Saint Jean Chrysostome

HOMÉLIE 44 sur la Genèse

Or, dès le matin, Abraham vint au lieu où il avait paru en présence de Dieu.

1. Le sujet de la Samaritaine nous a hier suffisamment édifiés touchant l'ineffable longanimité du Seigneur. Vous avez vu la sollicitude sans bornes du Maître, et la reconnaissance de la servante. Elle vient puiser une eau matérielle, et elle s'en retourne abreuvée des eaux divines d'une source spirituelle, accomplissant la parole du Sauveur : « L'eau que je donnerai deviendra pour l'homme une source dont les eaux jailliront jusqu'à la vie éternelle. » Joan., IV, 14. Une fois inondée de ces flots spirituels et divins, la Samaritaine ne les retint pas au dedans d'elle-même : ils en rejaillirent, pour ainsi parler ; elle répandit sur les habitants de la ville le bienfait de la grâce dont elle avait été favorisée, et elle se transforma soudain en apôtre, quoique femme, quoique Samaritaine, quoique étrangère. Voilà ce que fait une reconnaissance sincère, voilà quelle est la miséricorde du Seigneur ; il ne fait acception de personne : peu importe le sexe, la pauvreté, dès qu'il s'offre à lui une âme pleine de ferveur et de zèle, il lui fait part aussitôt de sa grâce. A nous donc, je vous en prie, de suivre les exemples de cette femme, et de prêter une profonde attention aux enseignements de l'Esprit.

Car ces paroles ne sont pas les nôtres ; ce n'est pas notre langue qui nous suggère les discours que nous tenons; et nous ne parlons que guidé par la charité du Seigneur, en vue de votre bien, et pour l'édification de l'Eglise de Dieu. Ne considérez donc, mon bien-aimé, ni moi qui vous parle, ni mon indignité : songez que je viens à vous au nom du Seigneur, et que la pensée toujours présente de Celui qui m'a envoyé assure à mon langage une autorité irrécusable. Au surplus, dans l'ordre des choses humaines, qu'un prince au front ceint du diadème envoie quelque message ; que le porteur du message n'ait aucune dignité par lui-mème, qu'il sorte d'un rang obscur et que plus d'une fois il soit dans l'impuissance d'étaler une lignée d'illustres ancêtres, le rejeton inconnu d'aïeux inconnus, néanmoins les personnes que concerne le message, loin d'avoir égard à cette circonstance, le traiteront lui-même, par considération pour le prince, avec honneur, et accueilleront les lettres avec un respectueux silence. Si ce respectueux accueil est assuré d'ordinaire à quiconque porte ce message d'un homme, un simple écrit, à plus forte raison convient-il que vous receviez avec une attention infatigable les discours dont l'Esprit nous a chargés pour vous. De la sorte vous obtiendrez le prix réservé à la gratitude; car le Maître de toute chose ne saurait voir votre ferveur sans nous communiquer avec plus de libéralité ses salutaires inspirations, et sans vous donner l'intelligence pour saisir parfaitement notre doctrine. C'est que la grâce de l'Esprit ne connaît pas de mesure; alors même qu'elle se répand sur toutes les âmes, elle ne s’amoindrit pas ; au contraire, elle grandit d'autant plus qu'elle se communique davantage ; et plus grand est le nombre de ceux qui y participent, plus la richesse de cette grâce se manifeste.

Reprenons donc, si vous le voulez bien, aujourd'hui, Ia suite du sujet que nous avons entamé précédemment, et examinons à quel point nous en sommes demeurés, de quel point il nous faut présentement partir. Où donc nous sommes-nous arrêtés hier, où notre instruction a-t-elle prIs un terme ? Nous vous avons entretenus de Lot et de l'incendie de Sodome, et nous avons terminé notre discours au moment où ce juste arrivait sain et sauf à Ségor. « Le soleil parut sur la terre; et Lot entra à Ségor. » Alors la colère divine éclata sur les habitants de Sodome et ruina le pays de fond en comble ; alors la femme du juste, oubliant les recommandations des anges, regarda derrière elle et fut changée en une statue de sel, monument éternel, pour les générations à venir, de son inconcevable légèreté. Il nous faudrait maintenant, poursuivant ce sujet, entretenir quelques instants votre charité, et vous soumettre une nouvelle preuve de la tendresse compatissante du Patriarche, et de la bienveillance que Dieu lui portait. En effet, tandis qu'au lever du soleil Lot se réfugiait dans Ségor, et que les habitants de Sodome subissaient leur châtiment, Abraham, non moins apitoyé sur la catastrophe que les crimes de ces derniers leur avaient attirée, que soucieux du sort du juste, vint de grand matin, dit l'Ecriture, considérer ce qui s'était passé. « Or, dès le matin, Abraham vint au lieu où il avait paru en présence de Dieu. Et il regarda du côté de Sodome et de Gormorrhe , et du côté du pays environnant, et il vit. Et voilà que des flammes s'élevaient de la terre comme la fumée d'une fournaise. » Genes., XIX, 27-28. Ainsi, du mème endroit où il avait adressé la parole au Seigneur et intercédé pour Sodome, il contemplait les ravages exercés par cet épouvantable fléau, et il avait à cœur en même temps de savoir quelque chose de la destinée du juste ; car c'est le propre des âmes saintes de ne pouvoir rester insensibles à ce qui touche le prochain. Cependant la divine Écriture, pour nous apprendre qu'Abraham fut sur-le-champ instruit par une révélation d'en haut de la nature des faits, et délivré par cela même de toute inquiétude au sujet de Lot, l’Écriture s'exprime en ces termes : « Tandis que le Seigneur exterminait les villes de cette contrée, il se souvint d'Abraham, et il sauva Lot du sein de la catastrophe. » Ibid.,29.

Que signifient ces mots : « Dieu se souvint d'Abraham ?» Qu'il se souvint de la prière qu'Abraham lui avait adressée. « Ne frappez pas le juste à la fois avec l'impie. » Genes., XVIII, 22. Eh quoi ! se récriera-t-on ; Lot est donc redevable de son salut à la prière du patriarche et non à sa propre justice ? Nous répondrons : et à sa justice, et à la prière du patriarche. Alors même que nous remplirions parfaitement notre devoir, l'intercession des justes nous procure de précieux avantages. Si nous tombons, au contraire, dans la négligence, établissant en eux seuls nos espérances, cela ne nous servira de rien ; non que l'intercession des saints soit sans efficacité, mais parce que nous en répudions le bénéfice par notre négligence même.

2. 

Pourquoi Dieu refusa l'intercession de Jérémie

Voulez-vous voir comment la négligence nous frustre des avantages de l'intercession des Saints, même de celle des Prophètes, en notre faveur ; car si, d'un côté, en cela même éclate leur vertu, de l'autre notre conduite nous en ravit toute l'utilité ; écoutez le langage que tient le Maître de toute chose à Jérémie, prophète sanctifié dès le ventre de sa mère : « Ne prie point pour ce peuple, car je ne t'écouterai pas.» Jerem., XVI, 7. Admirez la bonté du Seigneur ; il avertit le Prophète, de peur que, voyant sa prière sans effet, celui-ci ne s'en impute à lui-même la cause. En conséquence, il lui dénonce préalablement la perversité du peuple, et il lui ordonne de ne point intercéder en sa faveur : de la sorte, le Prophète apprenait l'étendue des iniquités de ses frères, et ceux-ci apprenaient à leur tour que le Prophète ne leur servirait de rien tant qu'ils ne seraient point eux-mèmes déterminés à faire leur devoir. Cela étant, mes bien-aimés, ayons recours sans doute à la protection des Saints, et demandons-leur de prier pour nous ; mais ne comptons pas uniquement sur leurs prières, mettons bon ordre à ce qui nous regarde, et tâchons de devenir tous les jours meilleurs, afin de recueillir les fruits de l'intercession qui s'élève en notre faveur.

C'est encore ce que le Seigneur faisait entendre au Prophète par ces paroles : «Ne vois-tu pas ce qu'ils font ? Ils livrent la graisse des victimes au feu, et ils offrent des sacrifices à la milice du ciel. » Jerem., VII, 17-18. Comme s'il lui disait : Quoi donc ! C'est pour eux que tu m'invoques ? pour eux qui ne peuvent s'éloigner de l'iniquité ; pour eux qui, complétement insensibles au mal qui les dévore, ne laissent paraître aucune douleur ? Ne vois-tu donc pas leur mépris sans bornes ? Leur épouvantable délire ne frappe-t-il donc pas tes yeux ? Est-ce qu'ils ne sont pas insatiables en fait d'impiété ; et ne se vautrent-ils pas dans leurs prévarications, comme les animaux immondes dans un bourbier ? Car, s'ils voulaient se convertir, ils prêteraient l'oreille aux exhortations qui leur sont adressées. N'est-ce pas moi qui leur crie par la bouche des Prophètes ces paroles : « Et j'ai dit, après des chutes honteuses : Reviens donc à moi, au sortir de toutes ces turpitudes; et elle n'est pas revenue? » Jerem., II, T. Que veux-je autre chose que de les voir renoncer au péché et s’arrêter dans le crime ? Certainement, je ne leur demanderai point compte du passé dès que je les verrai décidés à changer de conduite. Ne leur répété-je pas tous les jours : « Non je ne veux point la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive? » Ezech., XVII, 23. Tous mes efforts ne se proposent-ils point d'arracher à la perdition les malheureux que retient l'erreur ? Et ne me suffit-il pas d'apercevoir en eux un changement pour retenir mon bras ? C'est moi qui ai dit : « Vous parlez encore, et je vous réponds : Me voici. » Isa., LVIII, 9. A coup sûr, ils ne désirent point leur salut aussi vivement que je désire voir tous les hommes se sauver, et parvenir à la connaissance de la vérité. Croyez-vous donc que je vous ai tirés du néant pour vous perdre ? Est-ce sans but que j'aurai préparé le royaume des cieux et des biens dont le nombre et le prix défient toute expression ? Et si j'ai suspendu sur vos têtes la menace de l'enfer, n'est-ce pas pour que cette menace vous fit marcher vers le ciel d'un pas plus rapide ? Ainsi donc, o bienheureux Prophète, ne me priez point en faveur de ces insensés : laissez ce soin de côté, et ne vous préoccupez que d'une chose, de porter remède à leurs maux, de les ramener au sentiment de leur triste état, et de les rendre à la santé ; après quoi, je ferai tout ce que je dois faire. Car je n'attends plus, je n'hésite plus lorsque je vois le coeur touché. Ce que je m'efforce d’obtenir, c'est l'aveu des prévarications ; après quoi je ne poursuis plus le prévaricateur. Y aurait-il donc en ce dessein quelque chose d'insupportable et d'odieux ? Si je n'avais la certitude que le refus d'avouer leurs premières prévarications les rendrait pires, je ne leur demanderais pas cet aveu. Mais, comme je sais parfaitement que le refus de reconnaître leurs premières erreurs incline plus violemment les hommes au mal, j'exige d'eux cet aveu qui les prémunit alors contre les mêmes chutes.

3. Que ces considérations, mes bien-aimés, et que la pensée de la miséricorde de notre Maître éloignent de nous toute négligence ; appliquons-nous d'abord à mettre en bon ordre nos propres affaires, à effacer la tache de nos fautes, et nous recourrons ensuite à l'intercession des Saints. D'ailleurs, si nous pratiquons sérieusement la vigilance et la sobriété, nous retirerons de nos propres prières de grands avantages. Telle est la bonté du Seigneur qu'il exauce les demandes en notre faveur, lorsque nous les lui soumettons nous-mêmes, plus promptement que lorsqu'elles lui sont adressées d'autre part. Voyez jusqu'où va sa clémence : qu'après l'avoir offensé, qu'après nous être couverts de honte, n'ayant aucun motif de confiance, nous nous soulevions tant soit peu de notre misère, avec la volonté de recourir aux richesses de sa miséricorde, aussitôt il nous accorde ce que nous demandons ; il nous tend la main, si nous gisons à terre ; il nous relève , si nous sommes tombés, et il crie à haute voix : « Est-ce que celui qui tombe ne se relèvera pas ?» Jerem., VIII, 4.

Pourquoi le Christ ne répondit pas tout de suite à la Chananéenne

Mais laissons aux faits le soin de vous montrer la prière des suppliants plus tôt exaucée que celle des intercesseurs, et mettons sous vos yeux des exemples de ce genre, afin que nous soyons nous-mêmes encouragés à les imiter et à suivre cette voie. Ecoutons donc l'histoire de la Chananéenne, cette femme étrangère dont le cœur était si profondément blessé. Dès qu'elle aperçut le Médecin des âmes, le Soleil de justice dont l'éclat illumine les malheureux assis dans les ténèbres, avec quelle ardeur et quel empressement elle s'approcha de lui ! Ni son sexe, ni sa qualité d'étrangère ne la retient écartant tous les obstacles, elle se présente et dit : Ayez pitié de moi, Seigneur, car ma fille est cruellement tourmentée par le démon.» Matth., XV, 22. Mais Celui qui lit au fond des plus secrètes pensées garde le silence : pas un mot de réponse, pas une parole ; il ne témoigne même aucune pitié à cette femme, malgré les signes de désolation avec lesquels il l'a vue s'avancer ; il temporise afin de découvrir à tous regards le trésor que la Chananéenne recèle son cœur. Car il connaît cette perle caché et il ne veut pas qu'elle nous demeure inconnue. Voilà pourquoi il attend et ne daigne lui faire aucune réponse, dans l'intention de faire de la persévérance de cette femme un enseignement pour les siècles à venir.

Remarquez cependant l'ineffable bonté du Seigneur. « Il ne lui répondait rien, » raconte l'Evangile. Ses disciples, qui s'estiment sans doute plus compatissants et plus humains, n'osent lui dire clairement : Accordez-lui ce qu'elle demande, ayez pitié d'elle, soyez touché de son malheur. « Renvoyez-la, lui disent-ils, car elle crie après nous.» Ibid., 23. Ce qui veut dire : Délivrez-nous de ses importunités, débarrassez-nous de ses fatigantes clameurs, A quoi le Seigneur répond : Croyez-vous donc que mon silence et mon refus de lui répondre n'aient point de raison. Sachez-le bien : «Je n'ai été envoyé que pour les brebis perdue de la maison d'Israël. » Ibid., 24. Ignorez-vous que cette femme est une étrangère ? Avez-vous oublié la recommandation que je vous ai fait de ne point aller chez les Gentils ? Pourquoi donc cette compassion irréfléchie de votre part ? - Quelle est la sagesse insondable de Dieu ! Dans la réponse qu'il semble accorder à la Chananéenne, il la traite plus rudement qu'il ne l’avait fait par son silence ; et, tout en paraissant lui porter le dernier coup, il va dévoiler à se disciples qui l’ignorent, la foi de cette femme admirable.pas juste, dit-il, de ravir le pain aux enfants et de le donner aux chiens. » Ibid. 26.

Considérez ici, mon bien-aimé, et admirez l'ardeur extrême et la foi sans bornes de cette âme. Le terme blessant qui lui est appliqué ne l'indigne pas ; elle ne s'éloigne pas, elle répond d'un ton profondément ému : « C'est vrai, Seigneur ; mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Ibid. 27. Oui, j'en conviens, je mérite cette qualification : eh bien, permettez-moi de me nourrir comme les petits chiens, des miettes de votre table. ~ Avez-vous vu la droiture et la foi de cette femme ? Aussi sa demande fut-elle exaucée, et vit-elle sur-le-champ son désir accompli, sans compter le magnifique éloge que fit d'elle le Sauveur. « O femme, repartit le Christ, votre foi est bien grande ! Qu'il vous soit fait selon votre volonté. » Ibid., 28. O femme ! exclamation qui respire l'admiration et qui est la plus belle des louanges: --Vous avez déployé une foi des plus grandes ; c'est pourquoi il vous sera donné autant de bien que vous en désirez. --Remarquez cette générosité sans mesure du seigneur, et admirer sa sagesse. Est-ce que nous ne le jugions pas dès le principe étranger à toute pitié, alors qu'il repoussait la Chananéenne si rudement, qu'il ne daignait pas en premier lieu lui faire de réponse, qu'ensuite, dans les deux réponses qu'il lui adressa, il semblait la rebuter et la repousser, elle qui était venue avec une si grande confiance ? Mais la fin vous découvre la bonté du divin Maître ; car c'était pour récompenser la vertu de cette femme qu'il différait l'accomplissement de sa prière. En effet, s'il l’eut accomplie sur-le-champ, nous eussions ignoré la vertu de la suppliante ; et c'est grâce à ce délai que nous avons pu admirer et la miséricorde infinie du Créateur, et la foi si vive de la créature.

4. 

L'intercession des saints nous est inutile sans notre propre vertu

En vous racontant ce trait évangélique, nous avons eu pour but de vous démontrer que nous retirons moins de fruit de l'intercession des justes que de nos propres prières, quand elles jaillissent d'un cœur fervent et d'une âme vigilante. La Chananéenne avait les disciples pour intercesseurs, et néanmoins elle ne put être exaucée jusqu'à ce que sa propre persévérance lui eût gagné notre miséricordieux Seigneur. Le même enseignement se trouve au fond de la parabole qui nous représente cet ami importun venant, à une heure avancée de la nuit, demander trois pains. « Alors même que son voisin ne l'exaucerait pas pour son titre d'ami, certainement il se lèvera à cause de sa persévérance importune et lui donnera le titre d'ami, certainement il se lèvera à cause de sa persévérance importune et lui donnera les trois pains. » Iuc., XI, 8. L'infinie bonté de notre Dieu nous étant ainsi connue, allons à lui, avouons et représentons en quelque sorte à nos propres yeux chacune de nos prévarications en particulier, et implorons le pardon du passé, afin de vivre à l'avenir d'une façon plus irréprochable, et d'attirer sur nous de sa part une plus large bienveillance. Mais reprenons, si vous le jugez bon, la suite de notre texte.

« Or, Lot monta à Ségor, et il s'assit sur la montagne, et ses deux filles avec lui. Car ils craignirent de s'établir à Ségor ; et il s'établit dans une caverne, et ses deux filles avec lui. » Genes., XIX, 30. Encore sous l'influence de la frayeur que lui avait inspirée la catastrophe de Sodome, le juste s'éloigne, il vient habiter avec ses filles sur une montagne, et il reste là avec elles dans la solitude et l'isolement le plus complet. « Or l’ainée des deux filles dit à la plus jeune : notre père, est vieux et il n'est personne sur la terre qui puisse s'approcher de nous, selon la coutume de toute la terre. Viens donc, enivrons de vin notre père, dormons avec lui; et perpétuons ainsi la postérité de notre père. » Ibid., 31-32. Écoutons avec une piété et un respect profonds, mes bien-aimés, le récit des divines Écritures : elles ne renferment rien de vain et d'inutile : tout dans le texte sacré se rapporte à notre intérêt et à notre bien, encore que nous ne le comprenions pas toujours.

Nous ne saurions, en effet, avoir de tout ce qu'elles contiennent une intelligence parfaite ; quoique nous nous efforcions, dans la mesure de nos facultés, d'en expliquer les enseignements, il y reste toujours cependant des mystères que l'on ne saurait aborder et développer. Examinez donc avec quelle netteté l’Écriture expose toutes ces circonstances et nous fait connaître le but que se proposaient les filles du saint Patriarche, justifiant de la sorte et celui-ci et celles-là, et prévenant le jugement de quiconque prétendrait, après avoir considéré ces faits, les condamner comme produits par l'esprit d'incontinence. De quelle manière donc plaide-t-elle la cause des enfants ? - « Et l'ainée des deux filles dit à la plus jeune : Notre père est vieux , et il n'est personne sur la terre qui puisse s'approcher de nous, selon la coutume de toute la terre. » Notez exactement le but qu'elles se proposent, et vous excuserez entièrement leur conduite. Elles s'imaginaient que l'humanité avait été exterminée, et que la terre n'avait plus d'habitants : de plus , elles avaient sous les yeux la vieillesse de leur père.

Les anciens avaient le souci de perpétuer leur race

Notre race, disent-elles, va périr ; notre nom va s'éteindre ; car l'une des choses que les hommes de ces temps avaient le plus à cœur était de perpétuer leur race par la multiplication de leur postérité. Afin donc , poursuivent-elles, de prévenir cette extinction totale de notre famille, puisque notre père est sur le penchant de la vieillesse, et qu'il n'y a point d'homme auquel nous puissions nous unir pour assurer la perpétuité de notre nom, « allons et enivrons de vin notre père. » Il ne consentirait jamais à écouter le premier mot de cette proposition ; enivrons-le de vin pour le séduire. «Et elles donnèrent donc du vin à boire à leur père cette nuit-là, et l'aînée vint, et dormit avec son père ; et il ne s'aperçut ni quand sa fille se coucha, ni quand elle se leva. » Ibid., 33. Vous remarquerez ici que la divine Écriture, non contente d'avoir excusé une première fois le patriarche, l'excuse encore une seconde. En nous montrant en premier lieu les filles recourant au vin pour le tromper, elle laissait comprendre qu'il n'y eût jamais consenti ouvertement.

C'est également par un dessein d'en haut, à mon avis, qu'une fois enivré, Lot ne s'aperçut en aucune façon de ce qui se faisait, et put ainsi décliner à cet égard toute responsabilité. Ces fautes-là seules nous accusent et nous condamnent, que nous avons commises en connaissance de cause et de notre pleine volonté. Or voilà l’Écriture assurant expressément que Lot ignora complètement l'action de ses filles. Reste pourtant une difficulté au sujet de son ivresse ; car il est bon de tout examiner afin d'ôter aux impies et aux méchants tout prétexte de poursuivre leurs calomnieux propos. Que dire donc sur ce point ? Que l'ivresse de Lot fut moins chez lui l'effet de l'intempérance que celui de la tristesse.

5. 

Que personne donc n'ait l'audace de condamner la conduite du juste, ou celle de ses filles. Ne serait-ce pas la preuve d'une démence d'un délire extrême si nous allions flétrir des personnes que l’Écriture déclare exemptes de tout crime, et dont elle fait l’apologie la plus haute, nous qui fléchissons sous le poids d’innombrables prévarications, et si nous allions oublier le mot de saint Paul : « Dieu même les justifie ; qui osera les condamner ? » Rom.,VIII, 33-34. Et pour vous convaincre que nulle de ces circonstances n'a été vaine ou fortuite et que l'excès de sa tristesse joint à l'influence du vin ravit à Lot tout sentiment, écoutez ce qui suit : «Le lendemain étant venu, l'aînée des deux filles dit à la plus jeune : Voilà que j'ai partagé hier la couche de notre père. Enivrons-le de vin encore cette nuit, et tu dormiras avec lui, afin de perpétuer la postérité de notre père.» Gen. XIX, 34. Vous voyez de la sorte la droiture de leurs intentions. Mon dessein, veut-elle dire, a pu être mis à exécution : à toi de faire de même. Peut-être que notre espérance ne sera pas déçue, et que notre race ne disparaîtra pas sans retour. « Elles enivrèrent donc cette nuit encore leur père de vin ; et la plus jeune s'approcha de son père et dormit avec lui. Et il ne s’aperçût ni du moment où elle se coucha, ni de celui où elle se leva. » Ibid., 35.

Remarquez bien en tout ceci, mon bien-aimé, l’action providentielle, comme dans l'histoire de notre premier père. De même qu'une partie de son côté fut enlevée pendant son sommeil à Adam, sans qu'il en eût le plus léger sentiment ; et de même que l'épouse d'Adam fut formée de cette partie par celui-là même qui avait formé le côté du premier homme, ainsi en est-il dans le cas présent. Adam ne s'aperçut aucunement qu'on lui enlevait une côte, parce qu'il était plongé dans une extase divine ; pour la même raison, Lot ignora ce qui s'accomplissait. En effet, la pensée de l’Écriture dans ces paroles : «Le Seigneur envoya une extase à Adam, et il l'endormit, » Genes., I, 21 , se retrouve dans celles-ci : « Et Lot ne s'aperçut ni du moment où elle se leva, ni de celui où elle se coucha. » - « Et elles conçurent de leur père,» poursuit le texte sacré. « Et l'aînée mit au monde un fils, et elle l'appela Moab, en disant : Je l'ai eu de mon père; ce sera le père des Moabites.

Et la plus jeune mit au monde un fils ; et elle l'appela Ammon, en disant : C'est le fils de l'auteur de mes jours; ce sera le père des Ammonites. » Genes., Xix, 33-38. Tout ceci ne fut donc pas l'œuvre de la débauche, puisque les filles de Lot donnent sur-le-champ à leurs enfants des noms qui expriment cette origine et qui, pareils à une colonne monumentale en conservent l'indélébile souvenir. En effet, elles prédisent formellement que des nations sortiront de ces rejetons, et que la multitude de leurs descendants sera innombrable. « Celui-ci, dit l'une, sera le père des Moabites; celui-là, dit l'autre, sera le père des Ammonites. »

6. 

Ce n'est plus la race que nous devons perpétuer, mais les bonnes oeuvres

Mais en ces temps reculés, origine et principe des choses, où le seul moyen de perpétuer sa mémoire était de perpétuer sa race, l'on comprend cette sollicitude des filles du juste. Maintenant au contraire, que par la grâce de Dieu, le règne de la piété s'est étendu et que s'accomplit le mot du bienheureux Paul: « La figure de ce monde passe ; » I Corinth., VII, 31; laissons à nos bonnes œuvres le soin de perpétuer notre nom; et, après notre départ d'ici-bas, notre vie sans tache servira d'exemple et de leçon à ceux dont les regards seront fixés sur nous. Car les personnes dont la vie est chaste et solidement vertueuse font le plus grand bien autour d'elles, non seulement durant leur vie, mais encore après leur trépas. En voulez-vous une preuve ? Bien des années se sont écoulées depuis Joseph ; et pourtant toutes les fois que nous voulons inspirer l'amour de la chasteté, c'est l'exemple de ce Joseph que nous invoquons; de Joseph jeune, beau, plein de grâce, poussant dans l’ardeur de la jeunesse la chasteté jusqu'à l’héroïsme ; et c'est ainsi que nous pressons nos auditeurs d'imiter ses exemples.

Et, je vous le demande, comment n’être pas saisi d'admiration devant ce bienheureux jeune homme, lorsque dans une condition servile, à la fleur de l'âge, au moment où brûlent le plus vivement les flammes des passions, il résiste courageusement aux séductions et aux emportements de sa maîtresse, et combat si vaillamment les combats de la vertu qu'il s'arrache des mains de cette femme impudique sans vêtement et n'ayant d'autre voile que celui de la chasteté ? Spectacle inouï et bien étrange, l'agneau était tombé sous les griffes du loup, ou plutôt de la lionne , et il parvenait à s'en arracher : la colombe échappait aux serres du milan le juste Joseph aux pièges de sa maîtresse. Pour moi j'estime moins surprenant, moins extraordinaire, moins admirable, que les trois jeunes gens soient demeurés inaccessibles dans Babylone aux ardeurs de la fournaise on ils étaient plongés , et que leurs corps aient été respectés par la flamme, que de voir joseph environné des flammes de cette fournaise plus redoutable que celle de Babylone, des flammes impudiques de l’Égyptienne, et néanmoins demeurer intact et conserver sans tache sa robe de sa pureté. N'en soyez pas étonné mon bien-aimé il fit tout ce qui dépendait de lui, et voilà pourquoi la grâce d'en haut venant à son secours, éteignit cet incendie et suscita une fraîche rosée qui calma ses ardeurs.

Voyez-vous comment les saints, et durant leur vie, et après leur mort , nous procurent les plus précieux avantages ? Si tout à l'heure nous vous avons cité l'exemple de ce juste, c'est pour que nous suivions tous ses traces. Marchons donc à sa suite, soyons plus forts que les plaisirs. Vous le savez, « nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les chefs de ce monde et de ce siècle de ténèbres. » Ephes. VI, 12.

A nous de nous armer en conséquence ; et puisqu'il nous faut, tout corporels que nous sommes, lutter avec des puissances incorporelles, saisissons- nous des armes de l'esprit. Aussi, notre miséricordieux Seigneur, en prévision de ce combat que nous avons à soutenir avec la chair dont nous sommes revêtus, contre des ennemis invisibles, nous a préparé des armes invisibles, afin que, grâce à ces armes, nous triomphions de nos adversaires. Pleins de confiance en la vertu de ces armes, ne négligeons rien non plus de notre côté, et couverts de cette armure nous pourrons frapper le diable au visage. Il ne saurait, en effet, supporter l'éclat qui jaillit de ces armes divines, et, quelques efforts qu'il fasse pour résister, il sera aveuglé sur le champ.