Saint Jean Chrysostome

Discours sur les calendes

Les calendes dont il s'agit ici sont les calendes de janvier, lesquelles, chez les Romains, commençaient l'année. C'était un usage de faire alors des présents à ses parents et amis, de célébrer des festins et de se livrer à d'autres démonstrations de joie où, plus d'une fois, se glissaient la superstition et des désordres que flétrit, dans le discours suivant, le saint Docteur. Il existe un écrit de Libanius sur les calendes, écrit dans lequel l'auteur dit que le premier jour du nouvel an était une fête unanime pour tout l'Empire romain : conséquemment, la question du jour et du mois ne saurait soulever aucun doute ; mais il n'en est pas de même de l'année, que nous croyons ne pas pouvoir fixer avec une probabilité suffisante. Tillemont estime que ce discours aurait été prononcé en l'année 387 ; mais les raisons qu'il donne à l'appui sont peu convaincantes : quant à nous, si nous avons assigné cette place à l'homélie sur les calendes, c'est parce que nous n'en avons pas trouvé de plus convenable.

1. Tout chœur de danse demande un coryphée ; l'équipage d'un navire demande un pilote : ainsi cette assemblée de prêtres réclame aujourd'hui son pontife et son commun père. Mais, tandis que l'absence du chef ôte souvent au navire la sécurité, au chœur l'élégance, il n'en est point de même ici. Quoique notre pontife soit absent de corps, il est présent d'esprit. Il est chez lui, et néanmoins il est avec nous, de mème que nous sommes avec lui, bien que réunis en ce lieu.

Telle est la vertu de la charité, qu'elle rapproche et rattache des hommes séparés les uns des autres par une grande distance. Uu homme habite une contrée étrangère; de vastes mers s'étendent entre lui et nous : si nous l'aimons, tous les jours son image sera devant nos regards; mais si nous sommes indifférents à son égard, il serait à côté de nous, que le plus souvent nous n'y ferions même pas attention. Quand la charité nous possède, nous n'avons rien à craindre de la distance des lieux : pareillement, lorsqu’elle est absente la proximité des lieux ne nous servirait de rien.

Naguère, en célébrant les louanges du bienheureux Paul, vous avez témoigné une allégresse aussi grande que si vous l'eussiez vu de vos propres yeux : et, quoique son corps repose dans la capitale du monde, à Rome, et que son âme soit entre les mains de Dieu , « car les âmes des justes sont entre les mains de Dieu, et elles ne subiront pas les atteintes de la mort, » Sap.,III,1, la vivacité de votre charité le rendait présent à vos regards. Je me proposais de vous entretenir encore aujourd'hui de ce mème sujet, mais des questions plus urgentes réclament notre parole, des questions à l'endroit desquelles la ville entière s'est rendue aujourd'hui coupable.

Pour entendre l'éloge de Paul, il faut avant tout imiter la vertu de Paul et se rendre digne d’ouïr traiter un si noble sujet. Notre Père étant absent, nous allons, confiants dans ses prières, essayer de vous instruire. Moïse n'était point corporellement présent parmi les combattants, et cependant il ne contribua pas moins, il contribua même plus que ces derniers au succès de la bataille, soutenant, par ses mains levées vers Ie ciel, la cause des siens, et jetant la frayeur dans l’âme de leurs adversaires. Ni la vertu de la charité, ni l'efficacité de la prière, ne trouvent dans la distance des lieux un obstacle : comme l’une réunit ceux qui sont séparés, ainsi l’autre nous assiste puissamment, à quelque distance que l'on se trouve.

Marchons donc avec confiance au combat. Nous avons à soutenir en ce moment une guerre, non contre les Amalécites envahisseurs comme au temps de Moïse, ni contre d'autres barbares dévastateurs, mais contre les démons et les pompes qu'ils mènent sur la place publique, Oui, les œuvres diaboliques auxquelles on se livre aujourd’hui, les bouffonneries, les injures, les danses de nuit, le spectacle ridicule qu'offre notre cité, sont pour elle les pires ennemis et la plongent dans une affreuse captivité : et quand nous devrions tous gémir, pleurer, nous humilier sur les maux, et ceux qui sont coupables ; et ceux qui ne le sont pas, les uns à cause des fautes qu'ils ont commises, les autres à cause des désordres de leurs frères, dont ils ont été les témoins, voilà que la cité se montre joyeuse et brillante qu'elle orne son front de couronnes, telle qu'une femme élégante et riche ; l'agora est aujourd'hui revêtue de magnifiques parures, elle resplendit aujourd'hui de bijoux, de vêtements, de chaussures superbes; car chaque marchand, dans son magasin, s'efforce de surpasser, par la beauté de ses étalages, les marchands ses rivaux. Encore cette ambition, bien qu'issue de sentiments puérils et d'une âme dont les vues n'ont rien d'élevé ni de grand, n'est-elle pas précisément féconde en conséquences funestes : elle consiste plutôt en une sollicitude insensée, propre à couvrir de ridicule les personnes qui s'y abandonnent. Si vous aimez tant la parure, ornez, non votre magasin, mais votre âme, non l'agora, mais votre intelligence, afin que les anges vous admirent, que les archanges louent votre dessein, et que le Souverain des anges vous comble de ses dons. Mais pour les soins que vous vous donnez maintenant, ils ne vous exposent qu'au ridicule ou à la jalousie, au ridicule, vis-à-vis des personnes dont les sentiments sont élevés ; et vis-à-vis des personnes sujettes aux mêmes pensées, à une jalousie et à une envie démesurées.

2. Encore, comme je vous le disais, cette émulation ne mérite-t-elle pas de trop graves reproches. Mais les joies auxquelles on se livre à pareil jour dans les tavernes, voilà ce qui me navre, voilà ce qui déborde d'impiété, et d'intempérance: d'impiété, parce que les gens qui s'y livrent observent certains jours, croient aux augures et se persuadent que s'ils passent le nouveau jour lunaire de ce mois dans la joie et le plaisir, il en sera de même de l'année entière d'intempérance, parce que dès l’aurore les hommes et les femmes se mettent à remplir des coupes de vin et à boire sans retenue aucune.

Voilà des choses indignes de la philosophie chrétienne, que vous les fassiez vous-mêmes, ou que vous permettiez aux autres de les faire, soit à vos serviteurs, soit à vos amis, soit à vos voisins. N'avez-vous pas entendu cette sentence de Paul ? «Vous observez les jours, les mois, les saisons, les années je crains bien d'avoir travaillé vainement parmi vous. » Galat., IV, 10, 11. Ne serait-ce pas de la dernière stupidité de s'attendre, parce qu'un jour aura été favorable, à ce que toute l'année le soit également ? C'est même un jugement qui non seulement suppose de la stupidité, mais qui attribue une certaine action au démon, que de faire dépendre la direction de la vie, non de notre activité et de notre conduite, mais de la révolution des jours. L'année entière sera heureuse pour vous, non si vous vous enivrez le jour de la nouvelle lune, mais si ce que vous ferez ce jour-là et tous les autre jours est agréable à Dieu. Les jours ne sont ni bons ni mauvais par eux-mêmes, un jour n'ayant rien qui le distingue d'un autre jour ; ils deviennent tels suivant notre zèle ou notre paresse. Si vous accomplissez la justice, ce jour sera un jour bon pour vous ; si vous commettez le péché, ce sera un jour mauvais et fécond en supplices. Si vous vous pénétrez de cette philosophie, si vous vous mettez dans ces dispositions, si vous vous appliquez tous les jours aux prières et aux aumônes, l'année sera tout entière heureuse pour vous.

Si, au contraire, vous négligez de pratiquer la vertu dans la mesure de vos forces, et que vous fassiez dépendre la félicité de votre âme du commencement des mois et du nombre des jours, vous chercherez en vain les biens nécessaires à votre bonheur. C'est parce que le diable connaît tout cela et qu'il désire vivement arrêter nos efforts pour la vertu et éteindre l’ardeur de notre âme, qu’il nous enseigne à rapporter aux jours le bon ou le mauvais état de nos affaires. Celui qui se persuade qu'un tel jour sera bon ou mauvais, ne songera pas à faire de bien ce jour-là, s'il le croit mauvais, comme s'il devait agir en vain et ne retirer, par une sorte de fatalité inhérente à ce jour, aucun avantage de sa conduite : s'il croit ce jour bon, il n'en restera pas moins inactif, comme si la félicité attachée à ce jour le mettait à l'abri des conséquences fâcheuses de sa propre lâcheté. Ainsi, des deux côtés il compromettra son salut ; et regardant tout effort, tantôt comme inutile, tantôt comme superflu, il passera sa vie dans la paresse et l'iniquité. A nous donc, qui n'ignorons pas ces vérités de fuir les pièges du démon, de chasser de notre esprit toute idée de ce genre, de ne point observer les jours, de ne pas nous attacher à celui-ci, ni de prendre en aversion celui-là. D'ailleurs, ce n'est pas seulement pour nous jeter dans la négligence, mais de plus pour dénaturer les œuvres de Dieu, que l'esprit pervers ourdit ces machinations, de façon à précipiter simultanément nos âmes dans la négligence et dans l'impiété. Eloignons-nous de lui, et mettons-nous bien dans la pensée qu'il y a qu'un seul mal, le péché, qu'un seul bien, Ia vertu et le respect de Dieu en toutes choses.

Ce n'est point l’ivresse qui donne la joie à l’âme, mais la prière selon l'esprit ; ce n'est point le vin, mais la parole doctrinale. Le vin soulève l'orage, la parole ramène le calme : le vin suscite le tumulte, la parole dissipe le désordre : le vin obscurcit l’intelligence ; la parole doctrinale porte la lumière dans les ténèbres : le vin remplit l'âme de chagrins qu'elle n'éprouvait pas, la parole la délivre de ceux qui la tourmentaient.

Rien n'est si propre à remplir le cœur de joie et de délices que ces maximes de notre philosophie : mépriser les biens présents, soupirer après les biens à venir, être convaincu que rien n'est stable parmi les choses humaines, ni la richesse, ni la puissance, ni les dignités, ni le nombre des serviteurs. Si vous goûtez ces maximes, vous verrez un riche sans ressentir la morsure de l'envie, vous tomberez dans la pauvreté sans en être abattu ; votre vie sera une fête continuelle. Les fêtes, pour le chrétien, ne se bornent pas à certains mois, aux néoménies, aux dimanches ; c'est de la vie entière qu'il doit faire une fête digne de lui. Et quel est ce genre de fêtes digne de lui ? Écoutons ces paroles de Paul : « Mettons-nous en fête, non selon le vieux levain, ce levain de malice et de perversité, mais selon le levain de la sincérité et de la vérité.» I Corinth., v, 8. Ayez une conscience pure, et vous célébrerez une fête qui ne finira pas, et vous aurez pour aliment de magnifiques espérances, et vous mettrez vos délices à attendre les biens à venir. Mais si la confiance abandonne votre cœur, si vous avez à vous reprocher de nombreuses fautes, les fêtes et les solennités succédassent-elles aux fêtes et aux solennités, le chagrin remplirait votre âme.

A quoi me servirait un beau jour, si la conscience remplit mon âme de ténèbres ? Voulez- vous retirer des néoménies quelque avantage ? faites ce que je vous dis. Lorsque vous verrez l'année écoulée, remerciez Dieu, qui vous a permis d'en voir le cours ; animez votre cœur à la componction, comptez le temps de votre vie, et dites-vous à vous-même : Les jours passent et disparaissent, les années s'écoulent ; nous avons fait déjà une grande partie du chemin ; quel bien avons-nous opéré ? N’aurons nous pas les mains vides, ne serons-nous pas privés de toute justice au moment de quitter cette terre ? Le tribunal terrible est à nos portes ; notre vie s'incline désormais vers la vieillesse.

3. Faites ces réflexions les jours de néoménie, songez à ces choses, à propos de la révolution des années ; tenons sans cesse compte du jour venir, de crainte que l'on ne nous applique ce que le Prophète disait des Juifs : « Leurs jours sont évanouis dans la vanité, et leurs années sont écoulées avec rapidité. » Psalm. IXXVII, 33.

Cette fête dont je parle, fête continuelle, indépendante du retour des années, et que des jours ne déterminent pas, le riche et le pauvre pourront également la célébrer. Il ne faut ici ni fortune, ni richesse ; la vertu suffit. Vous n'avez point de richesses; mais vous avez la crainte de Dieu, trésor plus précieux que toutes les richesses, trésor qui ne s'épuise pas, qui ne change pas, qui ne se dépense pas. Voyez le ciel et les cieux des cieux, la terre, la mer, l’air, les animaux et leurs diverses espèces, la variété des plantes, le genre humain tout entier ; considérez les anges, les archanges, les Vertus célestes, et souvenez-vous que tout cela appartient à votre Maître. Or, il est impossible que le serviteur d'un maître riche, surtout s'il possède ses bonnes grâces, soit pauvre lui-même. L'observation de certains jours, loin d’être consacrée par la philosophie chrétienne, est une observation païenne. Vous avez reçu le droit de cité dans les cieux, vous êtes admis dans cette république ; vous avez pris rang parmi les anges, dans ce royaume où la lumière ne fait jamais place aux ténèbres, le jour à la nuit, où le jour est éternel, ainsi que la lumière.

Voilà quel doit être le but de nos regards. « Cherchez les choses d'en haut, disait l'Apôtre, de ce séjour où le Christ est assis à la droite de Dieu. » Coloss., III, 1. Vous n'avez rien de commun avec cette terre sujette aux révolutions du soleil, aux années et aux jours. Vivez avec droiture, et la nuit sera pour vous un jour véritable de même que pour ceux qui vivent dans l'impureté, la débauche et l'intempérance, les jours changent en des nuits ténébreuses, non que soleil leur fasse défaut, mais à cause de l’obscurcissement ou l'intempérance jette leur intelligence. Soupirer après des jours pareils, se réjouir davantage quand ils sont arrivés, allumer des flambeaux sur la place publique, tresser des couronnes c'est de l'enfantillage tout pur. Or, vous serez ici affranchi de cette faiblesse, vous êtes devenu un homme, vous comptez parmi les citoyens du royaume des cieux. N'allumez point sur la place publique de flambeau matériel; allumez en votre âme un flambeau spirituel. « Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres et qu'ils glorifient votre Père céleste. » Matth. V, 16. Cette lumière vous vaudra une riche récompense.

N'allez point orner de guirlandes la porte de votre maison ; mais vivez de telle manière que la main du Christ dépose sur votre tête la couronne de justice. Ne faites rien de vain, rien d'inutile : c'est Paul qui nous ordonne de tout faire pour la gloire de Dieu. « Que vous mangiez ou que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites-le pour la gloire de Dieu. » I Corinth., X, 31. Et comment, demanderez-vous, est-il possible de manger et de boire pour la gloire de Dieu ? --Invitez un pauvre faites part de votre table au Christ, et vous aurez bu et mangé pour la gloire de Dieu. Ce n'est pas seulement à boire et à manger pour la gloire de Dieu, que l'Apôtre nous exhorte, mais à faire toutes choses pour cela ; que allions en public, ou que nous restions chez nous, dans ces deux cas agissons pour Dieu. Et de quelle manière, dans ces deux cas, agirons-nous pour Dieu ? Lorsque vous allez à église, lorsque vous prenez part à la prière, à l'instruction spirituelle, vos pas ont pour objet la gloire de Dieu. Vous pourrez également rester chez vous, et obtenir le même résultat. De quelle manière ? Quand vous entendrez le bruit du tumulte, des désordres, des pompes diaboliques ; quand vous verrez l'agora couverte de gens mauvais et corrompus, restez chez vous, tenez-vous éloigné d'une telle foule, et vous agirez pour Dieu. De même que votre détermination à rester chez vous ou à sortir, ainsi les louanges et le blâme peuvent concourir à la gloire de Dieu. - Et comment, demandera-t-on, faire tourner la louange et le blâme à la gloire lange et de Dieu? - Assis dans vos magasins, il vous arrive bien souvent de voir passer des hommes pervers et méchants, les sourcils froncés, enflés d'orgueil, traînant à leur suite une foule de parasites et de flatteurs, revêtus d'habits précieux, environnés d'un fastueux appareil, avares, et qui ne reculent devant aucune injustice. Si alors vous entendiez quelqu'un s'écrier : Cet homme-là n'est-il pas digne d'envie, n'est-il pas bien heureux ? reprenez, blâmez un pareil langage ; fermez la bouche à celui qui le tient, gémissez, apitoyez-vous, et votre blâme tournera à la gloire de Dieu. Un tel blâme est une leçon de philosophie et de vertu pour les personnes présentes, une leçon qui les instruira à ne pas se pâmer d'admiration devant les biens de ce monde. Demandez à l'auteur de l'exclamation précédente : Pourquoi cet homme-là est-il heureux ? Est-ce parce qu'il monte un beau coursier caparaçonné d'or; est-ce à cause de son nombreux domestique? ou bien parce qu'il est vêtu d'une robe magnifique et qu'il passe ses jours dans l'intempérance et la mollesse ? - Et c'est précisément pour cela qu'il est malheureux, infortuné et digne d'une pitié profonde. Ne remarqué-je pas que vous êtes dans l'impossibilité de le louer pour lui- mème, et que vos éloges ne concernent que des choses extérieures, son cheval, ses harnais, ses vêtements, toutes choses qui ne lui appartiennent en aucune façon ? Quoi de plus misérable, je vous le demande, que d'entendre vanter son coursier, les freins dont on fait usage, la beauté de ses habits, la bonne mine de ses esclaves, et de passer soi-même inaperçu dans ces louanges ? Quelle pauvreté plus grande, que de n'avoir en propre aucun bien qu'on puisse emporter d'ici-bas, et d'emprunter à des objets extérieurs toute sa parure ? La parure et les richesses qui nous appartiennent en propre ne sont ni nos esclaves, ni nos vêtements, ni nos chevaux, mais la vertu de l'âme, les trésors des bonnes œuvres et l'amitié de Dieu.

4. De même, quand vous verrez un pauvre dédaigné, méprisé, n'ayant pour compagnes que la pauvreté et la vertu, si vos amis le regardent comme misérable, faites-en l’éloge ; et cet éloge du passant sera une leçon et un conseil au profit du bien et de la vertu. Si l'on s'écrie : Oh ! le malheureux et l'infortuné ! proclamez le plus heureux des hommes cet indigent qui a Dieu pour ami, la vertu pour compagne, qui ne possède point de richesses caduques, et dont la conscience a toute sa pureté. En quoi souffrira-t-il du défaut de richesses, puisque les biens célestes doivent être son héritage ? Si vous raisonnez de la sorte et enseignez aux autres cette doctrine , vos blâmes aussi bien que vos éloges, ayant pour objet les uns et les autres la gloire de Dieu, vous attireront une riche rétribution. Du reste, ce n'est pas sans fondement que je vous tiens ce langage et que je m'efforce de gagner votre âme : le Maître de l'univers réserve aux cœurs remplis de ces sentiments une belle récompense; et c'est une marque incontestable de vertu, que de concevoir cette opinion des personnes qui vivent dans ces conditions si différentes : écoutez plutôt ce que dit le Prophète, et voyez comment il met au nombre de nos mérites le mépris des hommes pervertis, et l'éloge de ceux qui craignent Dieu. Après avoir énuméré les titres nécessaires pour être honoré de Dieu, les qualités qu'il faut réunir pour habiter en son saint tabernacle, qualités qui sont l’absence de toute souillure, la pratique de la justice, l'innocence ; après ces mots : « Celui dont la langue n'a pas été trompeuse et qui n’a pas fait de mal à son prochain, » il ajoute : «Tandis que le méchant a été réduit à néant en sa présence, le Seigneur glorifie ceux qui le craignent. » Psalm. XIV , 3,4. Paroles d'où il suit qu'il faut regarder comme chose méritoire de mépriser les méchants, et de louer et d'exalter les bons. Le Prophète exprime ailleurs la même pensée en ces termes : « A mes yeux, Seigneur ; vos amis sont comblés d'honneur ; leur puissance s'est affermie à un point qui confond nos idées. » Psalm. CXXXVII, 17. Celui que Dieu loue, ne le blâmez pas : or Dieu loue celui qui vit dans la justice, quoique pauvre. Celui que Dieu a pris en aversion, ne le louez pas : or il prend en aversion quiconque vit dans le mal, quelque grandes que soient les richesses qui l’environnent. Que vous dispensiez le blâme ou la louange, faites-le toujours conformément à la volonté de Dieu.

On peut aussi faire tourner les reproches à sa gloire. Comment cela ? Nous sommes bien souvent à l'égard de nos esclaves dans un état d'indignation : de quelle manière les reprendrons-nous en vue de Dieu ? Quand vous verrez votre esclave, votre ami ou l'un de vos proches voler, se plonger dans l'ivresse, courir au théâtre, négliger son âme, faire des serments, se parjurer, mentir, indignez-vous contre lui, châtiez-le, corrigez-le, et en tout cela vous aurez agi pour Dieu. Quand vous surprendrez votre serviteur en faute à votre égard et manquant à l'un des devoirs de son office, pardonnez-le-lui, et vous aurez agi pour Dieu. Pourtant, c’est le contraire qu'on voit faire aujourd'hui, soit à l'égard des amis, soit à l'égard des esclaves. Si l'on est offensé par autrui, on s'érige en juge sévère et inexorable. On outragera soi-même Dieu, on perdra son âme et l'on n'en fera aucun compte.

Vous faut-il encore gagner des amis ? faites-le pour Dieu ; faut-il vous attirer des ennemis ? faites-le pour Dieu. Et comment s'attirer pour Dieu soit des amis, soit des ennemis ? Nous le ferons si nous ne recherchons pas dans les amitiés une source de biens temporels, la communauté de la table, le moyen d'obtenir des protections humaines; et si nous recherchons et choisissons de préférence pour amis ceux qui peuvent faire du bien à notre âme, nous donner de nobles avis, nous reprendre quand nous péchons, nous gourmander quand nous prévariquons, nous relever quand nous sommes tombés, et, en nous soutenant par leurs conseils et leurs prières, nous conduire jusqu'à Dieu. Nous pouvons également nous attirer des ennemis pour la gloire de Dieu. Lorsque vous verrez un homme débauché, impur, rempli de perversité, pénétré de maximes infâmes, travailler à votre ruine et à votre malheur, éloignez-vous et retirez-vous de lui, selon l'ordre que vous en donne le Christ par ces mots : « Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous.» Matth., V, 29. Il parle dans cette sentence de ces amis qui nous sont aussi chers que nos yeux, et qui nous sont nécessaires pour les choses de la vie ; et il nous ordonne néanmoins de rompre avec eux, de les repousser s'ils compromettent notre salut.

Assistez-vous à quelque réunion et y parlez-vous longuement, faites-le pour Dieu. Gardez- vous le silence, faites-le pour Dieu. Mais de quelle manière assister à une réunion en vue de Dieu ? En ne causant pas, avec les personnes auprès desquelles vous vous trouverez, des affaires du siècle, de sujets vains, inutiles et sans intérêt pour vous, mais en les entretenant de votre philosophie, de l'enfer, du royaume des cieux. Loin de vous ces questions superflues et vides de sens : Qui est monté en charge; qui en est déchu ? Pourquoi un tel a-t-il été condamné ? D'où vient que tel autre a fait tant de bénéfices et est devenu si riche ? Celui-ci en mourant, qu’a-t-il laissé à celui-là ? Comment un tel a-t-il été frustré, lui qui s'attendait à être l'un des principaux héritiers ? Et autres questions de même nature. N'en faisons point le sujet de nos entretiens, et ne souffrons pas que les autres s'en entretiennent, Examinons par quelles paroles, par quelles actions nous réussirons à plaire à Dieu. Pour votre silence, il tournera à la gloire de Dieu, lorsque outragé, injurié, abreuvé de maux, vous les endurerez généreusement, et vous ne prononcerez aucune malédiction contre l'auteur de ces persécutions. Non seulement le blâme et les louanges, notre présence à la maison ou notre sortie en ville, nos chagrins, nos joies peuvent procurer la gloire du Seigneur. Si, à la vue d'un péché commis par votre frère, ou d'une chute que vous aurez faite vous-même, vous vous livrez à la douleur et aux gémissements, vous retirerez de votre douleur d'inappréciables fruits de salut ; c'est Paul qui le dit : « La tristesse selon Dieu, produit pour le salut une solide pénitence. » II Corinthiens.,VII, 10. Si vous êtes témoin de la prospérité d'un de vos frères, loin de lui porter envie, remerciez Dieu de l'éclat qu'il lui a donné, comme vous le remercieriez de votre propre bonheur ; et ces sentiments de joie vous vaudront une admirable récompense.

5. Quoi de plus misérable que les envieux ? Ils pourraient se réjouir et retirer de leur joie le précieux avantages, et ils préfèrent s’attrister des félicités d'autrui, et, outre la douleur qu'ils se causent, s'attirer un châtiment de la part de Dieu et d'insupportables supplices. Pourquoi d'ailleurs parler de louange et de blâme, de tristesse et de joie, puisque les plus petites choses, les plus humbles peuvent nous procurer les meilleurs résultats, si nous les faisons en vue de Dieu ? Quoi de moins noble que le soin de ses cheveux ? Eh bien, vous pouvez le faire servir à la gloire de Dieu. Toutes les fois que vous aurez fait votre chevelure, sans chercher à relever la beauté de votre visage, et sans vous proposer, par l'arrangement de vos cheveux, de tromper et de séduire, les disposant avec simplicité, sans affectation, et pour satisfaire uniquement aux exigences de votre condition, vous aurez agi pour Dieu et vous en serez récompensé, parce que vous aurez réprimé la concupiscence et retranché une ambition dangereuse. Si celui qui donne un verre d'eau froide pour Dieu a droit à l'héritage du royaume des cieux, songez quelle sera la récompense de celui qui aura fait pour Dieu toutes choses. Nous pouvons aussi consacrer à Dieu nos pas et nos regards. Comment lui consacrer nos pas et nos regards ? Toutes les fois que vous ne courez point vers l'iniquité, que vous ne considérez pas avec une curiosité indiscrète une beauté étrangère, qu'à la vue d'une femme qui s'avance, vous réprimez votre regard, vous donnez à vos yeux, comme rempart, la crainte de Dieu, vous agissez pour Dieu. Vous le faites encore, lorsqu'au lieu de chercher les vêtements précieux et qui flattent votre délicatesse , vous vous contentez de prendre ceux qui sont destinés à vous couvrir. On peut appliquer cette loi jusqu'à la chaussure ; car un grand nombre ont été entraînés à ce point de mollesse et de luxe, qu'ils veulent des chaussures ornées, et qu'ils mettent à les embellir le soin que d'autres mettent à farder leurs visages : conduite propre à des âmes impures et corrompues.

C'est un point qui semble de peu d'importance, et néanmoins il est l'indice et la preuve d'une grande dépravation, soit chez les hommes, soit chez les femmes. Nous nous servirons donc de nos chaussures pour la gloire de Dieu, en ne visant jamais qu'au nécessaire, et en n'admettant pas d'autre mode de jouissance. Que vous puissiez glorifier Dieu par votre démarche et vos vêtements, cette sentence d'un sage vous le montrera : « Le vêtement, le sourire, la démarche de l'homme font connaître ce qu'il est.» Eccli., XIX, 27. Lorsque nous paraissons en public convenablement vêtus, pleins de gravité, respirant de toutes parts la sagesse, il n'y a point d'infidèle, de libertin, d'ami du désordre qui, nous rencontrant, fût-il le plus léger des hommes, ne soit frappé de notre maintien. Si nous prenons une épouse, prenons-la aussi en vue de Dieu, pour rester chaste, et non pour augmenter notre fortune ; recherchons la noblesse du cœur et non l'abondance des richesses, des mœurs pures et vertueuses et non l'illustration des ancêtres ; prenons une compagne pour notre vie et non une associée de commerce.

Mais pourquoi vouloir tout énumérer ? D’après ce que nous venons de dire, il est facile d'aborder ce que nous faisons ou ce qui survient, de manière à chercher en tout la gloire de Dieu. De même que les navigateurs marchands, arrivés devant une ville, quittent le port et ne montent sur la place publique que dans l'espoir de réaliser quelque bénéfice ; de même, ne faites rien, ne dites rien qui ne vous rapporte quelque avantage selon Dieu. Ne me dites pas qu'il est impossible de faire pour Dieu toutes choses.

Puisque la chaussure, la chevelure, le vêtir, la démarche, les regards, les paroles, les réunions, l'entrée, la sortie, les plaisanteries, les éloges, les blâmes, les amitiés et les inimitiés peuvent avoir Dieu pour fin, qu'y a-t-il encore que nous ne puissions, si nous le voulons, faire servir à la même fin ? Quelle condition pire que celle d'un geôlier ? Sa vie ne semble-t-elle pas la plus misérable de toutes ? Or il est facile au geôlier, dans sa prison, de se procurer ces avantages, en ménageant ses prisonniers, en entourant de prévenances ceux qui ont été emprisonnés injustement, en ne spéculant pas sur le malheur d'autrui, en étant pour tous les infortunés comme un port où ils trouveront tous un abri. C'est de cette façon que le geôlier de Paul obtint le salut ; preuve que, si nous le voulons, tout sera pour nous une occasion d'accroître nos richesses.

6. Y a-t-il, dites-moi, rien de plus déplorable qu'un homicide ? Eh bien ! ce crime a pu donner à son auteur la justice, tant il est avantageux de faire pour Dieu quelque chose. Et comment un homicide a-t-il produit la justice ? Un jour, les Madianites qui voulaient exciter le courroux du Seigneur contre les Juifs, dans l'espoir que, privés de la faveur divine, ceux-ci seraient plus aisés à vaincre, envoyèrent devant leur camp des jeunes filles parées, lesquelles attirèrent les Juifs à l'impureté, et à l'impiété ensuite. Num., xxv. A ce spectacle, Phinées prend un glaive en sa main, et surprenant deux misérables dans le crime, il les perça l'un et l'autre, et il détourna la sentence qu'avait portée le courroux divin. Son action fut un meurtre, et les fruits de cette action furent d'abord le salut de tous ces malheureux, puis la justice conférée à l'auteur de l'homicide. Non seulement le sang ne souilla pas ses mains, il les rendit encore plus pures ; et cela se comprend, car en agissant ainsi, il n'obéissait pas à un sentiment de haine pour les personnes qu'il frappait, mais à un sentiment de compassion pour les autres : il fit deux victimes et il sauva une multitude innombrable. De même que les médecins sauvent et guérissent le reste du corps en amputant les parties gangrenées, ainsi en agit Phinées. De là ce mot du Psalmiste : « Phinées se leva et apaisa Dieu, et le fléau cessa; et cela lui fut réputé à justice de génération en génération jusque dans l'éternité.» Psalm. cv,30.

Aussi le souvenir de son action subsiste et ne meurt plus. Il arriva à un homme, une autre fois, de fatiguer Dieu par sa prière, tant il importe de tout faire pour Dieu. Je veux parler du pharisien. Si Phinées, homicide, se rendit agréable à Dieu, le pharisien l'offensa sinon par sa prière, du moins par ses dispositions en priant, et il fit une chute profonde. Lorsque nous n'agissons pas pour Dieu, notre action, serait-elle spirituelle, nous causera les plus grands dommages ; mais si nous agissons pour Dieu, notre action, serait-elle matérielle, nous procurera les plus précieux avantages, puisque nous l'accomplissons avec un cœur rempli d'amour pour notre Maître. Quoi de plus horrible et de plus grave que le meurtre ? Cependant, pour l'avoir commis, Phinées reçut la justice.

Quelle justification sera la nôtre, à nous qui prétendons qu'il est impossible de tirer parti de tout et de faire toutes choses pour Dieu, en présence de l'avantage qu'un homme a retiré d'une telle action ? Appliquons-nous sérieusement, durant toute notre vie nous pourrons nous livrer à ce négoce spirituel, et quand nous aurons à vendre, et quand nous aurons à acheter, par exemple, si nous ne demandons rien au delà du juste prix, si nous ne tenons pas compte de la cherté des subsistances, et si nous en distribuons alors aux pauvres. « Maudit soit, est-il écrit, celui qui fait enchérir le blé.» Proverb., XI, 26.

Mais laissons de côté ces énumérations, car il est facile de tout expliquer par un seul exemple. De mème que les ouvriers, lorsqu'ils ont un mur à construire, tendent un cordeau d'un angle à l'autre, avant de bâtir, pour que la surface n'en soit pas irrégulière, de même, nous aussi, servons-nous en guise de cordeau de cette parole de l'Apôtre; « Soit que vous mangiez , soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »I Corinth., X, 31. Lors donc que nous prions, que nous jeûnons, que nous accusons ou que nous défendons, que nous nous livrons à l'éloge ou au blâme, qu'il nous faille entrer ou sortir, acheter ou vendre, nous taire ou discourir, quoi que nous ayons à faire, faisons-le pour la gloire de Dieu ; et s'il s'agit de choses sans rapport avec ce but, tenons-nous-en éloignés, soit par nos actes, soit par nos paroles. En quelque lieu que nous nous trouvions, emportons avec nous cette sentence, gravons-la dans nos cœurs, qu'elle soit pour nous un soutien puissant, une armure, une défense, un trésor précieux, afin que, dirigeant toutes nos paroles, tous nos actes, toutes nos préoccupations vers la gloire du Seigneur, nous obtenions et en ce monde, et après cette vie, la gloire qu'il dispense. «Je glorifierai, nous dit-il, ceux qui me glorifient. » Reg., I, 30. Glorifiez-le donc, non pas seulement en paroles, mais par votre conduite ; glorifiez-le continuellement avec le Christ notre Dieu, car à lui appartiennent gloire, honneur, adoration, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Amen.