Saint Augustin

Les deux aumônes du Chrétien

1. 

Le Seigneur est insensible aux sacrifices des Juifs

La foudre vient d'éclater dans la nuée, le Seigneur a parlé par la bouche du prophète Isaïe, et vous avez dû trembler si vous n'êtes pas insensibles. Le langage est clair, il n'est pas nécessaire de l'expliquer, il faut plutôt le pratiquer. "Que m'importe, dit-il, la multitude de vos sacrifices ?" Qui jamais vous les a demandés ? C'est nous qu'il recherche, et non ce qui est à nous. Or le sacrifice du chrétien est l'aumône faite au pauvre, car c'est le moyen d'apaiser Dieu envers les pécheurs. Et si Dieu ne s'apaise envers eux, qui de nous ne sera condamné ? C'est donc par l'aumône que l'on se purifie des péchés et des fautes inséparables de cette vie.

Or on fait l'aumône de deux manières, en donnant et en pardonnant, en donnant le bien qu'on a et en pardonnant la mal qu'on souffre. Le Seigneur notre maître a présenté en peu de mots les divins enseignements à la terre, afin de les rendre plus féconds et moins onéreux ; ecoutez donc avec quelle précision il a parlé de ces deux sortes d'aumônes : "Pardonnez, dit-il, et on vous pardonnera ; donnez et on vous donnera." (Lc VI, 37-38). Pardonnez, et on vous pardonnera, voilà l'aumône du pardon ; donnez et on vous donnera, voulà l'aumône du don.

En faisant l'aumône du pardon, tu ne perds rien. Voilà un homme qui s'empresse d'implorer la clémence et tu lui pardonnes : qu'as-tu perdu ? Tu rentres eu contraire plus riche de charité. Quant à l'aumône que nous sommes obligés de faire en donnant aux pauvres, elle paraît plus difficile, car on se dépouille de ce que l'on a donné et de ce que l'on donnera.

2. 

Nous donnons à Dieu quand nous donnons au prochain

L'Apôtre cependant nous rassure de ce côté. "Selon les moyens de chacun, dit-il, non pour soulager les autres et pour vous surcharger." (II Cor VIII, 12-13). Que chacun examine donc ce qu'il peut, sans chercher à thésauriser sur la terre ; qu'il donne, car on ne perd pas ce que l'on donne. Que dis-je ? Non seulement on ne perd pas ce que l'on donne, mais il n'y a véritablement que ce que l'on donne que l'on ne perd pas. Quant au reste, si tu le possèdes en abondance sans le donner, ou tu le perds pendant la vie ou il t'échappe à la mort. En effet mes frères, à quoi ne nous porte pas la divine promesse ? "Pardonnez, dit-elle, et on vous pardonnera; donnez et on vous donnera." Donnez et on vous donnera. A qui s'adresse ce langage ? C'est Dieu qui parle aini à l'homme, l'immortel aux mortels, l'opulant père de famille aux mendiants. Ah ! Il ne reniera point ce que nous lui avons donné. Nous pouvons donc prêter à usure ; donnons à usure, mais donnons à Dieu et non à l'homme. C'est donner à celui qui est riche, c'est donner à celui qui nous a donné de quoi donner. Et pour des biens de vil prix, pour des biens frivoles, périssables, corruptibles et terrestres, il nous promet des biens éternels, incorruptibles, des biens que nous conserverons à jamais ; que dire davantage ? Il se promet lui-même. Si donc tu l'aimes, achète-le en t'adressant à lui-même. Et pour apprendre à te donner en retour, écoute-le, car il a dit : "J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'étais sans asile et vous m'avez recueilli; nu et vous m'avez vêtu; malade et vous m'avez visité; en prison et vous êtes venus à moi." (Mt XXXV, 35-40) Ils lui demandèrent alors : "Quand est-ce que nous vous avons vu placé dans ces extrémités et que nous vous avons secouru . " "Toutes les fois, répondra-t-il, que vous l'avez fait à l'un de mes petits frères, c'est à moi que vous l'avez fait." Si donc il nous donne du haut du ciel, il reçoit de nous sur la terre. Et toi tu prêtes en quelque sorte à usure dans un pays lointain. Tu donnes ici, là tu recevras : tu donnes ici des choses périssables, là tu recevras des choses qui dureront ternellement.

3. 

Les ennemis intérieurs sont les plus redoutables

Mais ne dis-tu pas à Dieu : "Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais ?" Nous venons en effet de chanter ces paroles et je sais avec quel gémissement tu t'écries : "Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais." Quel est en effet le mortel qui n'a point à souffrir de quelque homme mauvais ? Si donc tu dis de tout coeur : "Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais", regarde-toi premièrement toi-même avec toute l'attention possible. Quand tu as dit : "Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais", suppose que Dieu te demande : duquel ? Tu répondras : de Gaïus, de Lucius, de je ne sais quel autre ennemi. Mais reprendra le Seigneur : tu ne parles pas de toi ? Si je veux te délivrer de l'homme mauvais, il faut d'abord te délivrer de toi-même. Ce méchant te fait souffrir, garde-toi d'avoir à souffrir de ta propre méchanceté.

Examinons si cet homme mauvais trouve en toi matière à te tourmenter. Que te fera-t-il si tu n'es pas mauvais toi-même ! Ne te laisse ni dominer par l'avarice, ni fouler aux pieds par la concupiscence, ni briser par la colère. Voilà les ennemis intérieurs. Ne te blesse pas toi-même, et comment te nuira alors un mauvais voisin, un maître mauvais, un homme influent mauvais : comment te nuiront-ils ? Qu'ils te trouvent juste, qu'ils te trouve fidèle, qu'ils te trouvent chrétien : encore une fois, comment te nuiront-ils ? Comme les Juifs ont nui à Etienne. Mais en lui faisant du mal ils l'ont comblé de biens. Ainsi quand tu demandes à Dieu de te délivrer de l'homme mauvais, ne t'oublie pas, ne t'épargne pas, demande-lui de te délivrer de toi. Comment te délivrer de toi ? En effaçant tes péchés, en t'accordant des mérites, en te donnant la force de lutter contre les convoitises, en t'inspirant la vertu, en répandant en ton âme l'onction céleste pour triompher de tout plaisir terrestre. En te faisant ces grâces, Dieu te délivre de toi, et au milieu des maux passagers de ce siècle, tu attends avec confiance que le Seigneur vienne apporter les biens qui ne sauraient passer. C'est assez pour aujourd'hui.