Saint Jean Chrysostome

Homélie 50 sur la Genèse

Or Rébecca conçut et ses enfants s'entrechoquaient dans son sein.

1. Que dirons-nous aujourd'hui ? Proposerons-nous à vos méditations ce que nous n'avons pu vous dire sur la lecture d'hier ? Il ne nous a pas été possible, vous le savez, de terminer notre sujet. Nous vous avons montré Isaac obtenant, par sa persévérance dans la prière, la fécondité de Rébecca, et forçant ainsi la nature à donner ce qu'elle avait refusé; nous vous avons dit combien d'années le bienheureux Patriarche supplia le Ciel avant d’obtenir ce bienfait puis, après vous avoir parlé de la stérilité en général et vous avoir fait connaître les raisons de la stérilité des femmes des justes, nous avons terminé notre discours. Aujourd'hui, il nous faut aller plus loin et étudier ensemble la piété de Rébecca, afin qu'après avoir tiré notre profit de la vertu du mari, nous nous sentions au cœur une force nouvelle en entendant l'histoire de la femme.

Quand Dieu eut exaucé la prière du juste, « et que Rébecca eut conçu, ses enfants s'entrechoquaient dans son sein, » et la faisaient beaucoup souffrir. « S'il me devait ainsi arriver, dit-elle alors, quel besoin avais-je de concevoir? Genes., XXV, 21-92. Elle allait être bientôt mère, non d'un seul, mais de deux enfants, et, comme elle les portait à la fois, elle éprouvait de vives douleurs. Admirez cependant la piété et la religion de cette femme. Elle ne va pas, semblable à beaucoup de femmes négligentes de nos jours, frapper à la porte des secours humains; elle ne consulte pas ces hommes qui, dans des circonstances pareilles, veulent tout juger d'après des conjectures et tout soumettre aux observations de la raison, elle ne s’expose pas à être trompée par des charlatans ou des audacieux qui osent promettre ce qui est dessus des forces humaines. Mais elle va implorer le Seigneur. Ô sagesse admirable ! Rébecca sait que c'est le Seigneur de la nature qui la fait concevoir et qui lui a donné une fécondité miraculeuse, elle voit que le poids qu'elle porte dans son sein lui peut donner de grandes espérances, « et elle va consulter le Seigneur.

Qu'est-ce a dire, « consulter le Seigneur ? » Elle court à la vraie science, elle se hâte d'aller trouver le ministre de Dieu « duquel elle désire apprendre en secret ce qu'elle doit craindre ou espérer, elle lui raconte tout ce qu'elle a éprouvé et Dieu, par l'entremise du prêtre, lui révèle tout ce qu'elle veut connaître, le lui rend manifeste et ranime son courage et sa foi. Oh ! Que la dignité du prêtre était grande en ces, temps-là ! L’Écriture ne dit pas que c'est le prêtre qui répond à Rébecca; mais , après ces paroles « Elle alla consulter le Seigneur, » elle ajoute : « Et le Seigneur lui répondit, » par l'entremise du prêtre, cela se comprend : « Deux nations sont en ton sein. » Ibid., 23. Ailleurs l’Écriture appelle le prêtre un ange, pour montrer qu'il parle sous l'inspiration d'en haut, et qu'il ne dit que ce que la grâce de l'Esprit saint lui suggère.

Dieu dit donc à Rébecca par l'entremise du prêtre : « Tu portes deux nations en ton sein, deux peuples sortiront de tes entrailles, et l’un de ces deux peuples triomphera de l'autre, et l’aîné servira le jeune. » Cette prophétie met l'avenir à découvert devant les yeux de Rébecca. Déjà les enfants qu’elle portait dans son sein et leurs mouvements désordonnés ne lui permettaient pas le moindre doute sur sa maternité prochaine; mais, dès que le Seigneur a parlé, elle apprend bien autre chose : elle se voit mère de deux fils, et en même temps des deux grands peuples qui doivent naître d'eux; elle sait que le plus jeune dominera l’aîné. Vint enfin le temps d'enfanter; « et le premier enfant qui sortit de son sein était roux et tout hérissé de poils, comme une peau de bête; on lui donna le nom d'Esaü. Et après sortit l'autre, tenant de sa main le pied de son frère, et c'est pour cela qu'il fut appelé Jacob, » Ibid., 25-26, comme si déjà Dieu voulait montrer dès le principe la vérité de cette parole, que le plus jeune dominerait l’aîné. «Jacob, dit l’Écriture, tenait de sa main le pied d'Esaü. » Qu'est-ce à dire sinon qu'il triompherait un jour de son frère, plus fort que lui selon les apparences ? Donc et déjà, en vue de l'avenir, elle nous fait pressentir les inclinations des deux nouveau-nés; car le premier aima la chasse, tandis que le second, homme simple et doux, habitait sous la tente. Cette différence d'humeur inclina différemment les cœurs du père de la mère. « Rébecca aimait Jacob; Isaac préférait Esaü, parce qu'il se nourrissait de sa chasse. » Ibid., 28. Vous le voyez, Jacob était le préféré de la mère à cause de sa douceur et de son assiduité au foyer; Esaü au contraire avait le cœur du père, qui voyait en lui son aîné; et qui se nourrissait du produit de sa chasse. Isaac et Rébecca suivaient l'un et l'autre la pente naturelle de leur âme dans l'amour qu'ils portaient à leurs enfants mais en même temps ce présage : « L'ainé servira le jeune » marchait à son accomplissement. Écoutez ce qui suit : « Or, comme Jacob faisait cuire des lentilles, Esaü revint des champs très fatigué. Et il dit à Jacob : Donne-moi à manger de ce mets roux, car je suis las. C'est pourquoi on l'appela du nom d'Edom. Jacob lui dit : Vends-moi ton droit d'aînesse. Et Esaü : Que m'importe mon droit d'aînesse ! Voilà que je meurs si je ne mange pas. » Genes., 29-31. Mais Jacob, voulant n'être pas inquiété dans la possession du droit qui lui était cédé, exigea le serment. « Et Esaü jura, » Ibid., 33, ajoute l’Écriture.

2. Voilà donc l'ordre de la nature renversé: le droit d'aînesse passe du plus âgé au plus sage. « Esaü vendit toutes ses prérogatives; » c'est-à-dire que, pour un peu de nourriture, il sacrifia l'honneur qu'il tenait de la nature. Aussi le Livre saint ajoute-t-il aussitôt : « Et Esaü s'inquiéta peu du droit dont il s'était défait; » Ibid., 34; comme s'il disait : Esaü se montrait ingrat, et partant, il devenait indigne des privilèges que son titre d'aîné lui conférait. C'en est assez pour faire connaître son ingratitude et réaliser l'oracle du Seigneur. 

Exhortation morale

Pour nous, en entendant ces choses, apprenons à ne pas mépriser les dons de Dieu, et à mettre toujours dans notre estime les biens sérieux et véritables au-dessus de petites et mesquines faveurs. Quelle n'est pas notre folie, je vous le demande, de préférer au royaume des cieux et à la possession des biens éternels, ces richesses rapides dont nous jouissons à peine la durée d'un jour ? Qu'il faut que notre cupidité soit puissante ! Eh quoi ! nous sacrifions des biens qui doivent durer toujours pour des biens qui passent si vite ! Quelle démence ! Quel aveuglement profond ! Pour trop aimer les biens du temps, nous nous privons des richesses célestes, et ces biens de la terre même, nous ne les goûtons jamais sans remords et sans crainte. Voyons, parlez avec franchise et dites-moi quel profit amènent avec elles les grandes richesses ? Ne savez-vous pas que l'accroissement de la fortune a pour unique résultat d'augmenter les soucis, les préoccupations et les veilles ? Ne voyez-vous pas que plus on est riche, plus on est, pour ainsi dire, esclave ? On a peur de tout, même des ombres. Les trames secrètes, les jalousies, les haines, tels sont les fruits les plus ordinaires de la fortune. De quoi se plaint ce mortel fortuné ? Il est riche, il possède un trésor de dix mille talents, et cependant il envie le sort de ce pauvre ouvrier qui travaille tous les jours et qui gagne son pain à la sueur de son front ! Belle joie et grand profit, en effet, de ne pas jouir des biens du temps et de perdre , pour y trop tenir, les biens de l'éternité ! Que dis-je ? Et quand je parle de la perte des biens du Ciel, est-ce que je dis assez ? En même temps que nous sommes ici-bas sous les coups des maux qui nous accablent, en même temps que nous perdons tout droit aux trésors de la future patrie, nous méritons la géhenne. Et encore je ne dis pas tous les péchés auxquels les richesses nous exposent : les ruses, les calomnies, les rapines et les fraudes.

Mais je veux que vous évitiez pour vous-mêmes toutes ces conséquences déplorables de la richesse, ce que j'admets difficilement. Croyez-vous pour cela être sans reproche et pouvez-vous être sans crainte ? Ah ! si vous les gardez pour vous seul, si vous ne les répandez pas sur les pauvres, c'est en vain que vous vous flatterez d'échapper au feu vengeur de l'enfer. Ouvrez l’Évangile, lisez cette parabole où il est dit que Dieu mettra les bons à sa droite, et les méchants à sa gauche et qu’il annoncera aux bons que le royaume du Ciel leur a été préparé à cause de leur charité pour les malheureux. « Venez, leur dira-t-il, venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. » Pourquoi et pour quelle cause ? « J'ai eu faim, et vous m’avez donné à manger. » Matth., XXV 35. Quant aux méchants, c'est le feu qui les attend : «Eloignez-vous de moi, maudits; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.» Ibid., 41. Oh ! l’écrasante parole ! Le Seigneur et le Maître de toute chose continue : «J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger. » Ibid., 42. Quel cœur, si dur puisse-t-il être, résisterait ce langage ? Quoi ! ton Seigneur pauvre et mendiant passe à tes côtés, et tu nages dans les délices; ce n'est pas assez, tu le méprises et tu continues à jouir quoiqu'il ne te demande presque rien : un peu de pain seulement pour apaiser sa faim. Il est nu et transi de froid, et toi, couvert de vêtements de soie, tu n'a pas pitié de sa misère; et tu fermes ton cœur à la compassion. Quel pardon mérite une telle conduite ? Veillons donc sur nous-mêmes; gardons-nous d’arriver à la fortune par toute sorte de moyens; préoccupons-nous uniquement d'en bien disposer en faveur des pauvres, et n'allons pas, pour des biens qui passent, sacrifier des biens qui ne passent pas et qui échappent à toute vicissitude et à tout changement. Est-ce que Dieu n'a pas voulu, en nous laissant ignorer le jour de notre mort, nous mieux disposer à une sobriété, à une vigilance continuelle, et allumer dans nos âmes une ardeur de plus en plus vive pour le bien ? « Veillez, nous a-t-il dit, parce que vous ne connaissez. ni le jour, ni l'heure. » Matth.,XXV,13.

Or, que faisons-nous ? Est-ce que notre conduite n'est pas en contradiction avec ce divin précepte ? Nous dormons, et notre sommeil est autrement funeste que le sommeil naturel et sensible. Un homme plongé dans le sommeil du corps demeure inactif pour le bien et pour le mal; pour nous, nous dormons a un autre sommeil : endormis pour le bien, nous sommes éveillés pour le mal; pleins de force s'il s'agit de mal faire, et retenus par une indomptable paresse s'il nous faut pratiquer la vertu. Et cependant n'avons-nous pas tous les jours sous les yeux des spectacles qui nous devraient instruire ? Combien sont chaque jour immolés par la mort ! Combien d'autres succombent, en cette vie, sous le poids de vicissitudes qu'ils ne sauraient supporter ! Eh bien ! ces choses ne nous disent rien.

Nous demeurons toujours sans ardeur pour la vertu. Nous ne savons pas mépriser les biens du temps. Nous ne soupirons pas après les biens du ciel: nous préférons à la vérité des songes et des ombres, car les biens présents ne sont pas autre chose ! Allons donc ! ne nous trompons pas nous-mêmes et ne courons pas après des chimères; il n'est jamais trop tard pour songer à notre salut, employons tous nos soins à l'opérer, soyons généreux envers les pauvres, et méritons ainsi de recevoir de la miséricorde de Dieu la récompense de nos bonnes actions. Puisse cette faveur nous être un jour accordée par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.