Platon

Platon et le Christianisme

Saint AUGUSTIN explique dans le Livre VIII de son ouvrage "La Cité de Dieu", en quoi le platonisme et le christianisme ont des points communs et en quoi ils se distinguent.

1. Sans doute un chrétien exclusivement appliqué à l'étude des saintes Lettres peut ignorer le nom des platoniciens et ne pas savoir si la littérature grecque possède ces deux écoles ionienne et italique; cependant, il n'est pas à ce point sourd au bruit des choses humaines qu'il n'ait appris que le philosophe professe l'amour de la sagesse ou la sagesse même. Il se défie toutefois de ceux dont la philosophie repose sur les éléments du monde, sans remonter à Dieu, créateur du monde. Sa mémoire est fidèle à l'avertissement de l'apôtre : "Gardez-vous de vous laisser engager dans les filets de cette vaine philosophie qui ne s'attache qu'aux élements du monde." (Cor. 2, 8.) Mais il ne confondra pas tous les philosophes dans une même réprobation, car il entend l'apôtre lui dire de quelques uns d'entre eux : "Ce qui peut se connaître de Dieu, ils l'on connu : Dieu le leur a dévoilé. Car depuis la création du monde, l'oeil de l'intelligence voit par le miroir des réalités visibles les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité" (Rom. 1 19). Et quand l'apôtre parle aux Athéniens, ayant dit de Dieu une grande chose et que peu de ses auditeurs pouvaient entendre : "C'est de lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être"; il ajoute : "Et comme plusieurs de vos sages l'on dit..." (Act. 17, 28). Mais le chrétien sait aussi se défier de leurs erreurs.

Car au moment où l'apôtre enseigne que Dieu a dévoilé au regard de leur intelligence, par les réalités visibles, ses perfections invisibles, il ajoute qu'ils n'ont pas rendu à Dieu le culte légitime, décernant à d'indignes objets ces honneurs divins dus à lui seul : "Car ils ont connu Dieu sans le glorifier comme Dieu, sans lui rendre grâces. Ils se sont dissipés dans le néant de leurs pensées; et leur coeur s'est rempli de ténèbres. Se proclamant sages, ils sont devenus fous. Et cette gloire due au Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible; à des figures d'animaux, oiseaux, reptiles etc. " (Rom. 1 , 21). Romains, Grecs, Egyptiens, si fiers de leur vaine sagesse, l'apôtre les désigne ici. Nous en discuterons plus tard avec eux. Quant à cette vérité, où ils s'accordent avec nous, l'unité d'un Dieu créateur, incorporel, et au-dessus de tous les corps; incorruptible, et au-dessus de toutes les âmes; principe, lumière et bien de l'homme; cette vérité, qu'ils ont reconnue, assure à ces philosophes notre préférence sur tous les autres.

2. Il en est, parmi nos frères en la grâce de Jésus-Chist, qui s'étonnent d'apprendre, soit par entretien, soit par lecture, que Platon ait eu de Dieu des sentiments dont ils reconnaissent la conformité singulière à la vérité de notre religion. Aussi plusieurs ont pensé que, dans son voyage en Egypte, il entendit le prophète Jérémie, ou qu'il lut les livres des prophètes. J'ai moi-même émis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages (De doctrina christina II, 28-43). Mais une recherche chronologique plus exacte m'a prouvé que la naissance de Platon est d'un siècle environ postérieure au temps où prophétisa Jérémie, et que, depuis sa mort, après une vie de quatre-vingts ans, jusqu'à l'époque où Ptolémée, roi d'Egypte, demanda à la Judée les livres des prophètes qu'il fit interpréter par soixante-dix juifs hellénistes, on trouve à peu près un espace de soixante ans. Ainsi donc Platon n'a pu ni voir Jérémie, mort longtemps auparavant, ni lire les Ecritures qui n'étaient pas encore traduites en langue grecque. Si ce n'est peut être que dans sa passion pour l'étude, il parvint, autant que l'intelligence lui pouvait être donnée, à s'instruire des Ecritures, comme des livres de l'Egypte, non pas en les faisant traduire, ce qui n'est possible qu'à un roi, tout-puissant par les bienfaits ou par la crainte, mais en conversant avec des interprètes juifs; et ce qui favorise cette supposition, c'est qu'on lit au début de la Genèse : "Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre. Or la terre était une masse invisible et informe, et les ténèbres couvraient la surface de l'abîme et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux" (Gen. 1, 1). Et Platon, dans le Timée, où il traite de la formation du monde, prétend que dans cette oeuvre merveilleuse, Dieu unit ensemble la terre et le feu (Timée, 31 b.). Evidemment ici, le feu tient la place du ciel : sens assez conforme à cette parole de l'Ecriture : "Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre." Platon ajoute que l'air et l'eau furent les deux moyens de jonction entre les deux extrêmes, la terre et le feu ; et il est probable qu'il explique ainsi ce verset : "L'esprit de Dieu était porté sur les eaux". Peu attentif au sens que l'Ecriture donne à ces mots "esprit de Dieu", car l'air prend aussi le nom d'esprit, ne croirait-il pas qu'il s'agit ici des quatre élements ?

Ailleurs, il dit que le philosophe est l'homme épris de l'amour de Dieu. Et l'Ecriture n'est-elle pas toute brûlante de cet amour ? Enfin ce qui achèverait presque de me convaincre que les saints Livres n'étaient pas entièrement inconnus à Platon, c'est ce dernier trait. Lorsque l'ange porte à Moïse les paroles de Dieu, Moïse lui demande le nom de qui lui ordonne de marcher à la délivrance du peuple hébreu ; voici la réponse : "Je suis celui qui suis ; et tu diras aux enfants d'Israël : Celui qui est m'a envoyé vers vous." (Ex 3, 14). C'est dire qu'en comparaison de celui qui est vérité, parce qu'il est immuable, les créatures muables sont comme n'étant pas. Or c'est la ferme conviction de Platon, et il s'est particulièrement attaché à la répandre, et je doute que dans un ouvrage antérieur à Platon, on lise rien de semblable si ce n'est dans le livre où il est écrit : "Je suis celui qui suis ; et tu leur diras : Celui qui est m'a envoyé vers vous".

Mais où qu'il ait puisé ces vérités, dans les livres antiques, ou plutôt à cette lumière qui, selon la parole de l'apôtre, "leur a manifesté ce qui peut se connaître de Dieu naturellement, Dieu lui-même le leur a dévoilé : car depuis la création du monde, l'oeil de l'intelligence voit par le miroir des réalités visibles les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité". : ce n'est pas sans raison qu'entre tous les philosophes j'ai choisi les platoniciens pour débattre cette question de théologie naturelle : si, pour la félicité postérieure à cette vie, il convient de servir un seul Dieu ou plusieurs. Quant à celle-ci : pour les prospérités de la vie présente, vaut-il mieux servir un seul Dieu ou plusieurs ? Je crois l'avoir sufisamment discutée.