Saint Jean Chrysostome

Homélie 61 sur la Genèse

Voici les générations de Jacob : Joseph, âgé de dix-sept ans faisait paître les troupeaux avec ses frères.

1. Mon devoir est de vous conduire encore aujourd'hui à notre table accoutumée, et, après avoir repris la suite du sujet que nous traitions dernièrement, de me servir du texte qui vous a été lu pour vous offrir votre réfection spirituelle. Ce que vous avez entendu est, en effet, bien suffisant pour vous apprendre la noirceur de l'envie; car vous verrez le venin de cette passion empoisonner les sentiments des parents eux-mêmes. Cependant, afin que les choses se déroulent naturellement, il sera bon de reprendre le commencement du texte sacré. « Voici les générations de Jacob. » Genes., XXXVII, 2. Observez que le grand Prophète, tout en nous annonçant la généalogie de Jacob, passe aussitôt à l'histoire de son enfant; à peine a-t-il dit : « Voici les générations de Jacob, » qu'il ne songe plus à nous énumérer les fils du Patriarche et les fils de ses fils; comme plus haut, à propos d'Esaü, il s'occupe de Joseph, si jeune et presque le dernier de ses frères. « Joseph, dit-il, âgé de dix-sept ans, faisait paître les troupeaux avec ses frères. » Ibid. Pourquoi précise-t-il son âge ?

Pour nous apprendre que l’âge n'est pas un obstacle à la vertu; pour nous édifier sur la soumission de Joseph à son père, sur l'affection qu'il portait à ses frères, et en même temps sur la cruauté de ces derniers. Car ni les sentiments dont il était animé envers eux, ni son âge si tendre ne put les fléchir en sa faveur; bannissant tout amour de leur âme, ils ne purent voir le penchant de Joseph à la vertu et la prédilection de son père pour lui sans le poursuivre d'une envie pleine d'acharnement. « Et ils accusèrent Joseph d'un crime horrible, près d'Israël leur père. » Quel excès de perversité ! Ils s'en prennent à l'amour paternel lui-même, ils n'hésitent pas à calomnier leur frère, et ils ne réussissent que sur un point, à découvrir leur noire envie.

Et ce qui prouve qu'ils dévoilèrent uniquement les sentiments cachés auparavant dans leur âme, c'est qu'après cette accusation, Jacob n'en aime son fils que davantage, et le préfère ouvertement à ses frères. « Jacob aima Joseph plus que tous ses fils, parce que c'était le fils de sa vieillesse. Et il lui fit une robe de diverses couleurs. » Ibid., 3. Que signifient ces mots : « Il aima Joseph plus que tous ses fils, parce que c'était le fils de sa vieillesse ? » C'est qu'il l'avait engendré sur la fin de ses jours, étant déjà vieux; et voilà pourquoi il le préférait aux autres. On aime d'ordinaire davantage les enfants que l’on engendre à un âge avancé, et ils attirent sur eux avec une efficacité particulière la tendresse de leurs parents. Mais là n'était pas l'unique raison qui motivât la prédilection de Jacob pour Joseph ; puisque, selon l’Écriture, Jacob eut encore un autre fils après lui. Or, si la nature seule eût motivé l'ardeur de la tendresse paternelle, le dernier enfant du Patriarche eût été son fils préféré, comme étant vraiment l'enfant de sa vieillesse et comme ayant été engendré par lui aux limites extrêmes de la vie. Que dire donc ?

Qu'un charme naturel était répandu sur les traits de traits de Joseph, et qu'il devait à la vertu de son âme la préférence dont il était l'objet. Si l’Écriture met en avant cette raison, que Joseph était l'enfant de la vieillesse de Jacob, cette raison était destinée à ne pas donner à la jalousie de ses frères un nouvel aliment. C'est une terrible passion que la jalousie; et, une fois qu'elle a envahi une âme, elle ne lâche prise qu'après l'avoir réduite à la dernière démence. Mais, si elle est funeste à l’âme qui lui a donné naissance, elle fait au contraire à la personne jalousée autant de bien qu'on lui veut de mal, et celle-ci n'en devient que plus illustre, plus renommée, plus glorieuse : nouveau supplice plus intolérable à l'envieux.

Représentez-vous donc cet admirable jeune homme vivant au milieu de ses frères dont il ne soupçonne pas les sentiments, comme avec les enfants des mêmes entrailles que lui, et leur parlant en toute confiance et en toute simplicité, tandis que ses frères ne respirent que l'envie et la haine. « Ses frères, voyant que leur père l'aimait avec prédilection, le haïssaient et ne pouvaient lui parler en paix. » Ibid., 4. Les voilà donc haïssant celui qui ne leur a fait aucun mal. « Et ils ne pouvaient lui parler en paix. » Que signifient ces paroles ? Qu'ils étaient dominés par la passion, que leur haine croissait tous les jours, et que captifs en quelque sorte et esclaves de ce sentiment, ils ne lui parlaient qu'avec duplicité et ne pouvaient le faire avec calme. Et remarquez la cause qui est assignée à leur haine et l'origine qui est donnée à leur jalousie. « Ses frères voyant que leur père l'aimait plus que tous ses autres enfants. » Leur jalousie naît de l'amour de leur père, comme cet amour de Jacob était né de la vertu de son fils, et, quand les frères de Joseph auraient dû reproduire et imiter sa conduite, afin de toucher au même degré le cœur paternel, loin d'en avoir même la pensée, ils ne songent qu'à témoigner une haine commune au bien-aimé de leur père. Ils le traitent en ennemi; ils manifestent la noirceur dont leur âme est pleine en ne lui adressant aucune parole de paix, et en lui parlant avec duplicité. Joseph au contraire ne cesse de les aimer comme des frères, il ne se doute de rien, et il en agit avec eux avec les sentiments d'une entière confiance.

2. Ce fut la jalousie qui, à l'origine du monde, dirigea la main homicide de Caïn contre son frère. Et, de même que la prédilection de Jacob pour Joseph attira la haine de ses frères à ce dernier, inspira leurs desseins hostiles et les projets meurtriers qu'ils méditaient tous les qu'ils jours; de mème Caïn n'eut pas plus tôt reconnu la préférence du Seigneur pour les présents de son frère, qu'il résolut de le mettre à mort et lui dit : « Sortons dans la campagne. » Genes., IV, 8. Abel aussi ne soupçonne rien; il a confiance en son frère, il le suit et il tombe à l'improviste sous la main scélérate de Caïn. L'admirable Joseph connaissait aussi peu l'accord perfide de ses frères, lorsqu'il vivait parmi eux et leur soumettait les songes que Dieu lui avait envoyés et qui présageaient sa grandeur future et la sujétion de ses frères. « Ayant eu un songe, dit l’Écriture, il le raconta à ses frères en ces termes : Écoutez mon songe que voici : Il me semblait que nous lions des gerbes au milieu d'un champ; et ma gerbe s'étant levée resta droite; et vos gerbes environnant la mienne se mirent à l'adorer. Et ses frères repartirent : « Est-ce que tu régnerais sur nous et nous soumettrais à ta domination ? Et ils le haïrent encore davantage à cause de ses songes et de son langage. » Genes., XXXVII, 5-8. L'écrivain sacré nous avait avertis précédemment que la haine de ses frères était antérieure à ce dernier fait pour que nous ne fissions pas du récit de Joseph le principe de l'hostilité à laquelle il était en butte. « Et ils le haïrent encore davantage; » et leurs dispositions haineuses et hostiles devinrent encore plus accentuées.

Remarquez, je vous prie, leur aveuglement extrême : eux-mêmes interprètent le songe. C'est pourquoi on ne saurait dire que leur jalousie était causée par leur ignorance de l'avenir, puisqu'ils comprennent très bien par le songe ce qui doit arriver et qu'à ce propos ils n'en éprouvent que plus de haine. Quel excès de folie ! Ils auraient dû, une fois instruits sur ce point, témoigner à leur père une plus grande tendresse, chercher à éloigner le sujet de leur haine et à repousser les traits de l’envie, et au contraire, comme si leur raison était couverte de ténèbres et s'ils ne comprenaient pas le tort qu'ils se faisaient à eux-mêmes, ils donnent à leur aversion une plus large carrière. Et pourquoi, malheureux et infortunés que vous êtes, des sentiments aussi noirs ? Que faites-vous des liens de la fraternité ? et ne voyez-vous pas ce songe déclarer ouvertement la faveur dont cet enfant jouit auprès de Dieu ? Ne vous imaginez pas que l'on puisse faire obstacle aux destinées que le Ciel lui a prédites. L'interprétation que vous-mêmes avez donnée au songe se réalisera bientôt, quelques desseins que vous forgiez. Dans son infinie et incomparable sagesse, le Seigneur permet quelquefois que des obstacles viennent entraver l'exécution de ses vues; mais c'est pour que sa puissance éclate d'une façon plus glorieuse : l’accomplissement parfait de sa volonté fait ressortir admirablement la force irrésistible de son bras. Néanmoins telle est l'envie, que nulle de ces raisons ne la touche, et quiconque en subit le joug prendra toujours la voie opposée à ses véritables intérêts. Le récit du songe de Joseph ne fit donc qu'accroître la haine de ses frères; pour lui, dès qu'un autre songe survient, il le raconte à la fois et à ses frères et à son père. « Le soleil, la lune et onze étoiles m'adoraient. Et son père le reprit en disant : Que signifie donc ce songe ?

Est-ce que ta mère, tes frères et moi t’adorerons un jour sur la terre ? Et ses frères le considérèrent avec jalousie; mais le père conserva cette parole. » Ibid., 9-11. Comme Jacob était instruit des sentiments de ses enfants pour Joseph il le reprend; mais en même temps il explique le songe, il comprend que cette révélation vient  de Dieu et il en attend l'accomplissement. Il n'en fut pas ainsi des frères de Joseph : au contraire, leur jalousie atteint de plus grandes proportions. Quelle démence est la vôtre ? Pourquoi cette conduite insensée ? Ne voyez-vous pas le caractère providentiel de ce deuxième songe ? Ne devriez-vous pas comprendre que ces prédictions seront un jour accomplies, et renoncer vous-mêmes à vos projets sanguinaires ? Persuadés de l'impossibilité de votre entreprise, vous eussiez dû revenir aux sentiments d'une affection fraternelle et vous estimer honorés de la gloire future de Joseph. Si telle n'est pas votre pensée, du moins il vous fallait en conclure que votre hostilité ne l’atteignait pas seulement lui-même et qu'elle atteignait le Maître de l’univers, l'auteur de ces deux visions. - Mais sans respect pour la loi de la nature, et sans considération pour la protection céleste dont Joseph venait de recevoir un gage éclatant, ses frères ne font que le haïr de plus en plus; cette fournaise de haine augmente d'ardeur, sans que nul s'en aperçoive, sans que Joseph ni Jacob le soupçonnent, sans qu'eux-mêmes songent à la folie de leur projet. Ces derniers étant allés vers leurs troupeaux, « leur père dit à Joseph : est-ce que tes frères ne font pas paître leurs brebis à Sichem ? Viens, je t'enverrai vers eux. Et Joseph répondit: me voici.» Ibid., 13. Voyez-vous la tendresse du père pour les enfants ? Voyez-vous la docilité de Joseph ? Et il lui dit : « Va voir si tes frères sont en bonne santé, ainsi que les troupeaux, et viens me l'apprendre. » Ibid., 14.3.

3. 

Joseph, figure anticipée du Seigneur

Ces particularités, en même temps qu'elles faisaient ressortir l'affection de Joseph pour ses frères, préparaient la voie à l'exécution de leur dessein sanguinaire. Nous avons d'ailleurs ici une figure de l'avenir, et dans l'ombre on peut découvrir les traits de la vérité. De même que Joseph va trouver ses frères, et que ces derniers, sans égard ni pour le lien fraternel ni pour le motif de sa venue, agitent d'abord entre eux la question de le mettre à mort, puis le vendent à des barbares; de même le Seigneur, ne prenant conseil que de sa miséricorde, vient visiter la famille humaine; il prend une chair semblable la nôtre et daigne devenir notre propre frère. Entendez ce cri de Paul : « Il ne s'est point uni à la race angélique, mais à la race d'Abraham; c’est pourquoi il a dû devenir en toute chose semblable à ses frères. » Hebr., I, 16-17. Mais les Juifs ingrats décrétèrent la mort de ce médecin des corps et des âmes, de Celui qui tous les jours opérait une infinité de prodiges, et, mettant ce décret sanguinaire à exécution, ils crucifièrent le Dieu qui pour notre salut s'était laissé jusqu'à revêtir la forme d'un esclave. Les Juifs joignirent ainsi au complot la mort par la croix. Les frères de Joseph convinrent bien ensemble de le mettre à mort; mais ils n'exécutèrent point ce dessein. Il fallait effectivement que la figure demeurât au-dessous de la vérité; autrement elle n'eût point représenté ce que cachait l'avenir; et voilà pourquoi les traits de cet avenir sont reproduits par une ombre. Mais notez cette circonstance merveilleuse : les frères de Joseph ne le tuèrent pas; ils le vendirent et envoyèrent au père la tunique de l'enfant souillée de sang, pour le convaincre de la mort de son fils. Comprenez-vous comment tous ces faits ne sont qu'une faible image, une ombre de ce qui devait arriver, et comment par cela même la vérité demeure sauvegardée ? 

Mais reprenons la suite de notre texte. « Et le père l'envoya, et il vint à Sichem. Et un homme le rencontra tandis qu'il errait dans la campagne. Et cet homme lui demanda : Que cherchez-vous ? Et il lui répondit : Je cherche mes frères; dites-moi où ils ont conduit les brebis. » Gen. , XXXVII, 15-16. Avec quel zèle il cherche ses frères; comme il s'enquiert, comme il interroge et met tout en œuvre pour les découvrir ! « Et l'homme lui dit : Je les ai entendus qui disaient : Allons à Dothaïm. Et Joseph y alla, et il les trouva. Mais ils l'aperçurent de loin avant qu'il arrivât auprès d'eux, et ils songèrent méchamment à le mettre à mort.» Ibid., 17-18. Admirez à ce propos la sagesse infinie du Seigneur; tandis que les frères de Joseph sont décidés à le mettre à mort, le Seigneur suscite des obstacles à leur dessein, préparant ainsi la gloire de son serviteur et l'accomplissement de ses songes. «Ils l'aperçurent donc de loin avant qu'il arrivât auprès d'eux, et ils songèrent méchamment à le mettre à mort. Et ils disaient chacun à leur frère : Voilà notre songeur qui vient. Allons donc, tuons-le et jetons-le dans une de ces fosses, et nous dirons : une bête féroce l'a dévoré; et nous verrons à quoi lui serviront ses songes. » Ibid., 18-20.

Ainsi, ils croient à la fidélité des songes et ils tentent d'immoler Joseph ! Mais ils doivent savoir que les événements décrétés de Dieu s'accompliront infailliblement; ils ont beau délibérer, machiner et nourrir leur scélératesse, le Dieu tout-puissant les fait concourir malgré eux à la réalisation de l'avenir. Ils étaient déjà d'accord sur le meurtre de leur frère, ils l'avaient immolé dans leur coeur, lorsque Ruben, « les ayant entendus, arracha l'enfant de leurs mains et dit : Ne le mettez pas à mort, ne répandez pas son sang; jetez-le dans cette fosse au milieu du désert; mais ne portez pas la main sur lui. Il parlait ainsi pour l'arracher de leurs mains et le rendre à son père. » Ibid., 21-22. Il n'ose pas le délivrer ouvertement; il s’efforce seulement de réprimer leur ardeur homicide « Ne répandez pas son sang; jetez-le plutôt dans cette fosse. » Et, pour nous instruire du véritable but de Ruben, l’Écriture ajoute : « Il parlait ainsi pour l'arracher de leurs mains et le rendre à son père. » Quand ils délibéraient de la sorte, Joseph n'était point encore arrivé; dès que leur entretien fut terminé, « Joseph arriva près de ses frères. » Ibid., 23. Ils eussent dû courir au-devant de leur frère, l'embrasser, le questionner sur leur père; et les voilà qui, pareils à des bêtes féroces en présence d'un agneau, se précipitent sur lui, «le dépouillent de sa tunique aux mille couleurs et le jettent dans une fosse.

Or la fosse était vide et il n'y avait point d'eau. » Ibid., 23-24. Ils suivirent le conseil de Ruben, Et quand ils l'y eurent jeté , « ils s'assirent pour manger du pain. » Oh! les cruels, les barbares ! Joseph vient de faire une longue route, il les a cherchés avec la plus vive sollicitude pour les voir et rapporter de leurs nouvelles à son père; et ses frères sans pitié et sans cœur, parce que Ruben les a suppliés de ne pas verser son sang, vont le laisser mourir de faim. Cependant notre miséricordieux Seigneur ne tarde pas à le soustraire à la fureur fraternelle. « Dès qu'ils se furent assis pour manger du pain, ils aperçurent des voyageurs Ismaélites qui venaient et marchaient du côté de l’Égypte. Et Juda dit : A quoi nous servira-t-il de faire mourir notre frère et de cacher son sang ? Allons et vendons-le à ces Ismaélites; que nos mains ne s'appesantissent pas sur lui, car il est notre frère et notre chair. » Ibid. 25-27.

4. De mème que Ruben tout à l'heure avait empêché par un moindre mal un mal plus grand, Juda maintenant propose de vendre son frère pour l'arracher à la mort. Tout cela se fit pour préparer, malgré les fils de Jacob, l'accomplissement des prédictions divines, et pour qu'ils y concourussent eux-mêmes. « Et , approuvant la proposition de Juda, ils tirèrent Joseph de la fosse, et ils le vendirent aux Ismaélites trente pièces d'argent. » Ibid., 28. O le marché inique ! O le pernicieux profit, l'injuste trafic ! Eh quoi ! celui qui est sorti des mêmes flancs que vous celui que chérissait votre père, celui qui était venu pour vous voir et qui ne vous a jamais causé aucun mal ni grand ni petit, vous osez le vendre, et le vendre à des barbares qui se dirigent vers l’Égypte ! Quelle jalousie, quelle fureur, quelle haine ! Si vous agissez ainsi à cause des songes de votre frère, si vous en redoutez la réalisation, pourquoi tenter l'impossible, et, dans la persuasion où vous êtes, déclarer par vos actes la guerre à Dieu, le révélateur de cet avenir ? Si vous ne faites aucun cas de ces mêmes songes, si vous n'y voyez qu’une bagatelle, pourquoi vous arrêter à des résolutions qui vous infligeront à vous-mêmes une flétrissure ineffaçable et causeront à votre père une éternelle douleur ? - Mais leurs passions, ou plutôt leurs sentiments homicides, ne connaissent point de bornes. Lorsqu'un insensé entreprend un dessein criminel et roule dans le gouffre des pensées perverses, il ne considère plus l'œil qui ne dort jamais, il n'a plus de respect pour la voix de la nature, il n'écoute plus aucun des accents capables de réveiller en lui quelque pitié. Ainsi en était-il des frères de Joseph : sans considérer qu'il est leur frère, qu'il est tout jeune, qu'il n'a jamais encore vécu sur un sol étranger, qu'il n'a jamais habité la terre d'exil, qu'il va traverser d'immenses régions et demeurer parmi les barbares, ils chassent tout bon sentiment et ne songent qu'à une chose, à donner pleine satisfaction à leur hideuse jalousie. Tandis qu'ils accomplissaient, du moins en leur cœur, ces desseins fratricides, Joseph supportait sans faiblir ces cruels traitements. C'est que la main du Très-Haut veillait autour de lui et aplanissait sous ses pieds tous les plus rudes obstacles. En effet, lorsque nous avons en partagé la protection du Ciel, fussions-nous entourés de barbares ou dans un pays étranger, nous jouissons d'une sécurité plus grande que les personnes auxquelles ne manquent ni les ressources ni les soins du foyer domestique. Au contraire, sommes-nous privés du secours divin, nous avons beau vivre sous le toit paternel, en possession de toute sorte d'avantages, nous sommes les plus misérables des hommes. Grande est la force de la vertu, grande aussi la faiblesse de l'iniquité; l'histoire présente le prouve jusqu'à l'évidence. Qui estimerez-vous, je vous le demande, dignes de larmes et de compassion, les auteurs d'un attentat pareil envers leur frère, ou cet enfant livré aux mains des barbares ? Certainement les premiers. - Et maintenant représentez-vous cet admirable jeune homme après avoir été entouré pendant son enfance de tant d'attentions, après avoir vécu constamment sous l'aile paternelle, jeté tout à coup dans les horreurs de la servitude, et cela, chez des barbares non moins cruels que des bêtes féroces. Mais il y avait le Seigneur qui d'un côté adoucissait les maîtres et fortifiait de l'autre l'âme patiente de son serviteur. Quand ils eurent vendu Joseph, ses frères estimèrent accompli le dessein qu’ils avaient médité, de faire disparaître l'objet de leur haine. « Or, Ruben retourna vers la fosse et ne vit plus Joseph; et il déchira ses vêtements, et il revint vers ses frères et leur dit : L'enfant n'y est plus, et moi que deviendrai-je ? » Ibid., 29-30. L'historien sacré nous avait dit plus haut qu'en proposant de le jeter dans la citerne, Ruben voulait l'arracher ainsi aux mains sanguinaires de ses frères et rendre l'enfant à son père.

Déçu de ses espérances, il déchire ses vêtements et s'écrie : « L'enfant n'y est plus; et moi que deviendrai-je ? » Comment nous laver de ce crime, et en particulier moi le premier d'entre vous. Il croyait, en effet, que Joseph n'était plus. Après avoir mis à exécution leur dessein, et envoyé vers la terre étrangère celui qu'ils haïssaient tant; après avoir donné ainsi satisfaction à leur jalousie, les frères de Joseph cherchent un stratagème propre à induire leur père en erreur et à lui cacher leur complot détestable. «Et, tuant un chevreau, ils plongèrent la tunique de Joseph dans son sang. Et ils la portèrent à leur père et lui dirent : Reconnaissez-vous la tunique de votre fils, ou non ? » Ibid., 31-32.

On peut abuser les hommes, mais pas Dieu

Pourquoi vous tromper à ce point vous-mêmes, insensés que vous êtes ? Sans doute, vous pourrez abuser votre père, mais cet œil toujours ouvert, celui que vous devriez surtout redouter, vous ne lui échapperez pas. Telle est l'humaine nature, ou plutôt l'aveuglement d'un grand nombre d'hommes, qu'ils redoutent uniquement l’infamie et les périls du présent : ils ne songent la même pas au redoutable tribunal, aux supplices intolérables de l'avenir; ils ne se préoccupent que d'un seul point, d'échapper aux atteintes de leurs semblables. Telles étaient les pensées des enfants du Patriarche s'efforçant de tromper leur père. « Le père reconnut la tunique, et il s'écria : C'est la tunique de mon fils; une bête féroce l'a dévoré, une bête féroce a emporté Joseph. » Ibid., 33. Et vraiment, l'enfant avait été  traité avec aussi peu de miséricorde que s'il fût  tombé sous la dent des bêtes du désert. « Et Jacob déchira ses vêtements, et il se couvrit d'un sac, et il pleura son fils durant des jours nombreux.» Ibid., 34. Comme ils étaient misérables ces enfants qui, après avoir vendu leur frère à des barbares, plongeaient leur vieux père dans une si cruelle douleur ! « Et ses fils et ses filles s'assemblèrent pour le consoler; et il ne voulut pas, disant : Je descendrai vers mon fils en pleurant jusqu'au tombeau. » Ibid., 35.

5. A mon avis, ce fut là pour ces malheureux un nouveau châtiment. Le spectacle de la tendresse que montrait leur père pour son fils absent, et, dans sa pensée du moins, dévoré par les bêtes féroces, ne fit que redoubler les tourments de leur haine. La cruauté qu'ils témoignent envers leur frère et leur père les rend indignes de pardon. Quant aux Madianites, ils servent eux aussi d'instrument aux desseins de la Providence et ils vendent à leur tour Joseph à Putiphar, le chef des cuisiniers de Pharaon. Voyez-vous Joseph s'avancer peu à peu dans cette carrière, déployer en toute occurrence sa patience et sa vertu, afin de ceindre plus tard comme un athlète au sortir d'une lutte glorieuse, la royale couronne, et de justifier ses songes; prouvant ainsi, par son histoire, à ses frères jaloux, l'inutilité de leur conduite perfide. Telle est d'ailleurs la nature de la vertu que plus elle est combattue, plus elle devient illustre. Rien ne l’égale en force, rien ne l'égale en puissance. Non pas que cette force lui appartienne en propre; mais celui qui pratique la vertu jouit de ce fait même de l'assistance d'en haut; or, dès lors qu'il est favorisé de l'assistance et pour ainsi dire de l'alliance divine, il est au-dessus de tous par la puissance, et il brave en toute sécurité non seulement les pièges des hommes, mais les artifices des démons eux-mêmes. Cela étant, fuyons non pas les épreuves, mais les mauvaises actions; car là est le mal véritable. Celui qui cherche à nuire à son prochain ne lui causera aucun préjudice; s'il réussit à lui causer quelque préjudice, il ne le fera que durant la vie présente : et pour lui-même il s'attirera des supplices éternels, d'intolérables tourments. 

Ces tourments nous ne les éviterons qu'à une condition, d’être prêts à supporter les épreuves d'ici-bas, et à prier, selon l'enseignement du Maître pour les auteurs de nos maux. C'est ainsi que nous mériterons la récompense et que nous deviendrons dignes du royaume des cieux; puissions-nous tous l'obtenir, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. 

Ainsi soit-il.