Saint Jean Chrysostome

Homélie 19 sur l'Epître aux Romains

Qu'est-il donc arrivé? C'est qu'Israël, qui cherchait la justice, ne l'a point trouvée; mais que ceux qui ont été choisis de Dieu l'ont trouvée et que les autres ont été aveuglés

1. L'Apôtre a dit que Dieu n'a point rejeté son peuple. Après avoir expliqué comment il ne l'avait pas rejeté, il a invoqué l'autorité des prophètes; par leur témoignage, il a démontré la réprobation de la majeure partie des Israélites. Cependant. pour ne pas assumer la responsabilité de cette sentence, les blesser trop dans le vif et paraitre acharné contre eux, il se rejette sur David et sur Isaïe, en ces termes : « Il est écrit : Dieu leur a donné un esprit d'assoupissement. » Mais il nous faut reprendre les choses de plus haut. Le témoignage d'Elie invoqué, la nature de la grâce définie, Paul ajoute : « Qu'est-il donc arrivé ? C'est qu'Israël n'a pas trouvé ce qu'il cherchait. » Ce langage exprime plutôt un doute qu'une accusation. Les Juifs se contredisent eux-mêmes en cherchant cette justice dont ils ne veulent pas en réalité. Ils sont donc de tout point inexcusables, et les biens qui leur ont été octroyés établissent clairement leur opiniâtreté.

« Ceux qui ont été choisis de Dieu l'ont trouvé» ces derniers condamnent formellement les autres. Le Christ disait dans le même sens : « Si je chasse les démons par Béelzébub, vos fils au nom de qui les chassent-ils ? Ils seront donc vos juges. Luc., XI, 19. Qu'on ne s'en prenne pas à la nature des choses, mais au mauvais vouloir des enfants d'Israël ; cela résulte du salut du petit nombre d'entre eux. Aussi l'Apôtre insiste-t-il sur ce point, et fait-il ressortir l'action de la grâce en même temps que la bonne volonté des élus. Il ne prétend pas, en parlant de la grâce, nier la liberté humaine; il prétend seulement donner une plus juste idée de la grandeur des biens que la grâce nous procure, et la part principale, quoique non exclusive, qui revient à la grâce dans l'oeuvre du salut. Nous disons bien, dans le cours ordinaire de la vie : Un tel a obtenu ceci, tel autre a trouvé cela, quand une bonne fortune leur est arrivée. Dans l'oeuvre du salut, la principale part doit être attribuée à la grâce de Dieu, non à nos efforts humains. « Les autres ont été aveuglés. » Paul ne craint pas de prononcer de sa propre voix la réprobation des autres. Jusqu'ici, c'était en invoquant l'autorité des prophètes qu'il l'avait affirmée ; maintenant, lui-même prononce la sentence. Toutefois, il ne se borne pas à l'appuyer sur son autorité personnelle; il l'appuie encore sur l'autorité d'Isaïe. Dès qu'il a dit : « Les autres ont été aveuglés, » il ajoute : « Selon le mot de l'Ecriture : Dieu leur a donné un esprit d'assoupissement. » Quelle est la cause de cet aveuglement ? Elle a été déjà exposée : la responsabilité en retombe sur les Juifs tout entière, ils en sont redevables à leur indomptable opiniâtreté. Les mots, « des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre» sont une accusation formelle contre leur criminelle obstination. Ayant des yeux qui leur permettaient de voir les prodiges du Sauveur, ayant des oreilles qui leur permettaient d'entendre son admirable doctrine, ils n'usèrent ni des uns ni des autres. Le mot, « il leur a donné, » n'exprime pas ici une action directe, mais une permission; le mot « assoupissement, » exprime une disposition de l'âme vers le mal, à laquelle il n'y a ni guérison ni changement possible. David disait ailleurs en ce sens : "Que ma gloire chante vos louanges, et que je ne cède pas à l'assoupissement ; Psalm., 13 ; à savoir, que je ne sois pas changé. De même que l'âme absorbée par la componction de la piété ne changera pas aisément de dispositions, ainsi en est-il de l'âme possédée par la componction, par l'assoupissement du mal; car la componction est un état qui fixe l'âme, qui la cloue en quelque façon dans une disposition déterminée.

C'est donc pour exprimer ce qu'il y avait d'irrémédiable dans l'état de leur coeur et de difficulté presque insurmontable pour un changement quelconque, que Paul parle de « l'esprit de componction ou d'assoupissement. »

Mais ils expieront rudement cette incrédulité : le Prophète leur annonce en effet les châtiments qui se sont réalisés et qui ont éclaté sur leur tête. « Que leur table soit pour eux un piége, qu'elle devienne pour eux une pierre d'achoppement et de scandale; » Psalm. LXVI, 23 ; que leurs plaisirs , que leurs biens s'évanouissent et disparaissent, qu'ils deviennent eux-mêmes de facile asservissement. Ce sera là pour eux la punition de leurs crimes ; car le Psalmiste continue : Que ce soit là leur salaire. Que leurs yeux soient tellement obscurcis qu'ils ne voient point ; que leur dos soit toujours courbé vers la terre. » Ces textes auraient-ils besoin d'explication? Est-ce que les intelligences les plus bornées n'en saisissent pas la portée? Du reste, les faits se sont chargés, avant nos paroles, de les expliquer. En quel temps les Juifs ont-ils été d'asservissement facile ? en quel temps de facile capture ? en quel temps ont-ils aussi courbé leurs épaules ? en quel temps ont-ils subi un pareil esclavage ? Ce qu'il y a de plus terrible, c'est qu'à ces maux il n'y aura nul remède ; le Prophète le donne clairement à entendre ; il ne dit pas seulement : « Que leur dos soit courbé, » mais il ajoute : « Toujours vers la terre. » Si vous contestez, ô Juifs, cette vérité, que le passé vous éclaire sur le présent : vous avez été captifs en Egypte ; mais, au bout de deux cents ans, Dieu vous a délivrés de cette captivité, malgré vos impiétés et vos impuretés sacriléges. Délivrés de la captivité d'Egypte, voilà que vous vous êtes prosternés devant le veau d'or, que vous avez sacrifié vos enfants à Béelphégor, que vous avez souillé la maison de Dieu, que vous avez commis toute sorte d'attentats, que vous avez méconnu ce que vous deviez à la nature, que vous avez fait retentir les montagnes, les forêts, les collines, les fleuves, les jardins, de vos sacrifices abominables, que vous avez massacré les prophètes, renversé les autels, franchi toutes les limites de l'impiété et de l'iniquité ; néanmoins, après soixante-dix années de captivité à Babylone, Dieu consent encore à vous rendre votre liberté première, à vous remettre en possession du temple et du sol de la patrie ; la prophétie antique renaît, les prophètes reparaissent, la grâce de l'Ésprit descend de nouveau. Même durant vos captivités, vous n'en avez pas été privés ; Moïse au désert, Jérémie en Égypte, Daniel, Ézéchiel à Babylone, vous ont consolés par leurs oracles.

2. 

Les juifs ayant refusé de croire ont été précipités dans un abîme

Vous n'en êtes pas moins revenus ensuite à votre perversité d'autrefois, vous vous êtes livrés à de monstrueux excès, et, sous l'impie Antiochus, vous avez embrassé les pratiques de la gentilité. Cependant vous ne demeurâtes sous la domination de ce prince qu'un peu plus de trois années, après lesquelles les Macchabées reconquirent vaillamment votre indépendance. En est-il de même aujourd'hui ? Tout au contraire. Chose surprenante ! Vos excès d'autrefois ne se reproduisent plus, et néanmoins votre chàtiment augmente chaque jour, sans espoir d'un changement favorable. Ce ne sont pas seulement soixante-dix années, cent années, deux cents, mais plus de trois cents qui se sont écoulées sans qu'une ombre d'espérance se soit montrée à l'horizon, alors pourtant que vous n'en êtes plus à votre idolàtrie et à vos crimes d'autrefois, Comment expliquer tout cela ? C'est qu'à la figure a succédé la réalité, la gràce a succédé à la loi. C'est l'accomplissement de la prophétie antique : « Que leur dos soit constamment courbé vers la terre. » Telle est la précision des oracles prophétiques; ils annoncent dans les termes les plus expressifs l'incrédulité des Juifs, leur opiniâtreté, la vengeance que le Seigneur en devait tirer, et le chàtiment sans fin par lequel il devait les punir. Dans leur grossièreté, plusieurs d'entre eux, tout en refusant de croire aux oracles des prophètes, voulaient juger de l'avenir par le présent : aussi le Christ leur démontre-t-il victorieusement sa toute-puissance, d'une part, en élevant au-dessus des cieux les Gentils qui ont embrassé la foi ; de l'autre, en précipitant dans un abîme de malheurs et en laissant, dans une désolation sans remède, les Juifs qui ont refusé de croire en lui. Quoique l'Apôtre s'efforce de leur ouvrir les yeux en leur représentant, soit leur incrédulité, soit les maux qu'ils ont déjà soufferts et qu'ils souffriront encore, il ne veut pas les laisser sans quelque consolation. « Je dis donc, poursuit-il : Les Juifs sont-ils tombés pour ne plus se relever ? Non, sans doute. » Après le tableau des calamités auxquelles ils sont voués, apparaissent les perspectives de l'espérance. Remarquez la sagesse de Paul : Les menaces, il les emprunte aux prophètes ; il se réserve les consolations, que les Juifs, semble-t-il dire, se soient rendus coupables de grands crimes, il n'est personne qui n'en convienne. Maintenant, leur chute est-elle si profonde qu'il n'y ait plus de remède possible ? C'est ce qu'il ne faudrait pas croire. Il revient, notez-le bien, de nouveau sur eux, et quoiqu'il leur promette quelques consolations, il ne leur permet pas d'oublier les prévarications manifestes qu'ils ont à se reprocher.

Quelles sont donc les consolations qu'il leur va dispenser ? Les voici : Lorsque la plénitude des Gentils aura été sauvée, Israël tout entier le sera également ; ce qui arrivera vers le temps du second avènement et de la consommation des siècles. Toutefois, l'Apôtre ne parle pas d'abord en des termes aussi formels. Vous avez entendu le langage pressant qu'il leur adressait, les charges qu'il ajoutait aux charges, les reproches qu'il empruntait aux prophètes et qu'il renouvelle contre eux; vous l'avez entendu répéter à plusieurs reprises le langage d'Élie, de David, de Moïse, d'Isaïe et d'Osée : craignant de les pousser vers le désespoir, de leur fermer le retour à la foi; craignant en outre de remplir d'orgueil ceux des Gentils qui avaient cru, et de les exposer par cela même à quelque chute fatale, Paul parle aux enfants d'Israël en des termes propres à les toucher : « Leurs prévarications, observe-t-il, ont fait le salut des Gentils. »

Ne prenez pas ces paroles dans un sens trop littéral; ayez égard à l'intention, au but de l'écrivain sacré ; ne perdez pas de vue le dessein qu'il se propose. Cette recommandation, je vous la fais toujours en pareille occurrence. Si vous en tenez compte, vous ne trouverez dans le texte précédent rient à verser un peu de consolation dans les dent aucune difficulté. Le but que se propose âmes affligées de ses frères, Voici du reste sa l'Apôtre, c'est de rabaisser l'orgueil des Gentils pensée : Jésus est venu vers ce peuple ; malgré convertis ; la foi de ces derniers devant trouver les miracles innombrables accomplis par lui sous dans l'humilité une puissante sauvegarde, Ce leurs yeux, les Juifs, au lieu de l'accueillir, l'ont qu'il se propose également, c'est d'éloigner les cloué à une croix. C'est pourquoi le Sauveur Juifs de tout sentiment de désespoir et de leur attire ensuite à lui les Gentils; l'honneur fait à faciliter le retour à la foi, Ne perdons pas de vue ces derniers devant piquer au vif les Juifs, réce but marqué par l'Apôtre, en écoutant le lan veiller leur jalousie et les déterminer à revenir gage qu'il va tenir, Quel est donc ce langage ? à Dieu. L'ordre primitif voulait qu'ils fussent Comment établit-il que la chute des Juifs n'est les premiers à recevoir l'Évangile , et non les pas sans espoir, et que leur réprobation n'est pas derniers ; d'où ces paroles de l'Apôtre : « L'É.-irrévocable? Par l'exemple des Gentils : « Les vangile, c'est la vertu de Dieu pour sauver tous prévarications des Juifs, dit-il, ont fait le salut ceux qui croient, d'abord les Juifs, puis les des Gentils, afin d'exciter leur propre émula » Rom., I, 16. Les Juifs étant restés en ar- tion. » Cette doctrine n'est point particulière à rière, nous qui étions seulement au second rang, Paul ; elle est énoncée dans quelques-unes des nous sommes passés au premier.paraboles évangéliques, Le roi oui avait préparé Certes. -. 7 'Ir les une doctrine bien pour les noces de son un grand festin, sur le lieu, nous n'avons été refus des invités, convia'__- -,-,assarits et les voya¬ que subsequemnaent à leur refus obstiné ; geurs au banquet nuptial, Les vignerons ayant en second lieu, nous avons été appelés pour être mis à mort le fils du maître de la vigne, ce der¬ sauvés sans doute, mais de plus pour exciter en nier donna sa vigne à d'autres vignerons, Le eux une émulation salutaire, dont leur con¬divin Maître disait un jour sans parabole : « Je version devait être le fruit. Que dites-vous? ré¬n'ai été envoyé que pour les brebis perdues de pliquerez-vous. N'avons-nous- donc été appelés, la maison d'Israël. » filatth, xv, 24, La Chana- n'avons-nous été sauvés qu'à cause des Juifs ? néenne le suppliant avec instance, le Sauveur Nous aurions été appelés sans cela, mais non lui répondit en des termes encore plus forts : avant eux, mais au moment voulu, Lorsque le « Il n'est pas bon de prendre le pain des enfants Sauveur instruisait ses disciples, il ne leur disait et de le donner aux chiens, » Ibid,, 26, Énfin , pas : Allez vers les brebis perdues de la maison Paul adressait aux Juifs furieux et soulevés ces d'Israël ; it leur disait : « Allez d'abord ; » preuve paroles : « Nous devions vous annoncer à vous qu'ils devaient venir ensuite vers les Gentils. tout d'abord la parole de Dieu ; mais, puisque Paul ne dit pas non plus aux Juifs : Nous devous vous en déclarez indignes, nous allons dès vions vous faire entendre la parole évangélique ;