Saint Jean Chrysostome

Homélie 43 sur la Genèse

Les deux anges vinrent à Sodome sur le soir.

1. Comme une prairie verdoyante étale à nos yeux des fleurs multiples et diverses, ainsi la divine Ecriture nous déroule le tableau des vertus pratiquées par les justes, non pour que nous en respirions un instant le parfum comme celui des fleurs, mais bien pour que nous y trouvions une utilité permanente. Quand nous cueillons des fleurs matérielles, elles se flétrissent bientôt dans nos mains et perdent leur beauté avec leur arôme. Il n'en est pas de même ici quand une fois nous avons oui raconter les vertus des justes, quand nous les avons déposées dans le trésor de notre mémoire, nous pouvons continuellement jouir de leur bonne odeur si nous le voulons.

« Les deux anges vinrent à Sodome sur le soir. » Genes., XIX, 1. -- Pourquoi ce début, pourquoi ces expressions ? Après avoir été reçus sous la tente du Patriarche, ils s'en étaient éloignés, tandis que Dieu lui-même, dans la sollicitude et la tendresse de son amour, se montrant sous l'apparence d'un homme, était resté à s'entretenir avec le Patriarche ; comme nous l'avons dit hier, pour nous apprendre quelle était sa patience et quelle était aussi la charité de son serviteur ; et les deux anges se dirigeaient vers Sodome. Voilà pourquoi l'Ecriture poursuivant son récit, nous dit maintenant : « Sur le soir les deux anges vinrent à Sodome, » pour accomplir évidemment ce qui leur était ordonné.
Et remarquez la précision des détails signalés par le texte; il va jusqu'à nous marquer l'heure où ces messagers célestes arrivèrent: « Sur le soir.» - Pourquoi cette circonstance nous est-elle signalée ? Pourquoi les anges vinrent-ils à pareille heure ? --C'est pour faire mieux ressortir l'hospitalité de Lot.

De même que nous avons vu le Patriarche assis au milieu du jour devant la porte de sa tente, guetter les voyageurs, se tenir en quelque sorte à l'affût, et puis laisser éclater sa joie lorsque la chasse était fructueuse et qu'il introduisait chez lui les étrangers; de mème son neveu, connaissant toute la perversité des habitants de Sodome, les étrangers ; de mème son neveu, connaissant toute la perversité des habitants de Sodome, demeurait jusqu'au soir aux aguets et ne quittait pas mème alors son poste, de peur de manquer l'occasion d'exercer l'hospitalité, tel qu'un homme qui craint de perdre un trésor.

Lot était vertueux au milieu d'une foule corrompue

En vérité, on ne peut pas assez admirer la vertu de ce juste : vivant au milieu d'une foule profondément corrompue, non seulement il ne se laisse pas abattre, mais il montre encore une vertu toujours croissante. Il est bien permis de le dire, tous se précipitaient vers les abîmes, lui seul marchait dans le droit chemin. Où sont après cela, ceux qui prétendent qu'on ne saurait au sein des multitudes pratiquer la vertu, qu'elle exige une profonde retraite, le séjour des montagnes ; qu'un homme placé à la tête d'une maison, chargé d'une femme, ayant des enfants et des serviteurs à diriger, doit désespérer d'être vertueux ? Qu'ils considèrent ce juste : il a une femme, des enfants, des serviteurs ; il vit de plus dans une populeuse cité, parmi des hommes plongés dans tous les désordres ; et comme une étincelle qui brille au milieu de l'Océan, et qui , loin de s'éteindre , répand une clarté de plus en plus vive, la vertu de Lot se maintient avec le mème éclat parmi les flots de cette corruption.

La vertu après la mort ne nous servira plus à rien

Si je parle ainsi, ce n'est pas certes que j'interdise aux fidèles de s'éloigner des villes, d'aller habiter les montagnes et les déserts ; je veux seulement établir que la vie commune n'est pas un obstacle à la vertu, quand on sait être vigilant et sobre. Le lâche et le paresseux ont beau se retirer dans la solitude; elle ne leur sert de rien, par la raison que la vertu dépend, non du séjour qu'on habite, mais des sentiments et des mœurs : à son tour, l'homme vigilant et sobre peut vivre au milieu des cités sans en recevoir aucune atteinte. Je voudrais bien qu'à l'exemple de ce juste, les hommes vertueux vécussent dans les villes et qu'ils fussent là comme un salutaire ferment pour les autres, en les animant de leur propre ardeur. Mais, comme cela nous paraît bien difficile, inspirons-nous du moins de cette autre leçon : « La figure du monde passe, » I Corinth., VII, 31, la vie présente sera bientôt écoulée ; et, si maintenant que nous sommes dans la lice, nous n'abordons pas les labeurs de la vertu, nous ne fuyons pas les pièges de l'iniquité, c'est en vain que plus tard nous voudrons revenir à nous-mêmes ; le repentir ne nous sera plus d'aucune utilité.

Ce n’est que pendant le cours de la vie présente, en effet, que nous pouvons profiter des avantages de la pénitence, y laver nos péchés, nous y réconcilier avec Dieu; si nous laissons passer ce temps, si la mort vient à nous surprendre, le repentir dont nous serons alors saisis ne nous servira plus de rien. Pour vous en convaincre, écoutez cette parole du Prophète : « Mais dans l'enfer qui pourra vous confesser ?» Et encore : « Le frère ne nous rachètera pas, l'homme nous rachètera-t-il ? » Psalm. vI, 6; XVIII, 8. Là, plus personne, dit-il, qui puisse arracher au supplice celui que sa propre négligence a perdu, ni frère, ni père, ni mère. Et que dis-je ? Non seulement ceux qui nous sont unis par de tels liens ne pourront rien pour nous, mais les justes eux-mêmes dont le crédit est si grand auprès de Dieu, ne sauront alors réparer les tristes résultats de notre indolence actuelle. Il est écrit : « Quand bien mème Noé Job et Daniel se présenteraient, ils ne sauveraient pas leurs fils et leurs filles. » Ezech., XIV,20.

Combien terribles sont ces menaces, et combien significatifs sont les noms des justes signalés ici ! Chacun à son époque, ils eurent le bonheur de contribuer au salut de leurs semblables : Noé, lorsque le déluge universel fut déchaîné sur la terre, sauva sa femme et ses enfants; Job couvrit ses amis de sa protection ; Daniel arracha beaucoup d'hommes à la mort, lorsque ce roi barbare, voulant des choses qui dépassaient les forces de l'humanité, s'en allait exterminer les Chaldéens, les Mages et les Gazaréniens.

2. 

La vertu de nos ancêtres nous est inutile si nous ne les imitons pas

C'est afin de nous bien persuader qu'il n'en est pas ainsi dans le siècle à venir et que les hommes les plus vertueux, les plus puissants auprès de Dieu, ne sauraient désormais soustraire au châtiment mérité les êtres mème les plus chers, que l’Ecriture cite les noms de ces justes : elle veut ainsi nous inspirer une salutaire frayeur et nous apprendre que nous devons uniquement fonder l'espoir de notre salut sur les bonnes œuvres et la grâce divine, qu'il ne faut pas s’enorgueillir des vertus de ses ancêtres quand on est soi-même plongé dans le vice, ni compter sur des appuis étrangers, faute de notre propre zèle. Si nous avons des parents illustres par leurs vertus, nous n’avons qu’une chose à faire : les imiter ; et si le contraire a lieu, lieu, si nous avons reçu le jour d'une famille où la vertu soit peu en honneur, ne croyons pas que cela puisse nous causer un véritable dommage, pourvu que nous acceptions nous-mêmes les labeurs de la vertu. Non, dans ce cas, nul mal ne peut en résulter pour nous ; c'est pour ses propres œuvres que chacun sera couronné ou condamné, ainsi que l'enseigne le bienheureux Paul : « Et de la sorte chacun recevra selon ce qu'il aura fait dans cette vie corporelle, que ce soit le bien, que ce soit le mal; » et dans un autre passage : « Dieu rendra à chacun selon ses œuvres. » II Corinth., V, 10; Rom. II, 6.

Mais revenons à la suite de notre discours. «Sur le soir les deux anges vinrent donc à Sodome.» Cette circonstance du temps fait admirablement ressortir la vertu du juste. Oui, le soir étant déjà venu, il attendait encore, il se tenait là ; n'ignorant pas le gain qui résulte de l'hospitalité et ne voulant pas s'en priver lui-même , il montrait cette persévérante ardeur, il ne s'éloignait mème pas avec le jour. Voilà ce que c'est qu'une âme énergique et fervente : aucun obstacle ne saurait l'empêcher d'accomplir son œuvre; bien plus, ces obstacles l'excitent encore davantage et ne font qu'ajouter à la vive flamme de son amour « Dès que Lot les aperçut, il se leva pour aller à leur rencontre. »

Hospitalité et humilité de Lot

Qu’ils écoutent ces hommes qui repoussent avec tant de barbarie des voyageurs demandent un asile, implorant avec larmes leur commisération et leur pitié. Le juste n'attend pas, remarquez-le bien, que les étrangers soient arrivés jusqu'à lui ; mais, à l'exemple du Patriarche, ne sachant pas mieux que lui qui étaient ces étrangers et ne voyant en eux que des voyageurs ordinaires, il s'élance néanmoins, il ne peut modérer les transports de sa joie, comme s'il venait de mettre la main sur un riche trésor longtemps désiré. « Les ayant donc aperçus, il se leva pour aller à leur rencontre et se prosterna devant eux la face contre terre. » Il rendait grâces à Dieu de ce qu'il lui ménageait cette visite. Quelle admirable vertu ! Aux yeux du juste, c'était un grand bienfait qu'il recevait de Dieu dans la personne de ces hommes ; il était au comble de ses désirs en les introduisant dans sa maison. Ne me dites pas : Mais c'étaient des anges. - Songez donc qu'il n'en savait encore rien, et qu'il éprouvait de tels sentiments en croyant recevoir des hommes, des voyageurs inconnus. « Il leur dit : Venez, mes seigneurs entrez dans la maison de votre serviteur, reposez-vous et lavez vos pieds, et demain quand le jour aura reparu vous poursuivrez votre voyage. » Genes., XIX, 2.

3. Ces paroles suffisent bien pour manifester la vertu cachée dans l'âme du juste. Peut-on ne pas admirer l'humilité profonde et le zèle ardent qu'il fait éclater dans l'exercice de l'hospitalité ? C’est un homme honorable, d'une race distinguée, vivant dans l'opulence, à la tête l'une grande maison, qui donne ce titre de seigneurs à des voyageurs qu'il ne connaît pas, d'une humble condition, comme il pouvait le penser, à de simples étrangers qui n'étaient rien pour lui, et il ajoute : « Entrez dans la maison de votre serviteur et reposez-vous. » La nuit approche. Accordez-moi cette faveur, venez dans une maison, qui sera la vôtre, vous délasser des fatigues du jour. Je ne vous promets rien de grand : « Lavez vos pieds meurtris par la longueur de la route, et puis, quand le jour aura reparu, vous reprendrez votre voyage. Ne me refusez pas cette grâce, ne repoussez pas mes supplications. » Et ils répondirent : «Non ; mais nous resterons sur la place publique.» Après les vives instances qu'il avait faites, leur refus ne le décourage pas , il ne renonce pas à son dessein; il est loin d'agir comme nous le faisons trop souvent : lorsqu'il nous arrive d'engager quelqu'un et que nous le voyons se refuser à nos premières avances, nous n'insistons pas ; ce qui arrive parce que nous acquittons sans zèle et sans amour une sorte de dette, et surtout parce qu'il nous suffit de pouvoir dire pour notre justification que nous avons fait notre devoir.

En voyant donc eux-mêmes le juste témoigner cette ardeur et poursuivre son but avec cette persistance, « ils se rendirent à ses vœux. ils entrèrent dans et sa maison. Lot leur servit un repas, ayant fait cuire des pains azymes, et ils mangèrent avant d'aller prendre leur repos, » Ibid., 3-4. Vous remarquerez encore ici que la véritable hospitalité se démontre, non par la somptuosité de la table, mais par la générosité du cœur. A peine a-t-il réussi à les introduire dans sa maison qu'il remplit à leur égard tous les devoirs d'un hôte : lui-mème se met à les servir, leur présente la nourriture ; il n'est pas d'attention ni d'hommage qu'il ne leur prodigue, les regardant toujours comme des hommes et des voyageurs.

« Or les habitants de Sodome, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, tout le peuple ensemble, entourèrent bientôt la maison ; ils appelèrent Lot et lui dirent : ‘Où sont les hommes qui sont entrés chez vous cette nuit ? Amenez-les ici, afin que nous les connaissions’. » Ibid., 4-5. Ne passons pas légèrement sur de telles paroles, mes bien-aimés ; comprenons bien, non seulement la fureur indigne de tout pardon qui transporte cette multitude, mais encore l'éminente vertu que le juste devait posséder ; on se demande comment il a pu la conserver au milieu de ces bêtes immondes, comment il n'avait pas fui ce séjour, comment il s'entretenait encore avec de tels monstres.

Comment ? Je vais le dire. Le souverain Maître de l'univers, sachant d'avance à quelle étrange corruption ils devaient descendre, avait permis que le juste vint habiter leur cité, pour devenir, s'il était possible, un médecin capable de guérir leurs plaies. Il voit que le mal résiste à ce remède, ou plutôt que les malades refusent la guérison ; mais il ne les abandonne pas pour cela. Tel se montre un bon médecin : quand bien mème il s'aperçoit que la maladie triomphe de son art, il ne déserte pas son poste, il continue ses soins, dans la pensée que le temps pourra lui venir en aide et ménager à son art un triomphe inespéré ; ou bien, s'il n'obtient pas autre chose, c'est afin de pouvoir dire, pour sa complète justification, qu'il n'a rien omis de ce qui était en son pouvoir. C'est assurément ce qui eut lieu dans cette circonstance.

Le juste qui vivait au milieu de tels hommes, et qui là se maintint avec tant de fermeté dans les voies de la justice, faisait éclater une grande philosophie ; eux par là même devenaient de plus en plus indignes de pardon, puisque, bien loin de renoncer à leurs désordres, ils allaient toujours en les aggravant. Voyez plutôt : « Ils entouraient la maison, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, tout le peuple ensemble. » Parfait accord dans le mal, égale fièvre de corruption, perversité qui dépasse toute parole et repousse toute pitié ! «Depuis l'enfant jusqu'au vieillard.»
Ce n'est pas la jeunesse seulement qu'une telle fureur emporte, c'est l’âge même le plus avancé, en un mot, « tout le peuple ensemble.» Ils ne rougissaient pas d'une aussi profonde ignominie, d'une aussi grande scélératesse, ils ne pensaient pas à l'œil qui ne se ferme jamais, ils étaient sans égard pour le juste, sans respect pour l'hospitalité qu'il exerçait en ce moment et pour les hôtes eux-mêmes ; n'éprouvant plus aucune honte à front découvert, pour ainsi dire, parlant sans détour le langage de la passion, ils appellent le juste et lui disent : « Où sont les hommes qui viennent d’entrer chez vous ? Faites-les sortir et qu’ils nous soient livrés. »

4. Allons plus loin, et nous verrons briller de plus en plus la vertu de notre juste. «Etant venu vers eux sous le portique, il ferma la porte derrière lui, et leur dit...» Ibid., 6. Quelle crainte il témoigne, comme il tremble pour la sécurité des étrangers ! Ce n'est pas en vain qu'il ferme la porte derrière lui ; connaissant la frénésie de ce peuple infâme, comprenant à quels excès il pourrait se porter, il prononce cette parole : « Non, je vous en conjure, frères. » Etonnante générosité, humilité incomparable ! Voilà bien la véritable vertu, de parler avec une telle douceur à de tels êtres. En effet, quand on veut guérir un malade ou calmer un furieux, on ne doit pas agir avec colère ni même avec trop de rigueur. Remarquez encore qu'il appelle frères ceux qui vont à ce point se dégrader ; il veut réveiller leur conscience et les détourner de ce crime abominable. «Non, mes frères, ne vous rendez pas coupables de ce fait.» Ne cherchez pas les moyens de l'accomplir, chassez de votre crime abominable. «Non, mes frères, ne vous rendez pas coupables de ce fait.» Ne cherchez pas les moyens de l'accomplir, chassez de votre esprit une semblable pensée, ne flétrissez pas ainsi votre nature, ne vous emportez pas à de tels excès ; si vous ne voulez pas mettre un frein à vos passions furieuses; je préfère que vous commettiez un crime moins affreux. «J'ai deux filles qui n’ont pas encore été mariées. » Ibid., 8. Elles n'ont pas quitté ma maison, elles sont dans tout l'éclat de la jeunesse et de la pureté ; mais, plutôt que de trahir mes hôtes, j'exposerai mes filles au déshonneur, je consentirai à la dégradation de ma famille. « Seulement ne faites rien d'inique contre ces étrangers, puisqu'ils reposent sous mon toit.» Je les ai priés, je les ai forcés d'entrer dans ma maison ; pour que l'iniquité dont ils seraient la victime ne retombe pas sur moi, pour que je ne sois pas complice des outrages qu'ils auraient à subir, je dois les délivrer de vos mains, au prix même de mes enfants.

Quel étrange héroïsme ! c'est le suprême degré de l'hospitalité. Que pourrait-on dire qui fût capable d'exprimer le dévouement d'un homme consentant à la perte de ses propres enfants pour protéger ses hôtes et les soustraire à la dépravation de ce peuple ? Voilà donc un père qui fait le dernier des sacrifices qu'il puisse s'imposer à ce titre, et cela pour des voyageurs inconnus, je le répète : nous, au contraire, voyant souvent nos frères tomber dans l'abime de l'iniquité et sur le point d’être dévorés par le démon, nous ne daignons pas leur adresser un conseil, un avertissement, pas même une parole, dans le but de les arracher au mal et de les ramener à la vertu. Quel moyen de justification nous restera-t-il si, en présence de cet exemple du juste, nous agissons avec une pareille insensibilité vis-à-vis de nos frères, si nous continuons à répéter ces froides et inutiles excuses : Qu'ai-je de commun avec lui ? Il n'est pas à ma charge, je n'ai pas à répondre de son sort.

- Que dites-vous, ò homme ? Vous n'avez rien de commun avec lui ? Mais il est votre frère, il a la même nature que vous, vous avez un commun Maître, quelquefois même vous allez vous asseoir au même banquet, j'entends le banquet redoutable et mystique de la religion ; et vous dites : Je n'ai rien de commun avec cet homme, et vous passez à côté de lui sans pitié, et vous ne lui tendez pas la main après sa chute ! La loi commandait aux Juifs de s'employer à relever la bête de somme d'un ennemi même quand elle venait à tomber, et vous, vous rencontrez votre frère blessé par le démon et gisant, non sur la terre, mais dans la fosse du péché, et vous n’essayez pas de l'en retirer par vos exhortations, vous ne l'avertissez pas par vous-même, vous n’appelez pas les autres au secours pour tenter ensemble d'arracher à la gueule du monstre et de rappeler à sa première dignité ce membre de notre corps, ne serait-ce que dans l'espoir d’obtenir, dans le cas où vous tomberiez à votre tour, ce qu’à Dieu ne plaise, dans les filets de l’ennemi de votre salut, que d’autres viennent à votre aide et vous délivrent des mains du diable !

5. Marchons donc, je vous en supplie, sur les traces de ce juste, et, faudrait-il même courir un danger pour travailler au salut de notre frère, ne reculons pas ; un semblable danger ne peut que contribuer à notre salut et nous être même un sujet de confiance. Voyez cet homme s'opposant seul à cette conspiration unanime pour le mal, montrant une douceur égale à son courage. Et cependant il ne peut pas calmer les fureurs de la multitude. Après les paroles qu'il a prononcées, après qu'il a témoigné tant de condescendance et qu'il est allé jusqu'à livrer en quelque sorte ses filles au déshonneur, du moins par la parole, que lui dit-on ? « Retire-toi.» Terrible ivresse, délire effrayant !

Voilà bien les inspirations dépravées et le hideux aspect de la concupiscence; quand une fois elle a triomphé de la raison, elle perd de vue toute pudeur, elle s'abandonne à tous les excès sans aucune honte et comme dans la rage d'un combat nocturne. « Retire-toi, s'est-on donc écrié ; en t'accueillant comme étranger, t'avons-nous aussi reçu comme juge ? Nous te maltraiterons encore plus que tes hôtes. » Vous avez entendu le langage plein de douceur que le juste leur a tenu ; et maintenant vous entendez avec quelle férocité on lui répond. On dirait vraiment qu'ils sont possédés et conduits par le démon, à voir comment ils se conduisent envers un homme aussi bon et ce qu'ils lui disent : «Nous t'avons accueilli comme étranger ; t'avons-nous aussi reçu comme juge? » Nous t'avons permis d'habiter notre ville ; te croirais-tu le droit d'y commander ? O comble de dépravation ! Ils auraient dû rougir, ils auraient dû respecter le conseil du juste; mais tels que ces malades dont la raison est égarée et qui tournent leur fureur contre le médecin, ils disent encore: « Nous te maltraiterons encore plus que tes hôtes. « Si tu ne gardes pas le silence, tu sauras qu'en te mêlant de les protéger, tu n'auras rien obtenu, si ce n'est de reporter le danger sur ta tète et de te perdre pour eux. « Or, ils faisaient la plus grande violence à Lot.»

Ne vous lassez pas d'admirer sa force d'âme, la résistance qu'il oppose à cette foule insensée. «Et ils s'approchèrent pour briser la porte.» En sortant, vous vous en souvenez, et dans la prévision de ce qui allait se passer, Lot avait fermé la porte derrière lui ; et voilà pourquoi, dans l'ivresse du crime, impatients de tout sage conseil, ces hommes se portent à la violence et s'efforcent de la briser. Mais les faits avaient déjà suffisamment démontré la vertu du juste et sa généreuse sollicitude pour les étrangers abrités sous son toit, en même temps que l'accord de tout ce peuple dans le mal. Les mystérieux voyageurs se dévoilent alors : ayant vu leur hôte s'acquitter aussi pleinement de son devoir, ils manifestent leur puissance et viennent au secours d'un homme battu par tous ces flots mutinés. « C'est pourquoi, continue l'Ecriture, les étrangers étendirent la main pour attirer Lot dans la maison et refermèrent les portes ; de plus ils frappèrent de cécité tous ceux qui se tenaient devant cette porte, depuis le plus petit jusqu'au plus grand; et dans leur trouble ils ne savaient plus la retrouver. » Genes., XIX, 10-11. Voyez-vous comme le juste est récompensé de son hospitalité et comme ces impies sont punis de leur audace ? « Ils attirèrent donc Lot dans la maison, dont ils refermèrent la porte ; de plus ils frappèrent de cécité tous ceux qui se tenaient devant cette porte. » Frappés d’aveuglement dans leur âme, ils le furent aussi dans leur corps. C’était pour leur montrer que la vision corporelle est inutile, quand on a perdu celle de l’esprit.

Le juste respire enfin, il comprend quels sont les hôtes qu'il a reçus et quelle est la grandeur de leur puissance. « Et ceux-ci lui dirent : Avez-vous dans cette ville un gendre, des fils ou des filles, quelqu'un qui vous soit cher ? » Ibid. , 12. C'est ainsi qu'ils témoignent leur reconnaissance, en sauvant en faveur de Lot tous ceux de sa famille. -Avez- vous un être cher dans cette ville, quelqu'un que vous désiriez sauver, quelqu'un que vous connaissiez, étranger aux abominations de ce peuple, « emmenez-les loin de ce lieu, » loin de cette contrée ; entraînez-les dans votre fuite ; « car nous allons détruire cette cité. » Ibid., 13. Ils en disent ensuite la cause, voulant manifester au serviteur de Dieu toute la vérité : « Car leurs clameurs, ajoutent-ils, sont montées devant le Seigneur, et le Seigneur nous envoie pour les exterminer. » C'est ce qu'il avait dit lui-mème au patriarche Abraham : « Les clameurs des habitants de Sodome et de Gomorrhe se sont multipliées devant moi. Leur cri, disait-il encore, s'est élevé devant le Seigneur. Genes., XVIII, 20.

6. 

Maladie terrible des Sodomites

La perversité de ces hommes a dépassé toutes les bornes, incurable est leur maladie, leur blessure ne laisse aucun espoir de guérison ; et c'est pourquoi le Seigneur nous envoie pour les exterminer. Voilà bien ce que David dira plus tard : « Des esprits il fait ses anges, et la flamme est le ministre de sa volonté. » Psalm. CII, 4. - Puisque nous venons pour détruire cette contrée la terre elle-même devant subir le châtiment mérité par les iniquités de ceux qui l'habitent, hâte-toi de sortir d'ici.

Dès qu'il eut entendu ces paroles et compris dans quel but étaient venus ces voyageurs, des hommes en apparence, des messagers divins en réalité, chargés d'exécuter les ordres du souverain Maître de l'univers, « Lot sortit pour parler à ses gendres, à qui ses filles étaient promises et qui les avaient acceptées. » Genes., XIX , 14. Peu d'instants auparavant il disait cependant à ce peuple infâme : « J'ai deux filles qui ne sont pas encore mariées. » Comment peut-on dire après cela qu'il avait «des gendres, à qui ses filles étaient promises et qui les avaient acceptées ?» Ne pensez pas qu'il y ait contradiction entre ces deux textes. C'était l'usage chez les anciens que les fiançailles fussent faites longtemps avant le mariage, souvent mème que les époux habitassent ensemble et avec les parents. C'est ce qu'on voit encore en beaucoup de pays. Cela nous explique pourquoi l'Ecriture peut parler des gendres de Lot, de ceux « qui avaient accepté ses filles; » un mutuel consentement existant d'avance justifie ce langage. « Et il leur dit : Levez-vous, et sortez de ce lieu ; car le Seigneur va détruire cette ville. Et cette parole ne parut à ses gendres qu'une plaisanterie.»

Voyez-vous comme ceux-là étaient également infectés de ce funeste levain ? Aussi, pour délivrer le juste de tout contact avec de tels hommes, Dieu ne permit pas qu'ils s'unissent aux filles de Lot ; il les enveloppa dans la ruine commune, tandis que le juste et ses filles fuyaient en même temps cette union et ce désastre. Donc, lorsqu'ils entendirent ces terribles menaces, ils en firent un objet de risée, ils prirent pour une moquerie ce qu'on venait leur dire.

Mais le juste accomplissait son devoir : il leur avait promis ses filles, et dès lors il voulait les soustraire à la catastrophe. Ils refusèrent de l'écouter et de rompre avec leurs funestes habitudes; ils apprirent bientôt à leurs dépens combien ils avaient eu tort de repousser les conseils du juste. « Dès que le jour eut paru, les anges pressèrent Lot en lui disant : Levez-vous, prenez vite votre femme et vos deux filles, et partez de peur que vous ne soyez enveloppés dans le châtiment qui va frapper les iniquités de cette ville. » Ibid. 15-16. -Ne perdez pas un instant, la mort va fondre sur eux. Sauvez-vous rapidement avec votre femme et vos filles. Ceux qui sont demeurés sourds à votre avertissement vont partager le sort de ce peuple. Hâtez-vous donc, dérobez-vous à la colère céleste, provoquée par tant d'iniquités. « Et la famille fut dans le trouble,» en entendantes paroles ; Lot, sa femme et ses filles étaient dans le trouble de la frayeur, ils tremblaient à la pensée des malheurs prêts à fondre sur la terre. Et voilà pourquoi, poussant plus loin leur sollicitude, « les anges prirent le juste par la main. » L'Ecriture ne s'arrête plus à nous les présenter comme des hommes ; elle leur restitue leur nom d'anges, parce qu'ils sont en voie d'accomplir leur redoutable ministère. « Ils prirent donc le juste par la main, ainsi que sa femme et ses filles, le Seigneur voulant les épargner. » En leur prenant ainsi la main, ils leur raffermirent le cœur, ils ranimèrent leurs forces que la peur avait ébranlées. « Et, les emmenant au dehors, ils dirent : Sauver votre âme, ne regardez pas derrière vous, ne vous arrêtez pas dans un lieu voisin, allez-vous en sur la montagne, de peur d'être pris dans le commun désastre. » Ibid., 17. Puisque nous vous séparons de ces impies, ne portez pas vos regards en arrière, ne cherchez pas à voir ce qui va leur arriver, éloignez-vous rapidement de cette ville, afin d’échapper au châtiment qu’elle va subir.

Mais craignant de ne pas pouvoir atteindre le lieu qui lui était désigné par les célestes messagers et parvenir à la montagne, le juste dit : «Je vous en prie, Seigneur, puisque votre serviteur a trouvé grâce devant vous et que vous avez manifesté votre miséricorde. afin de me sauver la vie, achevez votre œuvre ; je ne pourrai pas trouver le salut sur la montagne, où le mal me surprendra et où je mourrai. Voici tout près une ville où je puis me réfugier ; elle est petite ; mais j y trouverai une protection, et la vie me sera conservée à cause de vous. » Ibid., 18-20. Après la résolution que vous avez prise de me sauver, comme je n'aurais pas la force de gravir le sommet de la montagne, poussez encore plus loin votre compassion et donnez-moi une nouvelle preuve d'amour en allégeant ma peine. Pour que je ne sois pas enveloppé dans leur châtiment, pour que je ne périsse pas avec eux, réservez pour moi cette petite ville du voisinage. Tout humble qu'elle est, je pourrai désormais y vivre en toute sécurité. « Et l’ange lui répondit : Mes yeux se sont abaissés avec amour sur ton visage, et je ne détruirai pas sur ta parole la ville pour laquelle tu m'as prié.» Ibid., 21. Ta prière est exaucée, je ferai ce que tu demandes et je sauverai cette ville à cause de toi. «Hâte-toi donc, réfugie-toi dans ce séjour, et sauve-toi ; » la justice ne commencera pas son œuvre que tu n'y sois parvenu. « Je ne pourrai rien faire, ajoute-t-il, avant que tu sois entré dans cet asile. » Ibid., 29. J'ai à cœur ton salut, j'attendrai que tu sois en sureté, et c'est alors seulement que j’infligerai la peine aux coupables. «Le soleil se levait donc sur la terre, et Lot entra dans Ségor. » Ibid., 23. Au lever du soleil, il arriva dans cette ville, et, dès qu'il y fut entré, la vengeance de Dieu éclatait sur les autres. « Le Seigneur, poursuit l'Ecriture , fit tomber du haut du ciel une pluie de soufre et de feu sur Sodome et Gomorrhe; il bouleversa de fond en comble ces villes et toute la contrée populeuse qui les entourait, avec tous les habitants et tout ce qui germait sur la terre. » Ibid., 24-25.

Ne vous étonnez pas, mon bien-aimé , d'un tel langage, c'est celui des Livres saints; ils ont coutume en pareil cas de s'exprimer de la sorte, et vous en voyez ici un exemple de plus. « Le Seigneur fit tomber du haut du ciel une pluie de soufre et de feu.» Elle veut dire par là que le Seigneur exerça sa vengeance contre les villes coupables, que non seulement il les bouleversa avec toute la contrée environnante, mais qu'il fit périr encore tous les habitants et toutes les productions de la terre. Puisque les hommes, semble-t-il dire, ont produit avec tant d'abondance des fruits d'iniquité, je détruis jusque dans leur racine tous les fruits de la terre, si bien que cette destruction soit un perpétuel avertissement pour les générations futures : la stérilité mème du sol ira dans l'avenir apprendre à tous quelle fut la perversité de ceux qui l'habitèrent. Là jaillit à vos yeux le contraste frappant entre la vertu et le vice : le juste sauvé, les méchants emportés par un commun désastre, celui-là sauvant ses filles et même une ville par un effet de sa vertu, ceux-ci ne périssant pas seuls non plus, n'étant pas seuls exterminés, mais rendant la terre elle-mème désormais stérile par l'excès de leur corruption. « Et sa femme, est-il ajouté, regarda derrière elle, et fut changée en une colonne de sel. » Ibid., 26. Elle avait entendu les anges recommander au juste de ne pas regarder en arrière et de fuir avec précipitation ; mais elle oublie cette parole et méconnaît cette défense : elle subit aussitôt la peine de sa lâcheté.

7. 

Soyons attentifs à de telles leçons, et redoublons de zèle pour notre salut, gardons-nous d'imiter les vices qui viennent de frapper nos regards. Imitons plutôt l'amour du juste pour l'hospitalité et toutes les autres vertus dont il nous a donné l'exemple, afin que nous ne soyons pas exposés au céleste courroux. Impossible de pratiquer l'hospitalité avec une âme libre et généreuse, sans y trouver un riche trésor. Ces justes des anciens temps ont par ce moyen largement obtenu les secours divins ; ainsi le Patriarche et Lot, croyant ne recevoir que des hommes, ont mérité de recevoir des anges et le Seigneur même des anges. Nous pouvons le recevoir à notre tour, si nous le voulons bien, puisque lui-même a dit : « Qui vous reçoit me reçoit. » Matth. , X, 40.

Voilà dans quelle pensée nous devons donner asile aux étrangers, sans faire attention à l'humble appareil dans lequel ils se présentent. Oui, si nous exerçons ainsi l'hospitalité, nous mériterons de recevoir de tels hôtes, hommes au dehors, anges par la puissance et la vertu ; gardons-nous seulement de nous livrer à des recherches indiscrètes, pour ne pas nous exposer à voir le trésor s'évanouir. Le bienheureux Paul, faisant allusion à ces mêmes justes nous dit comment ils furent honorés d'une semblable visite : « Ne perdez pas de vue l'hospitalité; en la pratiquant, quelques-uns ont reçu les anges le savoir. » Hebr. XIII. 1.