort sanglante ? Est-ce ainsi que tu les récompenses de t'avoir élevé ? Quelle machination du diable te pousse à cette action fatale ? Peux-tu dire que la bienveillance du Seigneur de l'univers pour ton frère ait rendu celui-ci insolent envers toi ? Est-ce que Dieu, pour éloigner de ton esprit cette idée sanguinaire, ne l'a pas soumis à ton pouvoir et placé sous ta dépendance, en disant : « Il dépendra de toi, tu seras son maître ?» En effet, cette parole doit s'entendre de la sujétion du frère.

Il en est qui prétendent que cela a été dit de l'offrande faite à Dieu, et voici dans quel sens : elle te reviendra, c'est toi qui dois en jouir. Voilà pourquoi je vous ai présenté cette double signification, laissant à votre prudence de prendre celle qui vous paraîtrait le mieux convenir au texte sacré. Pour moi, je l'entendrais plutôt du frère. « Et voilà que, tandis qu'ils étaient dans la campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua.» Attentat horrible, périlleuse audace, crime affreux, conduite indigne de pardon, inspiration d'une âme effrénée. «Il se jeta sur son frère Abel, dit l’écriture, et il le tua.» Ô main sacrilège et profondément misérable ! Ou plutôt non, n'est pas sur la main que doivent retomber notre indignation et notre pitié, c'est sur l'âme dont ce membre n'a été que l'instrument. Ecrions-nous donc : Ô âme téméraire, perverse et misérable !

Mais nous aurions beau faire, nous n'en dirions jamais assez. Comment cette main ne s'est-elle pas desséchée ? Comment a-t-elle pu brandir le glaive et porter le coup mortel ? Comment l’âme ne s'est-elle pas soudain retirée du corps ? Comment a-t-elle eu le triste courage d'accomplir ce forfait ? Comment ne s'est-elle pas repliée sur elle-même et n'a-t-elle pas changé de dessein ? Comment n'a-t-elle pas entendu la voix de la nature ? Comment n'a-t-elle pas considéré le résultat avant de mettre la main à l'œuvre ? Comment a-t-elle pu supporter après cela le spectacle d'un frère rendant le dernier soupir et gisant sur la terre ? Comment a-t-elle pu supporter la vue de ce corps privé de vie sans éprouver elle-même les angoisses de la mort ? Quoi ! lorsqu'après tant d'années et quoique nous ayons tous les jours le spectacle de la mort sous nos yeux, nous voyons mourir quelqu'un qui ne nous est rien et dont la vie se termine sans violence, nous nous sentons néanmoins défaillir, et, si c'est un ennemi, tout sentiment de haine s'éteint dans notre cœur. A combien plus forte raison le meurtrier ne devait-il pas ici succomber à la douleur et rendre l’âme, en voyant un frère, un homme qui avait reçu le jour du même père et de la même mère que lui, dont la voix retentissait encore à son oreille, dont l'âme était précieuse au Seigneur, privé tout-à-coup de souffle et de mouvement, étendu sans vie à ses pieds ?

2. Et maintenant, après cet horrible forfait, après cet excès d'audace indigne de tout pardon, voyons encore avec quelle condescendance et quelle miséricorde en use le Dieu de l'univers. «Et Dieu dit à Caïn.....» Genes., IV, 9. Et déjà quelle bonté n'est-ce pas de sa part qu'il daigne adresser la parole à un être aussi criminel ? Nous aurions en abomination un membre même de notre famille, s'il se rendait coupable d'une action de ce genre; nous devons admirer d'autant plus et avec d'autant plus de justice la bonté de Dieu et son inépuisable patience. Il est médecin, il est père plein de tendresse : en qualité de médecin, il met tout en œuvre pour ramener à la santé ceux qui sont travaillés par une cruelle maladie; comme père plein de tendresse, Il désire avec ardeur rétablir dans leur dignité première des enfants qui s'étaient déshonorés par leur faute. Cette infinie bonté, cet immense amour pour les hommes, Dieu veut en donner un témoignage à celui-là même qui s'en est rendu si profondément indigne. Il lui dit : « Où est Abel, ton frère ?» Non, on ne saurait douter que la patience de Dieu ne soit inépuisable. S'il interroge, ce n'est pas qu'il ignore; il se conduit envers le fils comme il l'avait fait envers le père. Rien Ne nous empêche de revenir sur la même pensée. De même, en effet, qu'il disait à celui-ci quand il fuyait pour cacher sa nudité : «Où es-tu ? » non qu'il ignorât sa conduite, mais pour lui fournir l'occasion d’effacer son péché par un aveu sincère, aveu que Dieu nous demande toujours dès le principe pour pardonner nos péchés; de même il interroge maintenant Caïn et lui dit : «Ou est Abel, ton frère ?» Le Seigneur cache son amour sous les dehors de l'ignorance; il interroge, encore une fois, pour disposer le coupable à confesser son péché, et pouvoir de la sorte le lui pardonner, lui faire miséricorde. « Où est Abel, ton frère ? » Que répond l'ingrat, l'insensé, le téméraire, l'impudent ? Lorsqu'il aurait dû penser que Dieu ne l'interrogeait pas par ignorance, mais plutôt pour lui ménager la confession de son crime, pour nous enseigner à tous à ne jamais condamner nos frères sans avoir auparavant examiné leur cause, pour nous rappeler aussi le conseil du Seigneur, qui voulait prévenir une telle violence, et qui, sachant avant l'action les funestes pensées qui fermentaient dans l'esprit de cet homme, lui avait présenté les remèdes les plus propres à l'en détourner; lorsqu'il eût dû réfléchir à tout cela, dis-je, afin de mettre un terme à sa fureur, de déclarer ce qui s'était passé, de montrer la blessure au médecin et d'accepter enfin les remèdes, il ne sait qu'aggraver le mal et rendre la blessure plus profonde. « Et il répondit : Je ne le sais pas.» Quelle impudence dans cette réponse ! - Penses-tu donc, malheureux, parler à un homme qu'on peut aisément tromper ? Ne sais-tu pas, âme perverse; quel est celui qui te parle ? Comment ne te vient-il pas à l'esprit qu'il t'interroge par un excès de bonté, qu'il cherche une occasion pour te prouver encore son amour, afin du moins un qu'après avoir employé tous les moyens de salut, il te laisse sans excuse, quand tu te seras dévoué toi-même au châtiment ? « Et il répondit : Je ne le sais pas. Est-ce que je suis le gardien de mon frère ?» Il est aux prises avec sa conscience , et, poussé en quelque sorte par cet accusateur, il ne se borne pas à dire : «Je ne le sais pas; » mais il ajoute : «Est-ce que je suis le gardien de mon frère ?» Il se contente de ne pas s'accuser.

Et cependant, en te prenant par tes propres paroles, en invoquant les lois de la nature, oui, tu devais être le gardien de ton frère et veiller à son salut. Oui, la nature le veut ainsi; ceux qui sont nés du même sein doivent être leurs gardiens réciproques. Et, si tu n'y consentais pas, si tu ne voulais pas être le gardien de ton frère, pour quel motif en es-tu devenu le meurtrier ? En égorgeant celui qui ne t'avait fait aucune injure, as-tu pensé qu'il ne s'élèverait aucune voix pour te reprocher ce crime ? Mais attends, et tu verras ta victime elle-même devenir ton accusateur; celui qui git sans vie sur la terre va faire retentir contre toi une voix puissante , bien que tu sois plein de force et de vie. «Et Dieu dit: Comment as-tu fait cela ?» Genes., IV, 10. Quelle énergie dans cette parole - Comment as-tu fait cela? Pourquoi as-tu commis ce crime abominable, cette lâche action, cette œuvre impardonnable, cette horrible folie ? Est-ce donc par ta main que le meurtre, inconnu jusqu'à ce jour, devait apparaître dans la vie humaine? Comment as-tu pu te rendre coupable d'un forfait si grand qu'il n'en saurait exister de plus épouvantable ? «La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi.» Suis-je donc un homme, pour n'entendre que la voix dont la langue articule les sons ? Je suis Dieu, et je puis entendre celui qui crie par son sang, alors même qu'il est glacé par la mort. Vois-tu jusqu'où monte la voix de ce sang ? Elle monte de la terre jusqu'au ciel, et, passant par-dessus les cieux des cieux, laissant sur son chemin les vertus supérieures, elle parvient jusqu’au trône de l’Éternel pour dénoncer en gémissant ta fureur meurtrière, ton inconcevable attentat. «La voix du sang de ton frère s'élève de la terre vers moi. » Est-ce sur un étranger ou sur un inconnu que tu as porté une main homicide ? Non, c'est sur un frère, et sur un frère qui ne t'avait fait aucun mal.

Peut-être est-ce ma bienveillance pour lui qui t'a fait lui donner la mort; ne pouvant pas lutter contre moi, c'est sur sa tête que s'est déchaînée ton implacable fureur. Aussi vais-je t'infliger un châtiment tel que ton crime ne puisse jamais tomber dans les ténèbres de l'oubli, et que ton sort soit une perpétuelle leçon pour tous ceux qui vivront dans la suite des siècles. Puis donc que tu as fait cela, que tu n'as pas craint de réduire en acte ta funeste pensée et que ta profonde jalousie t'a rendu fratricide, « sois désormais maudit sur la terre.»

3. Remarquez-vous la différence des malédictions, mon bien-aimé ? Ne passez pas là-dessus sans réflexion, et mesurez la grandeur du mal commis par la gravité de l'anathème. Voulez-vous savoir de combien ce crime l'emporte sur la prévarication du premier homme, vous n'avez qu'à voir la différence des malédictions. Là le Seigneur avait dit : « Maudite sera la terre dans tes travaux;» Gen., III, 17, c'était directement à la terre que s'attachait la malédiction, et Dieu montrait encore sa sollicitude pour l'homme : ici c'est le coupable lui-même qui la reçoit sur lui, tant son action est hideuse, son audace effrénée, son attentat indigne de pardon. «Et désormais tu seras maudit sur la terre.» Ibid., 14. Il a fait en quelque sorte l'œuvre du serpent: comme ce dernier, il a été l'instrument de la pensée du diable; de même que le serpent avait introduit la mort parle mensonge, de même Caïn par un mensonge emmène son frère dans les champs pour le frapper et le mettre à mort. Voilà pourquoi nous voyons se renouveler ici cette terrible parole : « Sois maudit parmi toutes les bêtes de la terre;» l'action est la même aussi. De même que le diable, poussé par la haine et l'envie, ne pouvant supporter la vue des ineffables bienfaits accordés à l'homme dès le commencement, par l'envie en vint à la séduction, qui devait à son tour introduire la mort; de même Cain, voyant la bienveillance du Seigneur pour son frère, fut entraîné par l'envie à l'homicide. C'est pour cela qu'il lui est dit : « Sois maudit sur la terre.» Après avoir lancé la malédiction, le Seigneur ajoute à propos de la terre : «Qui a ouvert son sein pour recevoir de ta main le sang de ton frère ? » Oui, c'est sur cette même terre que tu seras maudit, sur cette terre abreuvée d'un tel sang, théâtre de cette horrible tragédie qui s’est accomplie par ta main sacrilège.

L’Écriture sainte, s'interprétant elle-même, développe cette pensée : « Lorsque tu auras travaillé la terre, elle refusera de te donner les fruits de son énergie.» Gen., IV, 12. Châtiment terrible, accablante indignation ! -- Tu supporteras le poids du travail, tu feras tout ce que tu dois faire pour cultiver cette terre arrosée de sang; mais de tant de travaux tu ne recueilleras aucun fruit, tous tes efforts seront inutiles. - Là ne s’arrête pas la punition du coupable. « Tu passeras sur la terre saisi de tristesse et de frayeur. » C'est encore là un bien terrible supplice, vivre dans des gémissements continuels et dans de continuelles épouvantes, - Puisque tu as abusé de la force de ton corps, de la vigueur de tes membres, je t'inflige ce tremblement perpétuel, ces secousses incessantes, non seulement pour que cela te rappelle à jamais la grandeur de ton crime, mais encore pour que tous ceux qui te verront soient détournés par cette vue comme par une voix éclatante, d'imiter ta criminelle audace, de peur de subir le même châtiment; si bien que ton supplice soit pour tous une leçon permanente qui leur apprenne à ne plus souiller la terre par l'effusion du sang,c'est pour cela que je ne te frappe pas d’une mort prompte; le fait serait trop tôt oublié : je t’imposerai une vie plus lourde à porter que la mort, et par là tu comprendras de plus en plus la noirceur de ton crime. «Et Caïn dit au Seigneur : Mon crime est trop grand pour qu'il me soit pardonné. » Ibid., 13.

Un grand enseignement, une leçon éminemment salutaire se présente à nous dans ce texte, si nous voulons y faire attention. « Caïn dit : Mon crime est trop grand pour être pardonné.» Voilà bien une confession complète. - Tel est le péché que j'ai commis, dit-il, que je ne saurais espérer d'en recevoir le pardon. - Il a donc fait sa confession, me direz-vous, une confession pleine et entière. - Mais sans fruit, mon bien-aimé, parce que cette confession est intempestive. Il fallait la faire dans le temps voulu, quand il était possible d'obtenir miséricorde du souverain Juge. Souvenez-vous ici de ce que je vous disais naguère, à savoir qu'au dernier jour et devant le tribunal incorruptible, chacun de nous se repentira certainement de ses péchés, à la vue des épouvantables supplices placés alors sous ses yeux; mais ce repentir sera sans utilité, parce qu'il n'aura pas lieu dans le temps convenable.

Le repentir avant la sentence prononcée se trouve dans les conditions requises, et possède en ce cas une vertu merveilleuse. Je vous en conjure donc, hâtez-vous, tandis que ce remède conserve son efficacité, d'en retirer les précieux avantages. C'est tant que dure la vie présente que nous devons nous appliquer ce remède de la pénitence, sachant à n'en pas douter qu'elle ne nous servira plus de rien en dehors de ce temps, lorsqu'aura disparu le théâtre et que se sera écoulée l'heure des combats.

4. Mais revenons à notre sujet. C'est quand le Seigneur l'interpellait ainsi : « Où est Abel, ton frère? » qu'il eût dû confesser son péché, se prosterner à terre, prier et demander pardon. Il avait alors repoussé le remède; et maintenant que la sentence est portée, que tout est fini, que la voix éclatante du sang s'est élevée de la terre pour l'accuser, il confesse son crime, mais en vain. D’où cette parole d'un prophète : «Le juste s'accuse lui-même au commencement du discours. » Prov., XVIII, 17. Le coupable eût également obtenu miséricorde, grâce à l'infinie bonté du Seigneur. Il n'est pas de péché, quelque grand qu'il soit, qui puisse triompher de cette miséricorde, pourvu que nous fassions pénitence et demandions pardon dans le temps opportun. « Et Caïn dit : Mon crime est trop grand pour être pardonné.» Confession suffisante, encore une fois, mais intempestive. « Si vous me rejetez de la face de la terre, je fuirai de votre présence, j'errerai sur la terre dans les gémissements et la frayeur, et quiconque se trouvera sur mon chemin me tuera. » Genes., IV, 14. Combien déplorables sont de telles paroles, vous le voyez, non seulement à cause de leur inopportunité, mais encore parce qu'elles sont frappées par cette même circonstance d'impuissance et de stérilité. Voilà  donc comment il s'exprime; « Si vous me rejetez aujourd'hui de la face de la terre, je fuirai aussi de votre présence, j'errerai sur la terre dans les gémissements et la frayeur, et quiconque se trouvera sur mon chemin me tuera.» C'est comme s'il avait dit : si vous faites de moi un maudit sur la terre, si vous-même vous vous détournez de moi, si vous me condamnez à ce terrible châtiment, de telle sorte qu'il ne me reste qu'à gémir et à trembler, rien n'empêchera désormais qu'un homme réduit à ce misérable état et dépouillé de votre secours, ne tombe sous les coups du premier venu. Je ne serai plus qu’une proie facile pour quiconque voudra me tuer. Je ne pourrai pas me défendre moi-même dans cet abattement et cette agitation qui se seront emparés de tous mes membres; en outre, tout le monde sachant que je ne serai plus soutenu par votre force, plus rien n'arrêtera celui qui désirera ma mort. Que répond à cela le Seigneur ? Imposera-t-il silence à son amour pour l'homme ? «Et le Seigneur Dieu lui dit: non il n'en sera pas ainsi.» Ibid., 15. Ne pense pas que les choses se passent de la sorte; il ne sera permis à personne de porter la main sur toi; je veux que ta vie se prolonge afin de prolonger ainsi ton châtiment; je te laisse comme un exemple pour les générations futures, il faut que ta vue leur soit une grande leçon et les détourne de marcher sur tes pas. «Et le Seigneur Dieu lui dit : non, il n'en sera pas ainsi; quiconque tuera Caïn recevra une punition sept fois plus forte. »

Mon discours est déjà bien long peut-être, et je crains de vous causer une fatigue, y compris corporelle. Que faire cependant ? En voyant votre ardente attention et votre désir insatiable, je poursuis et je complète, dans la mesure de mes forces, l'interprétation commencée. Que signifie cette expression : « Une punition sept fois plus grande ? » Mais, je le répète, je crains d'accabler votre mémoire et de nuire à ce que j'ai dit par ce que je vais encore dire. N'importe, si vous n'êtes pas trop fatigués, je terminerai l'explication de ce texte, et puis j’arrêterai là mon discours. « Et le Seigneur Dieu lui dit. : non, il n'en sera pas ainsi. Quiconque tuera Caïn recevra une punition sept fois plus forte. Et le Seigneur Dieu mit un signe sur Caïn, pour que personne en le rencontrant n'osât lui donner la mort. » -- Tu craignais donc d'être tué, semble-t-il lui dire; sois tranquille, cela ne sera pas. Quiconque attenterait à ta vie se constituerait débiteur d'une punition sept fois plus forte. C'est pour cela que je mets un signe sur toi; il ne faut pas que par ignorance on puisse s'exposer à une telle peine.

5. Je dois vous dire clairement pourquoi quiconque aurait tué Caïn eût mérité une punition sept fois plus forte. Si dans ces jours, dans le temps du jeûne, comme je l'ai déjà souvent fait remarquer à votre charité, alors que nous jouissons d'un si grand calme, loin des pensées qui troublent notre intelligence, nous ne nous appliquons pas à l'étude des Livres saints, comment pourrons-nous acquérir une telle instruction dans d’autres circonstances ? Je vous en conjure donc et je vous en supplie, j'irais, s'il le fallait, jusqu'à me jeter à vos genoux, écoutez cet enseignement avec toute l'attention dont vous êtes capables, afin que chacun de nous emporte dans son âme quelque chose de noble et de généreux en rentrant dans sa demeure. Que signifie donc cela : « Une punition sept fois plus forte? » D'abord, le nombre sept est employé dans l’Écriture pour exprimer un grand nombre en général; on l'y rencontre fréquemment dans ce sens, comme par exemple, «la femme stérile a enfanté sept fois,» 1 Reg., II, 5, et autres passages semblables. Dans celui qui nous occupe, on peut de là conjecturer la grandeur du péché, et penser même qu'il n'y a pas un péché seul, mais bien sept, dont chacun mérite une peine spéciale.

Les sept péchés de Caïn

Comment les compterons-nous ? En premier lieu, si vous y réfléchissez bien, Caïn a commis le péché d'envie contre son frère, parce que celui-ci est agréable à Dieu, mobile qui seul eût suffi pour lui faire accomplir son homicide. En second lieu, c'est un frère contre un frère; troisièmement, à la violence il ajoute la fourberie; quatrièmement, il exécute sa funeste pensée; cinquièmement, il se baigne dans le sang fraternel; sixièmement, il accomplit le premier de tous les meurtres; septièmement, il ment à Dieu.

Avez-vous bien saisi ce que je viens de vous dire, ou voulez-vous que je reprenne cette énumération, pour vous montrer que chacun de ces crimes méritait le plus terrible châtiment ? Etait-il, en effet, digne de pardon celui qui dans la bienveillance divine trouvait un motif de jalousie ? Voilà donc d'abord un péché très grand et qui n'a droit à aucune pitié. Après celui-là vient un péché plus grand encore, c'est que cette envie a pour objet un frère, et un frère innocent. Ce n'est certes pas là un péché ordinaire. La ruse ourdie constitue le troisième : c'est par le mensonge que ce frère est attiré dans les champs, et puis assailli sans égard pour les lois de la nature. Le quatrième consiste dans l’accomplissement même du meurtre projeté. Le cinquième, c’est d'avoir mis à mort un frère, le fruit du même sein maternel. Le sixième, c'est d'avoir introduit ici-bas cet aspect effrayant d'une mort violente. Le septième, enfin, c'est d'oser répondre par un mensonge à la question posée par Dieu. Ainsi donc le Seigneur lui disait : Celui qui tenterait de te donner la mort se dévouerait par là-même à des peines sept fois plus fortes. Tu n'as pas dès lors à craindre cette mort. Du reste, je t'ai marqué d'un tel signe que personne en te rencontrant ne pourra le méconnaître. Ce tremblement qui doit durer toute ta vie a pour but le bien des générations futures; ce que tu as fait seul et sans témoins, tous l'apprendront par tes gémissements et ton trouble; l'agitation de ton corps sera comme une voix puissante par laquelle tu ne cesseras de dire à tous: que nul de vous n'imite mon audace, de peur d'encourir un pareil châtiment.

6. En écoutant ces choses, mes bien-aimés, prenez-les en sérieuse considération, et n'ayez pas seulement en vue de vous réunir chaque jour à cette table spirituelle; entendre la parole ne serait rien, si vous n'y joigniez l'obéissance des œuvres. En revenant par la pensée au point de départ d'où Caïn se précipita dans ce crime en quelque sorte irrémissible, en le voyant ainsi s'acharner avec fureur sur un frère dont il n'avait reçu aucune injure, et le tuer, ne craignons pas les maux auxquels nous pourrions être en butte, craignons plutôt de faire du mal aux autres. Le mal n'atteint en réalité que celui qui veut nuire à son prochain. Pour vous convaincre de cette vérité, voyez, je vous prie, quel est celui qui dans cette circonstance a réellement souffert : le meurtrier ou la victime ? Il est évident que c'est le meurtrier. La gloire de la victime est dans toutes les bouches, depuis qu'elle succomba, jusqu'à nos jours; on ne cesse de lui décerner des éloges et des couronnes comme au premier témoin de la vérité; et le bienheureux Paul a pu dire : « Abel parle encore après sa mort. » Hebr., XI, 4. Quant au meurtrier, déjà sur la terre il mena la vie la plus misérable qui fut jamais; et depuis ce moment il est maudit par tous les hommes comme un être abominable aux yeux de Dieu, il est livré par l’Écriture sainte à la réprobation de l'univers. Voilà pour ce qui regarde le temps présent, dont la durée doit avoir un terme; mais qu'en sera-t-il de l'un et de l'autre dans la vie future, alors que le souverain Juge rendra à chacun selon ses œuvres, quelle parole pourrait l'exprimer ? Qui dira jamais la récompense ou le supplice ? Non, personne qui puisse jamais raconter de telles joies ou de telles douleurs. Abel, dans les splendeurs du royaume céleste, dans les tabernacles éternels, a pris rang parmi les chœurs des patriarches, des prophètes, des apôtres, de tous les saints, pour régner avec eux dans tous les siècles et partager ainsi la gloire de Jésus-Christ, fils unique de Dieu, Dieu lui-même. Et Caïn, plongé dans les feux de la géhenne, accablé sans fin par tous les supplices réunis dans ce triste séjour, avec tous les pêcheurs  qui ont marché sur ses traces, et notamment avec ceux qui furent subjugués plus tard par des passions honteuses, que notre commun Seigneur frappe pour cette raison d'un châtiment plus terrible. Écoutez le bienheureux Paul disant encore à ce sujet : « Ceux qui auront péché sans la loi périront sans la loi; » ce qui veut dire qu'ils subiront une peine moins grave parce qu'ils n'auront pas eu la loi pour les avertir et les redresser. «Et ceux qui auront péché dans la la loi seront jugés par cette même loi. » Rom., II, 12. Coupables des mêmes faits que les premiers, quoiqu'ils aient eu les secours de la loi, ils subiront des peines plus graves et plus intolérables. Et certes à bon droit, puisque ni la prescription de la loi ni l'exemple du châtiment des autres ne les ont rendus plus prudents et plus sages.

Du moins en ce jour instruisons-nous par de tels exemples, soumettons à la volonté du Seigneur la direction de notre vie, obéissons à ses lois, afin que ni la tristesse, ni l'envie, ni l'amour sensuel, ni les grandeurs de la terre, ni les puissances du temps présent, ni les plaisirs de la table, ni aucune autre passion déréglée ne subjuguent notre âme et n'obscurcissent ainsi notre raison. Purifions-nous de toute souillure et de toute volupté terrestre; hâtons-nous de dire adieu aux appétits grossiers, aux affections dégradantes du monde, et dirigeons-nous avec empressement vers la patrie future, vers ces ineffables biens que le Seigneur a préparés à ceux qui l'aiment. 

Puissions-nous tous les obtenir par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur soient au Père, en union avec le Saint -Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.