Saint Jean Chrysostome

Homélie 58 sur la Genèse

Et Jacob levant les yeux vit le camp de Dieu tout tracé, et les anges du Seigneur vinrent à sa rencontre; et quand Jacob les vit, c'est ici, s'écria-t-il, le camp de Dieu; et il appela ce lieu le Campement.

1. La longueur de mon discours d'hier vous a fatigués peut-être, ne perdez pas courage néanmoins; vos efforts ne sont pas stériles, et le Seigneur, au nom de qui ils ont été faits, récompensera amplement ce qui vous a si peu coûté. Le corps était fatigué, l’âme s'affermissait de plus en plus. Voyant votre ardeur et votre application, je voulais résumer mon enseignement; mais je n'ai pas voulu me taire avant de terminer le récit que nous avions entamé, persuadé que vous me sauriez gré d'agir ainsi. Vous m'écoutiez avec tant de plaisir, vous preniez à mes paroles un si vif intérêt, que je ne tarissais pas dans mon discours, et, laissez-moi vous le dire, je me sens de plus en plus heureux de vous instruire, tant vous semblez chaque jour prendre un nouveau goût à mes enseignements. 

Poursuivons donc selon nos forces l'explication des choses qui suivent la lecture d'hier; vous me permettrez de convier votre charité à notre banquet accoutumé : voyons comment Jacob poursuit sa route après le départ de Laban. Il n'y a dans les divines Écritures rien de superflu, et toutes les actions des justes renferment une grande utilité. Est-ce que le Seigneur ne les accompagna pas toujours et partout ? Est-ce qu'il ne fit pas disparaître pour eux les difficultés des chemins ? Dès lors, ne pouvons-nous pas retirer un grand profit de la moindre de leurs démarches ? Après que Laban s'en fut retourné en son pays, « Jacob s'en alla en son chemin, et levant les yeux, il vit le camp de Dieu tout tracé, et les anges de Dieu allèrent à sa rencontre. » Genes., XXXII, 1. 

Débarrassé de la crainte de Laban, Jacob se prenait à redouter son frère; c'est pourquoi le Seigneur miséricordieux, qui voulait le rassurer et dissiper de son esprit toute terreur, lui laissa voir le campement des anges. « Et les anges de Dieu allèrent à sa rencontre. Et Jacob dit : C'est ici le camp de Dieu, et il appela cet endroit du nom de Campement, » Ibid., 2, afin de perpétuer le souvenir de la vision qui lui était apparue. Puis, quand la vision fut passée, « il envoya des messagers vers son frère Esaü, et leur donna des ordres disant : Vous parlerez ainsi à mon frère Esaü. » Ibid., 3. Malgré la vision, le juste n'était pas rassuré, il redoutait la colère de son frère et il craignait qu'au souvenir du passé Esaü ne lui tendit des pièges. « Vous parlerez ainsi à mon seigneur Esaü : Voici ce que dit votre frère Jacob : J'ai été étranger chez Laban et j'y ai été longtemps, jusqu'à ce jour; j'ai des bœufs, des ânes et des brebis, des serviteurs et des servantes, et j'envoie maintenant des messagers à mon seigneur Esaü, afin de trouve grâce en sa présence. » Ibid., 4-5.

Comme Jacob redoute son frère, il cherche à l'apaiser, et c'est pourquoi il se fait précéder par des messagers qui lui annonceront son retour, ses richesses,le lieu où il a séjourné pendant sa longue absence, espérant par ses prévenances calmer son ressentiment; et en réalité c'est ce qui arriva, car Dieu toucha le cœur d’Esaü et éteignit en lui le feu de la colère, et le disposa à la conciliation. Si Dieu avait déjà par ses paroles frappé de terreur Laban acharné a la poursuite de Jacob, combien plus n'apaisa-il pas son frère ? « Aussi les messagers retournèrent vers Jacob, disant : Nous sommes arrivés vers Esaü votre frère, et voilà qu'il vient au-devant de vous avec quatre cents hommes. » Ibid., 6. A ces paroles, la terreur augmente dans le cœur du juste. Connaît-il en effet les sentiments de son frère ? Que signifie cette multitude qui l'accompagne ? Jacob a peur, il craint qu’Esaü ne vienne au-devant de lui pour lui faire la guerre. « Jacob craignit, et fut jeté dans une grande frayeur. » Ibid.,7. La crainte troublait son esprit, il ne savait ce qu'il faisait et il demeura tout troublé, craignant pour sa vie et ayant la mort devant les yeux. « Il divisa le peuple qui était avec lui en deux troupes , et il dit : Si Esaü vient à l'une et la frappe, l'autre sera sauvée. » Ibid., 8. Voilà ce que lui suggéraient la frayeur et la crainte. Se voyant pris comme dans un filet, il se tourne vers le Seigneur invincible et lui rappelle les promesses qu'il lui a faites, comme s'il disait : Le moment est venu de vous souvenir des vertus de mon père et des promesses que vous m'avez faites, c'est l'heure de me protéger. « Et Jacob dit : Dieu de mon père Abraham, Dieu de mon père Isaac, Seigneur qui m'avez dit : Retourne en la terre et au lieu de ta naissance; » Ibid. 9; oh ! vous qui m'avez rappelé de la terre étrangère, et qui m'avez commandé de revenir vers mon père et au pays de ma naissance, « qu'il me suffise de la justice et de la vérité que vous avez faites à votre serviteur ! » Ibid., 10. Que cela me suffise pour me secourir au moment présent. Vous m'avez donné jusqu'ici des témoignages éclatant de votre providence, vous pouvez bien encore me délivrer des périls imminents dont je suis menacé. Je n'ignore pas « que j'ai passé le Jourdain un bâton à la main, » parce que votre providence veillait sur moi ; j'ai pu m'en aller vers la terre étrangère, n'emportant que mon bâton; « maintenant je reviens avec deux troupes. » Vous donc, à Seigneur, qui m'avez rendu si riche et qui avez tellement augmenté ma fortune, « délivrez-moi de la main de mon frère Esaü; j'ai peur qu'il ne me frappe, et qu'il ne vienne à frapper la mère avec les enfants. N'avez-vous pas dit que vous me béniriez, que vous multiplieriez ma postérité comme les grains de sable de la mer, qu'on ne peut compter à cause de leur multitude ? » Ibid., 11-12.

2. Voyez la piété du juste et la générosité de son âme : il se contente de conjurer le Seigneur de tenir ses promesses. Après l'avoir remercié des biens qu'il a déjà reçus de lui, après avoir proclamé qu'il est passé de la dernière détresse au comble de l'abondance, il le prie de le faire échapper au péril. « Vous avez promis, lui dit-il, de multiplier ma race comme le sable de la mer, qu'on ne peut compter. » Cette prière faite, cette supplication adressée à Dieu, Jacob songea à remplir son devoir. « Il prit dans ce qu’il avait amené, des présents pour son frère » Ibid.,13, il mit de côté ce qu'il lui voulait offrir et dépêcha vers lui des envoyés, afin d'apaiser son esprit et de lui annoncer qu'il arrivait. « Vous lui direz, leur dit-il : Voici votre serviteur derrière nous. » Par là il espérait se concilier son amitié et pouvoir affronter sa présence. « Ensuite, ajouta-t-il, je le verrai; peut-être que ma présence ne lui sera pas désagréable. C'est pourquoi les présents le précédaient. » Ibid., 20-21.

Mais admirez l'ineffable bonté de Dieu. Voyez comme il sait faire éclater à temps sa providence. Jacob n'avait pas eu peur de Laban; il ne se doutait pas que Laban, pour tirer vengeance de son départ furtif, le poursuivait avec acharnement et avec des forces redoutables. Aussi est-il écrit qu'un ange apparut à Laban pendant la nuit, qu'il réprima sa colère, qu'il lui défendit d'avoir aucune parole désagréable pour Jacob, disant : « Ne parle pas mal à Jacob; » Gen., XXXI, 24, et cela, afin que le juste, apprenant tout de la bouche de son beau-père, se sentit porté à une plus grande confiance envers ce Dieu qui venait de le sauver d'une manière si merveilleuse. Maintenant au contraire que le temps a calmé le ressentiment d'Esaü, et que sa colère contre Jacob s'était depuis longtemps éteinte, maintenant que Jacob, dans l'anxiété la plus grande, tremble au souvenir de son frère et redoute sa rencontre, le Seigneur ne porte pas de défense à Esaü, qui n'a du reste aucune pensée hostile, mais il console le juste. Lors donc que Jacob eut envoyé ses présents et qu'il eut dormi, « il prit ses deux femmes et ses deux servantes, et franchit le passage de Jaboc, et, leur ayant fait passer le torrent, il demeura seul, et voilà qu'un homme lutta avec lui jusqu'au matin. » Ibid., 22-24. Quelle bonté Dieu fait paraître ici ! Jacob va bientôt rencontrer son frère, et, pour lui apprendre qu'il n'a rien à redouter de lui, Dieu consent à lutter avec le juste sous une forme humaine. Quand il vit qu'il ne pouvait le vaincre, « il toucha le nerf de sa cuisse. » C'est ainsi que Dieu s'humiliait jusqu'à l'infirmité du juste, pour dissiper de son esprit toute crainte, et lui persuader d’aller à son frère sans terreur et sans angoisse. Dès qu'il eut touché le nerf de la cuisse de Jacob,«elle se sécha aussitôt. » 

Ensuite, afin que Jacob connût bien la vertu de celui qu'il croyait avoir lutté avec lui, celui-ci lui dit : « Laisse-moi, car voici l'aurore. » Le juste comprend la grandeur et la puissance de celui qui vient de lui parler et il répond : « Non, je ne te laisserai point, si tu ne me bénis. » De grands bienfaits m'ont été accordés, des bienfaits au-dessus de mon mérite; «je ne te laisserai point jusqu'à ce que j'aie reçu ta bénédiction. » Et Dieu lui dit : « Quel est ton nom ? » Voyez encore de quelle condescendance il fait preuve ! Croyez-vous qu’il eût besoin d'interroger le juste pour connaître son nom ? Il le savait déjà; s'il le lui demande, c'est uniquement pour fortifier sa confiance, et lui révéler quel est celui qui lui parle. Jacob dit son nom, et Dieu lui répondit : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël; car, si tu as été fort contre Dieu. combien plus seras-tu fort contre les hommes? » Ibid., 25-28. Dieu donne ainsi la raison de son abaissement, et révèle au juste, en lui donnant un nom nouveau, quel est celui qu'il a vu et avec lequel il a lutté. « Tu ne t'appelleras plus Jacob, lui dit-il, mais Israël.» Or Israël s'interprète : « Qui voit Dieu » Tu as été jugé digne de voir Dieu, comme il est possible à un homme de le voir, et c'est pourquoi je te donne ce nom, afin que la postérité sache bien de quelle vision tu as été favorisé. Puis il ajouta : « Si tu as pu prévaloir contre Dieu, à plus forte raison seras-tu plus fort contre les hommes. » Ne crains donc  rien, ne redoute rien de personne : toi qui as été assez fort pour lutter avec Dieu, combien plus prévaudras-tu contre les hommes, et seras-tu au-dessus de toutes leurs atteintes ?

3. Stupéfait de la grandeur de celui qui daignait lui parler, le juste lui dit alors : « Dis-moi ton nom. Pourquoi me demandes-tu mon nom ? lui répondit Dieu, et il le bénit. » Ibid., 29. Ne sois pas indiscret et ne dépasse pas ce que tu dois savoir. Tu demandes ma bénédiction ? Eh bien, je te bénis. « Et il le bénit; et Jacob appela ce lieu : la face de Dieu, disant : J'ai vu Dieu face à face et mon âme a été délivrée. » Voyez-vous comment cette vision a ranimé la confiance du juste ? « Mon âme, qui était presque morte de terreur, a été délivrée. » Il m'a été donné de voir le Seigneur face à face et « mon âme a été sauvée. Et le soleil se leva aussitôt après qu'eut passé la vision de Dieu. » Ibid., 30-31. Avez-vous vu comment Dieu condescend à l'humaine faiblesse et cherche par tous les moyens à nous témoigner sa bonté ? Ne vous étonnez pas, mon bien-aimé, de la grandeur de sa miséricorde; souvenez-vous plutôt de la manière dont il apparut au Patriarche, assis près d'un chêne : il vint avec ses anges sous une forme humaine lui demander l'hospitalité, figurant dès le commencement et longtemps avant de l'accomplir, l'artifice par lequel il prendrait notre nature pour délivrer notre race de la tyrannie du démon, et par là opérer notre salut.

Alors, comme on était à l'origine, Dieu apparaissait aux patriarches en figure, comme il le dit lui-même par la bouche du prophète : « J'ai multiplié mes visions, et je me suis révélé par l'entremise des prophètes. » Ose., XII, 10. Plus tard, quand il daigna prendre la nature humaine et recevoir nos prémices, il ne se montra pas seulement en figure, il ne s'unit pas par une chair apparente, mais par un corps véritable et réel. Il voulut donc nous ressembler en tout : naître d'une femme, devenir enfant, se laisser envelopper de langes, être allaité, passer, en un mot, par tous les états de notre vie, et par là rendre plus croyable le mystère de la dispensation et fermer la bouche aux hérétiques. C'est pourquoi il dort sur une barque, il marche, il se fatigue, il se soumet à toutes les épreuves de notre nature, afin de nous persuader tous et de nous fournir des preuves incontestables de la vérité de son incarnation. Et pourquoi croyez-vous autrement qu'il consente à être trainé devant un tribunal, à être crucifié, à souffrir une mort ignominieuse, à être placé dans un sépulcre ? Est-ce que, s'il n'avait pas réellement pris notre chair, il aurait pu être crucifié, mourir, descendre dans un tombeau, ressusciter ? Mais, s'il n'est pas ressuscité toute l'économie de l'incarnation est détruite. Voilà à quelle absurdité sont réduits ceux qui rejettent le canon des Écritures et livrent tout aux caprices de leur propre pensée !

Or, ce qui était ici une vérité éclatante n'était qu'en figure près de ce juste, et Dieu voulait en lui apparaissant le convaincre du soin qu'il prenait de lui, et l'assurer qu'il triompherait toujours des pièges qu'on pourrait lui tendre. Puis, afin que sa vision fût connue de la postérité, «Jacob boita de sa cuisse; c'est pourquoi les enfants d'Israël ne mangent point, encore aujourd'hui, le nerf qui fut desséché à la cuisse de Jacob, parce que le nerf de la cuisse de Jacob a été touché et s'est desséché.» Genes., XXXII, 32. Jacob, sa vie terminée, devait passer de ce monde dans l'autre, et comme il fallait que le genre humain connût la providence avec laquelle Dieu veillait sur lui et les soins dont il l'entourait, «les enfants d'Israël ne mangent pas le nerf de la cuisse qui fut desséchée. » Dieu, qui connaissait leur ingratitude et qui savait avec quelle facilité ils oubliaient ses bienfaits, trouva toujours moyen de leur laisser des monuments de ce qu'il avait fait pour eux, et d'en conserver le souvenir par des pratiques particulières. Ouvrez l’Écriture et vous en trouverez des exemples à chaque pas. Vous vous demandez pourquoi mille pratiques ont été prescrites ? Eh bien ! en voilà la raison. Il fallait que les générations futures se souvinssent des bienfaits de Dieu, il fallait qu'elles n'en perdissent pas le souvenir pour retourner à leurs erreurs ! Ne savez-vous pas que ce fut surtout le caractère des Juifs de se montrer oublieux et ingrats ? Si, malgré ces pratiques, les Juifs n'eurent souvent que de l'ingratitude pour tant de bienfaits, qu'aurait-ce été sans cela, et combien plus n'auraient-ils pas perdu de vue tout ce qu'ils devaient à Dieu ?

Voici maintenant comment Jacob et Esaü se rencontrèrent : Jacob, consolé par tout ce qui venait d'avoir lieu, et ayant reçu la promesse qu’il serait fort et puissant contre les hommes, leva les veux et vit venir Esaü son frère avec quatre cents hommes; et il sépara les enfants de Lia et de Rachel, et ceux des deux servantes. Et il mit les servantes et leurs enfants en avant, Lia et ses enfants après, Rachel et Joseph derrière. Et lui-même s'avançant adora, s'inclinant vers la terre sept fois, jusqu'à ce que son frère approchât. » Genes., XXXII, 1-3. Voyez comme, la séparation faite, il marche à la tête des siens; « et il adora s'inclinant vers la terre sept fois, jusqu'à ce que son frère approchât. » Par ses gestes, par ses adorations il cherche à conquérir la bienveillance de son frère et il y réussit. « Car Esaü courut à lui, l'embrassa, le baisa, se jeta à son cou, et tous deux fondaient en larmes.»

4. Remarquez la dispensation de Dieu; ce que je disais hier je le dirai encore aujourd’hui. Quand Dieu veut nous montrer sa providence, il transforme en de timides agneaux ceux qui nous veulent le plus de mal. En voulez-vous la preuve, regardez Esaü. « Il courut au-devant de son frère, l'embrassa, le baisa, et tous deux fondirent en larmes. » Enfin, le juste respira et la crainte dans son âme fit place à la confiance.« Et, levant les yeux, Esaü vit les femmes et leurs enfants, et dit : Qui sont ceux-là ? » Il fut en admiration devant les richesses de son frère et il voulut l'interroger. Que lui répondit le juste ? Ecoutez-le : « Ce sont les enfants que Dieu a daigné accorder à ton serviteur dans sa miséricorde. » Cette réponse est admirable de douceur, et Jacob, par la modestie de ses paroles, éteignit entièrement la colère de son frère. «Les serviteurs et les servantes s'approchant, s'inclinèrent, et Lia et Rachel l'adorèrent : Et Esaü dit : Quelles sont ces bandes qui sont venues à ma rencontre ? et Jacob dit : C'est pour trouver grâce devant mon seigneur. » Ibid., 5-8. Remarquez, je vous en conjure, la victoire remportée par l'humilité de Jacob : il avait cru trouver un frère malveillant et cruel, et il n'a devant lui qu'un agneau plein de douceur, désireux d'employer ses forces à le servir. «J'ai assez, mon frère, dit en effet Esaü; que ce qui est à toi te reste.» Ibid., 9. Jacob ne voulut pas céder, et montrant  quelle haute estime il avait l'amitié de son frère, il dit: « Si j'ai trouvé grâce devant toi, accepte les présents que je t'offre : car jai vu ta face comme si j'eusse vu la face de Dieu. » Ibid, 10. Prends les dons que je t'offre; car j'ai vu ta face avec autant de plaisir que si j'eusse vu la face de Dieu. Si le juste parlait ainsi, c'était pour apaiser son frère et se concilier sa bienveillance. « Et tu me seras propice, » ajoute-t-il, c'est-à-dire tu me feras plaisir. « Reçois la bénédiction que je t'ai apportée, parce que Dieu a eu pitié de moi, et que tous ces biens sont à moi. » Ibid., 11. Ne dédaigne pas de les accepter; je les tiens de Dieu qui a bien voulu devenir pour moi l'auteur de toutes ces richesses.

Voilà comment Jacob révéla à Esaü la providence particulière dont Dieu l'avait entouré, voilà comment il amena son frère à le traiter avec respect. «Et il insista, et son frère accepta.» Quel changement ! Voyez, Esaü s'écrie : « Partons dans la bonne voie; » c'est-à-dire : Cheminons ensemble. Mais Jacob s'en défend pour des motifs respectables : « Mon seigneur, dit-il, sait que j'ai des enfants bien faibles encore, des brebis et des vaches pleines; si je les presse trop, tout mon troupeau mourra en un jour. » Ibid., 13. Je ne peux pas aller plus vite, je suis forcé d'aller à petits pas et à pied, tant à cause de mes enfants qu'à cause de mes troupeaux, pour qu'ils ne meurent pas d'un excès de fatigue. Allez donc le premier; moi je suivrai, mes enfants et mes troupeaux, et je vous rejoindrai en Seir. « Esaü répondit alors : Si tu veux, je te laisserai quelques-uns des miens. » Ibid., 15. C'était un grand honneur qu'il lui faisait et un service qu'il voulait lui rendre. Mais Jacob ne voulut rien accepter : «Il me suffit, dit-il, d'avoir trouvé grâce devant vous. » Je n'avais qu'un désir, celui de vous avoir pour ami; maintenant qu'il est rempli, je n'ai plus besoin de rien.« Et Jacob étant parti dressa des tentes pour lui et pour ses troupeaux; et c'est pourquoi il appela ce lieu du nom de Tabernacle. » Ibid., 17.

5. Après ces exemples, imitons ce juste, et montrons toujours la même humilité d'esprit. Si nous avons des ennemis, ne cherchons pas à les irriter davantage, mais soyons doux et bons envers eux, travaillons tant par nos œuvres que par nos paroles à réprimer leurs mauvais sentiments et à guérir les plaies de leurs âmes. Voyez la sagesse de Jacob : il parvint à apaiser Esaü en lui parlant si bien que celui-ci fut bientôt disposé à l'honorer et se montra prêt à tout faire pour lui rendre hommage. C'est le propre d'une grande vertu non seulement d'aimer et de servir ceux qui nous aiment, mais encore d'entourer de nos bons offices ceux qui nous veulent du mal, et de nous en faire ainsi des amis. Rien en effet, n'est plus fort que la douceur.

La douceur est à la colère ce que l’eau est au feu

De même que l'eau jetée sur un brasier enflammé en éteint toute l'ardeur, de même une bonne parole dite avec douceur éteint le feu de l'âme, mille fois plus ardent que le feu extérieur et sensible, et produit un double avantage à celui qui la prononcée, d'abord en lui donnant occasion de manifester sa douceur, ensuite en lui procurant la gloire d'avoir apaisé son frère et d'avoir ramené le calme dans son âme. Mais voyons, dites-moi, n'accusez-vous pas votre frère ? ne lui reprochez-vous pas sa colère et l'hostilité qui l'anime contre vous ? Pourquoi donc ne pas faire autrement que lui ? Pourquoi chercher à l’irriter encore ? Est-ce qu'on peut éteindre le feu avec le feu ? Cela répugne évidemment à la nature. Eh bien on ne pourra pas davantage éteindre la fureur du prochain par sa propre fureur. Ce que l'eau est au feu, la douceur et la modération le sont à la colère.

C'est pour cela que le Christ disait à ses disciples: « Si vous aimez ceux qui vous aiment quelle récompense aurez-vous ? » Matth., V, 46. Puis, pour les presser encore plus et gourmander les lâches et les négligents, il ajoutait : « Est-ce que les publicains ne le font pas aussi ? » Le premier homme venu n'agit-il pas ainsi ? Et les publicains eux-mêmes ne le pratiquent-ils pas avec une grande ardeur ? Et cependant quoi de plus détestable qu'un publicain ? Eh bien ! voyez le publicain à l'œuvre, il est très fidèle à accomplir ce précepte et il ne lui est pas possible de ne pas aimer celui qui l'aime. Aussi, moi qui ai pour vous de plus hautes prétentions et qui vous veux plus parfaits, je ne vous dis pas d'aimer vos amis, mais d'aimer vos ennemis. N'avez-vous pas un magnifique exemple de ce que je vous recommande dans ce juste dont nous venons de parler ? Longtemps avant la loi, avant toute doctrine, guidé seulement par l'instinct de son âme, il mit en pratique ce grand devoir que je vous prêche, et par sa douceur il triompha une première fois de Laban, une seconde fois de son frère. Sans doute il était aidé de Dieu; mais enfin il correspondit parfaitement à la grâce d'en haut.

Et nous-mêmes soyons bien persuadés que sans le secours de Dieu tous nos efforts sont inutiles et que nous ne pouvons rien faire de bien sans lui. Seulement, à la grâce de Dieu il nous faut joindre notre bonne volonté; car, si nous ne pouvons rien sans la grâce, il nous est impossible de l'obtenir si nous ne la demandons pas. Courage donc; faisons d'abord ce qui dépend de nous et cherchons ensuite à nous concilier les faveurs du Ciel, afin que par nos efforts et par la bonté de Dieu, nos vertus croissent tous les jours dans notre âme, et que nous jouissions abondamment de la grâce d'en haut.

Puisse cette faveur nous être accordée par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.