Saint Jean Chrysostome

Homélie 45 sur la Genèse

Et Abraham s'en alla de là en la terre du midi et il habita entre Cadès et Sur, et il fut étranger à Gerara.

1. 

Distinguer nourriture matérielle et spirituelle

Je suis heureux de vous voir accourir avec empressement à nos instructions et goûter extrêmement notre doctrine : aussi moi-même apporté-je tous les jours plus de soin à vous servir cette humble et pauvre nourriture. Du reste l’ardeur avec laquelle vous acceptez ce que nous vous offrons en dissimule l'exiguïté, et fait paraître grand ce qui est petit. Pareille chose arrive à propos de la nourriture matérielle. Vos convives sont-ils rassasiés, vainement leur présenterez-vous des mets exquis et recherchés, la satiété dépouille ces mets de tout attrait; les plats les plus précieux, on n'en fait aucun cas lorsqu'on ne ressent aucun appétit. Mais avez-vous à traiter des gens en appétit et affamés, la table que vous leur servirez, quelque humble qu'elle soit, leur paraîtra somptueuse, parce que l'appétit leur rendra délicieuse la nourriture. C'est parce que nous comptons sur votre avidité à l'endroit des choses spirituelles que nous osons servir sans relâche à votre charité notre humble et pauvre table. Un sage a dit : « Un repas de légumes assaisonné de charité est préférable à un repas somptueux assaisonné de haine. » Prov., XV. 17, nous enseignant par là que la charité voit les choses sous un jour particulier, et qu'à ses yeux ce qui est petit paraît grand, ce qui est vil précieux.

Quel bonheur serait donc comparable à notre bonheur à nous qui adressons la parole à des auditeurs tels que vous, et dont l'affection à notre égard est si vive et si chaude ! II n’est rien, en effet, qui soit plus nécessaire à l'orateur que la bienveillance de celui qui l'écoute et, lorsqu'il voit son auditoire brûler du désir de l'entendre, il prend lui-même de l'assurance et un surcroît de vigueur, certain que plus le repas spirituel qu'il s'apprête à donner sera abondant, plus il en retirera lui-mème d'avantages. En ceci, l'ordre spirituel diffère de tout point de l'ordre corporel. Dans l'ordre corporel l'abondance de la table entraîne beaucoup de frais et elle n'est possible qu'à nos dépens : dans l'ordre spirituel, au contraire, plus nombreux sont les convives, plus grands sont nos profits; car ce que nous vous prêchons n'est pas de nous, et nous ne vous disons que les choses que Dieu dans sa miséricorde nous inspire pour votre édification. A nous donc de répondre à votre zèle et à votre empressement pour la parole sainte, et à cet effet approfondissons le texte dont il a été fait lecture, et retirons-en les instructions qu'il renferme. Le mot du Christ : « Scrutez les Écritures » Joan., v, 39, prouve évidemment qu'un riche trésor est caché et enseveli dans les profondeurs du Livre saint : aussi faut-il les scruter, et découvrir de cette manière les richesses qu'elles recèlent pour les faire servir à notre avantage. Si, par une grâce et le conseil du divin Esprit, les vertus des justes sont dépeintes dans l’écriture, c'est pour nous servir de leçon incessante, pour nous apprendre à imiter ces justes et à marcher sur leurs traces.

Écoutons donc ce que les saintes Lettres veulent bien nous raconter aujourd'hui du Patriarche. « Et Abraham s'en alla de là en la terre du midi; et il habita entre Cadès et Sur, et il fut étranger en Gérara. » Genes., XX, 1. Et il s’en alla de là. D'où s'en alla-t-il ? Du lieu où il avait planté sa tente et où il avait eu l’honneur le recevoir le Seigneur de l'univers avec ses anges: étant parti de là, Abraham, poursuit le récit sacré, fut étranger à Gérara. Notez la façon de vivre de ces justes, le peu de choses qu'ils jugeaient nécessaires à leur existence; quittant avec la plus grande facilité une contrée pour aller dans une autre, vivant comme des étrangers et des voyageurs, ils fixent leur tente tantôt ici, tantôt là, ces hommes qui foulent une terre étrangère. Ce n'est pas nous qui agissons de la sorte; nous qui prenons la terre de l'exil pour celle de la patrie, nous qui bâtissons de splendides palais, des portiques, des promenades somptueuses, nous qui achetons de vastes domaines, qui construisons des salles de bains et faisons une infinité de choses semblables. 

Patience d’Abraham dans les épreuves

Mais voyez ce juste dont toute la fortune consiste en ses serviteurs et ses troupeaux, ce juste qui, sans demeure fixe, tantôt campe à Béthel, tantôt près du chêne de Mambré, tantôt descend en Égypte, puis s'établit à Gérara; voyez-le, dis-je, se soumettant avec la plus grande facilité à ces vicissitudes et manifestant de toutes les manières sa piété envers le Seigneur. Après les magnifiques promesses qu'il a reçues de Dieu, les plus graves épreuves l'assaillent, il est en butte aux difficultés les plus diverses; néanmoins il demeure ferme comme le diamant, sans que sa piété se démente jamais, sans que ces obstacles multipliés l'entraînent dans la négligence. Considérez en ce moment, mon bien aimé, la rude épreuve qu'il subit à Gérara, et admirez à ce propos la force d'âme du saint Patriarche : cette épreuve intolérable au commun des hommes et dont le récit seul ferait frémir, il la soutient sans murmurer, sans demander la raison de ce qui lui arrive, comme nous le faisons si souvent, malgré l'accablant fardeau de nos péchés. A peine, en effet, nous trouvons-nous dans une situation difficile que, nous emportant en propos vains et indiscrets, nous nous écrions : et pour quelle raison tel et tel événement ? pourquoi Dieu a t-il permis telle ou telle chose ? -- Il n'en fut pas ainsi d'Abraham; et voilà pourquoi le secours divin ne lui fit pas défaut. C'est que le trait distinctif du fidèle serviteur est la discrétion à l'égard de son maître, dont les actes ne rencontreront chez lui que le silence et une profonde gratitude.

2. Et remarquez comment ces épreuves successives ont pour résultat de faire briller la vertu de ce juste d'un plus vif éclat, et par une disposition divine de rehausser sa gloire. De même que, après son voyage en Égypte, où il arriva obscur, étranger, inconnu à tout le monde, il s'en retourna comblé d'une gloire inattendue; de même, étant venu en étranger à Gérara, il est tout d'abord vivement éprouvé; mais peu après Dieu vient si ouvertement à son aide que le roi et les habitants de cette contrée s'empressent avec le plus grand zèle à le servir. «Et Abraham dit à propos de Sara son épousé : C'est ma sœur. Car il n'osa pas dire c'est mon épouse, de crainte que les habitants de la ville ne le missent à mort à cause d'elle. » Genes., XX, 2. Voilà donc l'âme du juste obsédée par les plus tyranniques sentiments, et aiguillonnée par la frayeur. Sans doute la crainte de perdre son épouse le tourmente extrêmement; mais la crainte de la mort est plus forte : et, pour éviter le trépas, il consent à voir la compagne de sa vie tomber entre les mains du roi. Ce qu'il y a de cruel dans ce sacrifice, il suffit d'avoir une épouse pour le comprendre. De là ce mot d'un sage : « La jalousie enflamme son mari de fureur. Aussi ne pardonnera-t-il pas au jour du jugement, et aucune compensation n'éteindra-t-elle son courroux. » Prov. VI, 34-35. Or, cette extrémité si dure, si accablante, le Patriarche l'accepta par crainte du trépas.

Nous voyons une chose de mème genre dans les affections corporelles : lorsque deux maux se disputent notre corps, le plus violent dissimule le plus faible; si bien que, tout entiers à la douleur du premier, il nous arrive souvent de ne pas même sentir le second, absorbés par la souffrance la plus aiguë, laquelle nous rend incapables de percevoir une moindre souffrance. C'est ainsi qu'Abraham, terrifié par la perspective de la mort, estimait tous les autres maux tolérables. Toutefois n'allez pas, mon bien-aimé, en entendant ce langage, taxer de pusillanimité le Patriarche, parce qu'il redoutait le trépas. Admirez plutôt la charité sans bornes du Seigneur à notre égard : cette mort qui inspirait alors tant d'effroi aux justes eux-mêmes, grâce au Christ, ne nous inspire aujourd'hui que du mépris; et le trépas qu'autrefois redoutaient tant ces hommes consommés en vertu et chargés de mérites devant Dieu, des jeunes gens, de tendres vierges l'affrontent en souriant. Du reste la mort n'est en définitive qu'un sommeil, un voyage, une transmigration d'un état imparfait à un état parfait.

La mort du Sauveur nous a valu l’immortalité; en descendant aux enfers, il a dépouillé la mort de sa force; il a brisé sa rigueur : et cette puissance auparavant implacable et terrible, il en a fait un tel objet de mépris que bien des chrétiens saluent avec joie et hâtent de leurs vœux le moment de mourir. Aussi Paul s'écriait-il que : « mourir et se réunir au Christ lui paraissait bien préférable.» Philipp., I, 23. Mais ce sentiment n'existe que depuis l’avènement du Sauveur, depuis que les portes d'airain ont été brisées, depuis que le soleil de justice brille sur la terre entière. Dans les temps antérieurs, la mort se présentait avec un visage terrible, elle pénétrait d'effroi l'âme des justes de cette époque, et à cause de cela tous les autres maux, quelque intolérables qu'ils fussent, leur semblaient légers. Pour la même raison, notre saint Patriarche, qui redoutait les pièges des habitants de Gérara, traite sa femme comme sa sœur et non comme sa femme, en s'établissant dans ce pays en qualité d'étranger. Lorsqu’Abraham était allé en Égypte, le Seigneur avait eu pour dessein de faire connaître à ces hommes impies et grossiers la vertu de son serviteur : le Seigneur agit dans le cas présent avec la même longanimité. afin que la patience du juste brillât de toutes les manières, et que la faveur dont il jouissait auprès de son Dieu fût manifeste à tous les regards.

« Or, Abimélech, roi de Gérara, envoya prendre Sara. » Représentez-vous, je vous en prie, la tourmente intérieure que dut éprouver le saint Patriarche quand il vit son épouse enlevée sans qu'il pût rien faire pour elle. Il supporta cette épreuve en silence, certain que Dieu, loin de l'abandonner, ne tarderait pas à venir à son aide. Ce qui ne mérite pas une moindre admiration, c'est la tendresse de Sara s’efforçant de ravir son époux au trépas. Il lui était facile de se dérober à l'outrage qui la menaçait en dévoilant sa véritable condition; mais elle brava courageusement le péril, afin d'assurer le salut d'Abraham. Ce fut l'accomplissement de cette parole : « Ils seront deux en une seule chair.» Genes.; 11, 24. Car ils se préoccupaient du salut l'un de l'autre, comme s'ils n'eussent été qu'une seule chair, et ils agissaient avec la même unité de sentiment que s'ils n'eussent eu qu'un corps et qu'une âme. Que les hommes ici prêtent l'oreille, ainsi que les femmes : celles-ci, afin de témoigner à leurs maris une tendresse pareille, et d'apprendre à ne rien mettre au-dessus de leur conservation; ceux-là, afin d'environner également leurs femmes d'un pareil amour, et d'agir comme s'ils n'avaient avec elles qu'une âme et qu'un corps.

3. Alors existe la véritable union conjugale, quand cette harmonie règne entre les deux époux, quand ils sont enchainés l’un à l’autre par un lien aussi étroit, une aussi vive tendresse. Le corps ne s'insurge jamais contre lui-même, pas plus que l’âme ; de même, il ne faudrait jamais de division entre le mari et la femme, mais une parfaite union. S'il en était ainsi, mille biens leur seraient dévolus en partage. Là où règne la bonne harmonie on voit accourir tous les biens : là se trouvent la paix, et la charité et la joie du cœur ; jamais de guerre déclarée, jamais de lutte, jamais de ressentiment et de querelle; tous les maux de ce genre s'enfuient devant la bonne harmonie, source de tous les biens, et s'évanouissent en sa présence. « Or, Abimélech; roi de Gérara, envoya prendre Sara. Et Dieu s'adressa la nuit à Abimélech, durant son sommeil, et lui dit : Voilà que tu vas mourir à cause de la femme que tu as prise; car elle est légitimement unie à un autre homme. » Ibid., «X 3. Remarquez la miséricorde du Seigneur. Voyant d'une part le saint Patriarche supporter sans faiblir le rapt de Sara, de l'autre Abimelech enlever Sara qu'il croit être sœur d'Abraham, le Seigneur manifeste alors sa providence, et tout en accroissant la gloire du juste, il soustrait Sara à l’outrage et le monarque au péché : « Et Dieu s'adressa la nuit à Abimélech durant son sommeil. »Désireux de l'éloigner du crime, il profita du temps du sommeil pour lui donner la connaissance de ce qu'il ignorait et faire entrer la lumière dans son esprit : en même temps, il le pénétra de frayeur en le menaçant de mort : « Tu vas mourir à cause de la femme que tu as prise; car elle est légitimement unie à un autre homme. Or, Abimélech l'avait respectée.» Ibid., 4.

Tout ceci s'accomplit en vue de la réalisation de la promesse faite par le Seigneur au Patriarche. Comme il lui avait annoncé la naissance prochaine d'Isaac et que le temps n'en était pas éloigné, Dieu, pour que sa promesse n'en souffrit pas, inspira un tel effroi au monarque qu'il n'osa point toucher à Sara. De là ce qu'ajoute l’Écriture: « Abimélech l'avait respectée.» Cependant le roi se justifie et dit : «Quoi, Seigneur, vous frapperiez une nation innocente à cause de son ignorance ?» Savais-je qu'elle était l'épouse d'un autre, quand j'ai fait prendre cette femme ? Est-ce que mon dessein était de l’outrager ? L'ai-je enlevée comme une femme mariée ? Je ne voyais en elle que la sœur de l'étranger, et je croyais lui faire honneur à lui-même. « Frapperez-vous donc une nation innocente à cause de son ignorance ? » Parce que j'ai agi avec droiture, m'exterminerez- vous ? - Peu après il ajoute d'une façon encore plus claire : «Ne m'a-t-il pas dit lui-mème : C'est ma sœur ? Ne m'a-t-elle pas dit : C'est mon frère ? » Ibid., 5. Ils étaient donc en parfait accord sur ce point l'un me déclare la chose, l'autre ratifie cette déclaration. Si j'ai agi de la sorte, je l'ai fait avec un cœur pur et des intentions droites. Loin de voir en cette action une action condamnable, je l'estimais pour honorable, naturelle, exempte de toute faute. Que répond notre miséricordieux Seigneur ? « Et Dieu lui dit durant le sommeil...» Ibid. 6. Admirez la condescendance du Maître de toute chose, et la bonté qu'il montre en toute circonstance. « Je sais que tu as agi avec pureté de cœur. » Je n'ignore pas qu'ils ont ourdi eux-mêmes cette fiction, et que leurs paroles t'induisant en erreur ont déterminé ta conduite. C'est pourquoi je n'ai pas voulu que ton erreur t'entraînât au péché, et « je t'ai gardé, afin que tu ne péchasses pas contre moi. » Parole qui dénote une condescendance admirable, une bonté sans mesure dans le Seigneur.

C’est moi, veut-il dire, qu'aurait atteint ce péché. De même que si un serviteur chéri de son maître vient à être! outragé, le maître s'estime outragé lui-même et dit :  c’est moi qu’ont outragé vos procédés injurieux envers mon serviteur, c'est moi qu'atteignent les mauvais traitements que vous lui avez fait subir; de même le Seigneur dans le cas présent, prononce ces paroles pleines de bonté : « Je t'ai gardé, afin que tu ne péchasses pas contre moi.» Ils sont mes serviteurs, et ils me sont si chers que je regarde comme fait à moi-même ce qu'on leur fait, soit en bien, soit en mal. « Aussi n'ai-je pas permis que tu approchasses d'elle. » Prévoyant que tu allais par ignorance leur faire injure, dans ma sollicitude extrême pour eux, «je t'ai gardé, afin que tu ne péchasses pas contre moi. » Ne vois pas en cet homme quelqu’un de vulgaire mais sache qu'il est un des hommes que je chéris le plus, et qui jouissent auprès de moi de la plus grande faveur, « Rends donc son épouse à cet homme, car c'est un prophète, et il priera pour toi, et tu vivras. » Ibid.; 7.

Voyez comment il met au grand jour la dignité du Patriarche; il le qualifie de prophète, et peu s'en faut que le roi n'aille le supplier. « Il priera pour toi, et tu vivras. » Craignant que tu ne le misses à mort, il avait imaginé cette histoire et préparé en quelque manière le déshonneur de Sara. Eh bien, c'est à ses prières que tu seras redevable de la vie. - En même temps, pour que les ardeurs de la passion et les séductions de la beauté de Sara ne portassent pas Abimélech à fouler aux pieds les ordres qui lui sont donnés,  Dieu le remplit de frayeur en le menaçant d'un châtiment plus terrible. « Si tu ne la rends pas, sache que vous mourrez tous, toi et les tiens. » Tu ne seras pas le seul à expier ta désobéissance; tout ce qui t'appartient sera à cause de toi voué à la mort. Si le Seigneur choisit le temps de la nuit pour communiquer à Abimélech tous ces détails, ce fut pour que le roi, après avoir reçu les ordres divins au sein d'un calme parfait, s'empressât, poussé par la frayeur, de les mettre aussitôt à exécution. « En effet, Abimélech se levant sur-le-champ, appela ses serviteurs, et leur raconta toutes les paroles qu’il avait entendues. » Ibid. 8.

4. Ainsi, voilà ce monarque publiant la vertu du saint Patriarche et la découvrant à tous les yeux. Appelant tous ses serviteurs, il leur raconte ce que Dieu vient de lui révéler, et leur apprend à tous l'intérêt que Dieu porte à Abraham, et la protection extraordinaire qu'avait méritée à ce dernier la pureté de ses mœurs. « Et tous ces hommes furent saisis d'une frayeur profonde.» Vous le voyez , ce n'est pas sans raison ni sans motif qu'avaient lieu les déplacements du Patriarche. S'il fût demeuré dans sa première tente, les habitants de Gérara n'eussent jamais connu le crédit dont il jouissait auprès du Seigneur. « Et tous ces hommes furent saisis d'une frayeur profonde.» Cette frayeur leur inspirait de l'anxiété sur l'issue de ces événements, «Ensuite Abimélech, ajoute l’Écriture, appela Abraham. Dans quel but avez-vous agi ainsi ? » Ibid.; 10. Pourquoi donc m'exposiez-vous à un crime semblable ? Quel était votre dessein, quelle était votre pensée ? - Le langage d'Abimélech laisse comprendre clairement les menaces qui avaient retenti à ses oreilles. Dieu lui avait dit: « Si tu ne rends pas Sara, vous mourrez, toi et tous les tiens. » Et le souvenir de cette menace dicte à Abimélech ces paroles : « En quoi vous avons-nous offensé pour attirer sur moi et sur mon royaume un si grand péché ? » Je ne devais pas être seul à l'expier; et l'erreur où vous m'avez jeté exposait tout mon peuple à l'extermination. «Dans quel but l'avez-vous fait ? »

Considérez ici. mon bien-aimé la sagesse du juste : au lieu de se défendre, il s'applique à faire connaître au roi le vrai Dieu. Il lui répond : « Je me suis dit en moi-même : Peut-être la crainte de Dieu ne règne-t-elle pas en ce pays ; peut-être va-t-on me mettre à mort à cause de ma femme.» Ibid., 11. Je me demandais avec angoisse si, plongés dans l'erreur comme vous l’êtes, vous conserviez encore quelque scrupule à l'endroit de la justice; et c'est pour vous épargner un crime, dans le cas où vous eussiez voulu mettre à mort le mari d'une femme dont la beauté vous aurait frappés, que j'ai eu recours à ce stratagème. - Remarquez-le bien; il lui suffit de ces courtes paroles pour les reprendre, et leur enseigner que le vrai croyant doit éviter toute prévarication, redouter cet œil qui ne dort jamais, et pour éviter le châtiment dont il nous menace, pour pratiquer la justice avec une profonde sollicitude. Venant ensuite à sa propre défense, Abraham ajoute : Ne croyez pas cependant que j'aie en ceci commis un mensonge. «Elle est ma sœur de père, sinon de mère; et elle m'a été donnée pour épouse. » Ibid. 12. Parce qu'elle a le même père que moi, je l’ai donc moi-même appelée ma sœur. Ne me condamnez donc pas. Encore que la crainte de la mort m'ait suggéré cette pensée; encore que j'aie craint que vous ne vous débarrassiez de moi à cause d'elle, tandis que vous respecteriez ses jours; néanmoins mes paroles ne constituent pas un mensonge. -- C'est avec ce soin que le saint Patriarche s'efforce de prouver qu'il n'a point menti. Pour que vous ayez une connaissance exacte de ce qui s'est passé, continue-t-il, écoutez ce qui avait été arrêté entre nous. « Lorsque Dieu me fit partir de la maison de mon père...» Ibid., 13.

Ici se montre de nouveau la sagesse admirable du Patriarche, qui, dans le cours de son récit, trouve le moyen d'apprendre à ses auditeurs qu'il était engagé dès le principe au service du Seigneur, que la volonté divine seule l'avait arraché à la maison paternelle et conduit à Gérara : nouvelle preuve pour le roi de la faveur dont jouissait Abraham auprès de Dieu. « Lorsque Dieu me fit partir de la maison de mon père; je dis à Sara : Accorde-moi cette grâce; en quelque endroit que nous allions, dis : C'est mon frère.» Il avait dit tout à l'heure : « Peut-être la crainte de Dieu ne règne-t-elle pas en ce pays; » langage fort vif à leur égard. Pour en atténuer la vivacité, il ajoute maintenant : Ne pensez pas que je me sois conduit de la sorte envers vous seulement. Car «dès que le Seigneur me tira de la maison de mon père, je dis à Sara: Accorde-moi cette grâce, en quelque endroit que nous allions.» Je n'ai mis aucune exception en faveur d'aucun des habitants de la terre. Il leur prouva de cette manière que, s'il avait dissimulé, il n'avait pas proféré de mensonge. C'est la crainte de la mort, avait-il dit, qui nous a poussés à recourir à ce moyen. Ce langage du juste eut pour effet de calmer entièrement ses auditeurs, de mettre au jour sa propre vertu; et de leur donner une idée suffisante de la religion véritable.

Le roi, plein de vénération pour la vertu du Patriarche, le combla de riches présents. Il prit mille pièces d'argent et des brebis, et des bœufs et des serviteurs, et des servantes; et il rendit à Abraham Sara son épouse. » Ibid., 14.  Telle est mon bien-aimé, la fécondité de la divine sagesse. Ce saint homme à qui la mort inspirait tant de frayeur et qui cherchait de toutes les manières à l'éviter, non-seulement parvint à s'y soustraire, mais de plus, conquit une faveur extraordinaire et devint illustre en un instant.

5. Telle est la conduite du Seigneur ; outre qu'il délivre de la tribulation ceux de ses serviteurs qui la supportent sans faiblir, il les comble de tant de joie au sein même des épreuves, qu'ils en viennent à les oublier et qu'ils se voient environnés de biens. Remarquez après cela les égards du roi pour Abraham. Indépendamment des présents dont il le comble , il lui donne la faculté de s'établir sur ses terres. Voilà. lui dit-il, mes terres devant vous; habitez là où il vous plaira. » Ibid., 15. C'est qu'il n'ignorait pas qu'il était redevable de la vie aux prières du saint Patriarche; et, en conséquence, l'étranger, le voyageur inconnu devient à ses yeux un bienfaiteur, un protecteur qu'il comble d'attentions. « Il dit encore à Sara : J'ai donné à votre frère mille pièces d'argent. » Ibid. 16. Depuis la leçon qu'il a reçue de son époux, comme il ne doute pas de ses paroles, il le désigne à Sara sous le nom de frère. « Ce que j'ai donné à votre frère, poursuit-il, je le lui ai donné pour l’honneur de votre visage. Dites là-dessus la vérité. » Que signifient ces mots : pour l’honneur de votre visage; - dites là-dessus la vérité ? - Je vous ai fait injure en vous introduisant par ignorance, vous, l'épouse de ce juste . dans ma maison; c'est pour réparer mes torts à votre égard que j'ai donné ces mille pièces d'argent. Et ces mots : Dites là-dessus toute la vérité, quelle en est la signification ? Que tout le monde sache de votre bouche que je vous ai respectée entièrement, et que vous êtes sortie de ma maison l'honneur parfaitement sauf. Attestez à votre époux mon innocence ; qu'il apprenne de vous ma réserve à votre égard. Pourquoi s'exprime-t-il de cette manière ? Pour que le Patriarche, instruit et convaincu sur ce point,  intercède en sa faveur auprès de Dieu. En effet, après ces paroles : « Dites là-dessus toute la vérité;» instruisez votre époux de ce qui s'est passé, l’Écriture poursuit en ces termes : « Et Abraham pria le Seigneur, et le Seigneur guérit Abimélech, et son épouse, et ses servantes, et elles enfantèrent. Car le Seigneur avait frappé de stérilité toute la maison d'Abimélech à cause de Sara femme d'Abraham. » Ibid.; 17-18.

Ainsi Dieu, voulant porter au comble la gloire de son serviteur, octroie à son intercession le salut du monarque et de toute sa maison. Quoique le roi n'eût commis aucun péché, Dieu permit qu'il fût affligé de cette plaie, afin de donner à son serviteur l'occasion de le guérir par ses prières et de gagner ainsi en gloire et en éclat. C'est, en effet, la conduite ordinaire de la Providence de disposer toute chose de telle sorte que ses serviteurs brillent comme des flambeaux, et que leur vertu resplendisse en tout lieu. Remarquez de plus, mon bien-aimé, comment après avoir affranchi Abraham de ses tribulations, Dieu le comble de biens, accomplit sa promesse, et met à exécution tout ce qu'il lui avait annoncé « Et le Seigneur lisons-nous visita Sara, selon qu’il l’avait dit et il fit ce dont il lui avait parlé. Et Sara conçut, et elle donna dans sa vieillesse un fils à Abraham, au temps que lui avait marqué le Seigneur. » Gen., XXI, 1-2. A quoi font allusion ces mots : selon qu'il l'avait dit , ce dont il lui avait parlé ?

A la promesse que Dieu lui avait faite lorsqu’il lui demanda l'hospitalité avec ses anges, près du chêne de Mambré. « En ce temps-là, lui avait-il dit, je viendrai , et Sara aura un fils. » Gen., XVII1, 24. Telle est la parole qui se réalise maintenant; et, comme il s'agit d'une chose en dehors du cours de la nature, on en attribue l'accomplissement à la grâce divine et non aux lois qui régissent l'humanité. « Et Abraham donna pour nom au fils que lui avait donné Sara le nom d'Isaac. » Ibid., XXI, 3. Ce n'est pas sans motif que l’Écriture s'exprime ainsi : « Au fils que lui avait donné Sara. » Elle ne se contente pas de dire : « Il donna pour nom à son fils ;» elle ajoute : « Au fils que lui avait donné Sara,» malgré sa stérilité et son âge avancé. « Et il le circoncit le huitième jour, conformément au précepte du Seigneur. » Ibid., 4. Effectivement, le Seigneur lui avait ordonné de circoncire désormais les nouveaux-nés ce jour-là.

Mais il faut que nous connaissions la puissance infinie du Très-Haut, la facilité avec laquelle il réalise les choses que les hommes trouvent impossibles; et voilà pourquoi les saintes Lettres nous rappellent après la naissance d'Isaac l'époque où elle eut lieu. «Or, Abraham était âgé de cent ans lorsque son fils Isaac naquit. Et Sara lui dit : Le Seigneur m'a donné lieu de sourire, car celui qui l'apprendra se réjouira avec moi. »Ibid., 5-6. Quel est le sens de cette phrase : « Le Seigneur m'a donné lieu de sourire ? » Cet enfantement est pour moi un sujet de bonheur. Et qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'il en soit ainsi ? Tous les étrangers à qui ce fait sera raconté prendront part à ma joie, non point précisément parce que ie suis devenue mère, mais parce que je le suis devenue de cette manière.

Un événement aussi extraordinaire les ravira d'admiration, et ils seront profondément émus en me voyant, moi morte en quelque façon au bonheur de la maternité, posséder tout à coup et engendrer de mes entrailles desséchées un enfant, le nourrir d'un lait abondant, alors que tout espoir semblable m'était refusé. « Et elle ajouta: Qui viendra dire à Abraham que Sara allaite un enfant ? » Ibid., 7. Dans la pensée de la Providence, la présence du lait atteste l'enfantement, et éloigne le soupçon d'un enfant supposé ; et, en effet, l'abondance du lait en Sara publiait hautement le caractère extraordinaire de cette fécondité. « Qui viendra dire à Abraham que Sara allaite un enfant, que j'ai mis au monde un fils dans ma vieillesse ? » que j'aie pu engendrer, avancée en âge comme je l'étais; que je puisse nourrir , chargée comme je le suis d'années ? « Et l'enfant grandit, et il fut sevré. Et Abraham fit un grand festin le jour où son fils fut sevré. » Ibid. 8.

6. 

Exhortation morale

Vous avez vu à l'œuvre l'incompréhensible sagesse du Seigneur : après avoir éprouvé de toutes les manières la patience du juste, au moment où toute espérance semblait interdite au Patriarche et à tous ses amis, au point de vue vu des lois de la nature, alors s'accomplit la divine promesse. Et nous aussi, mes bien-aimés, montrons la même patience que le juste, gardons- nous de toute faiblesse, et puisons dans nos magnifiques espérances la force dont nous avons besoin, d'autant plus que ni la difficulté des circonstances, ni aucun autre obstacle humain ne saurait prévaloir contre nous, si Dieu daigne nous dispenser sa grâce avec libéralité. Qu'il fasse un signe, et tout cède et obéit aussitôt, ce qui était difficile devient facile, ce qui était impossible devient possible; pourvu toutefois que nous conservions en lui une foi inébranlable, et que nous nous élevions an-dessus des choses humaines, les yeux fixés sur son infinie grandeur. Dieu a promis des biens ineffables dans l'autre vie aux hommes fidèles au culte de la vertu; à plus forte raison pourvoira-t-il dès celle-ci à nos besoins, surtout si nous désirons la première et dédaignons la seconde. Si nous voulons jouir des biens de l'une avec abondance, détachons-nous des biens de l'autre. 

Pénétrés de ces enseignements, soupirons après les biens qui ne changent ni ne passent, qui n'ont pas de fin, de sorte qu'après une vie écoulée sans tristesse, nous en obtenions la jouissance. Puisse-t-elle nous être donnée à tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit -il.