Saint Jean Chrysostome

Homélie 60 sur la Genèse

Et, après avoir élevé un autel, il appela ce lieu Béthel; car c'est là que Dieu lui était apparu quand il fuyait devant son frère Esaü.

1. Reprenons, si vous le voulez bien encore aujourd'hui, la suite de ce que nous disions naguère; et tirons-en des enseignements propres à vous instruire. Ce qui nous est raconté de Jacob en ce jour nous découvrira comme précédemment la sollicitude du Seigneur à son égard, et les promesses par lesquelles Dieu récompense sa piété et ranime son courage. Après nous avoir appris que le serviteur de Dieu ayant, suivant l'ordre de son maître, quitté Sichem à cause de la conduite de ses enfants, se dirigea vers Luza, l’Écriture ajoute : «Et il y éleva un autel, et il appela ce lieu Béthel; car c'est là que Dieu lui était apparu quand il fuyait devant son frère Esau. » Genes., XXXV, 7. En même temps que le Seigneur délivrait par ce commandement le juste de la crainte dont l'avait pénétré le meurtre des Sichémites, il remplissait également de frayeur les habitants de ces villes, afin qu'ils ne le poursuivissent pas. Remarquez cette sollicitude prévoyante du Seigneur envers Jacob : il remplit de frayeur les habitants des villes voisines, afin qu'ils ne le poursuivent pas et ne vengent pas les habitants de Sichem. Et, parce que le sang de ces derniers avait été répandu contre la volonté du père, et que Siméon et Levi ne l'avaient répandu que pour tirer vengeance de la violence faite à leur sœur, outre que Dieu affranchit de toute perplexité le père et les enfants, il intimide leurs ennemis et les détourne de toute pensée de poursuite. Telle est l’efficacité de l'assistance d'en haut : avec Dieu pour nous, rien de fâcheux n'est à redouter. Ainsi, dans le cas présent, il inspire au juste la confiance, aux autres la frayeur. Maître suprême, il commande en tout à ces derniers et manifeste de toute façon les inépuisables ressources de sa sagesse. Nul n'est plus fort que l'homme appuyé sur le secours céleste; nul n'est plus faible que l'homme privé de ce secours. En effet, parce qu'il a la main de Dieu pour le garder, Jacob, suivi d'une faible et peu nombreuse escorte, marche hardiment et brave les dangers; et ses ennemis, quoique nombreux et quoique agissant de concert, sont impuissants à exécuter la moindre partie de leur dessein. « Et Dieu, dit le texte sacré, répandit une grande frayeur sur les villes environnantes. » Ibid., 5

Voilà donc le juste ne redoutant plus rien des habitants du pays. Admirez maintenant une preuve nouvelle de la protection de Dieu sur lui : « Et Dieu lui apparut de nouveau à Luza. » Ibid., 9. Qu'est-ce à dire, de nouveau ? C'est qu'il lui était apparu déjà en ce même lieu lorsqu'il fuyait son frère et se rendait en Mésopotamie. Or, voici la portée de ce mot : De même que le Seigneur s'était montré à Jacob à son départ, il se montre également à lui dans le même lieu quand il revient, et il confirme les promesses qu'il lui avait faites à son passage, redoublant par là sa confiance en la parole divine et le prémunissant contre tous les découragements possibles. « Et il le bénit, et lui dit: Tu ne t'appelleras plus dorénavant Jacob; mais ton nom sera Israël. » Ibid., 10. Il lui avait déjà donné ce nom lorsque le Patriarche traversa Jaboch; ce qu'il se propose en le lui renouvelant, c'est de lui inspirer plus de confiance; aussi renouvelle-t-il en même temps sa bénédiction : «Israël sera ton nom, lui dit-il. Crois et multiplie-toi; des nations et des peuples sortiront de toi, et des rois sortiront de tes flancs.» Ibid., 10-11.  Quelle bénédiction magnifique ! Non seulement Dieu lui promet une nombreuse postérité, mais une postérité glorieuse. « Des rois sortiront de tes flancs; » prédiction évidente de la gloire de ses enfants. « Et la terre que j'ai donnée à Abraham et Isaac, je te l'ai donnée à toi-même, et je la donnerai après toi à tes descendants. » Ibid., 19 Comme la conduite de Siméon et de Levi à Sichem avait arraché à leur père ces paroles : «Je n'ai qu'un petit nombre d'enfants, et ces peuples se réuniront et m'accableront, ils m'extermineront moi et ma famille; » Genes., XXXIV,30; et comme il ne peut cacher la crainte et la frayeur dont il est rempli, le Seigneur lui tient ce langage : Tu as dit que tes enfants étaient en petit nombre. Eh bien, sache que ta postérité croitra et se multipliera; de plus, telle sera ta gloire, que d'elle on verra sortir des peuples et des rois. Non seulement tu ne seras pas exterminé, mais tes descendants auront en héritage cette contrée tout entière. -- Après lui avoir fait ces promesses, « Dieu monta du lieu où il s'était entretenu avec lui. » Gen., XXXV, 13. Notez la condescendance de l’Écriture à se prêter à notre faiblesse. « Dieu, dit-elle, monta du lieu ...» N’en concluons pas que la divinité puisse être contenue en quelque lieu; apprenons plutôt à connaître sa bonté sans mesure dans cette facilité même que met le divin Esprit à nous parler un langage en rapport avec notre infirmité. Ces expressions : « Il monta, il descendit, » ne sauraient convenir au Seigneur. Mais, comme l’un des gages les plus précieux qu'il nous donne de sa miséricorde est de ne pas dédaigner ces expressions grossières en vue de nous instruire, il nous parle à la façon des hommes; l'oreille humaine, du reste, serait incapable de supporter la sublimité de son langage s'il s'exprimait d'une façon digne de Dieu.

2. Que ces réflexions nous empêchent de nous arrêter à la simplicité des expressions; admirons d'autant plus la bonté ineffable du Seigneur, qu'il ne dédaigne pas de s'abaisser jusque-là, par égard pour notre faiblesse. Mais observez une nouvelle marque de la reconnaissance de ce juste. « Jacob, lisons-nous, éleva une colonne en pierre à l'endroit où Dieu lui avait parlé, et il y répandit des libations, et il y versa de l'huile, et il appela ce lieu où Dieu s'était entretenu avec lui : Béthel.» Ibid., 14-15. En permanence vous verrez ce saint homme perpétuer par le nom qu'il impose aux divers lieux le souvenir des événements; ce qui assurait aux générations futures la connaissance de la vision dont il avait été favorisé. « Et Jacob étant parti planta sa tente au delà de la tour de Gader. » Ibid., 16. Il poursuit sa route en avant, se rapproche peu à peu du lieu qu'habitait Isaac. Mais, «comme ils approchaient d'Ephrata, Rachel ressentit les douleurs de l'enfantement. Et au milieu de sa délivrance qui fut extrêmement cruelle, la sage-femme lui dit : Courage, car vous avez mis au monde un fils. » Ibid., 16-17. Ne vous abandonnez pas à la douleur; vous allez enfanter un fils et, quelque cruelles que soient vos souffrances, je vous assure qu'un fils vous sera donné. «Et il arriva que tout en rendant son âme, car elle mourait, elle nomma son enfant le fils de ma douleur; et son père l'appela Benjamin. » Ibid. 18. Ainsi Rachel lui donne un nom qui exprime ce qu'elle a souffert; mais le père lui donne celui de Benjamin. Et, après qu'elle fut délivrée, «elle mourut et elle fut ensevelie sur le chemin d'Ephratha, là où est Bethléem. Et Jacob grava une inscription sur son sépulcre. » Ibid., 19. Le chagrin que lui causa la mort de Rachel fut tempéré par la naissance de l'enfant, et il put de la sorte endurer avec modération la perte de sa femme. A cette épreuve succéda l'attentat de Ruben. « Car il s'en alla et dormit avec Balla, concubine de son père; et Israël en fut instruit, et il en fut profondément attristé. » Ibid., 22.

C'était, en effet, très grand crime; aussi Moïse défendit-il plus tard dans la loi que la même femme reçût le père et le fils; et, pour retenir les hommes sur cette pente et les empêcher de transformer la chose en coutume, leur dénonce-t-il le châtiment que leur mériterait une pareille conduite. Jacob cependant supporte avec douceur cet outrage, il est fléchi par sa tendresse paternelle. Mais plus tard, au moment de quitter la terre, il reprocha cette conduite à son fils, chargea l'histoire d'en perpétuer le souvenir, et enfin le maudit, pour que ce châtiment servit de leçon à la postérité.

Après cela, le bienheureux Moïse nous énumère les enfants de Jacob, et nous fournit une nouvelle occasion d'admirer la vertu du juste. Ne croyez pas que nulle raison et nul dessein providentiel n'aient présidé à ses rapports avec Rachel, Lia et les deux servantes; une sagesse supérieure dirigeait ces événements et présidait à l'origine des douze tribus; voilà pourquoi l’Écriture ne mentionne aucun autre fils de Jacob. «Et les fils de Jacob, dit-elle, étaient au nombre de douze. » Elle désigne d'abord les enfants de Lia, puis ceux de Rachel, puis ceux des servantes. « Voici, ajoute-t-elle, les enfants qui naquirent à Jacob en Mésopotamie. » Ibid.; 26. Benjamin pourtant naquit lorsque Jacob vint à Bethléem. Pourquoi donc lisons-nous, qui naquirent en Mésopotamie ? -Sans doute parce que Rachel avait conçu avant de quitter ce pays.

«Et Jacob vint vers Isaac son père.» Ibid., 27. Considérez ces bienfaits dont le Seigneur s'applique à consoler les justes en toute circonstance. Jacob revenant près de son père après tant d'années, ce fut pour les deux une bien douce consolation, pour l'enfant de revoir les traits de son père, pour le père de voir les grands biens de son fils et la couronne d'enfants dont celui-ci était environné. « Et alors Isaac mourut vieux et plein de jours. » Ibid., 29. Lorsque Jacob lui déroba sa bénédiction, les yeux d'Isaac étaient voilés de ténèbres, ce qui l'induisit en erreur; songez combien les années depuis écoulées devaient l'avoir vieilli. « Et il fut enseveli par Jacob et Esaü. » Ibid. Après avoir donné la sépulture à son père, Esaü, prenant ses femmes, ses enfants, ses serviteurs et tout ce qu'il possédait dans la terre des Chananéens, partit. « Car ils étaient si riches qu'ils ne m pouvaient habiter ensemble sur cette terre étrangère, et il habita sur le mont Séir. » Genes., XXXVI, 6-8. Après nous avoir énuméré les enfants et les peuples sortis d'Esaü, l’Écriture dit : « Or, Jacob habita en étranger la terre où son père avait été voyageur, la terre de Chanaan.» Genes. XXXVII, 1. Mais là commence une autre histoire, celle de ]'héroïque Joseph.

3. Nous vous proposons de terminer ici notre instruction et de renvoyer à un autre moment ce qui regarde le fils de Jacob. Une observation seulement : que votre charité suive attentivement les paroles qu'on vous adresse, de façon à ce que vous retiriez des textes de la divine Ecriture de précieux avantages, et que vous ne perdiez rien par votre négligence. Les Livres sacrés sont un trésor spirituel. Or, de même que la possession d'un seul diamant pris dans un trésor matériel suffit pour enrichir celui qui le possède; de même, avec de l'attention de notre côté, les vertus des justes produiront sur nous de si salutaires impressions que nous serons embrasés du désir de les imiter. Par là, nous en arriverons à jouir de la même faveur auprès de Dieu; « car Dieu ne fait point d'acception de personne, et tout homme qui le craint et pratique la justice est agréable à ses yeux. » Act., X, 34-35. Il dépend donc de nous de jouir à tel ou tel degré de l'assistance divine. Si le Seigneur nous voit faire ce qui dépend de nous et préférer sa volonté à la volonté humaine, il nous environnera d’une telle protection, que nous deviendrons partout invincibles. Nous avons un ennemi dont la haine et le mauvais vouloir n'ont point de relâche. Pour en triompher, il nous faut une vigilance continuelle; nous ne déjouerons pas autrement ses pièges. Nous ne nous déroberons pas à ses traits. Le seul moyen d'en venir à bout, c'est de mériter par des mœurs irréprochables le secours d'en haut. Or, voulez-vous des mœurs irréprochables, que votre vie soit pure : voilà le fondement et la base de la vertu. Établissez ce fondement solide, et vous défierez toute agression.

Vous ne serez entamé ni par l'amour des richesses, ni par la passion de la gloire, ni par l'envie, ni par tout autre mauvais penchant. Et de quelle manière ? Je vais vous le dire. Quiconque possède une conscience pure et exempte de toute souillure, verra le Seigneur de l'univers habiter en lui. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, est-il écrit; car ils verront Dieu. » Matth., V 8. Une fois que nous serons honorés de la présence d'un tel hôte, nous échapperons à l'action de ce corps auquel nous sommes unis, et nous regarderons d'un œil de dédain toutes les choses humaines; à nos yeux, ce monde visible n'apparaîtra que comme un songe et un rêve; et, comme si nous avions déjà droit de cité dans le ciel, nous ne désirerons aucun des biens présents. Tel était ce bienheureux Paul, ce docteur de l’univers. « Voulez-vous donc, s’écriait-il, mettre à l'épreuve le Christ qui parle au dedans de moi ? » II Corinth., XII, 3. « Je vis, ajoute-t-il, mais ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi. Si je vis dans la chair maintenant, je vis néanmoins par la foi. » Galat., II, 20. Voilà un homme qui, bien que vivant en un corps, parle comme s’il était affranchi de tous les biens corporels.

4. A nous tous d'imiter ce grand saint, de mortifier les membres de notre chair, et de la rendre impuissante au péché; de cette façon, il nous sera facile de les offrir à Dieu comme une hostie agréable. Et remarquez le caractère étrange et nouveau de ce sacrifice : c'est lorsque nos membres sont morts qu'ils sont le plus agréables à Dieu. Et pourquoi  ? Parce que le sacrifice est alors spirituel et n'a rien de sensible. Dans les sacrifices corporels on rejette ce qui est mort; en outre, ce qui est vivant est également impropre au sacrifice lorsqu'on y remarque certains défauts. Ainsi la loi l'a-t-elle établi dès le principe; et cela, pour que l'observance de ces pratiques matérielles nous servit d'introduction à la pratique des sacrifices raisonnables et spirituels. Ce qu'étaient dans les premiers sacrifices la privation des oreilles par exemple et la mutilation de la queue, la méchanceté, la convoitise, la luxure, l'amour des richesses, tous les péchés en un mot, le sont dans les seconds; ce que dans les uns étaient les victimes saines et exemptes de défaut, les membres morts au monde le sont dans les autres : à cette condition seulement, nous pouvons nous offrir nous-mêmes comme de spirituelles hosties.

Ne passons pas indifféremment à côté de ces vérités, gravons-les bien dans nos âmes, et prenons garde d'être laissés en arrière par les Juifs, dont la fidélité à observer des cérémonies purement figuratives était si grande. S'ils ont déployé tant de zèle, eux qui n'avaient pour lumière qu'un simple flambeau; nous qui sommes gratifiés des rayons du soleil de justice, et qui avons été conduits de l’erreur à la vérité, nous devrions au moins offrir ce sacrifice spirituel avec la même scrupuleuse sollicitude. Ne considérons pas non plus avec négligence les fautes que nous jugeons légères; demandons-nous tous les jours à nous-mêmes un compte exact de nos paroles et de nos regards, et punissons-nous nous-mêmes, afin de nous préserver des châtiments à venir. « Si nous étions les premiers à nous juger, dit saint Paul, nous ne serions pas jugés. » I Corinth., XI, 31.

Par conséquent, en nous jugeant nous-mêmes, pour les fautes que nous commettons journellement, nous éviterons la rigueur du jugement final. Mais, si nous tombons dans la torpeur, « le Seigneur nous jugera et nous châtiera.» A nous donc de nous juger avec sincérité par avance; dressons à l'insu de tout le monde le tribunal de la conscience, et là, scrutons nos pensées, prononçons avec droiture; et notre coeur justement effrayé repoussera désormais les séductions, réprimera les passions, et, le regard fixé sur cet œil qui ne dort jamais, fermera tout passage à Satan. Que notre négligence soit la cause de toutes nos chutes, l'expérience ne permet pas d'en douter. Si peu que nous voulions résister, ses efforts s'évanouiront comme de la poussière; et, si nous succombons quelquefois, ce n'est point la puissance du démon qu'il faut en accuser, mais notre lâcheté personnelle. Car il ne vient jamais à bout de nous par violence et par nécessité, toujours par séduction. Or, il dépend de nous, avec un peu de bonne volonté et de vigilance, de n’être pas séduits; non pas que livrés à nous-mêmes nous ayons la force suffisante, mais parce que la puissance d'en haut vient alors à notre aide. Lorsque nous faisons ce qui est en notre pouvoir, le Seigneur ne nous fait jamais défaut. Ainsi donc, vigilance, je vous en conjure; tenez-vous sans cesse en garde contre que les artifices qui vous sont dénoncés, et demandez à Dieu de vous soutenir dans cette lutte contre l'esprit du mal. De cette manière, nous serons invincibles, nous échapperons aux atteintes de l'ennemi, nous serons favorisés de la divine assistance, et nous arriverons à la possession des biens éternels.

Puissions-nous tous les posséder par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, honneur, puissance soient au Père, ainsi qu'au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.