Platon
Conférence du Père Neri : la République (12 juin 2016)
Paragraphes 380 D à 383 C
1.
Préambule : rappel du cours précédent
Nous reprenons donc notre étude des dialogues de Platon et je vous préviens que cette partie du dialogue nécessite un effort particulier d’attention et de patience :
- d’attention, parce que le sujet est difficile;
- de patience, parce qu’ordinairement quand on aborde une question, on a une inclination naturelle à en terminer rapidement.
Mais quand on étudie une question qui nécessite de la réflexion, il ne faut pas faire comme si on lisait un roman. Quand on lit un roman, on est pressé d’arriver à la fin pour connaître le nœud de l’histoire, mais ce n’est pas de cette façon qu’il faut lire ces dialogues. Il est très important de tenir compte du contexte et de certaines choses qui sont supposées être familières aux auditeurs de l'époque. Cela nécessite un effort de notre part pour ne pas céder à la tentation d’anachronisme : car le mode de vie, la manière de penser des Grecs à l'époque de Platon sont très différents de ceux d’aujourd’hui. Il faut par conséquent toujours prendre garde de ne pas faire d’équivoques en se méprenant sur le sens de certaines choses.
Je rappelle rapidement le fil conducteur de cette partie du dialogue : c’est l’application de la méthode que Platon a rappelée au début de ses dialogues en faisant dire à Socrate quel méthode il emploie pour mieux mettre en évidence son propos. Ici, il est question de savoir pourquoi la justice (ou le juste ) est préférable et aimable en soi plutôt que son contraire l’injustice en soi, et non par rapport aux avantages personnels éventuels qu’elle peut procurer.
Pour parvenir à la connaissance de ce qui est propre à la justice et à celui qui possède cette vertu, c’est-à-dire le juste et son contraire, l’injuste, Socrate propose de l’observer à un niveau où la réalité apparaitra beaucoup plus clairement. Il donne en exemple une comparaison et il dit : quelqu’un qui a du mal à voir, pour s’aider il prend des lunettes et ça donne un effet grossissant : vous utilisez une loupe et les caractères ressortent mieux. De la même façon, pour rechercher en quoi consiste la justice chez un individu, Socrate va commencer par observer d'abord ce qu’elle représente dans la cité, pour bénéficier de ce caractère grossissant de l’objet observé. Et pour découvrir, ce qu’est la justice dans la cité, il propose dans le dialogue de remonter par l’imagination à la fondation d’une cité qu’on pourrait appeler DIADE. Mais attention, je ne donne pas ici à ce terme un sens moderne, comme si cette cité était utopique, ce n’est pas du tout le cas, c’est simplement pour en découvrir la finalité.
Dans ce dialogue, si on le comprend bien, il y a en arrière-plan une description de ce que devrait être la cité bien ordonnée. Donc, c’est dans ce sens-là qu’on parle de la cité idéale, un idéal à rechercher autant qu'il est possible. Mais cet idéal est fondé sur l’observation de la réalité, et Socrate énumère les éléments indispensables à la fonction d’une cité, en commençant par les choses absolument nécessaires à la vie commune : la nourriture, les vêtements, le toit, les paysans, les artisans, l’architecte… autant d’éléments tout à fait fondamentaux. Mais dit-il, peu à peu, les gens qui se regroupent pour vivre ensemble dans cette cité ne se contentent plus de ces besoins absolument indispensables et nécessaires ; ils veulent en avoir davantage, et c’est déjà un indice important pour détecter d'où vient l’injustice. Je vous l’ai déjà dit auparavant : la source de beaucoup de conflits et donc d’injustices, c’est l’appât du gain, le goût du luxe. Voilà le problème ! Quand des gens qui vivent ensemble ne se contentent plus de ce minimum indispensable et veulent en avoir plus, et que pour ça, leur espace vital d’origine n’est plus suffisant parce qu’il leur faut faire du commerce, des échanges, il leur faut donc produire au-delà de ce qui indispensable, et en cherchant à agrandir la cité, ils vont vite être amenés à empiéter sur le domaine du voisin, le voisin voudra faire de même, et c'est là l’origine des guerres.
Mais pour être efficace, il est nécessaire que la cité dispose à son service d’une catégorie de citoyens consacrés exclusivement à cette fonction : les gardiens. Vous percevez tout de suite d'où vient cette nécessité, et donc pour avoir de bons gardiens, il faut s’en occuper, ajoute Socrate : nous qui sommes les fondateurs de la cité idéale, il nous faut établir les règles pour procurer à cette cité que nous voulons bien ordonnée, de bons gardiens. Or il y a deux qualités nécessaires à un bon gardien, je ne sais pas si quelqu’un se souvient du cours précédent ?…
La première qualité du gardien, c’est le courage et la deuxième, c’est que qu'il fasse preuve de philosophie. C’est la philosophie en effet, qui permet au gardien d’être doux comme un chien. Pour que les gardiens ne s’entretuent pas entre eux, et n’agressent pas ceux qu’ils sont censés défendre, il leur faut être doux, et cette douceur ne peut être provenir que d’une certaine philosophie. Mais comment faire en sorte que le gardien soit bien élevé ? Il faut lui inculquer deux disciplines : la gymnastique et la musique, musique dans le sens où on l’entendait à l’époque, c’est-à-dire intégrant la littérature, donc le discours. Dans la formation des gardiens, Socrate rappelle qu’il fallait d’abord commencer par la musique avant même la gymnastique, car comme le voulait la coutume, les enfants étaient élevés par leurs nourrices, et les nourrices élevaient les enfants en leur racontant des fables.
Or la religion des Grecs, polythéiste, païenne, était fondée et transmise par ces fables, mais Socrate -et Platon avec lui bien sûr- n’est pas du tout satisfait de la représentation des dieux telle qu’on la trouve dans les fables. C’est pourquoi il se livre à une critique radicale de la religion de ses contemporains et c’est la raison pour laquelle il a été condamné à mort, le chef d’accusation principal étant l’impiété. Il fallait lutter contre les préjugés religieux de l'époque, en affirmant l’idée de Dieu unique, c’est dire combien que ce que nous allons étudier aujourd’hui est extrêmement important. Cette exposition des arguments de Socrate figure parmi les sommets de ce que l’on appelle la philosophie naturelle. Il y a très peu de philosophes qui ont réussi à s’élever assez haut pour se faire une idée aussi remarquable de Dieu. C’est vraiment une démarche progressive qui a permis de faire germer une conception de la divinité moins grossière que celle qui était véhiculée par les mythes, les fables et toutes ces superstitions dont les Grecs eux-mêmes, si cultivés qu’ils aient été par rapport aux peuples alentours, étaient encore imprégnés, induisant chez eux cette attitude particulière devant la vie, fruit d’une religion fausse. C’est là en effet l’essentiel : l’explication de la réalité ou la tentative d’explication de la réalité est d’abord d’ordre religieux, et ce n’est que progressivement qu’on parvient à une tentative d’explication de la réalité par une voie différente de celle de la religion. La religion humaine qui était celle des Grecs, religion qui n’est pas vraie, ils l’assumaient complètement, elle avait une influence totale sur leur vie, était fondée sur la tradition orale et ce sont les poètes qui étaient les principaux propagateurs de cette explication mythologique du monde. Ce fut le rôle des philosophes présocratiques, c’est-à-dire ayant vécu avant Socrate, d’ouvrir la voie à une explication de la réalité qui ne soit plus fondée sur les mythes, mais sur l’observation de la nature et sur la réflexion.
Par conséquent, on arrive à un moment de l’humanité où elle passe d’un état fondé sur la mythologie vers une culture qui va davantage s’orienter vers la science, et la science pour les Grecs, est essentiellement la philosophie, un regard philosophique sur la nature. Mais attention à ne pas faire d’anachronisme : pour les Grecs, la notion ne Dieu ne s’oppose ni à la science ni à la philosophie. Cette opposition entre les deux, c’est tout à fait moderne, il n’y a que les modernes qui considèrent que le concept de Dieu est absurde et répugne à la raison, mais l’on ne raisonne pas du tout comme ça dans l’Antiquité et surtout chez les grands philosophes. Au contraire, la connaissance philosophique leur permet de se dégager peu à peu de la carcasse mythologique pour se faire une idée de Dieu plus juste, et c’est tout l’intérêt de notre étude de ce jour.
Socrate affirme que, pour que le gardien soit bon, il faut qu’il soit philosophe, et que pour qu’il puisse avoir une bonne éducation, il faut veiller à éviter que les nourrices ou les autres personnes chargées de l’éducation des enfants et des jeunes aient recours aux fables qui avaient cours à l’époque. Si vous regardez les citations dans le texte, Socrate et Platon se livrent à une critique en règle des auteurs les plus importants : Hésiode, Eschyle… et elle est vraiment radicale. Il disent qu’il faut s’en débarrasser et ils en donnent les raisons : parce que dans ces fables, il se produit quelque chose - une comparaison- et les comparaisons, vous mesurez bien à quel point c’est utile, vous avez peut être oublié certaines choses à propos de ce qui est nécessaire à la formation des gardiens, mais si vous n’avez pas oublié l’image du chien, vous constatez à quel point il peut être efficace d’utiliser des images. Donc, la comparaison que Socrate emploie, c’est celle d’un artiste, pas un artiste d’art contemporain, non, un peintre respectueux de la totalité des règles de l’art. Il dit : si un peintre fait un portrait et que ça ne correspond pas, on ne peut pas dire que le peintre ait réalisé un bel ouvrage, puisqu’il n’y a pas de ressemblance, et c’est la comparaison que Socrate emploie pour critiquer les fables, qu’on enseignait aux enfants de son temps. Il dit : « dans ces fables, on donne une image de Dieu qui ne correspond pas à la réalité. » Et voilà pourquoi, il faut les rejeter. Et il ajoute: « il faut rejeter celles qu’on a et il faut en faire de nouvelles ». Mais, Adimante qui est son interlocuteur lui dit : « mais, nous ne sommes pas des poètes », parce qu’on ne peut pas s’improviser tel, on peut toujours critiquer l’enseignement de ces grands poètes sur le fond, mais on ne peut pas en critiquer la forme parce que c’est une oeuvre remarquable. Et donc, pour faire ces nouvelles fables, il donne deux règles par rapport aux sujets les plus importants : qu’est-ce qu’il reproche aux fables sinon de donner une image fausse de Dieu ?
2.
Première règle à donner aux poètes
La première règle, celle que nous avons vu la dernière fois, c’est qu’il ne faut pas accepter que les poètes disent ou laissent croire que les dieux ne sont pas bons. Et dire aussi qu’ils ont un comportement arbitraire et qu’ils nous envoient le mal comme le bien d’une manière complètement aléatoire. Il dit : « c’est de l’impiété » parce que ça va contre la bonté divine ; le propre de Dieu, c’est d’être bon. Déjà, c’est une idée très juste, essentielle, la Révélation vient confirmer cette idée à laquelle ces païens étaient parvenus. L’essentiel de la nature divine c’est sa bonté, le propre de Dieu c’est d’être bon, je veux dire le vrai Dieu. Je reviens au texte : en ce qui concerne la religion des contemporains de Platon et de Socrate, ils étaient polythéistes, donc on parle de dieu au pluriel. La première règle, c’était de demander à ces poètes qui devaient écrire des fables, de donner dans leurs fables une image positive des dieux en les présentant comme ne faisant pas le mal. Alors une fois qu’on a bien établi ce premier point, on va pouvoir aujourd’hui passer au second. Je vous ai rappelé tout cela pour que vous puissiez avoir en tête le mouvement de la pensée de Platon et de Socrate et reprendre le fil de l’argumentation dans la discussion que Platon fait tenir à Socrate et ses frères, car il ne faut pas perdre de vue que dans les dialogues, à l’endroit où nous sommes, les interlocuteurs de Socrate, ce sont les propres frères de Platon : Adimante et Glaucon.
Seconde règle à donner aux poètes
Nous arrivons maintenant à la seconde loi que les poètes doivent respecter pour parler de dieu. Vous voyez, à travers cette manière de présenter les choses qui est assez habile, il s’agit de purifier l’enseignement habituellement délivré au sujet des dieux. Donc ce qui est fait en l’occurence, c’est vraiment un travail, que l’on pourrait qualifier, pour employer une terminologie moderne, de « travail critique », mais d’une manière assez habile, ce n’est pas une attaque frontale. Il ménage plutôt ses interlocuteurs pour leur permettre d’adhérer à ce qu’il est en train de dire.
SOCRATE : Vois donc quelle sera la seconde loi : doit-on regarder Dieu comme un enchanteur (dans certaines traductions, vous avez « magicien ») qui se plait en quelque sorte à nous tendre des pièges…
J’attire encore votre attention, parce que parfois, quand on trouve une affirmation et que l’on ne connait pas le fond du raisonnement, on a la tentation de passer vite, alors que c’est quelque chose d’extrêmement important. Tout d’abord, c’est ici une conséquence du premier point : « si Dieu est bon, si les dieux sont bons, ils ne peuvent pas nous tendre de pièges ». Voyez, Socrate ne se contente pas de le dire, il explique aussi pourquoi, parce qu’il fallait faire comprendre aux jeunes à qui il avait fait appel en premier, à quel point il était important de comprendre pourquoi il ne fallait pas accepter toutes ces choses qu’on trouvait chez les poètes sur les dieux, on va le voir cela plus en détail. Mais déjà, il est important d’exposer dès le début l’idée principale : qu’il faut remettre en cause les récits d'un poète lorsqu’il présente les dieux comme tendant des pièges aux hommes, cette idée, il ne faut pas la supporter. Voilà, je vous le dis d’entrée, ce sera plus facile ensuite à retenir, c’est le fil conducteur de l’explication qui va suivre.
3.
Les métamorphoses des dieux
SOCRATE :… tantôt quittant la forme qui lui est propre, pour prendre des figures étrangères, tantôt nous trompant par des changements apparents, et nous faisant croire qu’ils sont réels. N’est-ce pas plutôt un être simple et de tous les êtres celui qui sort le moins de sa forme ?
Il y a mot qui peut vous être utile pour retenir de manière mnémotechnique ce qui caractérise les mythes grecs : la métamorphose, le mot est utile à retenir. (Voir les métamorphoses de Thétis, drame satirique de Sophocle, Hésiode en avait fait de même) Attention ! je fais souvent appel à votre attention, parce qu’il est facile de glisser, de ne pas s’apercevoir du sens de qui est dit et perdre la force du raisonnement. Ce n’est pas une répétition de deux possibilités, je ne dis pas une tautologie, c’est deux choses différentes :
- I. La première : c’est changer de forme,
- II. La deuxième : c’est l’apparence
Ce n’est pas la même chose.
Notions de philosophie sur les formes intelligibles de Platon
Alors que dans une pensée qui n’est pas habituée à l’usage des termes dans leur sens proprement philosophique, forme et apparence peuvent paraitre synonymes. Ce n’est pas du tout ainsi qu’il faut l’entendre.
« Forme » a un sens technique dans le langage des philosophes, que ce soit chez Platon, Socrate ou Aristote. La forme est ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle « Est » (c’est son essence). Voyez que c’est quelque chose de précis. A ne pas confondre donc avec l’apparence. L’apparence, c’est ce qu’on perçoit par les sens, alors que la forme, elle, n’est perceptible que par l’intelligence, d’une manière intelligible et non pas sensible, au-delà des sens. C’est deux notions sont différentes, alors que pour nous, ordinairement la forme, c’est ce qu’on voit, et c’est pourquoi on peut faire des contresens. Quand on ne connait pas la philosophie et qu’on lit un texte ancien, on peut passer à côté de beaucoup de choses parce qu’on interprète une chose de travers, ainsi dans ce texte, il ne faut pas entendre le terme de « forme » d’une manière ordinaire, le sens est technique.
Notions de philosophie sur « l’Un » platonicien
Il a deux possibilités, clairement exposées ici par Socrate, Dieu nous tendrait des pièges : soit en changeant de forme, soit en donnant l’apparence de quelque chose qui ne correspond pas à la réalité. Ce sont deux manières de tromper. J’attire une fois de plus votre attention, au risque de me répéter, mais c’est très important : dans l’affinement de la notion de dieu du point de vue philosophique, on a ici atteint un degré extrêmement élevé et fondamental qui va servir de base pour arriver au monothéisme, c’est dire l’importance de cette notion, et c’est par la notion de simplicité qu’on y parvient. Dieu est essentiellement simple, et s’il est essentiellement simple, il ne peut être qu’Un. Ici, ce n’est pas affirmé explicitement, on n'est encore qu’au stade de l’ébauche, mais c’est néanmoins une étape essentielle, du point de vue purement philosophique. N’oublions pas qu’il s’agit d’un milieu polythéiste, il est donc extrêmement important d’arriver à dégager petit à petit la nécessité d’affirmer ce qui convient à Dieu. On va arriver par la simplicité à l’unité, on est en chemin.
Revenons au contexte de Socrate et de Platon, c’est-à-dire à la pluralité. Il affirme que Dieu est simple et une conséquence de la simplicité lui fait dire : « de tous les êtres, c’est celui qui sort le moins de sa forme », et s’il pose ce point sous forme d’une interrogation, c’est simplement pour prendre par la main l’intelligence des ses auditeurs et pour les dégager des choses qui les empêchaient d’avancer dans la véritable connaissance. Donc, cette façon de procéder par interrogation, c’est une manière de conduire ses auditeurs : « n’est-ce pas plutôt un être simple, Dieu, et de tous les êtres celui qui sort le moins de sa forme ?» C’est pour ça qu’il ne faut pas être pressé, si on se précipite, on dirait la chose d’une manière absolue : puisque Dieu est simple, il ne change pas de forme. Mais voyez, Socrate n’est pas pressé. Donc, il lui importe de montrer comment arriver à la conclusion que j’ai énoncée d’une manière absolue. Voyez l’importance des nuances. Il se contente pour le moment de dire : « puisque Dieu est simple, et bien, de tous les êtres, c’est celui qui sort le moins de sa forme ». Donc, on avance peu à peu.
ADIMANTE : Je ne suis pas en état de te répondre pour le moment.
C’est très bien comme réponse, parce que c’est très socratique. Pour apprendre, il faut toujours commencer par reconnaitre son ignorance, si on croit savoir, on n’apprend rien.
SOCRATE : Mais quoi ! lorsqu’un être quitte la forme qui lui est propre, n’est-il pas nécessaire que ce changement vienne de lui-même ou d’un autre ?
Là, on est en plein raisonnement philosophique, on est dans une proposition de caractère universel. Un Être, sans préciser : il faut s’élever par l’abstraction, ça mérite un certain effort : pour que tout être, un être, quitte la forme qui lui est propre, il y n’a que deux possibilités : soit ce changement vient de lui-même, soit il vient d’un autre.
ADIMANTE : Oui.
SOCRATE : D’abord, pour les changements qui sont les plus faciles à percevoir, les changements qui viennent d’une cause étrangère, les êtres les mieux constitués ne sont-ils pas ceux qui y sont le moins soumis?? Par exemple, les corps les plus sains et les plus robustes ne sont-ils pas les moins affectés par les aliments et le travail, et n’en est-il pas de même des plantes par rapport aux ardeurs du soleil, aux dents et aux autres outrages des saisons.
Le sujet est un peu ardu aujourd’hui. Il faut préciser, donc on élimine les possibilités. Quand il s’agit d’analyser les conséquences d’un changement provoqué par une cause extérieure, on observe les choses qui peuvent changer de cette manière-là. D’abord, pour les changements qui viennent d’une cause étrangère, il faut noter une chose : les êtres les mieux constitués ne sont-ils pas ceux qui sont les moins soumis ? Ça reste un peu abstrait comme question, mais retenez que la qualité, c’est extrêmement important. Ce qui fait que certains êtres sont moins soumis aux changements extérieurs, c’est qu’ils sont les mieux constitués ; très important. Prenons un exemple : « les corps les plus sains et les plus robustes ne sont-ils pas les moins affectés par les aliments et par le travail ? ». Il est facile de le constater : quelqu’un qui est en bonne santé et qui est robuste, il assimile plus facilement?ce qu’il mange ; quelqu’un qui est affaibli, la moindre chose qu’il y a de mauvais dans les aliments, fait des ravages. Transposez cette image avec la science d’aujourd’hui : quelqu’un qui a une déficience immunitaire, vous savez ce qu’il lui arrive, toutes les maladies qui trainent, il les « chope ». C’est une illustration de cette observation, avec les moyens dont on disposait à l’époque. C’est ce que cela veut signifier : un corps sain résiste mieux à ce qui le nourrit, il assimile mieux. Ce sont donc des causes extérieures.
Autre exemple : le travail. Quelqu’un qui est sain et robuste, s’il fait un ouvrage pénible, il tiendra mieux le coup que quelqu’un qui ne l’est pas. Là, c’est évident, mais c’est exprès. Et pour que ce soit encore plus clair dans les choses qui nous sont très familières : « n’est-il pas de même des plantes par rapport aux ardeurs du soleil et au vent ». Voilà, l’ardeur du soleil et le vent, ce sont des causes étrangères. Les plantes les plus robustes résistent mieux. Là encore, c’est une observation de la réalité. Si vous laissez une plante dehors en hiver, il y a certaines plantes qui ne tiennent pas et d’autres qui tiennent très bien. Qu’est-ce qui fait la différence ? C’est que certaines plantes sont plus robustes, plus résistantes naturellement par rapport aux ardeurs du soleil, à celles du vent et aux autres outrages des saisons.
ADIMANTE : Sans doute.
On va monter d’un cran ! On a constaté la réalité du principe général abstrait dans un domaine qui nous est connu directement, sensiblement : les corps et les plantes. Maintenant, on va s’élever à un domaine un peu moins matériel, c’est-à-dire l’âme.
SOCRATE : L’âme n’est-elle pas aussi d’autant moins troublée et altérée par les accidents extérieurs qu’elle est plus courageuse et plus sage ?
Voyez, les qualités du corps : robuste ; les qualités de l’âme : courage et sagesse. Ce n’est pas innocent que ce soit ces deux aspects qui soient signalés. À votre avis, pourquoi ? Puisqu’on a dit qu’elles sont nécessaires aux gardiens : le courage et la sagesse. Voyez, c’est construit d’une manière minutieuse, ce texte a une architecture remarquable, c’est très, très, beau. Par conséquent, l’âme est d’autant moins troublée et altérée par les accidents extérieurs, qu’elle est plus courageuse et sage. Quelqu’un qui est craintif, la moindre chose l’éprouve ; quelqu’un qui n’est pas sage, la moindre chose l’inquiète. Voyez, c’est très facile à saisir par les exemples.
ADIMANTE : Oui.
SOCRATE : Par la même raison, tous les ouvrages de main d’homme, les édifices, les meubles, les vêtements résistent au temps et à tout ce qui peut les détruire, à proportion qu’ils sont bien travaillés et formés de bons matériaux.
Là, ça devient encore plus concret. On commence par le haut, le corps, les plantes, on passe à l’âme et on redescend à ce qui est fait par l’homme. Donc, il y a une distinction qui est présupposée dans cette explication : la différence entre les êtres naturels et artificiels. Voyez, c’est pour montrer que cela concerne tous les êtres, quoi qu’il en soit de leur origine.
ADIMANTE : Cela est vrai.
SOCRATE : Un être est donc en général…
En général… voyez la proposition classiquement philosophique puisque c’est une proposition universelle, abstraite, mais après l’explication qui montre bien que c’est une affirmation qui est fondée.
SOCRATE :… un être est donc en général, d’autant moins exposé au changement qu’il est plus parfait, soit qu’il tienne cette perfection de la nature ou de l’art, ou de l’un et de l’autre.
Voilà, le nœud de l’argumentation. Vous voyez tout de suite la conclusion à en tirer si Dieu est l’être le plus parfait. Quelle est la conséquence?? Il est le moins sujet au changement un étant d’autant moins exposé au changement qu’il est plus parfait, « soit qu’il tienne cette perfection de la nature ou de l’art, ou de l’un et de l’autre ». Pourquoi Socrate dit cela ? Ce n’est pas inutile, il ne dit pas ça simplement par rapport à Dieu. Donc, « de la nature ou de l’art, ou de l’un et de l’autre », c’est justement le cas des gardiens, il faut les choisir par leurs dispositions naturelles et ajouter le travail de l’éducation, donc, et l’un et l’autre : un naturel courageux en premier suivi d’une instruction qui les rend sages, ce qui est une œuvre de l’art. Voyez, la conjonction de la nature et de l’art.
ADIMANTE : Cela doit être.
SOCRATE : Mais Dieu est parfait avec tout ce qui tient à sa nature.
Voyez, par nature Dieu est parfait, c’est le propre de Dieu d’être parfait. En arriver à une telle affirmation ! À vous, cela parait évident, parce que par la foi, vous en avez la conviction et vous n’avez pas eu à réfléchir à ce qui vous est donné de cette façon. Mais pour ces philosophes, qui vivaient dans un milieu païen dans lequel les dieux étaient présentés avec tant de vice et d’imperfections, ce que dit là, Socrate, c’est quelque chose d’extraordinaire. Ce n’était pas évident pour ceux qui l’écoutaient, il devait prendre le temps d’expliquer.
SOCRATE : Mais Dieu est parfait avec tout ce qui tient à sa nature.
ADIMANTE : Oui.
SOCRATE : Ainsi Dieu est l’être le moins susceptible de recevoir plusieurs formes.
ADIMANTE : Certainement.
C’est très important, là encore, comme démarche pour arriver à la simplicité et à l’unicité de Dieu.
SOCRATE : Serait-ce donc de lui-même qu’il changerait de forme ?
ADIMANTE : Oui, s’il est vrai qu’il en change.
Voyez, la proposition est importante. S’il est vrai qu’il en change, ça ne peut être que par lui-même et non par une cause extérieure. D’emblée, il y a une possibilité qui est exclue.
SOCRATE : Et ce changement de forme serait-il en mieux ou en pis ?
ADIMANTE : Nécessairement si Dieu change ce ne peut-être qu’en mal ; car nous n’avons garde de dire qu’il manque à Dieu aucune perfection.
Voyez de quelle manière il met en évidence : « si Dieu est parfait et qu’il changerait de lui-même, il ne pourrait changer qu’en pire », c’est toute l’importance du raisonnement de le mettre en évidence.
SOCRATE : Très bien. Cela posé, crois-tu Adimante, qu’un être, quel qu’il soit, homme ou dieu, prenne volontiers de lui-même une forme inférieure à la sienne ?
ADIMANTE : Impossible.
SOCRATE : Il est donc impossible que Dieu veuille se donner une autre forme et chacun des dieux, étant de sa nature aussi excellent qu’il peut-être, doit conserver la forme qui lui est propre dans une immuable simplicité.
Socrate fait une concession aux idées de ceux à qui il s’adresse. Puisqu’il admettent une pluralité de dieux, mais qu’il veut affiner l’idée qu’ils doivent se faire de ces divinités, il affirme que ces dieux ne doivent pas changer de forme. C’est ça qui l’intéresse pour le moment, c’est ça qui est important, et donc il dit : chacun des dieux étant de sa nature aussi excellente qu’il peut l’être doit conserver la forme qui lui est propre dans une immuable simplicité.
ADIMANTE : Il me semble que cela est de toute nécessité.
Voyez la conséquence, c’est ici que c’est redoutable pour les contemporains de Socrate, qu’aucun poète : Hésiode, Eschyle et compagnie, c’est dire à qui il s’en prenait.
SOCRATE : Qu’aucun poète, mon cher ami, ne s’avise pas de nous dire que : les dieux prenant la figure de voyageurs de divers pays parcourent les villes sous des déguisements de toute espèce,
Voilà une première exclusion : Homère.
SOCRATE : ni de nous débiter leurs mensonges sur Protée et Thétis, ni de nous représenter dans la tragédie, ou dans tout autre poème, Junon sous la figure d’une prêtresse qui mendie.pour les enfants bienfaisants du fleuve Argien Inachus, ni enfin d’imaginer beaucoup d’autres fictions semblables…
Notez les termes employés, même s’il s’agit d’une traduction. Il englobe toutes ces personnalités qui étaient la référence à l’époque, à des fictions. Socrate cite l’Odyssée d’Homère (IV, 364 sq.) et Thétis qui prit plusieurs formes pour échapper aux embrassements de son époux Pelée. Il y a aussi Pindare (Ném. III, 60.) où il était question de métamorphoses de Thétis dans le Troïle, drame satirique de Sophocle, Hésiode avait fait aussi, dit-on, un poème des noces de Thétis et de Pelée.
SOCRATE :… que les mères n’aillent pas non plus, sur la foi des poètes, effrayer leurs enfants en leur faisant de mauvais contes, qu’il y a des dieux qui errent pendant la nuit, sous figure d’étrangers de tous les pays ; ce serait à la foi faire injure aux dieux et rendre les enfants encore plus timides.
Donc, deux choses qui portent à interdire de telles coutumes.
ADIMANTE : Il faut bien qu’elles s’en gardent.
SOCRATE : Mais si les dieux sont réellement par eux-mêmes incapables de tout changement, est-il vrai qu’ils nous font croire, du moins qu’ils se montrent sous cette grande variété de figures étrangères, par une sorte d’imposture et par des tours d’enchanteurs ?
C’est un exercice de mémoire, parce que dans la philosophie de Socrate et de Platon, c’est extrêmement important. Au départ, c’était ce qui était signalé, si vous vous souvenez ? Il y a deux possibilités dans les dieux pour ces métamorphoses : soit changer de forme : on vient de montrer que c’est impossible : soit nous tromper en nous faisant croire par des figures étrangères ou par des tours d’enchanteurs, comme le dit Socrate. Voilà pourquoi au départ de cette deuxième règle, il fallait exclure qu’on traite les dieux de magiciens ou d’enchanteurs, c’est ce que nous allons voir maintenant. Donc, la première possibilité est exclue : ils ne changent pas de formes par eux-mêmes, mais s’ils ne changent pas vraiment de forme, est-ce qu’ils nous trompent ? Voilà la question. On peut répondre d’une manière générique en disant que puisque les dieux sont bons, ils ne peuvent pas nos tromper, mais ça n’est pas suffisant, il faut voir dans le détail, pour convaincre ses auditeurs. Alors ici, comme Adimante ne voit pas très bien la chose, dans le raisonnement de Socrate, peut-être certains parmi vous aussi (rire), dit :
ADIMANTE : Peut-être bien.
Là encore, les réponses sont adaptées aux questions. Quand la question et la réponse n’offrent pas de doutes, il y a une réponse absolue : oui, en effet, sans doute… mais quand ce n’est pas complètement clair, alors il y a un doute : peut-être. C’est le cas ici, cela signifie qu’il est nécessaire d’avoir des explications plus précises. Alors Socrate va poser une nouvelle question.
SOCRATE : Un Dieu voudrait-il mentir en parole ou en action, en nous présentant un fantôme au lieu de lui-même ?
La distinction ici est très importante : ment-il en parole ou en action?? C’est feindre. C’est la raison pour laquelle, ultérieurement, les pères de l’Église se prononceront absolument contre le théâtre.
ADIMANTE : Je ne sais pas.
Pourquoi Adimante dit « je ne sais pas ». Pourtant, à nous la question parait évidente : Dieu ne peut pas mentir. Mais pour eux, qui étaient tellement habitués à entendre dans les fables que les dieux mentaient, ce n’est pas si évident que ça. Il ne faut pas oublier le contexte, parce que pour certains, vous pouvez penser en vous impatientant un peu que c’est du radotage. Ce n’est pas du radotage, c’est extrêmement important de montrer pourquoi on ne pouvait pas dire ça.
SOCRATE : Quoi, tu ne sais pas que le vrai mensonge, si je peux parler ainsi, est également détesté des hommes et des dieux.
Notez le qualificatif : « un vrai » mensonge. Voyez le paradoxe, c’est-à-dire qu’il a des mensonges apparents. Je vous donne un exemple patristique, parce qu’il y a une telle harmonie dans la pensée des Pères qui étaient pétris de la culture grecque et je vais citer saint Augustin que j’aime beaucoup. Voyez ce qu’a écrit saint-Augustin. À un moment donné, dans l’une de ses explications à propos d’une histoire que vous connaissez peut-être bien, quand Isaac a voulu donner la bénédiction à son fils, il a demandé une série de choses, et sa femme Rebecca dit à Isaac que c’est Ésaü alors qu’il s’agissait de Jacob. Donc, spontanément, on dit que Rebecca a menti. Alors, saint-Augustin dit de ce texte, en latin « non es mendatium sed mysterium », ce qui veut dire « ce n’est pas un mensonge, mais un mystère ». Pourquoi ? Parce que ça lui répugnait complètement de trouver un mensonge qui soit approuvé. Donc, puisqu’il ne trouvait pas une explication satisfaisante, il dit : je me refuse à dire que c’est un mensonge. Donc, c’est un mystère. Voyez, cette piété des Pères, elle était vraiment liée à la culture grecque qui était profondément ancrée en eux.
SOCRATE : Donc, tu ne sais pas que le vrai mensonge, si je puis parler ainsi, est également détesté des hommes et des dieux.
ADIMANTE : Qu’entends-tu par là ?
SOCRATE : J’entends que personne ne consent volontairement à ce que la partie la plus importante de lui-même soit trompée, et qui n’est rien qu’on craigne davantage que d’être ainsi trompé.
Mais ça n’est pas clair pour Adimante.
` ADIMANTE : Je ne te comprends pas encore.
SOCRATE : Tu crois que je dis quelque chose de bien relevé. Non?; je dis que ce qu’on supporte avec le plus de peine, c’est d’être trompé ou de l’avoir été, c’est-à-dire d’ignorer ce qui est ; c’est dans l’âme que personne ne veut avoir ni garder le mensonge, et c’est là surtout qu’il excite la haine.
La haine du mensonge, parce qu’on ne veut pas garder le mensonge, c’est de vivre avec l’ignorance dans l’âme. Là encore, il faut bien être familier avec la pensée de Socrate et de Platon pour voir à quel point c’est détestable. Quelle est la pire chose pour Socrate ? C’est l’ignorance. Puisque pour Socrate l’homme ne fait le mal que par ignorance, puisqu’ à la racine de tout mal, il y a l’ignorance. Le mensonge introduisant l’ignorance dans l’âme et la conservant dans cette ignorance, est la chose la plus détestable. Et Socrate veut donner cette conviction à ses auditeurs, leur apprendre à avoir cette haine du mensonge. J’espère que vous serez entrainés dans la même direction.
ADIMANTE : À la bonne heure.
SOCRATE : Une précision : le vrai mensonge, c’est donc avec beaucoup de justesse dans l’expression, l’ignorance qui affecte l’âme de celui qui a été trompé ; car le mensonge qui se produit au-dehors par la parole est une imitation de ce qui se passe dans l’âme, une sorte de copie qui le manifeste plus tard ; ce n’est pas un mensonge dans toute sa pureté. N’est-il pas vrai ?
4.
La pensée des essences et la réminiscence
L’ignorance affecte l’âme de celui qui a été trompé : vous remarquerez qu'il se met du côté de celui qui a été trompé : son âme est affectée par le mensonge. C’est beau ce que dit ici Socrate : lorsqu'on dit des mensonges, c’est le reflet de se qui passe dans l’âme. Voilà une correspondance intéressante. Moi, je l’associe à ce que disait saint Thomas d’Aquin qui avait une connaissance remarquable des Pères et des philosophes anciens. Il donne une définition du mensonge qui reprend l’essentiel des conceptions de Platon dans une formule latine classique. Qu’est-ce que le mensonge ? saint Thomas dit « Locutio contra menten ». C’est une expression très ramassée, le latin s’y prête. « Locutio contra menten » ça veut dire « dire le contraire de ce qu’on pense ». Voyez à quel point cette formule de saint Thomas est nourrie de l’apport de siècles de réflexion, appréciez la richesse de ces locutions, dont beaucoup de modernes se privent par pure sottise, parce qu’ils méprisent la philosophie classique. Évidemment ce faisant, ils perdent l’acquis de tous ces grands philosophes qui ont vécu depuis l’antiquité jusqu’au début de l’âge moderne. Il n’est pas inutile de répéter « car le mensonge qui s'exprime au-dehors par la parole est une imitation de ce qui se passe dans l’âme, une sorte de copie qui le manifeste plus tard ; ce n’est pas un mensonge dans toute sa pureté ». Cela signifie que ce qu’on dit est comme une copie qui reflète ce qui se passe dans l’âme. Voyez, là encore c’est tout à fait en harmonie avec la pensée de Socrate et de Platon par rapport à la connaissance. La connaissance que nous avons des essences dans l’âme est la réminiscence de ce que l’âme a connu avant d’être liée au corps et les paroles expriment, reflètent cette image qui se trouve dans l’âme. L’âme, dans un temps antérieur, aurait acquis un savoir total, et le perdrait en s’incarnant. Voyez, le monde idéal, c’est-à-dire des idées, telles que le conçoit Platon où les essences existent en soi, et que l’âme a connu avant de s’unir au corps d’une manière immatérielle, purement spirituelle, et qu’en s’unissant au corps, lié à la matière, elle a perdu. Et tout le travail de la connaissance au contact des réalités sensibles, c’est de se rappeler de ce qu’elle a connu autrefois. Voilà pourquoi la philosophie de la connaissance de Platon est essentiellement fondée sur la réminiscence, contrairement à Aristote qui la situe au niveau de l’abstraction, mais je ne vous encombrerais pas l’esprit avec ça, je me contente d’affirmer ce qui caractérise la philosophie de la connaissance de Platon. L’important c’est la RÉMINISCENCE, par rapport à la pensée, par rapport à la parole.
ADIMANTE : Tu as raison.
Le mensonge, la restriction mentale
SOCRATE : Le vrai mensonge est détesté non seulement des dieux, mais des hommes.
ADIMANTE : Je le pense.
SOCRATE : Mais pour le mensonge dans les paroles, n’est-il pas des circonstances où il perd ce qu’il a d’odieux, parce qu’il devient utile…
C’est très intéressant ici, voyez pourquoi on parle de vrai mensonges et de ce côté odieux. Voyez, il y a une différence entre ce qui se passe dans l’âme et dans la parole. Le vrai mensonge en fait se situe dans l’âme ; dans les paroles, ce n’est pas là que se situe le vrai mensonge, cela c’est très important. Et donc, dans les paroles il peut arriver (on n’est pas dans la Révélation, on est dans la philosophie), il peut arriver qu’il y ait des mensonges qui soient utiles, et Socrate va donner des exemples. Donc en étant utiles, les mensonges perdent leur caractère odieux.
SOCRATE :… et n’a-t-il pas son utilité lorsqu’on s’en sert par exemple contre des ennemis, ou même envers un ami que la fureur ou la démence porterait à quelque mauvaise action, le mensonge devenant alors un remède qu’on emploie pour le détourner de son dessein ?…
Voilà un moyen d’éviter le mal. Alors sans que soit un vrai mensonge, on a accusé les jésuites d’être des casuistes, c’était vrai pour beaucoup, mais ils ne l’ont pas inventé, il y a ce qu’on appelle la restriction mentale, qui n’est pas un mensonge, mais qui consiste à détourner l’attention et ne dire qu’une part de la vérité pour se tirer d’affaire. Voici une anecdote très drôle, tirée de la vie de Saint Athanase, qui a été exilé et persécuté beaucoup de fois et dans une de ses fuites, il était dans une petite barque et il était suivi par ses ennemis, mais ses ennemis ne le connaissait pas physiquement, tellement ils étaient nombreux. Alors à un certain moment il les coince et il leur demande « est-ce que vous avez vu passer Athanase par là ? » et ils répondent « il n’est pas là ». Voilà un exemple caractéristique d’une restriction mentale, qui n’est pas un mensonge.
SOCRATE :… et encore dans les compositions poétiques dont nous venons parler, lorsque dans notre ignorance de ce qui s’y est réellement passé dans les temps anciens, nous donnons à nos fictions toute la vraisemblance possible, ne rendons-nous pas là le mensonge utile ?…
Là encore, une lecture trop rapide est néfaste, car elle nous fait passer à côté de choses importantes. C’est encore une réminiscence. Si vous vous en souvenez, en commençant l’explication sur la manière d’éduquer les gardiens, en parlant de l’importance de la musique ainsi que des discours et des fables qui en font partie, il disait qu’il y avait deux sortes de discours : des discours vrais et des discours dans lesquels le faux se mêle au vrai. Et il disait que les deux étaient nécessaires. C’est à cela qu’il fait allusion ici. Les fables dans lesquelles les poètes racontent l’origine de l’humanité et comment les dieux ont fait les choses, prétendent nous raconter ce qui s’est passé dans les temps anciens. Mais dit Socrate : « nous n’en savons rien », donc ce sont des fictions. Il fallait le dire ! C’était très hardi de tenir de tels propos à l'époque. Nous n’en savons rien, ce sont des fictions, et si mensonges et vérités il doit y avoir, essayons au moins que ces fictions soient utiles. C’est dans ce sens-là qu’il y a cette explication, c’est-à-dire que dans l’ignorance où ils étaient, car ne bénéficiant pas d’une vraie Révélation, ils étaient obligés de donner une explication sur le commencement du monde et une justification à la religion, et se croyaient obligés de mêler dans leurs fictions des choses vraies et fausses, par ignorance. Ils ne savaient pas ce qui s’était vraiment passé, et essayaient de raconter les choses de la manière la plus vraisemblable et la moins nuisible possible. Voyez comme c’est concret. Nous, nous avons la foi et la foi ne laisse pas place au doute, mais eux, ne l'avaient pas ! Voilà l’utilité d’un mensonge qui n’est pas un vrai mensonge, mais seulement une apparence de mensonge.
SOCRATE :… et encore dans les compositions poétiques dont nous venons de parler, lorsque dans notre ignorance de ce qui s’est réellement passé dans les temps anciens, nous donnons à nos fictions toute la vraisemblance possible, ne rendons-nous pas là le mensonge utile ?
ADIMANTE : Cela est vrai.
SOCRATE : Mais comment le mensonge deviendrait-il jamais utile à Dieu ? …
Voyez, Socrate concède que nous les hommes, nous avons nos limites… c’est très humble, je suis très étonné par cette attitude si modeste de Socrate et de Platon, contrairement aux philosophes modernes… la conscience de ses propres limites. On est si misérable, si ignorant, que le mensonge peut nous être parfois utile. Mais si l’on parle de Dieu, alors là, c’est une autre affaire : comment le mensonge pourrait-il jamais être utile à Dieu ? Quelle élévation par rapport à Dieu, tout en concédant que pour nous le mensonge quelquefois peut-être utile, cela ne peut jamais, en aucune manière, l’être pour Dieu.
SOCRATE :… L’ignorance de ce qui s’est passé dans les temps anciens le réduirait-elle à mentir avec vraisemblance.
ADIMANTE : Il serait ridicule de la dire.
SOCRATE : Par conséquent, on ne peut pas trouver en Dieu un poète menteur.
ADIMANTE : Non.
J’aime beaucoup cette expression : Dieu n’est pas un "poète menteur".
SOCRATE : Mentirait-il à cause des ennemis qu’il redoute ?
Même si saint Athanase n’a pas menti, utilisant la simple restriction mentale, il demeure néanmoins qu’il avait peur de se faire prendre. Peut dire que Dieu mentirait par crainte de ses ennemis, voyez comme ce serait absurde…
ADIMANTE : Il s’en faut bien.
SOCRATE : Ou à cause de ses amis furieux ou insensés ?
ADIMANTE : Mais les furieux et les insensés ne sont pas aimés des Dieux.
Pourquoi ? Notez bien : furieux et insensés, c’est lié. Furieux parce qu’insensé et insensé parce que mauvais, puisque le mal vient de l’ignorance, et donc le propre du mauvais, c’est d’être insensé dans la pensée de Platon. Et quelqu’un qui est mauvais ne peut pas être aimé des Dieux.
SOCRATE : Aucune raison n’oblige donc Dieu à mentir.
ADIMANTE : Non.
SOCRATE : Tout ce qui est divin est en opposition complète avec le mensonge.
ADIMANTE : Oui.
Remarquez la portée de l’affirmation. C’est une proposition absolue, mais comme conclusion d’un raisonnement d’une explication.
SOCRATE : Tout ce qui est divin est en opposition complète avec le mensonge.
ADIMANTE : Oui.
SOCRATE : Essentiellement simple et vrai en paroles ou en action, Dieu ne change pas de forme et ne trompe personne ni par des fantômes ni par des discours, ni par des signes envoyés de lui dans la veille ou dans les rêves.
Alors ça, c’était vraiment une proposition qui réduisait en cendres les superstitions les plus populaires de l’époque. C’était quelque chose de terrible, cette simple affirmation suffisait aux yeux de ses contemporains à justifier sa condamnation. Parce qu’il mettait par terre tout le fondement religieux de la société.
ADIMANTE : Il me semble qu’on ne peut pas nier cela.
Observez la nuance : Adimante voit bien qu’il ne peut pas dire le contraire, mais il est tellement pétri de ces superstitions que ça lui coûte.
SOCRATE : Tu approuves donc cette seconde loi : personne dans les discours ordinaires ni dans des compositions poétiques, ne représentera les dieux comme des enchanteurs qui prennent différentes formes et nous trompent par des mensonges en parole ou en action.
Voilà la règle de Socrate.
ADIMANTE : Oui, je l’approuve.
SOCRATE : Ainsi, tout en louant bien des choses dans Homère, nous ne louerons pas le passage où il raconte que Jupiter envoya un songe à Agamemnon?; ni celui d’Eschyle où Thétis rappelle qu’Apollon, chantant à ses noces…
Écoutez le poème qui exprime de manière assez frappante ce que Socrate vient de dénoncer.
SOCRATE :… Avait vanté d’avance son bonheur de mère, et promis à ses enfants une longue vie exempte de maladies. Après m’avoir annoncé un sort chéri des dieux, il applaudit à mon bonheur dans un hymne qui me combla de joie. Je ne croyais pas que le mensonge pût jamais sortir de cette bouche divine, la source de tant d’oracles. Ce dieu qui s’assit et chanta au banquet de mon hyménée, ce dieu qui annonça tant de bonheur, ce même dieu est le meurtrier de mon fils (fragment d’une pièce perdue d’Eschyle, intitulée Psychotasie.).
C’est une chose terrible, mais c’est avec plaisir que je le dis, Socrate et Platon avaient une connaissance très complète de ces ouvrages, ils les connaissaient parfaitement, et ils savaient s’en servir. Or il est en train de les démolir complètement, mais la beauté du texte est tel que Platon ne peut pas s’empêcher de les citer, tellement c’est beau. Voyez, au moment de son mariage, le dieu promet à cette mère que ses enfants vont être dans la prospérité, à l’abri de tout mal, et le même dieu qui lui avait assuré tout cela, devient le meurtrier de son fils. Peut-on trouver un moyen plus fort pour faire ressortir la duplicité?? Et à quel point il est odieux d’attribuer à un dieu, le mensonge.
ADIMANTE : J’approuve ces règles, et suis d’avis qu’on en fasse autant des lois.
Et avec cette conclusion pleine de simplicité que prend fin le livre II de la République de Platon.