Saint Jean Chrysostome
Homélie 66 sur la Genèse : la mort de Jacob
Et les jours où Israël devait mourir étant proches, il appela son fils Joseph et lui dit : Si j'ai trouvé grâce devant toi, mets ta main sur ma cuisse, et agis avec moi en toute miséricorde et vérité, afin que je ne sois pas enseveli en Égypte et que je repose avec mes pères. Et tu me transporteras hors de l’Égypte, et tu m'enseveliras dans leur sépulcre. Et Joseph lui répondit : Je ferai selon votre parole. Et Jacob lui dit : Jure-le moi. Et Joseph le jura : et Israël adora l'extrémité de son sceptre.
1. Terminons aujourd'hui l'histoire de Jacob, et voyons les dispositions qu'il prend au moment de rendre le dernier soupir. Néanmoins, que personne n'aille s'autoriser de l'ordre actuel des choses pour exiger des justes de l'antiquité la philosophie qui convient aux fidèles d'aujourd'hui; il faut les juger d'après les temps et le milieu où ils vivaient. Si je me permets au préalable cette observation, c'est à cause du langage que le Patriarche va bientôt tenir à Joseph.
Prêtons maintenant à ce récit une oreille attentive. « Et les jours où Israël devait mourir étant proches, il appela son fils Joseph et lui dit : Si j'ai trouvé grâce devant toi, mets ta main sur ma cuisse, et agis avec moi en toute miséricorde et vérité, afin que je ne sois pas enseveli en Égypte et que je repose avec mes pères. Et tu me transporteras hors de l’Égypte et tu m'enseveliras dans leur sépulcre. Et Joseph lui répondit : je ferai selon votre parole. Et Jacob lui dit : jure-le moi; et Joseph le jura. Et Israël adora l'extrémité de son sceptre. » Genes., XLVII, 29-31.
Les Anciens vivant avant la loi et la grâce avaient moins d’obligations morales que nous
Bien des esprits faibles, exhortés par nous à ne pas se préoccuper extrêmement des soins de la sépulture, et à ne pas attacher une haute importance à ce que leurs restes mortels soient rapportés de la terre étrangère dans la terre de la patrie, nous objectent ce trait de la vie de Jacob et sa sollicitude sur ce point. Mais, en premier lieu, comme je l'ai dit bien des fois, il faut tenir compte de ce que les hommes de ces temps antiques étaient obligés à une philosophie moins parfaite que nous aujourd'hui. De plus, le saint Patriarche, en prenant ses dispositions de la sorte, avait une raison particulière : il laissait à ses enfants l'espérance de retourner un jour dans la terre de la promesse. Que tel ait été le motif de la conduite de Jacob, son fils nous l'enseigne avec encore plus de clarté par ces paroles : «Dieu vous visitera certainement, et vous emporterez d'ici mes ossements. » Gen., L, 24. L'avenir se déroulait à leurs yeux éclairés par la foi; c'est pourquoi Jacob appelle déjà la mort un sommeil : «Je reposerai avec mes pères, » dit-il. De là ces paroles de Paul : « Tous ces justes sont morts dans la foi, sans avoir reçu l'effet des promesses qu'ils avaient vues seulement et saluées de loin. » Hebr., XI, 13.
Comment cela? Par les yeux de la foi. Que personne n'attribue donc à la pusillanimité cet ordre du saint Patriarche; attribuons-le plutôt aux circonstances dans lesquelles il se trouvait et à la science prophétique qu'il avait du retour futur de ses descendants; et, à ce titre, reconnaissons-le au-dessus de tout reproche. Mais aujourd'hui qu'une philosophie plus parfaite est imposée à la vie humaine, conséquemment à l’avènement du Christ, on blâmerait à bon droit quiconque se livrerait à des préoccupations pareilles. N'allons pas gémir sur le sort de celui qui finit sa vie sur la terre étrangère ou qui expire dans un complet isolement. Ce n'est point le sort de semblables gens qui est à plaindre, mais le sort de l'infortuné qui meurt dans le péché; mourût-il sur son lit, dans sa maison et au milieu de ses amis. Et qu'on ne me tienne pas ces propos aussi froids et ridicules qu'insensés : Un tel est mort plus ignominieusement qu'un chien; auprès de lui ne se trouvait aucun de ses amis, ni personne qui pût lui faire rendre les derniers honneurs, et il a fallu pour ses funérailles recourir à la générosité publique.
Aucune mort n’est « ignominieuse » pour les gens de bien
Ce n'est pas là, mon cher ami, mourir plus ignominieusement qu'un chien. Car enfin, quel mal en est-il résulté ? La seule chose dont ce malheureux ait pu souffrir est l'absence du manteau de la vertu pour s'en envelopper. Quant au reste, l'homme de bien n'en souffre d'aucune manière; et la preuve, c'est que nous ignorons en quels lieux ont été ensevelis la plupart des justes, je veux parler des Prophètes et des Apôtres : nous ne connaissons la sépulture que d'un petit nombre d'entre eux. Parmi ces justes, les uns ont eu la tête tranchée, les autres sont morts sous les pierres; d'autres ont bravé pour l'honneur de la religion mille et mille supplices; tous ont rendu témoignage au Christ. Et cependant qui oserait qualifier leur mort d'ignominieuse et ne pas leur appliquer le mot de la divine Écriture: « La mort des Saints est précieuse devant le Seigneur ? » Psalm. CXV 15. Mais, si elle qualifie de précieuse la mort des Saints, l’Écriture flétrit la mort du pécheur. « La mort des pécheurs est mauvaise, » dit-elle. Psalm. XXXIII, 22. Ainsi donc, ils auront beau expirer dans leur maison, sous les yeux de leur femme et de leurs enfants, en présence de leurs amis et de leurs connaissances, s'ils sont étrangers à la vertu, leur mort n'en est pas moins affreuse. Au contraire, qu'il meure sur un sol étranger ou gisant sur le pavé; que dis-je, sur un sol étranger ? qu'il vienne à tomber entre les mains des brigands ou qu'il soit dévoré par les bêtes féroces, la mort de l'homme vertueux sera toujours une mort glorieuse.Dites-moi, je vous prie, est-ce que le fils de Zacharie n'a pas eu la tête tranchée ? Est-ce qu’Étienne, le premier qui ait ceint la couronne du martyre, n'a pas été lapidé ? Et Pierre et Paul n'ont-ils pas été, celui-ci décapité, celui-là crucifié, au contraire du Sauveur, la tête en bas ? Et n'est-ce pas justement pour cela qu’ils sont chantés et célébrés dans le monde entier ?
2. Que ces considérations nous enseignent à ne point estimer malheureux le sort de ceux qui meurent sur la terre étrangère, ni heureux le dort de ceux qui finissent leur vie dans leur maison. Suivons plutôt la règle que nous trace la divine Écriture : les hommes qui meurent après avoir passé leur vie dans l'exercice de la vertu, proclamons-les bienheureux; et proclamons malheureux les hommes qui meurent dans le péché. Car, si les premiers passent à une vie meilleure où ils reçoivent le prix de leurs travaux, les seconds, après avoir déjà reçu les prémices de leur châtiment, ont à rendre compte de leur actes et sont voués à d'inévitables maux. Appliquons-nous donc courageusement à la pratique de la vertu, combattons le combat de la vie présente comme si nous étions dans la palestre; et, quand le théâtre de ce monde aura disparu, il nous sera permis de compter sur une brillante couronne. Ne nous exposons pas à d'inutiles regrets. Tant que dure le combat de la vie il est possible, avec de la bonne volonté et en secouant toute négligence, de pratiquer la vertu et par conséquent de mériter les couronnes qui lui sont réservées.
Mais revenons, si vous le voulez bien , à la suite de notre sujet. Après que Jacob eut confié à son fils le soin de sa sépulture, Joseph lui dit : « Je ferai selon votre parole. » Et Jacob ajouta : « Jure-le moi. Et Joseph le jura. Et Israël adora l'extrémité de son sceptre. » Genes., XLVII, 31. Voilà donc ce saint Patriarche, aux dernières limites de la vieillesse, poussant jusqu'à l'adoration le respect dont il est pénétré pour Joseph, et réalisant par cet acte la vision de son fils. Car il avait répondu au récit que ce dernier lui en avait fait : «Est-ce que ta mère et moi nous viendrons t’adorer sur la terre ? » Mais, dira-t-on peut-être, comment ce songe a-t-il été accompli à l'endroit de la mère, puisque celle-ci était morte sans avoir adoré son enfant ? C'est un usage constant de l’Écriture d'appliquer au tout ce qui convient au principal. Or comme «l'homme est le chef de la femme; car ils seront deux en une seule chair; » I Corinth., XI, 3; Genes., II, 25; dès lors que le chef adore, il s'ensuit naturellement qu'il entraîne le corps entier. Si le père de Joseph agit de la sorte, à plus forte raison sa mère l'aurait-elle imité, si elle n'eût déjà quitté cette vie. « Et il adora l'extrémité de son sceptre. » De là ce texte de Paul : « C'est par la foi que Jacob mourant bénit chacun des enfants de Joseph et adora l'extrémité de son sceptre. » Hebr., XI, 21. Vous le voyez, c'est la foi qui inspirait sa conduite, et il entrevoyait déjà le caractère royal de Celui qui devait sortir de sa postérité.
Lorsque Jacob eut donné ses dernières volontés à Joseph, celui-ci apprit, peu de temps après, que son père était malade et aux portes de la mort, les jours de sa fin étant arrivés; « il prit ses deux enfants et vint près de Jacob. Et l'on annonça son arrivée à Jacob: et Israël reprenant ses forces, s'assit sur le lit. » Genes., XLVIII, 1-2. L'amour paternelranimait le vieillard, et la joie triomphait de la maladie. Dès qu'il apprit la présence de son fils, « il s'assit sur son lit, » dit le texte sacré. A la vue de Joseph, la tendresse de son cœur de père éclate; et, parce qu'il est à ses derniers moments, il laisse à ses enfants l'appui de sa bénédiction, trésor le plus précieux de tous, trésor que rien ne pouvait entamer. Remarquez de quelle manière il procède : il commence par rappeler à ses enfants les faveurs qu'il avait reçues de Dieu, et ce n'est qu'après qu'il leur donne sa bénédiction. « Mon Dieu, leur dit-il, m'apparut à à Luza, dans le pays de Chanaan, et il me bénit en disant : Je te ferai grandir, et je multiplierai ta postérité, et je ferai de toi le chef de nations nombreuses, et je te donnerai cette contrée à toi et puis à tes descendants, qui la posséderont à perpétuité. » Ibid., 3-4. Dans cette apparition de Luza, le Seigneur m'a promis que ma race se multiplierait au point de former plusieurs peuples; il m'a promis en outre que ce pays serait notre possession à ma postérité et à moi. « Maintenant tes deux fils, qui te sont nés en Égypte, ils sont à moi : Ephraïm et Manassé seront mes enfants, comme Ruben et Siméon. » Ibid., 5. Tu les avais avant mon arrivée; qu'importe ? je les range au nombre de mes fils, et ils recevront de moi une bénédiction ainsi que les fils auxquels j'ai donné le jour. « Tous ceux que tu engendreras dans la suite seront à toi; et ils seront appelés du nom de leurs frères dans leurs possessions. Sache que ta mère Rachel mourut lorsque j'étais proche de Bethléem, et je l'ensevelis sur le chemin de l'Hippodrome. Et, voyant les deux fils de Joseph, il dit : Quels sont ces enfants ? Et Joseph répondit : Ce sont les enfants que Dieu m'a donnés. Et Jacob reprit: Amène-les moi, que je les bénisse. Et il les fit approcher, et il les baisa, et il les pressa dans ses bras. » Ibid., 6-10. Remarquez l'empressement que met ce vieillard à bénir les fils de Joseph.
« Et il les fit approcher, et il les baisa, et il les pressa dans ses bras; et il dit à Joseph : Voilà que je n'ai point été privé de ton visage, et Dieu m'a fait voir tes enfants. » Ibid., 10-11. J'ai reçu beaucoup de sa miséricorde; j'en ai reçu plus que je n'en espérais, ou plutôt ce que jamais je n'eusse espéré. Outre que je revois ton visage, je vois aussi les enfants que tu as engendrés. « Et Joseph les retira des genoux de son père, et ils se prosternèrent devant lui la face contre terre. » Ibid., 12. Il n'hésita pas un instant à leur inculquer dès le principe le respect qu'ils devaient à leur aïeul. Puis Joseph amena d'abord Manassé qui était l'aîné, et après lui Ephraïm.
3. Or, les yeux de Jacob étaient appesantis par l'âge, et il ne pouvait pas voir. » Ibid., 10. Ainsi, les yeux corporels du juste étaient affaiblis par la vieillesse: mais ceux de l'âme conservaient toute leur perspicacité, la foi leur découvrait l'avenir. Il n'accepta pas l'ordre établi par Joseph : croisant ses mains pour bénir ses petits-fils, il conféra la primauté au plus jeune, et il donna le premier rang à Ephraïm sur Manassé. « Dieu, aux yeux duquel mes pères ont su plaire. » s’écria-t-il. Ibid., 15. Quelle piété et en même temps quelle humilité dans le saint patriarche ! Il n'ose pas dire : Dieu aux yeux duquel j'ai été agréable; mais bien : « Dieu aux yeux duquel mes pères ont su plaire... » Quelle âme reconnaissante ! Pourtant il s'exprimait peu auparavant en ces termes : « Le Seigneur m'apparut à Luza, et il promit de me donner à moi et à mes descendants toute la contrée, et de faire sortir de ma race des peuples nombreux. »
Malgré ces preuves manifestes de la bienveillance du Seigneur, il ne sort pas de son humilité et se contente de dire : « Dieu aux yeux duquel ont su plaire mes pères Abraham et Isaac. » Et peu après : « Dieu qui prend soin de moi depuis ma jeunesse... Admirez encore ici son incomparable piété. Il ne parle pas de ses vertus personnelles, mais des bienfaits qu'il a reçus de son Dieu. « Celui qui a pris soin de moi depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour. » C'est le Seigneur qui dès le commencement et jusqu'au temps présent a dirigé ma destinée. Il disait naguère dans le même sens : « Avec ce bâton j'ai passé le Jourdain; et maintenant me voici à la tète de deux troupes. » Genes., XXXII, 10. Un sentiment pareil lui dicte ces paroles : « Celui qui a pris soin de moi depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour; l'ange qui m'a délivré de tout mal... » Ibid., XLVIII, 15-16. Paroles dignes d'un cœur reconnaissant, d'un cœur sans cesse occupé par le souvenir des bienfaits du Seigneur. - Celui-là donc aux yeux de qui mes pères ont su plaire; celui qui a pris soin de moi depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, qui m'a délivré de tout mal, et m'a témoigné la plus vive sollicitude, « le Seigneur bénira ces enfants. Et mon nom, et le nom de mes pères Abraham et Isaac seront invoqués sur eux; et ils se multiplieront considérablement sur la terre. » Ibid. Voyez-vous à la fois l'intelligence et l'humilité du saint Patriarche ? Son intelligence, puisque éclairé par la lumière de la foi, il fait passer Ephraïm avant Manassé; son humilité, puisque jamais il ne dit un mot de ses propres mérites, et qu'il donne pour fondement à sa bénédiction et sa prière, les vertus de ses pères et les bienfaits qu'il a reçus lui-même ?
Tandis que Jacob, les yeux fixés sur l’avenir, bénissait ses enfants, « Joseph voyant le plus jeune préféré à l'aîné, ne crut pas devoir le supporter. Voici l'aîné, s'écria-t-il. Mettez donc votre main droite sur sa tête. Et Jacob refusa disant : Je le sais, mon fils; je le sais. Celui-ci sera également le chef d'un peuple, et il grandira beaucoup. Néanmoins son jeune frère sera plus grand que lui, et sa postérité constituera des peuples nombreux. » Ibid., 17-19. Non, je n'ai point agi de cette manière sans motif, au hasard et par ignorance. C'est à bon escient et parce que je lis dans l'avenir que j'ai béni de la sorte Ephraïm. Sans doute la nature donne la primauté à Manassé; mais, n'importe, « son jeune frère sera plus grand que lui, et sa postérité constituera des peuples nombreux. » Le but de toutes ces paroles était d'annoncer le royaume qui devait plus tard sortir d'Ephraïm; et telle était la raison de la bénédiction qu'il lui donna, tout en prédisant l'avenir. « Et il les bénit en ces termes : En vous on bénira Israël, et l'on dira : Que Dieu vous traite comme Ephraim et Manassé. Et il mit Ephraïm avant Manassé. » Ibid., 20. Telle sera leur gloire à tous les deux, qu'on ambitionnera désormais une gloire semblable. Cependant Manassé cédera le pas à Ephraïm. Voilà comment la grâce de Dieu éclairait Jacob sur l'avenir : aussi, en bénissant les enfants de Joseph, cédait-il à un souffle prophétique et contemplait-il les temps futurs comme s'ils eussent été déjà accomplis. Car c'est là le caractère de la prophétie, et, si les yeux du corps ne peuvent distinguer que des objets sensibles, les yeux de la foi discernent, non les choses sensibles, mais celles-là mêmes qui doivent se réaliser dans un lointain avenir. Vous vous en ferez une idée plus exacte quand vous entendrez les bénédictions du saint Patriarche sur chacun de ses enfants.
Mais, pour ne pas trop prolonger ce discours et vous imposer un trop lourd fardeau, nous nous bornerons à ce qui précède, et nous réserverons à un entretien prochain le sujet de ces bénédictions. Seulement permettez-nous de supplier votre charité de marcher sur les traces de ce saint Patriarche, et à son exemple de laisser à vos enfants de ces héritages qui ne redoutent aucune atteinte. Que de fois les richesses ont exposé leurs possesseurs à la mort, à des pièges, à mille périls ! Pour le trésor dont je vous parle, il n'y a rien de pareil à craindre. Ce trésor, on ne saurait l'épuiser, on ne saurait le ravir : ni les manèges de nos semblables, ni les attaques des brigands, ni l'audace des esclaves ne pourraient y porter atteinte : il subsiste toujours, car il est spirituel et au-dessus des tentatives humaines. Que les possesseurs de ce trésor vivent dans la sobriété, et il les suivra dans la vie à venir, et il leur ouvrira les tabernacles éternels.
4. Ne consacrez donc pas vos efforts à ramasser des richesses périssables et à les garder pour vos enfants; enseignons-leur de préférence la vertu, et appelons sur eux la bénédiction divine. Voilà la plus précieuse des fortunes, voilà des richesses inexprimables, inépuisables, et qui augmentent tous les jours notre patrimoine. Quoi de comparable à la vertu, quoi de plus fort ? Vous avez beau me parler de royauté, de diadème; quand il n'a pas la vertu, j'estime le monarque plus misérable que le pauvre couvert de haillons.
Eh ! de quoi lui servirait le diadème ou la pourpre s'il est victime de son indifférence ? Est-ce que le Seigneur s'attache aux marques extérieures des diverses dignités? Est-ce qu'il est sensible à l'éclat du masque ? Nous n'aurons alors besoin que d'une seule chose : de pouvoir, grâce à l'exercice des vertus, trouver ouvertes les portes de la bienveillance du Seigneur; car quiconque n'emportera pas avec lui cette confiance n'aura que honte et désespoir en partage. Pesons tous ces considérations, instruisons nos fils à mettre la vertu au-dessus de tous les biens et à n'attacher aucune valeur à la possession des biens de ce monde.
C'est de là bien souvent que vient la difficulté de pratiquer la vertu, la jeunesse ignorant le moyen de faire un bon usage des richesses. De même que les petits enfants, entre les mains desquels se trouveraient des glaives ou des poignards, seraient fort exposés, parce qu'ils ne sauraient pas se servir de ces instruments à propos, raison pour laquelle leurs mères ne les laissent guère y porter la main; de même les jeunes gens, possesseurs de biens considérables, ne consentant pas à faire de ces biens un usage salutaire, s'exposent au plus grave des périls, et amassent sur leur tête le poids d'accablantes prévarications. La mollesse, les plaisirs criminels, et une infinité de maux n'ont pas d'autre origine; non pas que la faute en soit absolument aux richesses; elle retombe sur ceux qui, les possédant, ne savent pas en user comme il convient; ce qui faisait dire à un sage : « Les richesses sont louables quand elles n'entrainent pas après elles le péché, » Eccli., XIII, 30. Abraham, en effet, était riche, Job était riche, et, loin d'avoir éprouvé de leurs biens quelque préjudice, ils n’en devinrent que plus agréables à Dieu. Comment ? Parce qu'ils n'en jouissaient pas exclusivement pour eux-mêmes, et qu'ils s'en servaient pour soulager le prochain, pour venir en aide aux besoins des indigents. Aussi leur porte était-elle toujours ouverte à l'étranger, et l'un d'eux disait à ce sujet : «Jamais personne n'est sorti de ma maison le sein vide, et jamais les faibles n'ont réclamé vainement les secours qui leur étaient nécessaires. » Job, XXXI, 16. Il ne se contentait pas d'aider les indigents de son argent; il leur témoignait encore une touchante sollicitude. « J'étais, ajoute-t-il, le pied des boiteux, l'œil des aveugles; j'arrachais leur proie de le la gueule des méchants. » Ibid., XXIX, 15-17. C’est ainsi qu'il s'intéressait aux opprimés, et qu’il tenait lieu aux infirmes des membres dont ils étaient privés.
Voilà le modèle qu'il nous faut imiter, cet homme qui, avant la loi, avant la grâce, pratiqua une si belle philosophie; et cela, sans avoir eu de maître, sans avoir eu l'exemple de vertueux ancêtres, et sans avoir puisé la résolution d'une si belle vie ailleurs que dans la droiture et la spontanéité de son propre cœur. Chacun de nous n'a qu'à regarder en sa nature pour y trouver la science de la vertu; et, à moins de déshonorer par sa négligence sa noblesse originelle, nul n'en sera jamais déshérité.
Puissions-nous tous lui donner notre préférence, et, après l'avoir mise en pratique, obtenir les biens promis et réservés à ceux qui aiment Dieu, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.