Saint Jean Chrysostome

Homélie 52 sur la Genèse

Or, Isaac sema dans cette terre, et recueillit cette année-là le centuple de sa semence.

1. 

Il nous faut aujourd'hui proposer à votre bienveillante attention la suite des choses que nous avons commencées hier, et, reprenant l'ordre de nos pensées; voir encore le juste Isaac entouré de tous les soins d'une Providence vraiment divine. Celui qui lui avait défendu de descendre en Égypte, en lui disant : «Habite cette terre et je serai avec toi ,» celui-là même lui avait fait en toute chose une gloire si éclatante qu'elle porta bientôt ombrage au roi de Gérara, qui en devint jaloux. En voyant la fortune du juste s'accroître tous les jours, le roi et ses sujets redoutèrent de l'avoir pour voisin et le forcèrent  à quitter le pays. Mais c'est l’Écriture qu'il nous faut entendre, afin de voir la bonté dont Dieu fait preuve envers ses serviteurs : «Or, Isaac dit-elle, sema dans cette terre, et cette année-là il recueillit le centuple de sa semence. » Genès., XXVI, 12. Admirez, je vous conjure, la sagesse de Dieu; il veut faire voir au juste qu'il est lui, Dieu, créateur de la nature, et qu'il peut rendre faciles les choses les plus difficiles; il veut lui montrer qu'après avoir donné à la terre, au commencement, la faculté de produire des fruits, il a fait rendre cent pour un à la semence qu'il avait confiée à ses champs; et voilà qu'il lui donne une abondance telle qu'il n'a plus besoin du secours de personne, en même temps qu’il manifeste aux yeux de ses ennemis la protection dont il couvre le juste. Dieu, en effet, qui est tout-puissant et sage, sait à la fois et par les mêmes œuvres faire du bien aux siens, et découvrir sa vertu et sa puissance à ceux qui sont encore endormis dans l'erreur. Témoin encore ce qu'il fit plus tard en Égypte, où, en punissant les Égyptiens, il veillait à la sûreté de son peuple.

Ce n'était pas seulement par sa colère dont ils portaient le poids, mais encore par la sollicitude merveilleuse avec laquelle il défendait son peuple, que les ennemis de Dieu apprenaient à connaître la puissance du Maître de toute chose. Et de même le peuple de Dieu apprenait à connaître sa bonté, non seulement par la providence et la sollicitude attentives dont il était l'objet, mais encore par les plaies et les châtiments qu'il voyait fondre sur ses ennemis. Dieu arrivait ainsi à ses fins, et, sans multiplier ses œuvres, il faisait éclater sa grandeur et aux yeux des siens, et à ceux de ses ennemis. Mais les éléments eux-mêmes se montraient empressés et dociles envers les serviteurs de leur Dieu que le Seigneur voulait récompenser.

Lisez l'histoire de ce juste et vous verrez. Ce que, par sa propre fécondité, la terre ne saurait faire, voici qu'elle le fait sur ordre de Dieu, et cela avec une abondance telle qu'en peu de temps Isaac se vit entouré de grandes richesses. « Car le Seigneur le bénit et il prospéra, et il alla s'élevant et s'accroissant jusqu'à ce qu'il devint très riche. » Ibid., 13. En ces temps reculés l'abondance des justes consistait dans la fertilité de la terre et le grand nombre des troupeaux; c'est pourquoi l’Écriture dit : « Dieu le bénit, et cet homme s'éleva, » c'est-à-dire, nagea dans l'abondance. Ce n'est pas assez; non seulement il était riche, mais il « s'accroissait de jour en jour, jusqu'à ce qu'il devint opulent,» N'est-il pas vrai que c'était beaucoup pour le juste de recueillir au centuple ce qu'il avait semé ? Admirez cependant cette unique faveur, et, si elle vous étonne, pensez à l'immensité de la bonté dont Dieu nous a donné la preuve dans la suite des temps. Depuis qu'il est venu sur la terre, il promet à ceux qui le servent non pas seulement le centuple en ce monde, mais encore la vie éternelle et le ciel en l'autre. Ô libéralité du Seigneur ! Ô accroissement de ses bienfaits ! Ô faveurs magnifiques que nous valut l'avènement du Fils unique de Dieu ! Ô ineffable échange qu'il opéra ! Vous avez vu toutes ces choses, mes bien-aimés; que chacun de vous les repasse maintenant en lui-même, et qu'à la vue de la différence profonde qui sépare les promesses d'avant et d'après le temps de la grâce, il glorifie la miséricorde infinie du Seigneur plutôt que de tout attribuer à la marche des temps.

Mais revenons à la suite de nos pensées, et voyons comment les habitants de Gérara, jaloux de contempler le juste dans l'abondance, furent amenés à le chasser. «C’est pourquoi, dit l’Écriture, les Philistins conçurent de l'envie contre lui.» Puis, afin de nous montrer comment ils firent éclater leur rancune elle ajoute : « Et ils comblèrent tous les puits creusés par les serviteurs d'Abraham, son père; et ils les remplirent de terre. » Ibid., 14-15.

Considérez combien grande fut la malice de ces hommes qui ne voulurent pas laisser au juste l'usage de ses puits, et dont le roi, tout puissant qu'il fût parmi eux, ne put contenir la haine, puisqu'il dit à Isaac: «Va t-en loin de nous, car tu es beaucoup plus puissant que nous. » Ibid., 16. Quelle malveillance insigne ! - Et pourquoi chasses-tu ce juste ? Quel mal t'a-t-il fait ? T’a-t-il causé quelque dommage ? Qu'importe ? la haine est aveugle et elle agit toujours sans raisonner. Que disait, en effet, la raison au roi de Gérara ? Elle lui conseillait d'honorer davantage et de favoriser celui qu'il voyait aidé de la bonté du Seigneur, afin de s'attirer, par sa conduite envers le juste, les faveurs du Ciel. Eh bien ! non seulement il ne le fait pas, mais encore il cherche à le chasser et il lui dit : « Retire-toi loin de nous, parce que tu es beaucoup plus puissant que nous. » Ainsi agit l’envie : elle ne peut supporter le bonheur d'autrui; elle regarde la prospérité des autres comme une infortune pour elle; elle frémit du bien qui arrive au prochain. C'est justement ce que nous voyons dans cet exemple. Le roi de la ville, à qui tous obéissaient, interpelle un étranger, un homme sans demeure fixe, qui est un jour ici et un jour là, et lui dit : « Retire-toi loin de nous, car tu es plus puissant que nous. » Il ne se trompait pas au fond, cet homme était plus puissant, car le secours de Dieu l'accompagnait partout, et sa main le soutenait toujours. - Où donc renvoies-tu ce juste ? Ignores-tu qu'en quelque endroit que tu le contraignes d'aller, il sera toujours chez son Seigneur et maître ? Est-ce que l'expérience ne t'a pas appris que c'est la main de Dieu qui l'a fait et le conserve célèbre et illustre ? Pourquoi le chasses-tu donc et te montres-tu ingrat contre son Seigneur ? Tu restes donc insensible à la grande douceur de ce juste, et vaincu par ta passion, tu veux aller jusqu'au bout de ta haine et tu forces à quitter sa patrie un homme qui ne t'a fait aucun mal ? Ne sais-tu pas que tu l'exilerais en vain dans la plus profonde solitude que le Seigneur le suivra toujours où il demeurera, et augmentera sa gloire, si cela lui plait ?

On n'est jamais plus fort que lorsqu'on est soutenu par Dieu; on n'est jamais plus faible que lorsqu'on est privé de son secours.

2. 

Avez-vous vu, mon bien-aimé, la méchanceté du roi de Gérara et de ceux qui habitaient avec lui ? Contemplez maintenant la grande douceur du juste : il ne s'enorgueillit pas de ses succès, et, en se voyant assisté par le Ciel, il ne profite pas de la puissance du Dieu qui le défend pour s'insurger contre le roi; mais, comme un homme dépourvu de toute ressource et n'attendant de secours d'aucun côté, il obéit aux ordres du roi avec une douceur inaltérable, n'essayant même pas de résister par ses paroles, et il part sur-le-champ. En s'éloignant il réprima l’ardeur de sa tristesse, et, en même temps qu'il fit voir sa grande miséricorde, il apaisa la colère de son ennemi. « Isaac donc s'éloigna et habita la vallée de Gérara. » Ibid., 17. Déjà il mettait en pratique ce précepte que le Christ devait donner plus tard à ses disciples : « Lorsqu'on vous poursuivra dans un endroit, fuyez dans un autre.» Matth., X, 23. De même que David apaisait par la fuite la jalousie de Saül et calmait sa colère en disparaissant de sa vue, de même ce juste entendait cette parole de l'Apôtre : «Laissez passer la colère, » Rom., XI, 19, et abandonnant la ville, se retirait dans la vallée.

Du reste, voyez encore de quelle douceur il fit preuve dans cette nouvelle retraite : car ses tribulations n'étaient pas encore finies, et des querelles s'élevèrent à son sujet, à cause d'autres puits qu'il voulait faire creuser. « Il fit creuser, dit l’Écriture, d'autres puits que les serviteurs de son père avaient creusés autrefois, et que les Philistins avaient comblés, et il les nomma des mêmes noms que son père leur avait déjà donnés. Les serviteurs d'Isaac creusèrent, et trouvèrent un puits d'eau vive, » c'est-à-dire qui jaillissait sous terre; « et les pasteurs de Gérara se soulevèrent, prétendant que ces eaux leur appartenaient. » Ibid., 18-19.

La vraie douceur consiste à céder à moins puissant que soi

Encore cette fois le juste se tait, ne résiste pas, et cède aux pasteurs. La vraie douceur ne consiste pas à supporter sans se plaindre les outrages des puissants, mais à céder à ceux qui sont réputés vos inférieurs; dans ce dernier cas on ne peut attribuer la patience de celui qui endure l'outrage qu'à la douceur, tandis qu'on pourrait mettre dans le premier sur le compte de la peur et de l'impuissance de se venger ce qui semble être de la bonté. Pour Isaac, sa douceur est incontestable; vous pourriez croire qu'il n'a obéi au roi qu'à cause de sa faiblesse, et qu'il n'y a pas de vertu dans sa soumission; voyez s'il n’obéit pas également aux pasteurs. Le roi lui dit : «Retire-toi loin de nous, » et aussitôt il s'en va, obéissant à ces paroles comme à un ordre : les pasteurs désirent lui nuire, et revendiquant comme leur appartenant le puits qu'il a creusé, il se soumet également et se retire; mais, afin de perpétuer le souvenir de l'injustice qu'on lui fait, il donne à ce puits, un nom qui rappelle ce qui vient d'arriver, et, comme l'injustice était flagrante, il appelle ce puits le lieu de l'injustice.» Ce nom fut dans la suite comme une colonne d'airain qui révélait à la postérité la douceur du juste et l'iniquité de ses ennemis. En l'entendant prononcer, en effet, on demandait naturellement pourquoi il avait été donné à l'endroit qui le portait, et l'on reconnaissait à la fois combien avait été vertueux le juste, et ses contradicteurs méchants. Remarquez d'ailleurs que sa vertu devient de plus en plus éclatante : lui-même l'augmente chaque jour par la douceur dont il ne cesse de faire preuve en toute rencontre, et ses ennemis, par leur malice même, semblent s'efforcer, contre leur désir, de lui donner une splendeur nouvelle. Voyez-les plutôt, ils ne sont pas satisfaits de ce qui s'est passé et ils suscitent aux pasteurs d'Isaac une autre querelle, à propos d'un nouveau puits qu'ils avaient creusé. «Isaac partit, et il creusa un autre puits, au sujet duquel une rixe s'éleva; c'est pourquoi il l'appela « inimitié. » Ibid., 21.

Admirez encore ici la prudence du juste. Cette fois les pasteurs de Gérara ne lui enlevèrent pas le puits, ils ne firent que le lui disputer, semble-t-il; aussi l'appela-t-il inimitié, parce que ce puits avait été la cause d'une querelle. D'ailleurs, exposé presque tous les jours à de pareilles attaques de la part des habitants de cette contrée, il supportait tout avec résignation, sans découragement et sans murmure : il ne disait pas : Eh quoi ! je ne pourrai donc pas posséder tranquillement le puits que je creuse ? Est-ce que le Seigneur m'aurait abandonné ? Est-ce qu'il ne prend plus soin de moi ? Est-ce qu'il m'a oublié ? Pas une parole semblable sur les lèvres du juste, pas une pensée de ce genre dans son esprit. Sa douceur ne l'abandonne jamais, il se soumet, et son obéissance le rend digne de recevoir un plus grand secours. Dieu voulait par ces épreuves exercer pour ainsi dire la vertu de son serviteur. Maintenant il le récompense : « Étant parti, il creusa un autre puits, pour lequel il n'y eut point de querelle, et il l'appela Largeur, disant : Le Seigneur enfin nous a mis au large et nous a fait croître sur la terre.» Ibid., 22.

3. 

Le juste ne fut pas ingrat. Quand on lui avait comblé les premiers puits, il s'était résigné sans colère et sans lutte, se contentant de perpétuer le souvenir de l'injustice dans les noms qu'il leur avait donnés. Mais ici, quand il ne rencontra plus d'obstacles et qu'il put jouir en toute liberté du fruit de ses travaux, il en rendit à Dieu toute la gloire. Entendez l’Écriture : « Il appela ce puits «largeur, » et interprétant lui-même ce nom, il ajouta : Je l'appelle largeur, parce que le Seigneur nous a mis au large et nous a fait croître sur la terre. » Quelle piété ! quelle religion ! Isaac ne fait aucune mention des difficultés qu'il a rencontrées, il ne se souvient que de sa bonne fortune, et il en remercie Dieu, en disant : « Voilà que le Seigneur nous a mis au large et nous a fait croître sur la terre. » Rien n'est plus agréable à Dieu qu'une âme reconnaissante et touchée de ses faveurs. Pour les bienfaits innombrables qu'il nous prodigue tous les jours, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, que nous les connaissions ou que nous ne les connaissions pas, pour tous ces bienfaits, dis-je, il ne nous demande que la reconnaissance, qui l'excite encore à nous en donner de plus grands. En voulez-vous la preuve ?

Voyez ce juste : sa gratitude lui valut une nouvelle vision céleste. Il avait fait briller avec éclat la grandeur de sa vertu, et chez les habitants de Gérara, et lorsque le roi de cette ville l'avait chassé, et lorsque les pasteurs s'étaient emparés de ses puits; voici que maintenant le Seigneur va pour ainsi dire sanctionner sa conduite et lui montrer combien sa douceur lui a été agréable. « De là , Isaac monta au puits du serment, où le Seigneur lui apparut en cette même nuit, disant : Je suis le Dieu d'Abraham, ton père; ne crains rien , car je suis avec toi, et je te bénirai, et je multiplierai ta postérité à cause d'Abraham, ton père. » Ibid., 23-24 « Dieu, dit l’Écriture, lui apparut en cette même nuit. » Quelle attention de la part de Dieu ! Pour fortifier le courage d'Isaac et rendre sa foi plus vive, il lui apparaît et lui dit : « Je suis le Dieu d'Abraham, ton père, » que j'ai glorifié dont j'ai perpétué la mémoire, que j'ai fait, tout étranger, tout errant qu'il était, plus célèbre que tous ceux qui ont une patrie. C'est moi-même qui l'ai enrichi; c'est moi qui, en toute occasion, ai pris de lui un soin paternel. Je suis ce Dieu; « Ne crains rien. » Qu’est-ce à dire : « Ne crains rien ? » Ne t'étonne pas si Abimelech t'a renvoyé, si les pasteurs t’ont couvert d'outrages; ton père connut aussi les tribulations, mais elles furent pour lui le chemin de la gloire. Ne te laisse donc pas abattre: «Car je suis avec toi.» Si j'ai permis ces épreuves, c'est afin de manifester ta vertu et leur malice, c'est afin de te donner une couronne : « Car je suis avec toi. » Voilà donc que tu seras invincible, plus puissant que tes ennemis, et plus fort que tous ceux qui t'attaquent. Je prendrai de toi un soin si jaloux, qu'ils porteront envie à ton bonheur: « Car je suis avec toi, et je te bénirai, et je multiplierai ta race à cause d'Abraham, ton père. » Admirez la bonté de Dieu. Il dit d'abord : «Je suis le Dieu d'Abraham, ton père;» il revendique comme lui appartenant ce grand Patriarche, si bien qu'il consent à s'appeler le Dieu d'Abraham, et que lui, Seigneur et créateur de l'univers, veut devenir le Dieu d’un seul homme, non pas qu'il réduise sa puissance et sa souveraineté à commander à ce seul Patriarche, mais découvrant la bienveillance dont il l'entoure; cet homme, dit-il, m'appartient, et à mes yeux il vaut tous les autres, et c'est pourquoi, ajoute-t-il, « je multiplierai ta postérité à cause d'Abraham, ton père. » Je dois à ton père une grande reconnaissance pour sa soumission à mes ordres, et en souvenir de sa piété, «je multiplierai ta race. » - Dieu ranimait ainsi en même temps la confiance du juste, et l’excitait, en rappelant le souvenir de son père, à imiter ses vertus. 

Isaac, après de si belles promesses, « éleva un autel, invoqua le nom du Seigneur, et dressa en cet endroit sa tente.» Ibid., 25. « Il éleva un autel.» Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire qu’il rendit au Seigneur des actions de grâces pour  la sollicitude dont il l'avait couvert. « Et les serviteurs d'Isaac y creusèrent un puits. » Enfin le juste est tranquille; Celui qui lui avait dit : « Je serai avec toi, et je te bénirai, et je multipliera ta race ,» l'avait glorifié et donné en spectacle à tous. Aussi voyez ce qui se passe : Abimélech qui avait voulu le chasser, en lui disant : « Retire-toi loin de nous, » vient le trouver. « Abimélech, et son favori, et le prince de son armée vinrent trouver Isaac, qui leur dit : Pourquoi venez-vous vers moi, vous qui m'avez haï et qui m'avez chassé loin de vous? » Ibid., 26-27.

Voyez, je vous prie, la douceur du juste. Ces hommes qui l'ont chassé, ces méchants qui l'ont poursuivi de leur haine, il les voit maintenant accourir vers lui, ils sont à ses pieds, et il n'en éprouve contre eux aucune sorte d'orgueil; il les reçoit sans hauteur et sans rancune; il conserve précieusement en son âme les paroles qu'il vient d'entendre, et soutenu par Dieu il ne s'indigne pas contre le roi; mais, appelant encore sa douceur à son aide, il leur dit avec une inaltérable bonté : « Pourquoi venez-vous me trouver, vous qui me haïssiez et qui m'avez chassé loin de vous? » Comment se peut-il faire qu'il vous faille accourir vers un homme que vous avez renvoyé et détesté ? «Et ils répondirent : Nous voyons que le Seigneur est avec vous, et nous avons dit : Qu'il y ait entre nous et vous un serment, un traité d'alliance, afin que vous ne nous fassiez aucun mal, comme nous ne vous avons pas maudit et nous en avons toujours bien usé envers vous, puisque nous vous avons laissé aller en paix, et maintenant vous êtes comblé des bénédictions du Seigneur. » Ibid., 28-29.

4. Oh ! que la douceur est forte et la vertu puissante ! Après l'avoir renvoyé et chassé, voici que le roi de Gérara et ses compagnons accourent vers un étranger qui n'a plus de cité ni de demeure, et non seulement ils lui donnent satisfaction pour ce qu'ils lui ont fait, non seulement ils s'excusent de leur manière d'agir, et demandent le pardon de leurs fautes, mais ils l'exaltent comme un juste, ils avouent la crainte dont ils sont frappés, ils confessent leur faiblesse et rendent hommage à la grande vertu du juste.Qu'y a-t-il, en effet, de plus fort que celui qui a Dieu avec lui ? « Nous voyons, disent-ils, que le Seigneur est avec vous. »  - Et comment le savez- vous ?  - Les événements nous l'ont bien montré. Chassé, vous avez été plus fort que ceux qui vous chassaient; persécuté, vous avez triomphé de vos persécuteurs; évidemment, vous n'êtes pas seul et Dieu est avec vous. - Voilà l'œuvre de Dieu; le juste les étonne, et leur esprit est éclairé. - Puisque Dieu est avec vous, a qu'il y ait un serment entre nous. » - Admirez comment, sous le poids de leur conscience, ces méchants se reprennent eux-mêmes sans que nul les y force ni leur reproche rien. Eh quoi ! si vous n'aviez rien à vous reprocher envers lui, chercheriez-vous ainsi à conclure un traité d'alliance ?

L’injustice commise harcèle notre conscience

Mais c'est le propre de l'injustice de déchirer la conscience, alors même que l'offensé se tait; on ne réclame rien aux consciences coupables, mais elles se croient toujours sous le poids du châtiment et de la justice; leurs angoisses redoublent chaque jour, elles se constituent en quelque sorte elles-mêmes les vengeresses de leurs propres péchés. Abimélech et ses compagnons avaient éprouvé ces remords, et c'est pourquoi ils disaient: « Qu'il y ait un serment entre nous. » Ils continuent en disant sur quoi portera le serment. «Nous conclurons avec vous un pacte d'alliance, afin que vous ne nous fassiez aucun mal, comme nous ne vous avons pas eu nous-mêmes en abomination. » Entendez comme ils hésitent entre le regret et le trouble : « Vous ne nous ferez point de mal. » Pourquoi redoutez-vous ce juste qui se montre miséricordieux et bon même envers vous qui l'avez persécuté ? Ah ! C’est que la conscience est un juge incorruptible et les aiguillonne, et leur apprend combien ils se sont montrés ingrats envers lui. Aussi, dominés par la peur et la crainte, ils ne remarquent pas les incohérences et les contradictions de leur langage. «Ne nous faites pas de mal, comme nous-mêmes ne vous en avons pas fait.» Mais alors pourquoi l'avez-vous chassé ? Le juste ne demande pas d'explication, il ne va pas plus loin, il ne censure pas leurs paroles. « Nous en avons bien usé envers vous, nous vous avons laissé partir tranquille, et maintenant le Seigneur vous a comblé de bénédictions. » Vous le voyez, ils ont eu peur de la vengeance d'en haut. D'Isaac ils ne redoutaient rien, ils le savaient incapable d'user de représailles; mais plus haut que lui ils apercevaient Dieu veillant sur son serviteur, et prêt à tirer vengeance de ceux qui l'avaient fait souffrir; aussi suivez leur démarche, ils apaisent le juste, ils s'efforcent de lier amitié avec lui, et, tandis qu'ils rendent compte de leur conduite passée , ils cherchent à se mettre en sécurité pour l'avenir. « Et Isaac leur donna un festin, et ils mangèrent et ils burent ensemble, et, lorsque le matin fut venu, ils se jurèrent alliance, après quoi Isaac les laissa s'en retourner paisiblement chez eux. » Ibid., 30-31.

Admirez la bonté du juste; son langage ne porte aucune trace de vengeance; non seulement il ensevelit le passé dans l'oubli, mais il reçoit encore ses ennemis avec empressement. «  Il leur donna, en effet, un grand festin, et ils burent et ils mangèrent ensemble.» Ce festin disait assez que le juste oubliait tout ce qu'il avait eu à supporter de ses hôtes. « Puis il les renvoya, et ils s'en allèrent emportant son salut.» Que veut dire par là la sainte Écriture ? Elle veut montrer qu'Abimélech et ses compagnons étaient venus anxieux et troublés, se croyant au moment d'un véritable danger, porter leurs excuses au juste. Il n'est donc rien de plus fort que la vertu. Il n'y a personne de plus puissant que celui qui s'appuie sur le secours de Dieu ! Mais écoutez la suite du récit sacré : « Or, en ce même temps, les serviteurs d’Isaac s'en allèrent, creusèrent un puits, et dirent : Nous n'avons pas trouvé d'eau. Et Isaac l'appela Serment. C'est pourquoi il donna à la ville le nom de Puits du Serment, qu'elle a porté jusqu'à ce jour. » Ibid., 32-33. Ici encore, le nom donné à ce lieu rappelle les événements qui s'y accomplirent. C'est parce qu'après avoir creusé le puits, ils ne trouvèrent rien, au jour où des serments s'étaient échangés, qu'il l'appela le puits du serment, en mémoire de ce qui s'était passé.

Ainsi voilà le juste, qui, tout ignorant qu'il est de la loi, tout dépourvu qu'il est de conseiller et de guide, uniquement instruit par les exemples de son père et par la voix de la conscience, cette grande maîtresse de la nature humaine, s'élève à la plus haute philosophie. Ses œuvres témoignent de sa douceur; mais il y a plus, elles réalisent déjà les préceptes du Christ. Est-ce que le Christ en effet, n'a pas fait à ses disciples un commandement exprès, non seulement d'aimer ceux qui nous aiment, mais de couvrir même nos ennemis de la protection de notre charité ? Eh bien ! à des siècles de distance, bien longtemps avant le Christ, Isaac agissait selon la loi, il donnait généreusement une hospitalité bienveillante à ceux qui l'avaient poursuivi de leur haine, étouffant ainsi dans son âme jusqu'aux apparences de la vengeance.

5. Mais nous, venus longtemps après, nous qui vivons sous la loi de grâce, et qui, ayant reçu les enseignements et les préceptes du Sauveur, n'atteignons pas à la vertu de ce juste quelle excuse aurons-nous, et quel pardon mériterons-nous ? Et que parlé-je d’égaler son exemple ? Nous ne savons même pas en approcher. De nos jours, le mal a fait de tels progrès, qu'aimer ses amis est une chose rare et presque un prodige. Quelle espérance de salut nous reste-t-il donc, si nous sommes devenus pires que les publicains ? « Si vous aimez ceux qui vous aiment, que faites-vous de plus ? Les publicains ne le font-ils pas aussi ? » Matth., V, 46. Le Christ, qui nous appelle au plus haut degré de la perfection, veut que nous soyons meilleurs que les publicains, et nous nous appliquons à devenir plus mauvais qu'eux ! Que dis-je ? nous sommes  pires que les voleurs, que ceux qui pillent les sépulcres, que les homicides ! Eux, du moins, ils aiment ceux qui leur font du bien, et souvent ils s'exposent pour leurs amis. Misérables que nous sommes, nous, Dieu nous prévenus de sa miséricorde, et il nous trouve plus mauvais que les plus mauvais des hommes ! En vérité, peut-on voir rien de plus lamentable ?

Je vous en conjure donc, pensons à la grandeur du supplice et à l'étendue de la confusion auxquelles nous sommes exposés pour la vie à venir; reconnaissons enfin notre dignité, mettons en pratique la doctrine du Christ, rejetons loin de nous toute haine et toute jalousie, aimons ceux qui nous aiment; je ne dis pas assez, travaillons sans relâche à aimer ceux qui nous persécutent. Le salut n'est possible qu'à cette condition. Efforçons-nous même d'aimer davantage nos ennemis que nos amis, parce qu'ils sont pour nous les auteurs de plus de biens. En agissant de la sorte, nous pourrons obtenir la rémission de nos péchés, et prier Dieu avec un esprit humilié et une âme contrite. Quand l'âme n'a plus de fiel contre personne, elle est tranquille, elle prie le Seigneur avec plus de soin, elle obtient plus facilement le secours d'en haut. 

Puisse cette faveur vous être accordée par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire soit rendue, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. 

Ainsi soit-il.