Saint Jean Chrysostome

Homélie 3 sur Saint Matthieu

Livre de la généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham.

1. 

Voici la troisième dissertation, et nous n'en avons pas encore fini avec le préambule. J'avais donc raison de vous prévenir que nous rencontrerions là les pensées les plus profondes. Courage cependant et disons aujourd'hui ce qui reste. Quelle est la question qui s'offre à nous? Celle-ci : pourquoi faire la généalogie de Joseph, quand celui-ci n'est pas le père du Christ? Nous avons déjà donné une solution ; mais il importe d'en donner une autre, plus mystique et plus merveilleuse que celle-là. Quelle est cette nouvelle explication? Dieu ne voulait pas que les Juifs connussent à l'époque même de la naissance du Christ, qu'il était né d'une vierge. Ne vous étonnez pas trop de ce que je vous dis, bien que cela vous paraisse étrange. Cette réponse n'est pas de moi; je la tiens de nos pères, de ces hommes éminents et dignes de toute vénération. Si lui-même parlait au commencement avec une certaine obscurité, se nommant le Fils de l'homme et ne manifestant pas en toute occasion qu'il était l'égal du Père, faut-il tant vous étonner qu'il ait voulu jeter un voile sur cette vérité par une admirable disposition de sa providence? — Quelle est cette disposition admirable ?— me direz-vous. — Elle consistait à protéger la Vierge en la mettant à l'abri de tout odieux soupçon. En effet, si les Juifs avaient appris d'abord ce mystère, nul doute qu'ils ne l'eussent mal interprété pour se donner le droit de condamner et de lapider la Vierge comme adultère. S'ils avaient montré tant de fureur dans de nombreuses circonstances qui nous sont rapportées par l'Ancien Testament; s'ils traitaient le Christ de démoniaque quand il chassait les démons, et le déclaraient l'ennemi de Dieu parce qu'il guérissait un malade le jour du sabbat, bien que le repos de ce jour mit plus d'une fois été violé, que n'auraient-ils pas dit en apprenant un tel mystère?

L'histoire tout entière du genre humain aurait milité pour eux, vu qu'il n'était jamais rien arrivé de semblable. Ils s'obstinaient à appeler Jésus le fils de Joseph, alors même qu'il avait accompli tant de miracles comment auraient-ils cru qu'il était né d'une vierge avant que ces miracles fussent accomplis ? Voilà pourquoi la généalogie telle que nous l'avons, voilà pourquoi le mariage de Joseph avec la Vierge. Mais Joseph lui-même, tout admirablement juste qu'il était, eut besoin de beaucoup de preuves pour accepter ce qui venait d'avoir lieu ; il fallut qu'une vision confirmât le témoignage des prophètes : comment les Juifs, ces hommes pervers et corrompus, si disposés d'ailleurs à lutter contre le Christ, auraient-ils admis cette croyance? Dans quel trouble ne les aurait pas jetés ce fait étrange, inouï, sans précédent dans l'histoire de leur nation? Pour celui qui eût reconnu le Christ comme le Fils de Dieu, ce point spécial n'aurait présenté aucune difficulté; mais à ceux qui le regardaient comme un séducteur et comme un ennemi de Dieu, ne devaient-ils pas plutôt y trouver un sujet de scandale et l'occasion de supposer le mal ? C'est pour cela que les apôtres se taisent d'abord sur ce mystère, et parlent souvent de préférence sur la résurrection, parce qu'il en existait des exemples dans les temps anciens, bien que les résurrections antérieures ne fussent pas de même nature que celle-ci. Ce n'est que par degrés et rarement qu'ils insinuent le mode de sa naissance. Sa mère elle-même n'ose pas le proclamer ; car voyez ce qu'elle dit à son enfant : « Votre père et moi nous étions à vous chercher. » Luc, II, 48. Ajoutez que, si l'on avait soupçonné cette naissance, on ne l'aurait pas tenu dès lors pour le fils de David ; et de cette première conséquence en seraient résultées d'autres. Aussi les anges n'en parlent-ils pas non plus, si ce n'est à Marie et à Joseph ; quand ils vont annoncer aux pasteurs la bonne nouvelle, ils gardent le silence sur ce point. D'où vient qu'après avoir nommé Abraham, Isaac son fils, et Jacob le fils d'Isaac, sans mentionner le frère de Jacob, l'Evangéliste mentionne les frères de Juda, lorsqu'il en vient à celui-ci ?

2. Plusieurs disent que c'est à cause des mœurs dépravées d'Esaü et des autres passés sous silence. Ce n’est pas mon opinion ; car, s'il en était ainsi, comment aurait-il mentionné les femmes qu'il va nommer ? Du reste, la gloire du Christ ressort des contrastes et consiste à cet égard dans la bassesse de ses aïeux plutôt que dans leur élévation : la plus grande gloire de l'homme éminent c'est de savoir beaucoup s'abaisser. Pourquoi donc ce silence ? Parce que les hommes dont il s'agit n'avaient rien de commun avec la race des Israélites ; tels étaient les Sarrasins, les Ismaélites, les Arabes et tous leurs descendants. Les passant donc sous silence, l'historien s'occupe uniquement des pères de Joseph et de la nation juive. C'est pour cela qu'il dit : «Jacob engendra Juda et ses frères. » Ainsi se trouve désigné le peuple tout entier des Juifs. « Or, Juda engendra de Thamar Pharès et Zara. » Que faites-vous là, ô homme? À quoi bon nous rapporter l'histoire d'un crime ? —Assurément, si nous avions à retracer l'origine d'un simple mortel, nous tairions cette circonstance, et nous aurions raison de la taire ; mais, dans la généalogie d'un Dieu fait homme, loin de la cacher, il faut la proclamer d'une voix éclatante, afin de mieux faire ressortir la providence de Dieu et son pouvoir. Car enfin il est venu, non pour éviter nos opprobres, mais pour nous en délivrer en les prenant sur lui. Nous admirons moins sa mort que sa croix, bien que ce ne soit là qu'un gibet infâme, par la raison qu'il nous témoigne d'autant plus son amour qu'il s'abaisse davantage. Ainsi devons-nous raisonner de sa généalogie : ce n'est pas seulement de ce qu'il a revêtu notre chair et s'est fait homme, qu'il est juste de l'admirer ; c'est encore et surtout de ce qu'il a daigné naître de tels aïeux, ne reculant devant aucune de nos humiliations. Au début même de sa généalogie, il proclame qu'il ne rougit pas de nos misères, nous enseignant par-là que notre honte n'est pas dans les prévarications de nos pères, et qu'il ne faut ambitionner qu'une gloire, celle qui gît dans la pratique de la vertu.

L'homme vertueux, aurait-il un étranger pour père, et pour mère une femme perdue, ou flétrie d'une autre façon quelconque, n'en aura rien à souffrir. Si le fornicateur lui-même, quand il revient à de meilleurs sentiments, n'a plus à rougir de sa vie passée, à plus forte raison l'homme juste ne saurait être accablé sous le déshonneur d'une mère ou la perversité de ses aïeux. En agissant de la sorte, il ne se proposait pas seulement notre éducation, il voulait aussi confondre l'arrogance des Juifs. Comme ils avaient sans cesse le nom d'Abraham à la bouche, sans avoir aucun souci de la véritable vertu, persuadés que la justice de leurs pères les justifiait assez, il leur montre dès le commencement que la vraie gloire ne vient nullement de là, qu'elle est toute dans les bonnes œuvres qu'on accomplit soi-même. Ceci prouve de plus que tous les hommes sont sujets au péché, sans en excepter ceux qui sont devenus la tige d'un peuple. Voilà le patriarche dont les Juifs tirent leur nom qui nous est présenté comme coupable d'un grave péché, puisque Thamar y figure lui reprochant en quelque sorte sa fornication. Voilà David qui devient le père de Salomon par un adultère. Or, si la loi n'a pas été respectée parmi ces hommes supérieurs, beaucoup moins le sera-t-elle par les petits; et cette violation universelle de la loi, la généralité du désordre, prouve la nécessité de la venue du Christ. Vous comprenez maintenant pourquoi l'Evangéliste mentionne les douze patriarches et rabaisse ainsi l’orgueil que les Juifs concevaient de leur noble origine. Plusieurs de ces patriarches étaient nés d’une servante et la différence de condition entre les mères n'en avait fait aucune entre les enfants : tous étaient patriarches et chefs de tribu. C'était la figure anticipée des prérogatives de l’Eglise, un premier trait de la seule noblesse qui puisse avoir lieu parmi nous. En effet, que vous soyez esclave ou libre, vous n'avez rien de moins; il n'est qu'une chose à désirer, les sentiments et les dispositions de l’âme.

3. Après ce que nous avons dit, il reste encore à donner une autre raison de cette contexture de la généalogie ; ce n’est pas même sans motif que le nom de Zara est ajouté à celui de Pharès. Il semblait inutile qu'après avoir donné le nom de ce dernier, qui compte parmi les ancêtres du Christ, on donnât encore celui du premier. Pourquoi donc en est-il fait mention ? Comme Thamar était sur le point de donner le jour à ses deux enfants, une main de Zara se montra d'abord, et la sage-femme, à cette vue, pour constater qu'il était le premier, noua un ruban rouge à cette main, que l'enfant retira aussitôt; cela fait, Pharès naquit, et puis Zara. La sage-femme alors prononça cette parole : « Pourquoi as-tu fait la rupture ? » Genes., XXXVIII, 29. Cherchons le sens de ces mystères. Assurément ce n'est pas sans motif que de semblables détails sont consignés dans l'Ecriture; car il ne convient pas à la dignité de l'histoire de rapporter ce qu'une sage-femme a dit, ni même de nous apprendre que l'un des enfants avait d'abord montré la main et n'était ensuite né que le second. Que signifie donc ce mystère ? Le nom même du premier-né répond avant tout à cette question; Pharès veut dire rupture, déchirement. Puis le fait même nous laisse entrevoir un dessein spécial ; il n'est pas dans l'ordre de la nature, en effet, qu'un enfant retire la main après l'avoir montrée et lorsqu'elle a été liée : ni la raison, ni la nature ne peuvent l'expliquer. Qu'un enfant naisse alors qu'un autre a déjà montré la main, c'est ce qui n'est pas absolument impossible ; mais que l'un retire la main pour livrer passage à l'autre, c'est ce qui n'est pas dans l'ordre naturel. C'est donc la puissance divine qui intervenait dans une semblable disposition, et qui voulait en cela nous donner quelque image de l'avenir.

Que disent là-dessus les sages qui expliquent ces sortes d'énigmes ? Que ces deux enfants étaient la figure de deux peuples. Or, pour vous montrer que le second de ces peuples avait apparu avant le premier, l'un des enfants montre la main sans se produire entièrement lui-même, il la retire ensuite, et ce n'est que lorsque son frère s'est montré tout entier, qu'il se montre de même à son tour. Voilà ce qui s'est aussi réalisé dans les deux peuples. L’Eglise avait pour ainsi dire brillé d’un éclat à l'époque d'Abraham ; puis elle disparut tout à coup, et le peuple juif vint avec les institutions légales; et c'est dans la suite seulement que le nouveau peuple vint avec ses lois. De là cette parole de la sage-femme : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de toi ? » La liberté première avait été circonscrite par la loi. C'est l'usage constant de l'Ecriture d'appeler la loi une haie. Ainsi le Roi-prophète dit : « Vous avez enlevé la haie, et la vigne est pillée par tous ceux qui suivent ce chemin. » Psalm. LXXIX, 13. Isaïe dit également : « Je l'ai entourée d'une haie.» Isa., V, 2. Enfin, voici comment Paul s'exprime « Il a renversé le mur de séparation.» Ephes., II, 14.

4. D'autres appliquent au peuple nouveau cette même parole : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de- toi ? » Et dans le fait, son avènement a détruit l'ancienne loi. Le généalogiste avait donc son but, vous le voyez, en révélant l'histoire de Juda. Le but est le même quad il mentionne Ruth et Rahab, celle-là une étrangère, celle-ci une courtisane ; c'est toujours dans le but de nous montrer que le Christ est venu pour mettre fin, à tous nos maux, qu'il est venu comme médecin et non comme juge. De même que ces hommes épousèrent des femmes perdues, de même Dieu s'est uni une nature qui était tombée dans la fornication ; et ce crime, La synagogue l'avait commis, selon le témoignage des prophètes. Mais la synagogue fut ingrate envers son époux ; tandis que l'Eglise, une fois délivrée des maux qu'elle avait puisés dans son origine, lui demeura fidèlement attachée. Remarquez les traits de ressemblance qui existent entre Ruth et l'Eglise chrétienne. Ruth était étrangère et réduite à la dernière pauvreté; en la voyant, toutefois, Booz ne méprisa ni la pauvreté ni la basse extraction de cette femme, ainsi le Christ adopta l'Eglise et l'embrassa, bien qu'elle fût étrangère et dénuée de toute sorte de biens. Ruth n'obtint l'honneur de cette alliance qu'après avoir quitté son père, sa maison, sa famille, sa patrie, toute sa parenté : c'est également en renonçant aux mœurs de ses pères que l'Eglise a gagné l'amour du céleste Epoux. Le Prophète déclare cette vérité sous forme de conseil : « Oublie ton peuple et la maison de ton père, et le Roi aimera ta beauté. » Psalm. XLIV, 1-12. Voilà ce que Ruth avait fait ; aussi fut-elle la mère des rois, comme le sera plus tard l’Eglise : c’est d’elle que David tire son origine.

En dressant donc sa généalogie; en produisant à leurs yeux de telles femmes, l’Evangéliste veut les couvrir de confusion et les guérir le leur orgueil. La dernière que nous avons nommée était donc l’aïeule de David et ce roi n’en rougissait nullement. Non, je le répète, ce n’est pas d’après les vertus ou les vices des aïeux qu’on est vertueux ou méchant, digne de gloire ou de honte. Disons mieux, celui-là brille d'une gloire plus pure qui pratique le bien quoiqu’étant né d'une race impure. Que personne donc ne se glorifie de sa naissance, à la vue des ancêtres du Sauveur ; que chacun repousse toute pensée superbe et ne cherche sa gloire que dans ses propres vertus ; mais encore non, ce n'est pas même là qu'il faut la chercher. En agissant ainsi, le Pharisien tomba bien au-dessous du Publicain. Voulez-vous accomplir une grande œuvre, n'ayez aucune prétention, et la grande œuvre est accomplie ; croyez n'avoir rien fait, et rien ne manque à votre œuvre. Quand nous sommes pécheurs, la simple conviction que nous le sommes-nous justifie, comme fut justifié ce publicain : combien plus cette conviction sera-t-elle efficace si nous l'avons quand nous sommes justes ? Si l'humilité fait du pécheur un juste, bien que ce ne soit pas là l'humilité proprement dite, mais plutôt le simple aveu de ce qu'on est, si cet aveu donc produit un tel bien sur le pêcheur, que ne produira pas sur le juste la véritable humilité' Ne perdez pas le fruit de vos peines, ne stérilisez pas vos sueurs, ne rendez pas inutiles les courses que vous avez noblement fournies, tous les labeurs de votre vie passée. Le Seigneur connaît vos bonnes œuvres beaucoup mieux que vous ne les connaissez vous-mêmes. N'auriez-vous fait que donner un verre d'eau froide, c'est une action qu'il ne dédaignera pas; l'aumône d'une obole, un soupir du cœur, il accueille tout avec bienveillance, il se souvient de tout, il récompense tout de la manière la, plus généreuse. Pourquoi recherchez-vous et ne cessez-vous d'étaler vos propres mérites ? Ignorez-vous que, vous louant ainsi vous-même, vous ne serez pas loué par Dieu; tandis que, si vous reconnaissez votre misère, il vous proclamera pour toujours heureux à la face du monde entier ? Il ne veut pas que vos mérites soient dépréciés. Que dis-je ? Au lieu de déprécier vos mérites, il a recours à tous les moyens pour que les plus légers vous méritent une couronne. Il va cherchant partout un prétexte en quelque sorte pour vous délivrer de la géhenne.

5. Vous le savez, n'auriez-vous travaillé qu'à la onzième heure du jour, il vous accordera toute la récompense « N'auriez-vous plus aucun espoir de salut, dit-il par un prophète, que je vous sauverai à cause de moi, afin que mon nom ne soit pas blasphémé. » Ezech., XXXVI, 22-32. Il s'empare d'un gémissement ou d'une larme pour avoir une occasion de vous sauver. Ne nous élevons donc pas, je le répète, déclarons-nous des serviteurs inutiles, pour que nos services soient exaltés par lui. Du moment où vous faites votre éloge, l'eussiez-vous mérité, vous devenez un être inutile; si vous reconnaissez au contraire votre propre inutilité, vous devenez par là même utile, quelque blâmable que vous ayez été jusque-là. Il faut donc savoir oublier ses bonnes œuvres. — Et comment est-il possible, me dira-t-on, d'ignorer ce qu'on sait ? — Que me dites-vous ? Vous outragez sans cesse le Seigneur, vous vivez dans le rire et les délices, sans penser que vous êtes pécheur, laissant tout dans l'oubli; et vous ne pouvez pas oublier aussi les bonnes œuvres ? L'aiguillon de la crainte est cependant le plus fort. En nous, c'est le contraire, quoique tombant chaque jour dans le mal, nous n'y songeons pas; - mais, s'il nous arrive de faire une légère aumône, c'est une pensée que nous retournons dans tous les sens, chose qui flétrit notre intelligence et qui ruine le bien que nous aurions acquis. En effet, le plus sûr moyen de conserver le trésor des bonnes œuvres, c’est d’en perdre le souvenir. Quand nous étalons nos riches vêtements et notre or sur la place publique, nous appelons en quelque sorte les embûches et le danger ; tandis que si nous les tenions cachés dans notre maison, nous les conserverions en sûreté. Il en est ainsi de nos bonnes œuvres : si nous les repassons constamment dans notre mémoire, nous provoquons la colère du Seigneur, nous fournissons des armes à notre ennemi, nous appelons le vol ; si tous les ignorent, excepté celui-là seul qui doit les savoir, nous n’avons plus rien à craindre. Ne les remuez donc pas ainsi, de peur qu’on ne vous les dérobe, et que vous n’ayez le sort du Pharisien qui en parlait avec tant de jactance : le diable les lui ravit, bien qu’il les rappelât avec actions de grâce et qu’il rapportât tout à Dieu. Mais cela ne lui suffit pas ; on ne rend pas des actions de grâces en outrageant son prochain, en se glorifiant soi-même, en s'élevant avec arrogance contre les pécheurs. Si vous témoignez à Dieu votre reconnaissance, bornez-vous à ce témoignage, ne revenez pas sur les hommes, ne vous occupez pas de les juger ; ce n'est pas là de la reconnaissance. Voulez-vous savoir comment s'exprime un tel sentiment, écoutez les trois jeunes Hébreux de Babylone « Nous avons péché, nous avons commis l'iniquité; vous êtes juste, Seigneur, dans tout ce que vous nous avez fait, tout est le résultat d'un jugement équitable. » Dan., III, 27-31. Avouer ses propres péchés, c'est en réalité rendre grâces à Dieu, puisqu'on déclare ainsi qu'on a contracté d'innombrables dettes et qu'on ne refuse pas de subir la peine méritée. Oui, voilà l'hymne de la reconnaissance. Gardons-nous donc bien de parler à notre louange; c'est une chose qui nous rend odieux aux hommes et qui nous attire l'exécration de Dieu. Plus nous aurons accompli de grandes œuvres, moins nous devons en parler. Ce silence nous méritera la plus grande gloire aux yeux des hommes, aussi bien qu'aux yeux du Seigneur ; et ce n'est pas seulement la gloire que Dieu nous accordera, c'est encore une magnifique récompense. Voulez-vous l'obtenir cette récompense? Ne l'exigez pas. N'attribuez votre salut qu'à la grâce, et Dieu se déclarera votre débiteur, non-seulement à cause de vos bonnes œuvres, mais à cause de votre reconnaissance même. Quand noms faisons le bien nous le constituons notre débiteur pour le bien seul que nous faisons ; mais, quand nous estimons que nos œuvres ne sont rien, c'est par cette disposition de notre âme que nous l'obligeons à notre égard, et beaucoup plus fortement encore; si bien qu'un tel sentiment l'emporte même sur les bonnes œuvres. J'ajoute que celles-ci ne pourront jamais sans cela passer pour vraiment grandes. Et nous-mêmes, n'estimons-nous pas surtout nos serviteurs, lorsqu'en montrant un zèle constant et dévoué ils se regardent comme n'ayant rien fait d'extraordinaire ?

6. Ainsi donc, voulez-vous que vos bonnes œuvres deviennent réellement grandes, ne les estimez pas telles ; elles le seront alors. Le centurion disait : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison ; » Matth., VIII, 8; et c'est pour cela qu'il en fut digne et qu'il se montra supérieur à tous les Juifs. Paul dit également : « Je ne suis pas digne de porter le nom d'apôtre. » I Cor., XV, 9. Aussi dépassa-t-il tous les autres. Jean avait dit : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de sa chaussure. » Matth., III, 11 ; Marc., I, 7. Voilà pourquoi il fut l'ami de l'Epoux, et cette main qu'il jugeait indigne de toucher à sa chaussure, il la porta sur la tête du Christ et par son ordre. Pierre dit enfin : « Eloignez-vous de moi, parce que je suis un homme pécheur. » Luc, V, 8. Et c'est là-dessus qu'il devint le fondement de l'Eglise. Rien ne plaît à Dieu comme ce sentiment qui nous porte à nous ranger parmi les derniers coupables. C'est même là le principe de toute philosophie. Un homme humble et contrit ne se laissera pas emporter par la vaine gloire, ni par la colère, ni par l'envie à l'égard du prochain, ni par aucune autre passion ; impossible de lever bien haut une main meurtrie et brisée, quelques efforts que nous fassions. Si nous brisons donc notre âme par la contrition, mille pensées superbes tenteraient vainement de l'enfler, elle ne sortira pas de cet abaissement salutaire. Quand nous déplorons des malheurs temporels, nous chassons par là même toutes les maladies spirituelles : à plus forte raison celui qui pleure sui ses péchés jouira-t-il des avantages de la philosophie. — Mais qui pourra, me direz-vous, briser ainsi son propre cœur ? — Ecoutez David, qui dut principalement sa gloire à la pénitence, et voyez quel fut son brisement intérieur. Après avoir accompli tant d'actions éclatantes, sur le point de perdre sa patrie, sa maison, la vie elle-même, sous le coup du malheur, voyant un vil et méprisable soldat qui venait l'accabler d'injures. Non seulement il ne lui répond pas, mais encore il arrête un de ses généraux prêt à frapper le coupable, en lui disant : « Laisse-le, c'est une mission dont le Seigneur l'a chargé.» II Reg. XVI, 11. Les prêtres lui demandant la permission de transporter l'arche à sa suite, il n'y consenti pas; et voici ce qu'il dit alors : « Laissez l'arche dans la cité de Dieu, qu'elle reste à sa place. Si je trouve grâce devant le Seigneur et s'il me délivre des maux présents, je reverrai ce monument de notre gloire ; mais, s'il me dit : Je ne veux plus de toi, je suis dans ses mains, qu'il me traite selon son bon plaisir. Ibid., XV, 25-26.

Et la manière dont il s'était conduit envers Saül, non une ou deux fois, mais dans un grand nombre de circonstances, quelle sublime philosophie ne fait-elle pas éclater en lui? Cela dépasse l'ancienne loi et se rapproche beaucoup des préceptes apostoliques. Il se soumettait en tout à la volonté de Dieu, sans jamais récriminer contre les événements, n'ayant à cœur qu'une chose, d'obéir sans cesse à ses lois. Après qu'il s'est illustré par tant de bonnes œuvres, il voit un usurpateur, parricide et fratricide à la fois, s'emparer de son trône avec autant de frénésie que d'insolence; et il ne lui résiste pas. — Si c'est la volonté de Dieu, dit-il, que je sois exilé, errant et fugitif, et qu'un tel homme soit dans les honneurs, je m'y résigne, je l'accepte volontiers, je rends même grâces des maux sans nombre que le Ciel m'envoie. — Qu'il est loin de ces esprits inquiets et sans pudeur qui, n'ayant pas fait la moindre de ses bonnes œuvres, dès qu'ils voient quelqu'un dans la prospérité, s'ils éprouvent eux-mêmes quelque légère disgrâce, achèvent de se perdre en ne cessant de blasphémer ! David, au contraire, montra toujours une parfaite modération. C'est ce qui faisait dire à Dieu : « J'ai trouvé David, le fils de Jessé, un homme selon mon cœur. »Psalm. LXXXVIII, 4-24. Ayons une âme semblable à celle-là, supportons avec patience tout ce que nous aurons à souffrir, et, comme prélude du royaume, nous posséderons ici-bas les précieux avantages de l'humilité. Le Sauveur a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » Matth., XI, 29. Voulons-nous donc posséder le repos dans ce monde et dans l'autre, implantons dans nos âmes la vertu d'humilité, mère de tous les biens. Nous pourrons ainsi traverser sans orage l'océan de la vie et naviguer vers le port de l’éternelle paix, par la grâce et l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire et puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.