Saint Jean Chrysostome

Homélie 64 sur la Genèse

Et Joseph se retira de la présence de Pharaon; et il parcourut toute la terre d’Égypte. Et pendant sept années la terre produisit d'abondantes moissons; et il rassembla du blé comme le sable de la mer.

1. Vous plairait-il qu'aujourd'hui encore nous nous occupions de l'histoire de Joseph et que nous examinions comment ce grand homme une fois investi du gouvernement de l’Égypte entière, trouva dans sa sagesse le moyen d’en soulager les habitants ? « Et il se retira de la présence de Pharaon, et il parcourut toute la terre d’Égypte. Et pendant sept années la terre produisit d'abondantes moissons; et il rassembla du blé comme le sable de la mer. » Genes., XLI, 46-49. Usant des pleins pouvoirs qu'il avait reçus du roi, Joseph rassembla les fruits de la terre et les déposa dans les villes, assurant par ces précautions le remède à la disette future.

Vous avez vu comment ce juste fut dès ici-bas, par son élévation du cachot au souverain pouvoir, récompensé de sa fermeté, de sa patience et de toutes ses vertus. « Or, il lui naquit deux fils, avant la venue des années de famine. Et il appela le premier Manassé, disant : Dieu m'a fait oublier toutes mes épreuves et celles de mon père. » Ibid., 50-51. Dans sa religion profonde, il choisit à son enfant un nom qui perpétua le souvenir de ses maux et sa propre reconnaissance; en outre, ce nom devait instruire l'enfant lui-même de la voie rude et périlleuse qui avait conduit son père à tant de grandeur. « Dieu m'a fait oublier toutes mes épreuves et celles de mon père. » Qu'est-ce à dire : toutes mes épreuves ? A mon avis, il fait allusion à sa première et seconde captivité, et aux souffrances qu'il endura dans la prison. « Et de toutes les épreuves de mon père. » Il s'agit ici de son éloignement du sein paternel, alors que dans l’âge le plus tendre, après avoir été l'objet des soins les plus attentifs, il échangea la liberté contre la servitude. « Et il appela le second Ephraïm disant : Dieu m'a fait grandir sur la terre de ma bassesse. » Ibid., 52. Admirez encore la gratitude qu'exprime ce nom. Comme s'il disait : non seulement Dieu m'a fait oublier mes malheurs; mais de plus j'ai grandi sur cette terre où j'ai été abreuvé de tant d'humiliations, j'ai couru les dangers les plus graves, et où maintes fois été exposé à perdre la vie. - Mais ce qui suit mérite encore davantage notre attention.

Conformément à la prophétie de Joseph, les sept années d'abondance furent suivies de sept années de disette et de famine. L'accomplissement de cette prophétie convainquit tous les Égyptiens de la sagesse extraordinaire de leur gouverneur, et tous furent prêts à exécuter ses ordres. La famine étant devenue extrêmement rigoureuse, Joseph agit de telle sorte qu'ils ne s'en ressentirent aucunement. « Car dans toute la terre d’Égypte il y avait du pain. » Ibid., 54. Cependant la disette croissant encore, le peuple cria vers Pharaon; il ne pouvait plus faire face à ses besoins, et la famine le contraignit de recourir au monarque. Et Pharaon, plein de confiance en Joseph, leur répondit : « Allez trouver Joseph; et, tout ce qu'il vous dira, faites-le.» Ibid., 55. Pourquoi tourner vers moi vos regards ? Ne comprenez-vous pas que je n'ai de la royauté que l'extérieur ? C'est de lui que nous devons tous attendre notre salut. Au lieu donc de venir à moi, allez vers lui; « et, tout ce qu'il vous dira, faites-le. Et Joseph ouvrit les greniers et rendit le blé aux Égyptiens. » Or, comme la famine exerçait partout ses ravages, « toutes les contrées venaient en Égypte acheter du blé; la disette régnait sur toute la terre. » Ibid., 56 »7. Voyez s'accomplir peu à peu les songes de Joseph.

En effet, la famine ayant envahi le pays de Chanaan où habitait Jacob, « celui-ci ayant appris que l'on vendait du blé en Égypte, dit à ses fils : Pourquoi restez-vous dans l'oisiveté ? Voilà que j'ai appris qu'il y a du blé en Égypte. Descendez-y et achetez-y quelques vivres, afin que nous vivions et évitions la mort. » Ibid. XLII, 1-2. Que faites-vous ici ? Allez en Égypte, et apportez-nous des provisions. Tout ceci arrivait pour que les frères concourussent eux-mêmes à la réalisation de sa vision, et qu'ils justifiassent l’explication qu'ils en avaient entrevue. « Et les dix frères de Joseph partirent : et ils ne prirent pas Benjamin» il était enfant de la même mère que Joseph. « Car son père disait : l'enfant serait peut-être trop faible. » Ibid., 3-4. Il voulait le ménager à cause de son jeune âge. « Et ils vinrent, et ils se prosternèrent la face contre terre devant Joseph comme devant le prince de l’Égypte.» Ibid., 6. Ils agissaient dans une ignorance complète : le temps qui s'était écoulé ne leur permettait pas en effet de reconnaître les traits de leur frère qui, tout jeune autrefois, avait apparemment pris depuis cette époque une physionomie différente. Du reste, ainsi l'ordonnait le Seigneur; c'est pourquoi ils ne purent reconnaître Joseph, ni à sa parole ni à son visage. Et comment auraient-ils pensé à lui ? Sans doute ils le croyaient esclave des Ismaélites, et dans les fers des barbares. Non, ils ne pouvaient point concevoir une pensée pareille. Mais, s'ils ne reconnurent pas Joseph, Joseph, lui, les reconnut dès qu'il les vit; cependant il s'appliqua à leur rester inconnu, et il se proposa de les traiter comme des étrangers. « Il agit avec rigueur envers eux et leur parla avec dureté. Il leur demanda : D'où venez-vous? » Ibid., 7. Il simula une complète ignorance, afin d'apprendre de leur bouche ce qu'il désirait tant savoir, la vérité sur son père et sur son frère.

2. En premier lieu, il leur demande de quelle contrée ils sont : ils lui répondent qu'ils sont venus de Chanaan pour acheter des vivres. C'est la nécessité où nous avons été réduits par la disette qui nous a fait entreprendre ce voyage ; et telle est la raison pour laquelle nous avons abandonné notre patrie et sommes venus en Égypte. - « Et Joseph se souvint des songes qu'il avait eus. » Ibid.; 9. Il comprend, à ce souvenir, que ses visions d'autrefois s'accomplissent; et désireux de tout savoir à fond, il leur répond sur-le-champ avec rudesse : « Vous n'êtes que des espions, et vous êtes venus étudier la physionomie du pays. » Vos intentions en venant ici ne sont pas droites; c'est dans un but perfide et funeste que vous avez entrepris voyage. Et ils lui répondent pleins d'anxiété : « Non, Seigneur. » Ibid., 10. Et ils apprennent alors d'eux-mêmes à Joseph ce qu'il avait à cœur de savoir: « Vos serviteurs ne sont venus que pour acheter des subsistances. Nous sommes tous enfants d'un même père; nous avons tous des intentions pacifiques; non, vos serviteurs ne sont pas des espions. » Ibid ., 10-11. Jusque-là ils ne s'occupent qu'à leur propre justification, et la crainte qui s'est emparée de leur âme les empêche de répondre à l'attente de Joseph. Aussi leur répète-t-il encore: « Non, vous êtes venus pour étudier la physionomie du pays. » Ibid., 12. Vainement me tenez-vous ce langage : les conditions dans lesquelles vous vous présentez ici prouvent que vous nourrissez quelque perfide dessein. Obligés alors d'entrer dans de plus grands détails, et désireux de toucher son cœur, ils lui répondent : « Vos serviteurs sont tous frères et au nombre de douze. » Ibid., 13. Quel propos mensonger ! Ainsi, celui qu'ils ont vendu à des trafiquants, ils le comptent dans leur nombre; ils ne disent pas : Nous étions douze frères; mais «nous sommes douze frères, et voilà que le plus jeune est avec notre père.» C'était là justement ce qu'il désirait savoir, s’ils n'avaient pas fait subir à leur frère le même traitement. « Voilà que le plus jeune est avec notre père; quant à l'autre, il n'y est plus;» ils ne s'expriment pas clairement sur ce point, et ils se contentent de dire : « Il n'y est plus. »

Cependant Joseph craignant, à cause de cette ambiguïté, qu'ils n'eussent maltraité Benjamin; «cela prouve, leur dit-il, la vérité de ce que je disais, que vous êtes des espions. Vous ne sortirez point d'ici que votre plus jeune frère ne soit venu en ces lieux.» Ibid., 14-15. Je désire le voir; je tiens à contempler les traits de cet autre fils de ma mère. Hélas ! votre conduite à mon égard m'autorise à douter que vous ne haïssiez également cet autre frère. Si vous le voulez, « faites partir l'un de vous, et qu'il l'amène; » Ibid., 16; pour vous autres, vous resterez en prison jusqu'à son arrivée. Lorsqu'il sera venu, je verrai si vous avez dit la vérité, et c'est lui qui vous affranchira des soupçons que j'ai conçus; car, évidemment, s'il n'en est pas ainsi, il sera prouvé que vous n'êtes que des espions et que votre voyage n'a pas d'autre motif. En achevant ces mots, « il les fit mettre en prison. » Ibid., 17. Voilà comment il éprouve leurs sentiments et de quelle manière il les traite, sous l'inspiration de la tendresse qu'il ressent pour son jeune frère. « Trois jours après, les ayant appelés, il leur dit: faites ceci et vous vivrez; car je crains le Seigneur. Si vous avez des intentions pacifiques, l'un de vous restera dans cette prison, et vous autres vous partirez avec d'abondantes provisions de blé. Amenez-moi votre jeune frère, et je croirai à vos paroles; sinon vous mourrez. » Ibid., 17-20. Considérez avec quelle sagesse il sait à la fois leur témoigner sa bienveillance, soulager les besoins de son père et s'enquérir touchant son frère de la vérité, en retenant l'un des dix et en renvoyant les autres.

Mais un juge incorruptible, je veux dire la conscience, élève sa voix contre les enfants de Jacob; et sans que nul les mette en cause et leur adresse des reproches, ils deviennent à eux-mêmes leurs accusateurs. « Et les frères se dirent l'un à l'autre : C'est justice; nous subissons la peine du péché que nous avons commis envers notre frère; car nous avons été insensibles à l'affliction de son âme quand il nous suppliait. et nous ne l'avons pas écouté; et voilà pourquoi nous sommes en butte à cette épreuve. » Ibid., 20-21. 

Ce n’est qu’une fois accompli que le péché dévoile sa vraie nature

  Ainsi en est-il du péché; c'est quand il est accompli et consommé qu'il laisse voir à quel point il est déraisonnable de le commettre. De même que l'intempérant, tant qu'il se gorge de vin, n'en ressent aucun dommage et ne recueille que par la suite les funestes effets de son intempérance; de même le péché, tant qu’il n'est point consommé, aveugle l’âme et obscurcit la raison comme un nuage épais; mais ensuite la conscience se lève qui nous poursuit avec plus d'acharnement que n'importe quel accusateur, et qui nous découvre la folie de notre conduite. Effectivement, voyez les frères de Joseph arrivant à comprendre leur iniquité et avouant, lorsqu'ils courent risque de la vie, le crime qu'ils ont commis : «C'est justice, s'écrient-ils, nous subissons la peine du péché commis par nous envers notre frère; car nous avons été insensibles à l'affliction de son âme. » Ce n'est pas sans raison et sans motif que nous sommes dans la peine; nous l'avons mérité et trop mérité. Nous recevons le châtiment de la barbarie et de la cruauté avec lesquelles nous avons traité notre frère: « Car nous avons été insensibles à l’affliction de son âme quand il nous suppliait, et nous ne l'avons pas écouté.» Nous avons été sans cœur pour lui, nous avons été barbares, et à notre tour nous subissons un sort pareil; « voilà pourquoi nous sommes en butte à cette épreuve.»

3. Ils se parlaient ainsi les uns aux autres, s'imaginant n’être pas compris de Joseph. Car celui-ci, feignant de ne rien connaître ni comprendre à leur langue, se servait d'un interprète qui traduisait de part et d'autre leur langage, «Et Ruben entendant ces paroles, leur dit : Ne vous avais-je pas avertis quand je vous disais : Ne faites pas de mal à l'enfant; et vous ne m'avez pas écouté. Et maintenant,  c'est son sang qui vous est redemandé. » Ibid., 22. Ne vous ai je pas alors pressés, suppliés, de ne vous rendre coupables envers lui d'aucune injustice ? « Aussi maintenant, c'est son sang qui vous est redemandé. » Car ce sang, vous avez voulu le verser réellement. D'ailleurs, bien que vous n'ayez point plongé de poignard dans sa gorge, en le vendant à des barbares, vous l'avez condamné à une servitude plus cruelle que la mort. « Voilà pourquoi maintenant on vous demande son sang. » Cela vous fera sentir ce qu'il y a de terrible dans la voix accusatrice de la conscience, dans l'opiniâtreté qu'elle met à nous poursuivre du souvenir criant de nos iniquités, «Et Joseph entendit ces paroles sans que ses frères s’en doutassent, parce qu'il se servait d'un interprète. » Il ne put résister plus longtemps à son émotion et à son amour fraternel; «et, s'étant retiré un instant, il pleura; » parce qu'il ne voulait pas se faire encore connaître. « Et il revint auprès d'eux, et il leur parla; et il prit Siméon et le fit enchaîner devant eux. » Ibid., 23-25.

Dans tous ses actes il cherche à les frapper de terreur; il veut voir si, en présence de Siméon chargé de chaînes, ils témoigneraient quelque pitié pour leur frère, toujours dans le dessein d’éprouver leurs sentiments et de savoir comment ils avaient traité Benjamin. En conséquence, il ordonne de charger Siméon de liens sous leurs yeux, afin de guetter l'émotion qui se manifesterait chez eux. En outre, c'était dans sa pensée un moyen d'abréger la captivité de Siméon, d'accélérer la venue de Benjamin et de se rassurer lui-même sur son compte.« Et il ordonna de remplir leurs sacs de blé et de remettre leur argent dans leurs sacs et de pourvoir à leurs besoins durant le voyage. Et, quand ils eurent chargé leurs ânes, ils partirent.» Ibid., 25-26. Remarquez cette générosité de Joseph qui, à leur insu, leur donne et du blé et leur argent. « Et l'un des frères ayant ouvert son sac pour donner à manger à ses bêtes, vit l’argent et le dit à ses frères. Et leur cœur fut surpris, et pleins de trouble ils se dirent les uns aux autres : Pourquoi Dieu en a-t-il agi de la sorte envers nous ? » Ibid., 27-28. Nouveau surcroît d'angoisses pour eux : ils craignent que ceci n'ouvre la voie à des accusations nouvelles; pressés par les remords de leur conscience, ils rapportent tout au crime commis par eux envers Joseph. A leur retour près de leur père, ils lui communiquent exactement tout ce qui leur est arrivé, ils lui racontent le courroux déployé à leur égard par le gouverneur de l’Égypte et la captivité qu'il leur a infligée en qualité d’espions. « Nous lui avons répondu que nos intentions étaient pacifiques, que nous étions douze frères et que l'un des douze n'était plus, et que le plus jeune était avec notre père. Et il nous a dit: Vous me prouverez vos intentions pacifiques si vous laissez ici l’un de vous et m'amenez ensuite votre plus jeune frère, alors je saurai que vous n'êtes pas des espions. » Ibid., 31-34. Ce récit redoubla le chagrin du saint Patriarche. Ayant vidé ensuite le contenu de leurs sacs, chacun retrouva son argent; ce qui les remplit de frayeur eux et leur père. Et Jacob leur dit en versant des larmes : « Vous m'avez ravi mes enfants; Joseph n'est plus, je n'ai plus Siméon, et vous me prendriez encore Benjamin ! Hélas ! tous ces maux ont fondu sur moi ! » Ibid., 36. N'était-ce pas assez de la perte de mon Joseph ? Voilà que vous y ajoutez celle de Siméon. Encore n'est-ce pas là le terme de mes douleurs, et vous voulez de plus m'enlever Benjamin. « Hélas ! tous ces maux ont fondu sur moi ! » Langage bien propre à faire comprendre les déchirements qu'éprouvait le cœur du saint Patriarche. Il n'espérait plus au sujet de Joseph; car il pensait que les bêtes féroces l'avaient dévoré : il n'espère pas davantage au sujet de Siméon, et il craint le même sort pour Benjamin. Aussi refuse-t-il de céder et de livrer son enfant. « Et Ruben son fils aîné lui dit : Mettez à mort mes deux enfants si je ne vous le ramène pas. Livrez-le entre mes mains, et je le ramènerai près de vous. » Ibid., 37. Confiez-le moi, donnez-le moi sans crainte, et je vous le ramènerai certainement.

4. Ce qui inspirait à Ruben cette assurance, c'était la pensée de l'impossibilité où ils seraient de revenir en Égypte et d'y acheter des subsistances si Benjamin n'était point avec eux. Néanmoins Jacob résiste toujours : «Non, leur dit-il, mon fils n'ira pas avec vous. » Et il justifie aussitôt en l'expliquant, sa résolution. «Son frère est mort, et il est resté seul. Et, comme il est jeune, il lui arriverait de tomber malade en route, et vous conduiriez ma vieillesse attristée au tombeau. » Ibid.; 38. L'enfant est si jeune ! et je ne pourrais être privé de la consolation de le voir sans finir mes jours dans la douleur. Tant qu'il est près de moi, il me reste quelque adoucissement à mes maux; sa présence me rend moins amère la perte de son frère. C'était donc sa tendresse pour Benjamin qui l’empêchait de consentir à son départ. « Cependant la disette devenait plus rigoureuse, et les provisions leur manquaient. Et le père leur dit : Allez et apportez-nous quelque peu de vivres. Et Juda lui dit : Cet homme nous a répété de la façon la plus formelle : Vous ne verrez pas ma face si votre jeune frère n'est pas avec vous. Si donc vous laissez partir avec nous notre frère, nous irons et achèterons du blé; dans le cas contraire, nous n'irons pas. Car cet homme nous l'a dit : Non, si votre jeune frère n'est pas avec vous, vous ne verrez point ma face. » Genes., XLIII, 1-5.

Ne croyez pas qu'il nous soit possible d’aller sans notre frère en Égypte. A moins que vous ne consentiez à ce que notre voyage soit infructueux, et que nous courions tous un extrême danger : dans ce cas nous partirons; mais sachez qu'il nous a juré que nous ne verrions pas son visage si nous n'étions accompagnés de notre frère le plus jeune. - Jacob se voyant environné d'angoisses de toute part, leur dit en soupirant: « Pourquoi m'avez-vous causé ce chagrin en déclarant à cet homme qu’il vous restait un frère ? Pourquoi m'avez-vous fait ce chagrin? » Ibid. Pourquoi de la sorte attirer ces maux sur ma tête ? Car, si vous ne lui en aviez rien dit, il n'aurait pas retenu Siméon et réclamé Benjamin. « Et ils lui répondirent : Cet homme nous a demandé si notre père vivait, et si nous avions un frère, et nous lui avons dit la vérité. Est-ce que nous savions, nous, qu'il allait nous dire: Amenez-moi votre frère ? » Ibid., 7. Ce n'est pas spontanément, croyez-le bien, que nous lui avons donné ces détails sur notre famille. Comme il ne voyait d'abord en nous que des espions, il s'est assuré de nos personnes et nous a questionnés sur tout ce qui nous concernait; et c'est pour lui découvrir les choses comme elles étaient que nous lui avons parlé de cette manière. « Et Juda dit de nouveau à son père : Laissez aller l'enfant avec moi; et nous irons chercher de quoi soutenir notre vie, afin que nous ne mourions pas. » Ibid., 8. Confiez-le à ma loyauté, et nous nous mettrons en route; car, nos provisions épuisées, il ne nous restera aucun espoir de salut, et il nous sera impossible de trouver ressource. « Je recevrai l'enfant de vos mains; et si je ne le ramène et ne le présente devant vous, je consens à porter le poids de votre éternel ressentiment. Si nous n'avions tant tardé, nous aurions déjà terminé ce second voyage. Ibid., 9-10. Votre tendresse pour Benjamin nous expose à une perte certaine. Nous allons périr de faim si vous ne consentez à le laisser partir avec nous.

Ainsi l'amour paternel, mon bien-aimé, dut céder devant les exigences de la famine. En effet, Jacob voyant qu'il ne leur restait aucune autre ressource et que la disette devenait de plus en plus rigoureuse, leur dit : Puisque cela est absolument nécessaire, et que vous ne pouvez aller en Egypte sans amener Benjamin, n'oubliez pas d'offrir au gouverneur des présents. Emportez avec vous l'argent que vous avez trouvé dans vos sacs, et en outre une somme nouvelle pour acheter des provisions. « Prenez votre frère; partez donc et allez trouver cet homme. Daigne mon Dieu vous faire trouver grâce devant lui et lui inspirer de renvoyer votre frère et Benjamin. J'ai déjà été privé de mes enfants et voilà que j'en suis privé encore. » Ibid., 13-14. Remarquez cette preuve de son indicible tendresse pour Joseph. Car, pour qu'on ne soit pas tenté d'appliquer à Siméon et à Benjamin ces paroles : « J'ai déjà été privé de mes enfants, et voilà que j'en suis privé encore,» il a le soin de dire préalablement : « Daigne mon Dieu vous faire trouver grâce devant cet homme, et lui inspirer de renvoyer votre frère et Benjamin. » Alors même que ces derniers seraient sauvés, je n'en serai pas moins privé d'enfants. Quel amour il avait pour Joseph ! Entouré de si nombreux enfants, il se regarde comme n'en ayant pas, parce que Joseph lui a été ravi. « Et ils prirent des présents, deux fois plus d'argent que la première fois, et Benjamin, et ils allèrent en Égypte, et ils parurent devant Joseph. Et Joseph les vit ainsi que Benjamin son frère.» Ibid., 15-16. Ce qu'il avait tant désiré, il le voyait enfin; le vœu de son cœur était rempli; ses efforts étaient couronnés de succès. « Et il dit au gouverneur de sa maison : Faites entrer ces hommes dans ma maison, et immolez des victimes; car ces hommes mangeront avec moi. Dès qu'ils se virent introduits dans la maison de Joseph, ils dirent : Sans doute on nous mène ici à cause de l'argent que nous avons retrouvé dans nos sacs; et il va nous accuser faussement et nous condamner, et nous retenir à son service nous et nos ânes. » Ibid., 17-18. Tandis que Joseph ne songe qu'à leur prouver son affection, ils se sentent en proie à l'anxiété et craignent d'être punis comme coupables d'avoir dérobé l'argent. En conséquence, ils découvrent le sujet de leur frayeur au gouverneur de la maison, ils lui racontent de quelle manière ils avaient retrouvé l'argent dans leurs sacs. « Aussi, ajoutent-ils, nous avons apporté une somme deux fois plus forte, afin de rendre la première et d'acheter de nouvelles subsistances. » Ibid., 22.

5. 

Les afflictions sont des remèdes aux maux de l’âme

5. Vous voyez que le malheur avait ramolli leur cœur et adouci leur caractère. « Or, il leur dit : La paix soit avec vous, ne craignez rien.Votre Dieu, le Dieu de votre père vous a donné des trésors en vos sacs. Je regarde votre argent comme reçu. » Ibid., 23. N'ayez ni crainte ni anxiété à ce sujet. Vous n'avez à redouter aucune accusation; nous avons reçu le prix de vos achats. Regardez ceci comme l'œuvre de Dieu, et croyez que des trésors vous ont été donnés dans vos sacs. « Et, après ces mots, il fit venir Siméon.

Et il apporta de l'eau pour qu'ils lavassent leurs pieds, et il donna de la nourriture à leurs ânes. » Ibid.; 23-24. Admirez l'accomplissement des prières de Jacob; car tout arrivait conformément au vœu qu'il avait exprimé en ces termes : « Daigne le Dieu de mon père vous faire trouver grâce devant lui. » L'intendant lui-même, avant l'arrivée de Joseph, les traitait avec les plus grands égards. « Et ils préparèrent les présents de Joseph; ils les lui offrirent à son entrée, et ils se prosternèrent devant lui la face contre terre. Et il leur adressa de nouveau la parole : votre vieux père que vous m'avez dit vivre encore, est-il toujours en bonne santé ? Et ils lui répondirent : Notre père votre serviteur est en bonne santé. Et il repartit : Qu'il soit béni de Dieu. Et ils se prosternèrent devant lui. Apercevant son plus jeune frère, il dit : Est-ce là votre plus jeune frère que vous aviez promis de m'amener ? Et il ajouta : Que Dieu vous soit miséricordieux, mon fils. » Ibid., 25-29. Jusqu'ici Joseph déploie une inébranlable fermeté, et il affecte de tout ignorer pour découvrir ensuite leurs véritables sentiments à l'égard de Benjamin. Cependant la nature fut plus forte : « Ses entrailles étaient bouleversées et il éprouvait le besoin de pleurer. Il entra donc dans une donc chambre, et il pleura. Et après s'être lavé le visage, il reparut. » Il ajouta ensuite d'un ton exprimant l’intérêt : « Servez les pains; et on en servit pour lui seul, » comme au prince et au gouverneur de toute l’Égypte. « Et on en servit pour eux en particulier, et on en servit aussi à part pour les Égyptiens qui mangeaient avec lui.

Car les Égyptiens ne peuvent pas manger avec les Hébreux; c'est à leurs yeux une abomination. Et ils s'assirent devant lui, l'aîné le premier selon son rang, et le plus jeune selon son âge. » Ibid., 30-33. Cela les frappa d'étonnement : ils ne pouvaient s'expliquer comment il connaissait la différence de leurs âges. Or, parmi les parts qu'ils reçurent, Joseph en donna à Benjamin une cinq fois plus considérable que les autres. Et ils ne démêlèrent pas le motif de cette conduite; ils supposèrent que Joseph agissait de la sorte sans dessein et qu'il traitait ainsi Benjamin parce qu'il était le plus jeune. Et quand le repas eut pris fin, « Joseph commanda à son intendant en ces termes : Emplissez de blé les sacs de ces hommes autant qu'ils pourront en contenir, et remettez leur argent dans les sacs. Mettez également ma coupe d'argent dans le sac du plus jeune. » Genes., XLIV, 1-2.

Quel expédient il imagine encore pour se rendre un compte exact des sentiments dont ils sont animés envers Benjamin ! Cela fait, il les congédia. Et dès qu'ils eurent cheminé quelque temps, «il dit à son intendant : Levez-vous et poursuivez ces étrangers, et dites-leur : Pourquoi avez-vous rendu le mal pour le bien ? Pourquoi m'avez-vous dérobé une coupe d'argent ? C'est précisément celle en laquelle boit mon maître; il s'en sert également pour deviner l'avenir. Vous avez commis là un acte détestable.» Ibid., 4-5. Effectivement, quand l'intendant les eut atteints, il leur parla à peu près en ces termes : D'où vient que vous répondez par la noirceur aux bienfaits ? Comment avez-vous osé outrager par votre méchanceté jusqu'à celui-là même qui vous a traités avec tant de bonté ? Comment n'avez-vous pas respecté la générosité dont il a usé envers vous ? Quoi, vous avez porté à un tel point la malice et la démence ! Ignorez-vous donc que mon seigneur se sert de cette coupe pour deviner l'avenir ? C'est là un acte pervers, un dessein funeste, un attentat impardonnable, un forfait horrible, qui laisse au-dessous de lui la scélératesse la plus raffinée. «Et ils lui répondirent : Pourquoi notre seigneur nous tient-il ce langage? » Ibid., 7 Pourquoi nous accusez-vous d'un crime dont nous sommes innocents ? « Vos serviteurs sont bien éloignés d'avoir fait ce que vous dites. » Nous sommes bien loin d'avoir pensé jamais à un pareil attentat. Nous avons rapporté avec nous deux fois plus d'argent qu'il n'en fallait : pour quel motif déroberions-nous de l'argent ou de l'or ? Et, si vous persistez à le croire, « que celui de nous sur lequel on trouvera la coupe que vous cherchez soit puni de mort, » comme coupable d'un tel crime. « Quant à nous, on nous réduira en servitude. » Ibid., 9. C'était leur conscience sans reproche qui leur inspirait une semblable assurance. « Et il leur répondit : Il sera fait selon votre parole. Celui d'entre vous chez lequel la coupe sera trouvée, celui-là seul deviendra mon esclave; les autres se retireront en toute liberté.» Ibid., 10. Et ils le laissèrent alors poursuivre ses investigations. « Et il les fouilla, en commençant par le plus âgé, jusqu'à ce qu'il vint à Benjamin; et ayant ouvert son sac, il y trouva la coupe. » Ibid., 12. A ce spectacle, leur esprit fut couvert de ténèbres. « Et ils déchirèrent leurs vêtements, et, chargeant de nouveau leurs sacs sur leurs ânes, ils retournèrent à la ville. Et Juda ainsi que ses frères étant introduits auprès de Joseph se prosternèrent devant lui la face contre terre. » Ibid., 13-14. Que de fois ils ont à l'adorer ! «Et Joseph leur dit: Pourquoi avez-vous agi ainsi ? Ignoriez-vous donc que je m'en sers pour prophétiser ? Et Juda lui répondit: Qu'opposerons-nous aux reproches de mon seigneur, que lui dirons-nous ? Comment nous justifierons-nous ? Dieu a prouvé l'injustice de vos serviteurs. » Ibid., 15-16. La pensée de leurs crimes d'autrefois lui revient à la mémoire. « Voilà, poursuit-il, que nous sommes esclaves de notre seigneur, et nous et celui chez lequel on a retrouvé la coupe. » C'est une preuve de leurs bons sentiments, qu'ils s'offrent à partager la condition servile de leur frère. « Et Joseph leur dit : Loin de moi cette pensée. Celui-là seul chez lequel la coupe a été retrouvée sera mon esclave; pour vous, retournez sains et saufs vers votre père. » Ibid., 17.

6. Ainsi les craintes de leur père se réalisaient, et tel était le trouble et le désordre de leur esprit qu'ils ne savaient à quoi se résoudre. « Et Juda s'approcha et dit : » Il avait, vous vous en souvenez, donné à Jacob cette assurance lorsque celui-ci confia Benjamin : « Si je ne vous le ramène, je consens à passer pour criminel à vos yeux tous les jours de ma vie.» Voilà pourquoi il s'approche de Joseph et lui raconte tout ce qui s'était passé, afin d'exciter sa compassion et d'obtenir la liberté de l'enfant. « Et Juda s'approcha et dit : Je vous en prie, seigneur, permettez à votre serviteur de parler. » Ibid., 18.

Remarquez en toutes ses paroles l'accent de l'esclave s'adressant à son maître, et souvenez-vous du songe des gerbes qui avait tant excité la jalousie des frères de Joseph; admirez cette sagesse toute-puissante avec laquelle Dieu, en dépit de tous les obstacles qui se rencontrent, assure l'accomplissement de ces prophéties. « Permettez à votre serviteur de parler, et que mon seigneur ne s'irrite pas contre lui. Vous avez interrogé vos serviteurs en leur disant : Avez-vous un frère ou un père ? Et nous avons répondu à notre seigneur : Nous avons un père qui est vieux, et il a un fils de sa vieillesse,lequel est jeune encore et son frère est mort. » Ibid.,18-20. Que devait éprouver Joseph en entendant ce récit ? « Et il est resté le seul enfant de sa mère, et son père l'aime tendrement. » Pourquoi cette assertion mensongère : « Son frère est mort ? » Ne l'avaient-ils pas vendu à des marchands ? C'est vrai; mais ils avaient persuadé à Jacob que son fils n'était plus et qu’il avait été dévoré par les bêtes féroces. De plus, ils supposaient que Joseph n'avait pu résister aux horreurs de la servitude chez les barbares et qu'il était mort; de là le langage de Juda : « Et son frère est mort. Vous avez dit ensuite à vos serviteurs : Amenez-le moi, et je prendrai soin de lui. Et vous avez dit : Si votre frère ne descend pas avec vous, ne songez pas à voir ma face. Il arriva donc qu'étant retourné auprès de votre serviteur notre père, nous lui avons communiqué les paroles de notre seigneur. Et notre père nous dit : Allez, achetez-nous quelques subsistances. Et nous lui répondîmes : Nous ne pourrons point y aller, à moins que notre frère ne vienne avec nous. Et votre serviteur notre père dit : Vous savez que ma femme m'a donné deux enfants. Et l'un des deux est allé loin de moi, et vous m'avez dit qu'une bête féroce l'a dévoré.» Ibid., 20-28. Observez en passant que ce plaidoyer de Juda met Joseph au courant de tous les événements accomplis dans la maison paternelle après qu'il eut été vendu, des sentiments que ses frères avaient excités en Jacob, et de ce qu'ils lui avaient fait entendre sur son compte. « Maintenant donc, si vous me prenez Benjamin et qu'il lui arrive quelque défaillance en route, vous conduirez ma vieillesse en pleurs au tombeau. » Ibid., 29. Notre père étant animé de sentiments pareils à l'égard de cet enfant, comment pourrions-nous revoir sa face sans ramener l'enfant avec nous ? « La vie de l'un est attachée à la vie de l'autre. Et vos serviteurs conduiront la vieillesse éplorée de votre serviteur notre père au tombeau. Car votre serviteur a reçu l’enfant des mains de son père et lui a dit : Si je ne vous le ramène, je consens à passer pour criminel vos yeux tous les jours de ma vie. » Ibid., 30-31. J'ai dû m'engager de cette manière aux yeux de mon père, afin d'emmener l’enfant, d'exécuter vos ordres, et de vous prouver que nous avions dit la vérité sans mélange aucun de mensonge. «Et maintenant je resterai et je servirai à la place de l'enfant, et je serai l'esclave de mon seigneur; et l'enfant retournera avec ses frères. Comment pourrions-nous revenir auprès de notre père si l'enfant n’est pas avec nous ? Non, je ne saurais voir la douleur qu'éprouverait mon père. » Ibid., 33-34.

Ce langage émut profondément Joseph et le rassura pleinement sur le respect de ses frères envers leur père, et sur leur tendresse pour Benjamin. Et il ne put plus y résister, ni supporter la présence de témoins. «Et, les renvoyant tous, il resta seul avec ses frères; puis élevant la voix avec larmes, il se fit connaître à eux. Et cela se répandit dans tout le royaume et dans la maison de Pharaon. Et il dit à ses frères : Je suis Joseph ; mon père vit-il encore ? » Genes., XLV, 1-3. Je ne puis m'empêcher ici de proclamer mon admiration pour la fermeté avec laquelle le bienheureux se maîtrise si longtemps et diffère de se faire connaître. Ce qui ne m'étonne pas moins, c'est que ses frères aient pu rester debout en entendant ces paroles de Joseph, et ouvrir encore la bouche; c'est que leur âme ne se soit pas envolée, qu'ils n'aient point été mis hors d'eux-mêmes et qu'ils n'aient pas cherché à se cacher dans les entrailles de la terre. « Et ses frères ne purent lui répondre, car ils étaient troublés. »

Et certes à bon droit; ils songeaient et à la manière dont ils l'avaient traité, et à ce qu'il avait été pour eux; ils songeaient à l'éclat dont il était présentement environné, et ils étaient dans l'angoisse au sujet de leur propre salut. Aussi, pour dissiper leurs inquiétudes, Joseph leur dit: « Approchez-vous de moi. » Ibid., 4. Ne vous éloignez pas; ne croyez pas d'ailleurs avoir obéi en ceci à vos propres sentiments. Il faut moins attribuer ces événements à l'envie que vous me portiez qu'à la sagesse du Seigneur et à son infinie miséricorde; il voulait que je vinsse en Égypte afin de pouvoir au temps marqué vous préserver de la famine et vous et ce pays tout  entier. « Et il dit : Je suis Joseph , votre frère, que vous avez vendu pour l’Égypte. Ne craignez rien. » Ibid., 5. Que le trouble ne s'empare pas de vos âmes; ne voyez en ceci rien de fâcheux : c'est la divine Providence qui a tout conduit : « Dieu m'a envoyé devant vous pour votre salut. Car il y a deux ans que la famine règne sur la la terre, et il s'écoulera cinq années encore pendant lesquelles on ne pourra ni labourer ni moissonner. Dieu m'a envoyé devant vous pour qu'il vous restât de quoi subsister sur la terre. Ce n'est pas vous qui m'avez fait venir ici, mais le Seigneur. » Ibid., 6-8.

7. Voyez-vous Joseph s'efforcer jusqu'à trois reprises de les rassurer, et leur dire de ne point s'estimer responsables de ce qui s'était accompli, et d'en attribuer la cause au Seigneur qui l'avait par là conduit à une si haute gloire. « Dieu, poursuit-il, m'a établi comme le père de Pharaon, le maître de toute sa maison et le prince de toute l’Égypte. » Ibid., 8. Mon esclavage a été le principe de mon élévation; c'est parce que j'ai été vendu que je suis arrivé à cette dignité, parce que j'ai été éprouvé de la sorte que je suis au faîte des honneurs, parce que vous m'avez considéré d'un œil d'envie que je suis environné de tant de gloire. - Ne nous bornons pas à ouïr le récit des actes de Joseph : appliquons-nous surtout à les imiter. A son exemple, consolons les personnes qui ont mal agi envers nous, dégageons-les de la responsabilité des faits qui nous concernent, et dans les épreuves soyons les émules de la piété de cet héroïque jeune homme. - Soyez donc, poursuit-il, bien convaincus à ce sujet que, loin de vous garder quelque ressentiment de vos procédés à mon égard, je prétends ne vous charger d'aucun grief, et voir en tout cela un moyen dont la Providence a daigné se servir pour me faire asseoir sur le trône glorieux que j'occupe. «Et maintenant hâtez-vous de retourner vers mon père et dites-lui : Voici ce que vous mande votre fils Joseph : Dieu m'a établi maître de toute la terre d’Égypte; venez vers moi et ne tardez pas. Et vous demeurerez dans la terre de Gessen, et vous serez près de moi, vous, vos enfants, les fils de vos enfants, vos brebis, vos bœufs et tout ce que vous possédez. Je pourvoirai à votre subsistance, car il reste encore cinq années de disette, afin que vous ne périssiez pas, vous, vos enfants et tout ce qui vous appartient. Vos yeux et les yeux de Benjamin voient ce que je vous dis de ma bouche. Annoncez donc à mon père l'éclat dont je suis entouré en Égypte, annoncez-lui tout ce que vous avez vu, et amenez-le moi promptement. » Ibid., 9-12.

Quand il les eut ainsi entretenus, rassurés et instruits de ses volontés à l'égard de son père, dont il désirait si vivement l'arrivée, « il se percha sur le cou de Benjamin son frère, et il pleura; » car ils étaient tous les deux enfants de la mème mère; « et Benjamin pleura aussi sur lui; et il embrassa aussi tous ses frères, et il pleura sur eux. » Ibid., 14. Malgré ce long épanchement de Joseph, malgré ses larmes et les paroles rassurantes qu'il leur adressa, à peine ses frères purent-ils lui parler. « Et après cela, dit l'historien sacré, ils lui parlaient. Et ces nouvelles furent publiées et répandues dans la maison de Pharaon; et Pharaon s'en réjouit et tous ceux qui habitaient sa maison. » Ibid., 15-16. Ils furent tous heureux de cette reconnaissance des frères de Joseph. « Et le roi parla en ces termes à Joseph : « Dis à tes frères : Faites ceci; remplissez vos sacs de froment et partez. Emmenez ensuite votre père et retournez près de moi; et je vous donnerai de tous les biens de la terre d’Égypte. Mais toi, ordonne-leur de prendre des chars pour leurs femmes et leurs enfants. » Ibid. 17-19. Quelle sollicitude de la part du monarque pour le voyage de Jacob ! « Et prenez votre père, poursuit-il, venez; et ne laissez rien de ce que vous avez dans vos demeures. Toutes les richesses de l’Égypte seront à vous. Et les enfants d'Israël firent de la sorte. Et Joseph leur donna des chars, suivant l'ordre du roi. Et il donna deux robes à chacun d'eux. Mais à Benjamin il donna trois cents pièces d'or et cinq robes magnifiques. Et il en envoya autant à son père avec dix ânes chargés de tout ce qu'il y avait de précieux en Égypte; et autant d'ânesses portant du pain pour le chemin. Après cela, il congédia ses frères et ils partirent; et il leur dit : Ne vous querellez pas en chemin. » Ibid., 19-24. Quelle sagesse admirable ! Non seulement il bannit à leur égard tout ressentiment et leur pardonne leur conduite; mais de plus il va jusqu'à les exhorter à ne pas se quereller en chemin, et à ne pas s'abandonner à des récriminations les uns contre les autres. Naguère, après avoir comparu devant Joseph, ils se disaient entre eux : « Ce que nous souffrons est juste, nous sommes dans le péché à cause de notre frère, car nous avons méprisé sa douleur. » Et Ruben se levant répliquait : « Ne vous avais-je pas dit de ne pas faire de mal à l'enfant ? et vous ne m'avez point écouté. » Genes., XLII, 21-22. Il était donc fort vraisemblable que cette scène se renouvellerait pendant la route. C'est pourquoi, en vue de prévenir ces emportements et ces reproches mutuels, Joseph leur dit : « Ne vous querellez pas en chemin; » souvenez-vous que je ne vous ai demandé aucun compte de vos procédés envers moi, et agissez entre vous avec la même bienveillance. Qui serait capable d'admirer comme elle le mérite la vertu de ce juste, observant dans toute sa perfection la philosophie de la Loi nouvelle ? Car le précepte donné par le Sauveur à ses disciples : « Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent, » Matth. V, 44, il l'a dépassé, et, outre la charité admirable avec laquelle il traite ceux qui autant qu'il dépendait d'eux l'avaient mis à mort, il fait tous ses efforts pour les amener à penser qu'ils n'étaient point coupables envers lui. Quelle hauteur de philosophie ! Quelle candeur et quel tendre amour de Dieu ! Ne croyez pas, leur dit-il, être la cause de tout ce qui m'est arrivé. J'en suis redevable à la sollicitude du Seigneur, qui voulait ainsi réaliser mes songes et se servir de moi pour votre salut.

Par conséquent, voyons toujours dans les épreuves et les afflictions dont nous serons assaillis un gage certain de la providence et de la miséricorde divines. Ne cherchons pas non plus en toute chose le calme et le repos ; et, que nous soyons dans la tribulation ou la prospérité, rendons également grâces au Seigneur, afin que cette gratitude nous obtienne de sa providence une sollicitude encore plus tendre. 

Puissions-nous, tous en être favorisés par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, honneur, puissance, en même temps qu'au Père, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. 

Ainsi soit-il.