Saint Jean Chrysostome
Homélie 62 sur la Genèse
Et Juda vit la fille d'un Chananéen qui s'appelait Sava: et il l'épousa, et il s'approcha d'elle; et elle conçut et elle mit au monde un fils, et elle l'appela Er.
1. L'histoire de Joseph nous a dernièrement éclairés suffisamment sur le venin de l'envie et sur les ravages que cette funeste passion exerce dans l'âme où elle a pris naissance. Vous avez vu, sous l'empire de ce sentiment, les frères de Joseph oublier les droits du sang, traiter leur frère dont ils n'avaient reçu aucun mal, avec une cruauté digne des bêtes féroces. Mais leur perversité parut au grand jour, et le mal qu'ils lui causèrent fut moins considérable que l’ignominie dont ils se couvrirent. Bien qu'ils l'eussent était déjà vendu à des barbares, et que ceux-ci l'eussent revendu à l'un des officiers de Pharaon, l'assistance divine qui ne manqua jamais à Joseph lui aplanit et lui facilita toute chose. J'eusse voulu encore aujourd'hui poursuivre cette histoire, et dis-je, y puiser la trame de mon instruction; mais voilà qu'il se présente un autre récit que nous ne devons point passer sous silence et qu'il nous faut approfondir pour en revenir ensuite au sujet du jeune fils de Jacob. Quel est donc ce récit qui s'interpose de la sorte ? Un récit touchant Juda. Celui-ci ayant épousé la tille d'un Chananéen, nommée Sava, en eut trois fils; à l'ainé de ces fils nommé Er, il donna pour épouse Thamar.
Er étant prévaricateur devant le Seigneur, il fut frappé de mort. Annam, frère d'Er, dut prendre la femme de son frère et perpétuer sa postérité. Il agissait conformément à la loi qui dit plus tard : si un homme meurt sans enfants, que son frère prenne sa femme et perpétue la postérité du premier. Annam ayant fait aussi le mal, le Seigneur le frappa de mort. Ce double coup terrifia Juda. A la vue de ce trépas si prompt de ses deux enfants, il promit bien à Thamar, pour la consoler, de lui donner son troisième fils; mais il ne tint pas sa promesse, de crainte qu'il ne partageât le sort de ses frères. Cependant Thamar demeurait dans la maison de son père, se nourrissant de cet espoir et attendant que son beau-père mit sa parole à exécution. Lorsqu'elle s'aperçut des véritables intentions de Juda, elle le supporta d'abord avec douceur, évita tout rapport avec autrui, se résigna à la viduité et attendit le temps favorable, celui où elle pourrait s'unir à son beau-père lui-même. En effet, la belle-mère étant morte, et Juda étant venu à Thamna pour tondre les brebis, Thamar voulut surprendre son beau-père et avoir de lui des enfants : non pas qu'il y eût de sa part esprit de débauche, loin de là, mais elle voulait porter le nom de quelqu'un. Du reste, il y avait en cela quelque chose de providentiel, et c'est pourquoi son plan se réalisa de tout point. « Elle quitta donc ses habits de veuve, prit un voile, se para, et s'assit près des portes; » et, pour la défendre, l'Ecriture ajoute : « Car elle voyait que Selom était déjà grand; et pourtant Juda ne le lui donnait pas pour époux. Genes., XXXVIIl, 14.
Voilà pourquoi elle prépara ce piège. Juda la prenant pour une courtisane, car elle s'était couvert le visage de peur d'être reconnue; Juda, dis-je, «se dirigea vers elle. Et elle lui dit : Que me donnerez-vous ? Et il promit de lui envoyer un chevreau de ses troupeaux. Et elle lui répondit : Donnez-moi un gage. en attendant que vous me l'envoyiez. Et il lui donna un anneau, un bracelet et son bâton; et il s'approcha d'elle. et elle conçut de lui. » Ibid.,16-18.
Que personne, à la suite de ce récit, ne condamne Thamar; car, ainsi que je l'ai dit, elle obéissait à une vue providentielle. Ni Thamar ne mérite d'être blâmée à ce sujet, ni Juda n'est répréhensible dans sa conduite. Suivez, en effet, la voie qui va s'ouvrir devant vous, et vous verrez les enfants issus de ce rapprochement devenir les ancêtres du Christ. De plus, les deux enfants que mit au monde Thamar sont la figure prophétique des deux peuples et des deux lois, la loi judaïque et la loi spirituelle. Voyons maintenant Juda, peu de temps après, quand la grossesse de sa belle-fille devint un fait public, se condamner lui-même et la justifier. Thamar ayant rempli son but, se retira, reprit ses vêtements, et rentra dans sa maison. Juda, dans l’ignorance de tout, tint sa promesse et envoya le chevreau pour rentrer en possession du gage qu’il avait donné. Mais l'enfant, ne trouvant nulle part la femme en question, revint déclarer à Juda que ses recherches avaient été vaines. Alors Juda dit : «Qu'on ne nous accuse pas comme coupable d'ingratitude;» car il ne savait pas ce qui avait eu lieu. Trois mois s'étant écoulés, la grossesse de Thamar devint visible à tout le monde; et, comme personne n'était instruit de son stratagème, « on vint annoncer à Juda qu'elle avait conçu par adultère. Et, dès qu'il l'eut appris : Faites-la venir, dit-il, et qu'elle soit brûlée vive.» Ibid., 24. Grand est son courroux, terrible est sa sentence, parce que la faute paraissait grande aussi. Que fait Thamar ? Montrant les gages qu’elle avait reçus de son beau-père, elle dit : «La personne à laquelle appartiennent ces gages est celle de qui j'ai conçu. » Ibid., 25.
2. Quoiqu'elle reste muette, trois témoins dignes de foi élèvent la voix en sa faveur et démontrent clairement son innocence. Accusée et d'un pareil crime, elle eût eu besoin de trois témoins: et c'est pour cela qu'elle présente ces trois gages qui parlent pour elle, l'anneau, le bracelet et le bâton. Sans quitter sa demeure et sans ouvrir la bouche, elle gagne donc sa cause; car « Juda les ayant reconnus, dit : Elle est dans son droit plus que moi, puisque je ne lui ai pas donné mon fils Sélom. » Ibid., 26. Que signifient ces mots : Elle est dans son droit plus que moi- même ? Elle est innocente, tandis que je suis coupable, et je me condamne volontiers bien que personne ne m'accuse : ou plutôt, voici les preuves de ma culpabilité, les gages que je lui ai donnés, Et il ajoute, pour mettre dans tout son jour le droit de Thamar : « Je ne lui ai pas donné mon fils Selom. » Peut-être ces faits doivent-ils s'expliquer par la raison que voici : Il pouvait entrer dans la pensée de Juda d'attribuer à Thamar la mort d'Er et d'Annam, et pour cette raison, il lui refusait Selom malgré la promesse qu'il en avait faite. Or, afin qu'il apprenne de la façon la plus irrécusable que Thamar n'était point la cause de la mort de ses fils, et qu'ils en avaient été redevables à leur propre perversité, le texte sacré disant par deux fois : « Le Seigneur le frappa de mort, » Gen., XXXVII, 7-10.
Juda entre lui-même à son insu en relation intime avec sa bru, il se convainc par lui-même que ses enfants ont porté la peine de leurs forfaits, et, reconnaissant sa propre faute, il soustrait Thamar au supplice. « Toutefois il ne la connut plus dorénavant, » Ibid., 26; ce qui donne à entendre qu'il n'aurait point eu de rapport avec elle s'il ne l'eût prise pour une étrangère. Après nous avoir raconté exactement la supercherie de Thamar, l’Écriture sainte nous fait connaître les enfants qui sortirent de son sein. «Or il arriva, tandis qu'elle se délivrait, que deux enfants se trouvaient dans son sein, Et l'un d'eux ayant étendu la main, la sage-femme y attacha un ruban écarlate en disant : Celui-ci sortira le premier. » Ibid., 27-28. Remarquez, je vous prie, la portée mystérieuse et prophétique de ce langage. Dès que la sage-femme eut lié la main de l'enfant de façon à pouvoir le distinguer à sa naissance, « l'enfant retira sa main et son frère sortit. » Ibid., 29. Il céda pour ainsi parler le pas à son frère, de telle sorte que celui-là sortit le premier que l'on croyait devoir sortir le dernier, et que celui-là sortit le dernier que l'on croyait devoir sortir le premier. « Et la sage-femme dit : Pourquoi le mur de séparation a-t-il été rompu à cause de toi ? Et elle lui donna le nom de Pharès; » nom qui signifie division, séparation. Ibid. « Et après lui parut son frère, à la main duquel un signe avait été attaché; et il fut appelé Zara, » Ibid., 30, qui signifie Orient. Que le hasard n'ait point ainsi réglé ces choses, et qu'elles été une figure de l'avenir, les faits eux-mêmes l'établissent. Eût-il été possible que, après qu'on avait attaché à sa main un ruban de couleur rouge, l'enfant retirât cette main pour laisser le passage à son frère, si l'action divine ne l'eût ainsi disposé, et n'eût fait de la vertu de Zara, qui signifie Orient, la figure de l'Eglise, laquelle, dès le principe, se montre un instant, puis se retire et disparait devant les observances légales représentées par Pharès, jusqu'à ce que, le long règne de ces dernières étant fini, l'Eglise reparaisse et remplace irrévocablement la loi judaïque ? Mais peut-être serait-il nécessaire d'exposer cette vérité d'une façon plus claire et abrégée tout ensemble. Ceux que Zara figure d'abord. ce sont Noé, Abraham, et, antérieurement à Noé, Abel et Enoch, dont le culte de Dieu faisait toute la sollicitude.
Lorsque ensuite, leur postérité s'étant multipliée, le péché vint imposer ses lourds et nombreux fardeaux, il fallut bien procurer aux hommes un peu de soulagement; et alors fut donnée la loi, ombre de la vérité, qui n'effaçait pas le péché, mais qui l'indiquait, le découvrait, et fournissait à ces faibles enfants le lait propre à les faire grandir. Cependant l'action de la loi resta encore bien imparfaite; et, quoique la loi fit connaître la gravité des péchés, les hommes étaient toujours couverts de souillures. C'est alors que Notre-Seigneur, venant parmi nous, a donné à l'humanité cette loi spirituelle et féconde dont Zara était la figure. Aussi l’Évangéliste mentionne-t-il Thamar et ses enfants. « Juda, dit-il, engendra Pharès et Zara de Thamar.» Matth., I, 3.
3.
Il ne faut pas lire les Écritures avec les yeux de la chair
3. Vous voyez par là qu'il ne faut pas accorder une attention superficielle à ce que renferment les divines Écritures, et passer négligemment devant ce qu'elles nous disent : pénétrons-en plutôt la profondeur, et tâchons de nous saisir de ces trésors, afin de glorifier ensuite Celui dont la providence règle toute chose avec tant de sagesse. Refusons par exemple de rechercher la raison et le but des faits qui nous occupent, et nous ferons à Thamar un crime de sa conduite avec son beau-père; et de plus, nous accuserons Abraham de desseins homicides, et Phinées d'avoir commis un double meurtre. Si au contraire nous examinons avec réflexion ces diverses causes, nous nous convaincrons de l'innocence de ces personnages, et nous en retirerons pour nous les plus précieux avantages. Voilà donc l'histoire de Thamar exposée à votre charité aussi bien qu'il nous a été possible de le faire.Si nous n'avions pas lassé votre attention, et si vous y consentiez, nous passerions au texte suivant, et nous reprendrions l'admirable histoire de Joseph. Vous apprendriez par ce que vous entendriez aujourd'hui quelles épreuves endura ce vaillant athlète après ces victoires qui lui prédisaient la royauté et l'empire sur ses frères : les luttes, en effet, pour lui, succédèrent aux luttes, les secousses aux secousses, les tempêtes aux tempêtes; mais le nautonier restait toujours au-dessus des flots, et, au plus fort de la tourmente, assis près du gouvernail, il dirigeait à son gré le navire. Mais prêtons l'oreille au texte lui-mème, afin d'en saisir mieux la portée.
« Joseph fut conduit en Égypte; et le chef des cuisiniers de Pharaon l'acheta des Ismaélites. » Genes., XXXIX, 1. Ainsi, ces marchands barbares et sans pitié qui l'avaient acheté à ses frères, le vendirent à leur tour au chef des cuisiniers du Pharaon d’Égypte; et cet enfant, élevé jusque-là dans les bras de son père, dut subir la domination de maîtres divers. Mais pour dissiper notre surprise en le voyant si jeune et sans expérience d'un genre de vie si rude, supporter néanmoins ce pesant esclavage, lui qu'avait comblé d'attentions la tendresse paternelle, l’Écriture ajoute ces mots : « Et le Seigneur était avec Joseph, et Joseph était un homme heureux en tout. » Ibid., 2. Que signifie cette expression, le Seigneur était avec Joseph ? La grâce d'en haut l'assistait en toute chose et aplanissait devant lui tous les obstacles. C'est elle qui veilla sur lui, c'est elle qui adoucit en sa faveur les Ismaélites, et les amena à le vendre à l'officier du roi d’Égypte, le conduisant ainsi peu à peu dans cette voie d'épreuves dont le terme devait être le trône royal. Mais vous, mon bien-aimé, lorsqu'on vous dit que Joseph, après avoir enduré la servitude entre les mains des marchands, dut porter ensuite le joug des Égyptiens, comprenez-vous bien qu’il n’en ait point été troublé, qu'il n'ait point douté et qu'il n'ait point tenu en lui-même ce langage : Elles étaient donc trompeuses ces visions qui me promettaient tant de splendeur ? Après ces visions l'esclavage, et un esclavage pénible; je passe d'un maître à l'autre, d'une domination à une autre domination; et il me faut vivre au contact des mœurs les plus barbares ! Je suis donc délaissé, je suis donc privé de tout secours céleste ?--N'attendez point de pensée ou de langage pareil; vous ne trouverez chez Joseph que douceur, patience et générosité. « Car le Seigneur était avec Joseph, et Joseph était un homme heureux en tout. Heureux en tout, c'est-à-dire que tout lui réussissait, en toute circonstance la divine providence marchait devant lui. Du reste, les succès qui signalaient ses entreprises étaient si manifestes que son maître l’Égyptien s'en aperçut lui même. « Son maître, dit l'historien sacré, voyait bien que le Seigneur était avec lui; et tout ce que faisait Joseph, le Seigneur le couronnait de succès entre ses mains. Et Joseph gagna la faveur de son maître, et celui-ci l'établit sur sa maison; et tout ce qu'il avait, il le remit entre les mains de Joseph. » Ibid., 3-4.
Voilà ce que fait l'assistance du Très-Haut. Un jeune homme, un étranger, un esclave, reçoit de son maître la direction de toute sa maison. « Et tout ce qu'il avait, il le remit entre ses mains. » Pourquoi cela ? Parce que indépendamment du secours céleste, Joseph sut gagner par sa bonne grâce la faveur de son maître›. « Il sut lui plaire, » dit le texte sacré; il sut tout faire d'une manière qui lui était agréable.
Pourquoi Dieu laisse les justes affronter les épreuves
Pour assurer la sécurité de son serviteur, le Seigneur ne voulut pas encore le délivrer de sa servitude et le rendre à la liberté. C'est, en effet, une des règles providentielles de ne point affranchir les âmes vertueuses du péril et de ne point les arracher aux épreuves : Dieu se contente au fort du danger de leur venir en aide, de telle sorte que les épreuves se transforment pour elles en un sujet de fête. De là ce mot du bienheureux David : « Au milieu de la tribulation, vous avez dilaté mon cœur. » Psalm. IV, 2. Vous n'avez pas, il est vrai, dit-il, mis en fuite la tribulation; après m'en avoir délivré, vous ne m'avez pas rendu un calme parfait; mais, chose étrange et admirable, au milieu même des épreuves, vous m'avez inspiré une sécurité sans nuages. - Ainsi en agit avec Joseph notre miséricordieux Seigneur. « Il bénit la maison de l’Égyptien à cause de Joseph, » Genes., XXXIX, 5, et le barbare comprit par là que ce jeune homme, dans la condition où il était, jouissait d'un crédit spécial auprès de Dieu. « Il remit donc tout ce qu'il avait entre ses mains; et il ne s'occupait de rien, sinon du pain qu'il mangeait. » Ibid., 6. En un mot, il l'établit maître de sa maison, et désormais le captif, l'esclave, eut sous son empire tout ce qui appartenait à son maître. Telle est la vertu : là où elle se montre , elle domine et subjugue tout; et, de même que la lumière en se levant chasse les ténèbres, de même la vertu n'a qu'à paraître pour mettre en fuite l'iniquité.
4. Mais le génie du mal n'eut pas plus tôt vu la prospérité du juste et sa gloire grandir au milieu des épreuves, qu'il grinça des dents et fut transporté de rage. Il ne peut supporter le spectacle de l'éclat tous les jours croissant de Joseph et alors il lui creuse un piège profond, il lui prépare un abîme, où, dans sa pensée, il doit trouver la mort; il soulève une pensée destinée à l'engloutir. Mais il ne tarde pas à apprendre que vainement il regimbe contre l'aiguillon, et que tous ses efforts se retourneront contre sa propre tête. «Or, Joseph était beau de visage et ravisant à voir. » Ibid., 6. Pourquoi l’Écriture nous parle-t-elle de la beauté physique de Joseph ? Pour nous apprendre qu'il possédait à la fois et la beauté du corps et celle de l'âme. Il était alors à la fleur de l'âge, « beau de visage et ravissant à voir.» Cette observation préliminaire du texte sacré nous prépare à la tentative séductrice de l’Égyptienne qu'avait frappée la beauté du jeune homme. « Et il arriva après cela. » Ibid., 7. Qu'est-ce à dire, après cela? Après que l'administration de toute la maison eut été confiée à Joseph, après qu'il eut été honoré à ce point par son maître, « l'épouse de ce dernier jeta les yeux sur Joseph.» Quelle effronterie dans cette femme impudique ! Elle ne songe ni qu'elle est la maîtresse, ni qu'il est esclave. Eprise de sa beauté, ce feu satanique une fois allumé dans ses veines, elle ne songe qu'à triompher du jeune homme; nourrissant en son âme ce dessein pervers, elle épie l'occasion et la solitude qui lui permettront d'accomplir sa tentative criminelle. « Mais Joseph s'y refusa, » il ferma l'oreille à sa proposition, comprenant le mal qu'il se ferait à lui-même.
Tout en se préoccupant de ses propres intérêts, il pensait également à ceux de sa maîtresse, et cherchait, autant qu'il était en lui, à l'arracher à cette passion insensée. Dans ce but, il lui tient un langage bien capable de la faire rougir et de lui découvrir la voie la plus salutaire. En effet, «il dit à l'épouse de son maitre. » C'est donc de l'esclave que la maîtresse reçoit des conseils ! « Mon maître s'est reposé sur moi du soin de sa maison, tout ce qu'il possède, il l'a remis entre mes mains. » Ibid., 8. Oh ! l'excellent cœur ! Comme il énumère les bienfaits qu'il a reçus de son maître pour faire comprendre à sa maitresse l'ingratitude de son procédé ! Moi, lui dit-il, moi qui ne suis qu'un serviteur, un étranger, un esclave, je dois à la faveur de mon maître d'avoir sous la main tout ce qui lui appartient, excepté vous : je suis au-dessus de tout; mais à vous je dois l'obéissance, et sur vous seule je n'ai aucun pouvoir. - Ensuite, pour l'émouvoir plus fortement, lui rappeler la bonté de son époux, et la détourner de toute pensée de trahison envers lui, il ajoute : Si vous êtes hors de ma domination, «c'est que vous êtes son épouse. Or, comment, cela étant, pourrais-je faire ce mal, et pécher devant le Seigneur ? » Ibid., 9. Car vous avez beau vous cacher; alors même que nous échapperions aux regards des hommes, nous ne parviendrions jamais à nous soustraire à l'œil qui ne se ferme jamais. Voilà celui que nous devons craindre, et en présence duquel nous devons nous garder de commettre la plus légère iniquité. - Ce qui prouve la vertu incomparable de ce juste , c'est qu'il eut à soutenir cet assaut non pas une ou deux fois seulement, mais à bien des reprises. Or, à cette proposition criminelle, il répondit toujours par les mêmes conseils. « Après lui avoir ainsi parlé plusieurs jours de suite sans être écoutée, » Ibid.,10, la femme de l’Égyptien surprenant un jour Joseph au milieu de ses occupations, se précipita sur lui comme une bête féroce aux dents frémissantes, et le retint par ses vêtements.
Ne prêtons pas à cette circonstance une attention indifférente, et remarquons le courage du jeune homme sous le coup de cette attaque. Moins prodigieux fut, à mon sens, le spectacle des trois enfants plongés dans la fournaise de Babylone, sans avoir souffert en rien du feu, que le spectacle admirable et nouveau de ce jeune homme résistant aux efforts de la femme impure et criminelle qui le retient par son vêtement, et laissant ce même vêtement entre ses mains pour s'enfuir. Si les jeunes Hébreux durent à leur vertu l'assistance divine qui les rendit insensibles aux flammes, la chasteté de Joseph, l'énergie avec laquelle il résista à la séduction, lui valurent également le secours d'en haut; et, grâce au secours que lui prêta la main de Dieu, il put triompher de cette attaque terrible et briser les filets de l'impudique tentatrice. Il était beau de voir ce magnanime jeune homme fuyant sans vêtements, mais couvert du manteau de la chasteté, se soustraire sain et sauf aux ardeurs de cette fournaise, et non seulement sain et sauf, mais plus radieux et plus illustre.
5. Cependant, au sortir d'un si complet triomphe et d'une épreuve bravée avec un courage qui eût dû le combler de gloire et de couronnes, Joseph retombe au contraire dans un sort plus affreux. Accablée sous l'ignominie et la honte dont l'avait couverte son entreprise insensée, l’Égyptienne appelle tous les gens de la maison, et, accusant le jeune homme de lui avoir fait les propositions qu'elle lui avait faites elle-même, elle s'efforce de les induire en erreur. C'est ainsi que le vice, dans sa lutte contre la vertu, s'applique à la charger de ses propres crimes; et c'est ainsi que cette femme jette à la face de Joseph le reproche d'impureté, et, se couvrant elle-même du masque de la chasteté, présente le vêtement laissé, dit-elle , entre ses mains par son esclave coupable. Mais Dieu ne permet ces choses que pour la plus grande gloire de son serviteur. Lorsque son mari fut arrivé, l’Égyptienne renouvela son récit avec la plus grande effronterie, et accusa Joseph en ces termes: « L'esclave hébreu que vous nous avez amené s'est introduit chez moi pour me faire violence.» Ibid., 17. Malheureuse que vous êtes ! ce n'est pas lui qui s'est introduit chez vous pour vous faire violence; c'est le démon qui s'est rendu maître de vous au point de vous rendre coupable d'adultère, et, autant qu'il dépendait de vous, d'homicide. Or, à l'appui de son accusation, elle montra le vêtement du jeune homme.
Considérez ici, je vous en prie, la bonté de Notre-Seigneur : de même qu'il arracha Joseph des mains de ses frères prêts à l'immoler, leur persuadant en premier lieu de le jeter dans une citerne comme le leur conseilla Ruben; en second lieu, de le vendre à des marchands, comme le leur conseilla Juda; et cela, pour préparer l'accomplissement des songes, et montrer de la sorte que ces prédictions magnifiques en faveur de Joseph n'étaient point dépourvues de fondement; de même maintenant, la main de Dieu retient le barbare et ne lui permet pas de mettre à mort sur-le-champ son serviteur. Qu'est-ce qui eût pu autrement l'en empêcher, en présence d'un attentat qui allait jusqu'à déshonorer sa couche ? Dieu seul fut assez puissant pour lui inspirer cette clémence, afin que la vertu de Joseph, éclatant de nouveau dans le cachot où il allait être jeté, lui frayât le chemin du souverain pouvoir. « Et son maître fut irrité; et il l'envoya dans la prison où l'on gardait les prisonniers du roi. » Ibid., 19-20. Mais, s'il ne croyait pas à la culpabilité de Joseph, il ne devait pas le plonger dans un cachot; si, au contraire, il croyait au récit de l’Égyptienne, ce n'est pas la prison, mais le dernier supplice qu'il aurait du lui infliger. Disons que la droite du Très-Haut, là où elle se montre, aplanit toute difficulté, et qu'elle change la cruauté en douceur. Or, elle nous accorde principalement son appui lorsque nous pratiquons généreusement la vertu; et voilà pourquoi le courage héroïque de Joseph est ici largement récompensé.
Au sortir d'une épreuve si vaillamment supportée, il fut donc conduit en prison, et subit tout en silence. Cependant vous savez de quelle vivacité et de quelle liberté de langage usent les personnes qui, n'ayant aucun crime à se reprocher, se voient condamnées injustement, et avec quelle vigueur elles protestent contre un châtiment qu'elles n'ont pas mérité. Chez Joseph, rien de pareil, pas un mot, pas une plainte; il attend avec une résignation inaltérable le secours du Seigneur. Voyez-le, dans sa captivité investi d'une confiance sans bornes par le chef de la prison, et certes à juste titre : « Car le Seigneur était avec Joseph, et il répandait sur lui sa miséricorde. » Ibid., 21. Qu'est-ce à dire, il répandait sur lui sa miséricorde ? - Il inclinait à la pitié le chef de la prison, et le disposait à des sentiments d'une profonde bienveillance à son égard. En effet, « et il fit trouver grâce à Joseph devant lui.» Non vraiment, il n'est point de bonheur comparable à celui de l'homme favorisé de la protection divine. « Et le chef de la prison remit la prison entre les mains de Joseph. » Ibid., 22. Voilà donc le gardien principal qui se décharge sur lui, qui lui abandonne son autorité et met tous les prisonniers sous ses ordres. «Et le chef de la prison ne s'occupait de rien; car tout était dans la main de Joseph, parce que le Seigneur était avec lui; et tout ce que Joseph faisait, Dieu le rendait prospère entre ses mains. » Ibid., 23. C'est ainsi que la grâce céleste l'accompagnait en tout et communiquait à ses actes un charme particulier.
Marchons, nous aussi, sur ses traces, et Dieu sera toujours avec nous, et il bénira toutes nos entreprises. Quiconque jouira de son assistance, se trouvât-il environné de dangers, se rira de tout et n'en tiendra nul compte, parce que le souverain Maître dont la providence crée et dispose toute chose, lui assurera le succès et dissipera toutes les difficultés. Et comment nous sera-t-il possible d'avoir avec nous le Seigneur, et d'être par lui bénis en toute chose ? En observant la vigilance et la sobriété; en imitant la chasteté, la générosité et les autres vertus de ce saint jeune homme; en comprenant que dans toutes nos actions, il nous faut veiller à éviter la condamnation du Seigneur; en n'oubliant pas que l'on ne saurait se dérober à ce regard qui ne sommeille jamais, et que l'artisan du péché sera inévitablement puni. Ne mettons pas non plus la crainte des hommes au-dessus de l'indignation divine et souvenons-nous fréquemment de cette parole de Joseph : « Comment ferais-je ce mal, et pécherais-je devant Dieu ? » Lorsque nous serons troublés par quelque pensée, méditons ce mot en notre cœur, et sur-le-champ tout désir mauvais sera mis en fuite. Que la tentation nous vienne soit du côté des plaisirs corporels, soit les du côté des richesses, soit de tout autre côté, rappelons-nous soudain que Celui-là nous jugera auquel nous ne saurions dérober nos plus secrètes pensées. A cette condition, nous éviterons sûrement les embûches du diable et nous ne serons pas frustrés du secours divin.
Puissions-nous tous l'obtenir par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.