Saint Jean Chrysostome

Homélie 53 sur la Genèse

Or Esaü avait quarante ans lorsqu'il prit deux femmes, de Béel, Judith, fille de Béel, Héthéen, et Basemath, fille d'Elon, Evéen, qui toutes deux avaient offensé Isaac et Rébecca.

1. Aujourd'hui, nous continuerons, si vous le voulez bien, la suite de nos instructions, nous expliquerons les détails de notre lecture, autant qu'il nous sera possible, afin de retirer de notre entretien quelque profit et quelque avantage. Commençons donc par les premières paroles du texte sacré : « Esaü, dit-il, avait quarante ans lorsqu'il prit deux femmes, Judith, fille de Béel, Héthéen, et Basemath, fille d'EIon, Eveen, qui toutes deux avaient offensé Isaac et Rébecca. » Gene., XXVI, 34-35. Que de choses dans ces paroles ! Et d'abord, pourquoi cette mention de l'âge d'Esaü ? Gardez-vous de la croire inutile; elle est faite dans l’Écriture pour nous rappeler qu'Isaac était déjà vieux et très avancé dans la vie. Nous n'avons qu'à nous souvenir de ce qui précède, qu'à nous rappeler qu’Isaac avait quarante ans quand il épousa Rébecca, et soixante lorsque ses fils vinrent au monde; nous verrons ainsi qu'il est maintenant centenaire, et par conséquent dans une vieillesse très avancée. L'écrivain sacré, qui doit bientôt nous parler de la cécité d’Isaac fait mention de l’âge d'Esaü pour nous apprendre celui de son père. Voilà pourquoi il commence en disant : «Or, il se trouvait qu'Esaü avait quarante ans. » Mais il poursuit, et, pour nous faire voir combien était téméraire cet enfant qui allait choisir des épouses dans des nations auxquelles il n'aurait jamais dû penser, il nous dit que l'une de ces femmes était Ethéenne et l'autre Evéenne.

Esaü avait tort; car il n'ignorait pas avec quel soin le patriarche Abraham, quand il voulut donner une épouse à son fils Isaac, recommanda à son serviteur de la prendre parmi les filles de sa parenté. Il savait que Rébecca, sa mère, était venue de Charran. Mais il faut que ses instincts mauvais se découvrent; Esaü prend donc ses femmes sans demander l'assentiment de ses parents. Quand à la vertu des femmes qu'il choisit, l'Ecriture nous en dit assez dans ces paroles : « Toutes deux avaient offensé Isaac et Rébecca,»

Quel excès de malice, et peut-on en concevoir de plus abominable ? Elles ne se contentaient pas de n'être point respectueuses comme elles auraient dû l'être, à chaque instant elles étaient prêtes à se disputer. Admirez avec quel à-propos l’Écriture nous donne ces détails : plus tard, elle doit nous montrer Rébecca entourant de ses préférences Jacob ; vous ne vous en étonnerez pas, et vous saurez qu'en agissant de la sorte Rébecca n'était pas injuste. Mais n'allons pas au devant de notre récit, et suivons-le pas à pas. « Or, Isaac devint vieux, et ses yeux s'affaiblirent tellement qu'il ne pouvait plus voir; » c'était à sa vieillesse qu'il fallait attribuer cette cécité; « et il appela Esaü, son fils aîné, et il lui dit : Mon fils, je suis devenu vieux, et j'ignore le jour de ma mort. Prends tes armes, ta flèche et ton arc, cours dans la campagne et tu m'apporteras le produit de ta chasse; prépare-moi un mets comme tu sais que je l'aime, afin que je mange et que mon âme te bénisse avant que je meure. » Genes., XXVII, 1-4.

Remarquez, mon bien-aimé, la sagesse infinie de Dieu : Isaac, entraîné par sa tendresse paternelle, donne ses ordres à Esaü; mais le Seigneur très-puissant et très-sage; qui veut nous révéler le prix de la vertu et de la douceur, fait de Rébecca l'exécutrice de ses promesses. Qu'arriva-t- il, en effet ? C'est qu'Esaü qui se croyait sûr d’être préféré, à cause de son titre d'aîné et de l'affection que lui portait son père, fut privé tout-à-coup de tout héritage, pour n'avoir pas voulu se montrer tel qu'il devait l'être; tandis que son frère, plus jeune, mais plus vertueux, aidé d'ailleurs et soutenu par le Ciel, ravit à son père une bénédiction que celui-ci ne voulait pas lui donner. Nul n'est plus fort que celui qui a Dieu pour appui. Redoublez donc d'attention et reconnaissez l'excellence de la dispensation sans autre secours que la grâce du Ciel. Jacob réussit si bien en toute chose, qu'il détourne à son profit la bénédiction de son frère, lorsque son frère perd tout et se perd lui-même à cause de la dépravation de ses mœurs. « Rébecca entendit donc qu'Isaac parlait à son fils Esaü, qui courut vite dans les champs, afin de remplir les ordres de son père. Elle appela son fils le plus jeune. » Pourquoi le plus jeune ? Afin de nous apprendre auquel de ses fils Rébecca s’adressait. Comme il avait été dit plus haut : « Isaac appela son fils ainé » l’Écriture dit qu'il s'agissait maintenant du plus jeune, c'est-à-dire de Jacob. « J'ai entendu ton père parlant à Esaü ton frère, et lui disant : Apporte-moi le fruit de ta chasse et apprête-moi quelque nourriture, afin que je mange et que je te bénisse en présence de Dieu avant ma mort. » Voilà ce que ton père a dit à Esaü ton frère. « Maintenant donc, mon fils, écoute-moi et obéis à mon conseil : va vers le troupeau, choisis deux jeunes et beaux chevreaux, et apporte-les moi afin que je prépare à ton père un mets selon ses goûts. Tu en présenteras à ton père, qui en mangera, et il te donnera sa bénédiction avant sa mort. » Gen., XXVII, 5-10.

2. Voyez ici le grand amour de cette mère, ou plutôt admirez la sage économie de Dieu. C'est Dieu, en effet, qui lui donna cette inspiration, et qui mena le projet à bonne fin. Vous avez vu le conseil de la mère ? Voyez ensuite la prudence de Jacob, et jugez par sa réponse de l'aménité de ses habitudes. « Jacob répondit à sa mère : Esaü mon frère est velu, j'ai au contraire la peau lisse; si mon père vient à me toucher, je crains que mon père ne croie que j'ai voulu me jouer de lui, et que je n'attire sur moi sa malédiction au lieu de sa bénédiction. » Ibid., 11-12. Quelle noblesse chez cet enfant ! Quel respect pour son père ! J'ai peur, dit-il, qu'il ne m'arrive le contraire de ce que je désire, et qu’en m’opposant aux desseins de mon père, « je ne m'attire sa malédiction au lieu de sa bénédiction. » Que fait alors Rébecca, cette mère admirable si remplie d'amour pour son fils ? Comme elle ne suivait pas ses propres inspirations et qu'elle prêtait seulement son concours à un oracle divin, elle emploie ses efforts à délivrer son enfant de toute sorte de crainte et à fortifier son courage, afin de réaliser ses desseins. Elle ne s'épuise pas en vaines promesses; elle ne lui dit pas qu'il parviendra à tromper son père et à lui demeurer inconnu.

Voyez plutôt : « Mon fils, dit-elle, que cette malédiction retombe sur moi; seulement, obéis à ma voix, va, apporte ce que je t'ai dit. » Ibid., 13. Quand même ce que tu redoutes t'arriverait, tu n'en éprouveras rien de fâcheux, ne crains rien, aie confiance, « obéis à ma voix » et fais ce que je t'ordonne. Voilà bien dans toute la vérité l'amour maternel : il est disposé à tout souffrir pour son enfant. Ces paroles rendirent à Jacob tout son courage. «Il s'en alla donc, et prit deux chevreaux qu'il apporta à sa mère, et sa mère les apprêta comme elle savait que son père les aimait. Puis elle prit les plus précieux vêtements d'Esaü qu'elle avait en la maison et elle en revêtit Jacob son jeune fils; elle entoura ensuite ses bras de peau de chevreau, ainsi que son cou; elle mit enfin entre les mains de Jacob son fils les mets et le pain qu'elle avait préparés, et celui-ci les présenta à son père. » Ibid. 14-17. Ici vous admirerez, je vous en conjure, dans cette mère, une rare sagesse, unie à un profond amour. Plus haut, nous avons vu qu'Esaü était velu, tandis que Jacob avait la peau lisse , et c'est pourquoi Rébecca nous est montrée en cet endroit revêtant son plus jeune fils des habits de son frère; mettant entre ses mains de la viande et du pain, afin de réussir pleinement dans son stratagème, et parvenant à les lui faire porter à son père.

Dieu exige notre concours pour dispenser sa grâce

Considérez de nouveau comment tout arrive par la grâce de Dieu. Si nous faisons de notre côté tout ce qui dépend de nous, la coopération divine nous est largement assurée. Dieu, qui ne nous veut ni lâches, ni inactifs, exige notre concours pour nous donner sa grâce. Si, d'un côté, sa grâce ne fait pas tout, puisqu'il nous faut nous-mêmes la préparer et l'aider de nos efforts, d'un autre, il connait l'étendue de notre infirmité; et il ne prétend pas nous laisser tout faire; seulement sa bonté, voulant trouver une occasion de se montrer libérale, attend que nous la lui fournissions par nos mérites et nos œuvres, et c'est ce que nous venons de voir dans le sujet qui nous occupe. Jacob et Rébecca avaient l'un et l'autre accompli leur devoir; le fils avait écouté le conseil de la mère, et la mère elle-même n'avait rien négligé de ce qu'elle devait faire; Dieu alors se chargea du reste et il parvint sans peine à réaliser ce qu'il y avait de plus difficile dans cette entreprise, c'est-à-dire à gagner Isaac en lui dissimulant le stratagème par lequel on voulait lui ravir sa bénédiction. Jacob apporta donc à manger à son père : « Et celui-ci lui dit : Qui es-tu, mon fils ? Jacob répondit : Je suis Esaü, mon père, votre premier-né; j'ai fait ainsi que vous m'aviez ordonné. Levez-vous donc, asseyez-vous, mangez de ma chasse, afin que votre âme me bénisse. » Ibid., 19. Avec quelle anxiété Jacob ne dut-il pas prononcer ces paroles ? N'avait-il pas dit à sa mère dès qu'il sut de quoi il s'agissait : « J'ai peur d'attirer sur moi la malédiction de mon père, au lieu de sa bénédiction ? » Et maintenant qu'il faut parler et soutenir son rôle dans cet artifice, quelle crainte, quelle terreur ne doivent pas briser son âme ! Mais, parce que Dieu prêtait son concours à ses manœuvres, tout réussit parfaitement.

Eh quoi ! direz-vous peut-être, Dieu a-t-il coopéré au mensonge ?  - Ah ! mon bien-aimé, ne regardez pas seulement au fait matériel qui vous frappe, envisagez-en plutôt la fin; les intérêts terrestres et l'avarice n'ont rien à voir ici, et, dans tout ce qu'il fait, Jacob ne se propose qu'une chose : recevoir la bénédiction de son père. Si vous examinez simplement ce qui frappe vos yeux, sans vous préoccuper de la fin, prenez garde, vous accuseriez peut-être le Patriarche d’être le bourreau de son fils, et Phinées un homicide. Et cependant ni Abraham ne fut meurtrier de son fils qu'il aimait beaucoup, qu'il chérissait autant que personne, ni Phinées ne fut homicide, il avait plutôt le cœur tout brûlant de zèle. Abraham et Phinées accomplissaient la volonté de Dieu, et c'est pour cela que l'obéissance du premier obtint de si belles récompenses, et le zèle du second de si magnifiques louanges. « Phinées parut, est-il écrit, et vengea le Seigneur. » Psalm. CV, 30. 

Si l'homicide et l'immolation d'un fils ne paraissent pas criminels, parce qu'ils entraient dans les desseins de Dieu; si, dans ces deux cas, nous regardons moins au fait sensible qu'à la fin et à la volonté de ceux qui agissaient, combien plus ne devons-nous pas faire ainsi dans la circonstance qui nous occupe ?

3. Ne considérez donc pas que ce que disait Jacob était faux, pensez plutôt que Dieu voulait tenir sa promesse et qu'il dirigeait tout selon ce que nous venons de voir. Et, afin que vous sachiez bien que Dieu rendit facile même ce qui était plein de difficultés, voyez comment se passèrent les choses : le juste Isaac ne se douta pas de la fraude, il se laissa prendre aux paroles de Jacob, et, après avoir mangé ce que celui-ci lui présentait, il lui donna sa bénédiction. Esaü ne revint de la chasse que lorsque tout fut fini; par où nous pouvons juger, comme par tout le reste d'ailleurs, que la volonté de Dieu dirigeait tous ces événements. « Isaac dit encore à son fils : Comment as-tu pu revenir si tôt, mon fils ? Et celui ci répondit : Le Seigneur votre Dieu a envoyé au-devant de moi ce que je cherchais. » Genes., XXVII, 20. Les angoisses de Jacob ne se calmaient pas; sa crainte redoublait de moment en moment, et c'était là un dessein admirable de Dieu, qui voulait nous faire voir par ce qui se passait; qu'il ne nous envoie sa protection et son secours que si notre ferveur les mérite. Ne considérez pas ce combat intérieur avec indifférence; songez, mes bien-aimés, que Jacob court en ce moment un péril suprême; il tremble, il redoute de s’exposer en voulant être béni à recevoir une souveraine malédiction. « Isaac encore : Mon fils, approche-toi afin que je touche et que je sache si tu es mon fils Esau ou non. » Ibid., 21. La voix qu'il venait d'entendre lui avait fait concevoir quelques doute mais, comme il fallait que le plan arrêté réussit Dieu ne voulut pas qu'il reconnût la ruse. « Jacob donc s'approcha, et Isaac le toucha et dit : Cette voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d'Esaü, et il ne le connut point. » Ibid., 22. Certes Dieu montre bien ici que tout se fait par sa grâce, et il vous le fait voir; c'est sa grâce qui empêchait Isaac de rien connaître; c'est aussi sa grâce qui détournait au profit de Jacob la bénédiction paternelle. « Et il ne le connut point, car ses mains étaient comme les mains d'Esaü, et il dit : Es-tu mon fils Esaü ? » Ibid., 23-24.

Voyez encore comme la sainte Écriture revient sur les doutes du juste. « Es-tu mon fils Esaü ?» dit Isaac à Jacob. Isaac obéit à son cœur de père et c'est sous l'impulsion de son amour naturel qu'il agit; mais Dieu, qui a le secret de l'avenir, et qui rend ses serviteurs d'autant plus célèbres qu'ils sont plus vertueux, dispose toute chose comme nous voyons. « Et Jacob répondit : Je le suis. » Après quoi « Isaac ajouta : Apporte-moi ce que tu as pris, et je mangerai le produit de ta chasse, mon fils, afin que mon âme te bénisse; » c'est à peine si les terreurs de Jacob se dissipent. « Et Jacob présenta à son père ses mets à manger, et il lui apporta du vin, et son père but. Et Isaac dit : Approche-toi de moi, et baise-moi, mon fils. Et il s'approcha et le baisa; et, dès qu'Isaac sentit le parfum qu'exhalaient ses vêtements, il le bénit, disant. » Ibid. , 25, 26-27. Remarquez cette observation de l’Écriture. Quand Isaac eut demandé à Jacob : « Es-tu Esaü ? » et que celui-ci lui eut répondu : « Je le suis, » il le palpa de nouveau; car il doutait encore, la voix de Jacob ayant failli le découvrir; il renouvela donc la même demande : « Es-tu mon fils Esaü ? » Jacob toujours de répondre : « Je le suis, » et d'apporter à son père les viandes que celui-ci mangea; sur quoi l’Écriture dit : «Et il le baisa, et il le bénit. » On pourrait croire qu'Isaac avait donné sa bénédiction à la personne d'Esaü, et non à celle qu'il venait d'embrasser; mais l’Écriture prévient cette interprétation, elle dit qu'Isaac embrassa Jacob, et bénit celui qu'il avait embrassé. « Un parfum suave s'exhalait de ses vêtements, et il le bénit, disant : Voilà que l'odeur de mon fils est comme l'odeur d'un champ plein, que le Seigneur a béni. Dieu te donne la rosée du ciel et la graisse de la terre, le blé et le vin en abondance! » Ibid., 27-28. Dieu te donne tous ces biens, à toi qui m'as apporté de quoi manger, et qui as reçu un baiser de ma bouche, « et que toutes les nations te servent. » Il demanda d'abord pour son fils l'abondance des choses nécessaires, puis la domination des peuples, prédisant ainsi sa prospérité future et l'éclat de ceux qui naîtraient de lui. « Que les princes t'adorent. » Il lui souhaita non seulement les nations, mais encore les princes. « Que tu sois le seigneur de tes frères. 

Admirez comment le juste sert sans le savoir, les desseins de Dieu; car tout ce qui a lieu ici ne tend qu'à une chose: obtenir à celui que sa vertu en rend plus digne la bénédiction d'Isaac. « Et que les fils de ton père t'adorent ! » Sous ce nom de fils, l’Écriture a coutume de désigner toute une génération. Ici, quand elle dit : «Les fils de ton père, » c'est comme si elle désignait toute la postérité d'Esaü, car Isaac n'eut pas d'autres enfants qu'Esaü et Jacob. « Que celui qui te maudira soit maudit et que celui qui te bénira soit béni. » Voilà le souhait dernier de cette bénédiction, voilà l’abrégé de tous les biens : être béni. Quelle clémence de la part de Dieu ! Jacob avait craint de recevoir la malédiction au lieu de la bénédiction, et non-seulement il est béni par son père avec l'effusion que vous savez, mais encore il entend des malédictions tomber sur tous ceux qui essaieraient de le maudire. Apprenons par là, mes bien-aimés, que lorsqu'on veut agir selon la volonté de Dieu, on peut compter sur le secours du Ciel et attendre le succès complet de ce que l'on entreprend. Qui n'admirerait l'ineffable dispensation de Dieu ? Qui pourrait la voir sans un étonnement profond ? Esaü ne revient de la chasse que lorsque tout est fini et que Jacob a reçu la bénédiction de son père; c'est ce que Moise nous apprend en ces termes : « A peine Isaac avait-il achevé de bénir son fils Jacob, à peine Jacob avait-il quitté son père, qu'Esaü son frère revint de la chasse.» Ibid., 30.

4. Jacob venait de sortir lorsqu’ Esaü rentra. Son retour est encore providentiel et il vous le faut reconnaître pour tel. Ignorant ce qui venait d’avoir lieu, Esaü apportait, lui aussi, de quoi manger à son père, qui devait lui apprendre tout ce qui s'était passé. S'il eût rencontré son frère, peut-être que, vaincu par la colère, il l'aurait mis à mort; ne résolut-il pas de se défaire de lui dans la suite, et ne peut-on pas supposer que s'il l'eût pris sur le fait, il eût cherché à le faire à l'instant ? Mais la main de Dieu protégeait Jacob, et c'est elle qui le rendit digne de recevoir la bénédiction de son père au détriment d'Esaü, qui ne la reçut pas et qui fut privé de son droit d’aînesse. « Esaü, à son arrivée, présenta à son père les viandes qu'il avait préparées, disant : Mon père, levez-vous, mangez de ma chasse, et que votre âme me bénisse. » Ibid., 31. Le juste se trouble de nouveau, et son âme est livrée à de nouvelles épreuves. « Qui es-tu ? dit-il aussitôt. Et Esaü répondit : Je suis Esaü, votre fils premier-né. » lbid.; 32. Et Isaac fut dans une grande stupeur, et il dit : « Qui est donc celui qui m'a apporté de la chasse dont j'ai mangé avant ton retour ? Et je l'ai béni, et il sera béni. » Ibid., 33.

Tout surpris de ce qu'il apprend, il raconte le fait; mais il ajoute : « Et je l'ai béni, et il sera béni. » Entendez bien ceci : la sagesse de Dieu. inspire cette réponse. Après l'avoir entendue, Esaü n'a plus rien à espérer, ni de son titre de premier-né, ni de sa chasse. « Quand il eut entendu les paroles de son père, Esaü poussa un grand cri, plein d'amertume. » Ibid., 34. Qu'est-ce à dire ? Ce cri douloureux et amer dont il est ici question signifie l'indignation d'Esaü et la colère profonde qui l'anima quand il apprit le sort qui l'affligeait. « Et il dit Bénissez-moi aussi, mon père. Isaac répondit : Ton frère est venu par fraude, et a reçu ta bénédiction. » Ibid., 35. Ton frère t'a devancé et t'a ravi toute ma bénédiction. - Et pour que vous sachiez joint bien que la grâce d'en haut a concouru à tromper le juste, entendez l'aveu qui tombe de ses lèvres : « Ton frère est venu par fraude. » Comme s'il s'excusait auprès de son fils et s'il lui disait : Je lui ai donné sans le connaître les bénédictions que je te réservais : « Mais il est venu par fraude et je l'ai béni; » ce qui t'était destiné, il l'a détourné à son profit; ce n'est pas par ma faute que les choses se sont ainsi passées. « Esaü dit alors :  il a été justement appelé Jacob; car voici la seconde fois qu'il m'a supplanté; il m'a déjà enlevé mon droit d’aînesse, et maintenant il a usurpé ma bénédiction. » Ibid., 36. Non, ce n'est pas en vain qu'il porte son nom; Jacob veut dire supplantateur, et il s'est bien montré tel à mon égard, soit en me ravissant mon droit d'aînesse, soit en me privant de la bénédiction de mon père. Que dit-il alors à son père ? « Mon père, ne m'avez-vous point réservé de bénédiction ? Isaac répondit, et dit à Esaü : « J'ai donné à ton frère toutes mes bénédictions; car je l'ai établi ton seigneur.  Ibid., 37.

Vous voyez comme il débute, il ne lui prédit que sujétion et servitude : «Je l'ai établi ton seigneur, dit-il, je lui ai donné tous ses frères pour serviteurs; je lui ai promis le blé et le vin; que ferai-je après cela pour toi, mon fils ? » Ibid., 37. Tout ce que je pouvais donner, je l’ai donné; je l'ai constitué ton seigneur, j'ai établi tous ses frères ses serviteurs, je lui ai souhaité l'abondance de toutes les choses nécessaires; que peut-il rester encore ? « Esaü dit alors à son père : N'avez-vous qu'une bénédiction, mon père ? Bénissez-moi aussi, je vous en conjure. » Ibid.; 38. Isaac lui avait dit : « Je l'ai béni, et il sera béni.» Puis il lui avait fait connaître toute l'étendue de sa bénédiction, sur quoi il s'était écrié : « Bénissez-moi aussi, mon père; n'avez-vous qu'une bénédiction ? » Moi que vous aimez tant, moi qui suis votre premier-né, moi que vous avez envoyé à la chasse, ne pouvez-vous donc aussi me bénir ? A ces paroles, son père se trouble. « Et Esaü s'en aperçoit et pleure en poussant de grands cris.» Il voit son père ébranlé, qui ne peut ni ne veut revenir sur ce qu'il a fait, et alors, pour attendrir davantage son cœur, il joint des cris à ses pleurs. « Isaac ému lui dit : « Ta bénédiction consistera dans la graisse de la terre et dans la rosée du ciel; tu vivras par le glaive et tu serviras ton frère, et le temps viendras où tu rejetteras et secoueras son joug de ton cou.» Ibid., 39-40. Puisque tu désires ma bénédiction, apprends qu'il ne m'est pas possible d'agir contre la volonté de Dieu, cependant je te désire la graisse de la terre et la rosée du ciel; tu mèneras une vie de combat, car « tu vivras par le glaive et tu serviras ton frère.»

5. Cependant ne vous étonnez pas si, après avoir entendu ces promesses, vous voyez Jacob prendre la fuite par crainte d'Esaü et s'en aller sur une terre étrangère; gardez-vous, en face de ces commencements difficiles, de croire la prophétie sans valeur. Qu'importe, quand Dieu a promis, qu'il arrive d'abord des choses contraires à ses promesses ? Ces débuts ne doivent pas nous troubler; car il n'est pas possible que la parole de Dieu demeure vaine jusqu'à la fin. Dieu le permet, afin de rendre ses justes plus célèbres et de donner par leur entremise plus d’éclat à sa propre vertu. Lisez l’histoire des justes, parcourez-la avec attention, vous vous apercevrez de la vérité de la loi que je signale et dont nous avons ici une célèbre application. Oubliez la fuite et la vie errante de Jacob, et songez à sa gloire future; voyez dans la suite des temps son frère, qui cause maintenant sa terreur, prosterné respectueux devant lui; ne vous arrêtez pas aux épreuves qui l'attendent sur une terre étrangère, mais regardez, par delà ces ennuis, combien sa gloire est belle : ceux qui sont nés de lui se sont propagés à l'infini et c'est une gloire pour la nation tout entière de porter son nom. Maintenant la sainte Écriture nous révèle l'indignation d'Esaü et les pensées homicides qui l'agitent : « Esaü donc avait Jacob en grande haine pour la bénédiction dont son père l'avait béni.» Ibid., 41. Ce n'était pas chez lui un mouvement instantané, une colère d'un moment; l'expression que l’Écriture emploie nous marque bien l'excès de sa malice. « Esaü, dit-elle, avait Jacob en grande haine, » c'est-à-dire que la haine était passionnée, persévérante, si bien qu'il trahit par ses paroles la violence de ses mauvais sentiments. « Il dit, en effet, dans son cœur : Les jours de deuil de mon père viendront, et alors je tuerai Jacob mon frère. »  Ibid., 41.

La colère abolit tout discernement

La colère comme la folie fait déraisonner les hommes. Quand le démon s’introduit en eux, il trouble leur raison et leur fait faire des folies. Ils ne voient plus comme il faut voir, ils n'agissent plus comme il faut agir; leurs sens sont comme hébétés, et tout ce qu'ils font, ils le font sans discernement. Dans ces moments, ne leur demandez rien; ils ne savent pas à qui ils ont à faire, ils ne se souviennent ni des liens du sang, ni de ceux de l'amitié, ni des bons rapports qu'ils ont eus, ni de leur dignité; ils ne pensent à quoi que ce soit; dominés par la violence de leurs passions, ils ne s'écoutent pas et se portent aux dernières extrémités.

Peut-on voir rien de plus triste que ces furieux qui, victimes de leur fureur, ne reculent pas devant l'homicide ? C'est pourquoi le bienheureux Paul, voulant extirper jusqu'à la racine de ce mal, écrivait : « Que toute colère toute indignation, toute clameur et toute malice soit bannie d'au milieu de vous. » Ephes., IV, 31. Non seulement, dit-il, je ne veux pas que vous vous irritiez, que vous vous indigniez, que vous vous mettiez en colère; je vous défends encore de parler au prochain avec clameur. La clameur dont il parle ici est celle qui naît de la colère.

Quand ce mal pénètre dans l'âme, quand le cœur bouillonne, la bouche ne peut pas se réduire au silence, elle se fait l'interprète du cœur et parle d'une voix emportée. Le bienheureux Apôtre voulant assurer à ceux qui suivent son conseil une perpétuelle tranquillité, leur dit : « Que toute colère, » par quelque motif qu'elle soit produite, « que toute indignation et toute clameur disparaissent d'entre vous; » il ajoute ensuite, pour extirper jusqu'à la racine du mal : « Ainsi que toute malice. » Celui qui en est là brave dans un port assuré tous les flots de la vie; il ne redoute pas les tempêtes, il ne craint pas de faire naufrage; qu'il navigue dans le calme ou qu'il attende dans un port paisible, il coule une vie exempte de toute inquiétude, et gagne par tout ce qu'il fait les biens ineffables de l'autre vie. Puissions-nous les obtenir nous-mêmes par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.