Saint Jean Chrysostome

Homélie 15 sur l'Epître aux Romains

Or, nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.

1. 

Même les épreuves contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu

Ce passage est adressé, ce me semble, à ceux qui sont dans les épreuves, ce passage, aussi bien que celui qui a précédé. Ces paroles : « Les afflictions de la vie présente ne sauraient soutenir la comparaison avec la gloire à venir qui sera révélée; » celle-ci : « Toute créature gémit ; » cette autre : « Nous ne sommes sauvés qu'en espérance ; » cette autre encore : « Nous attendons par la patience; nous ne savons pas ce qu'il nous faudrait demander dans la prière ; » tous ces textes ont été écrits dans le même but. Paul apprend aux fidèles que leurs véritables intérêts ne sont pas toujours conformes à ce qu'ils imaginent, et qu'il en faut juger d'après les inspirations de l'Esprit. Bien des choses qui nous paraissent utiles nous deviennent souvent extrêmement préjudiciables. Ainsi, le repos, l'éloignement des épreuves, une vie de sécurité, leur semblaient conforme à leurs intérêts. Nous ne devons même pas être étonnés que les fidèles en jugeassent ainsi, puisque Paul jugeait de la même manière ; mais, plus tard, il lui fut enseigné que les persécutions ont souvent une utilité supérieure, et il se soumit à l'enseignement qui lui fut donné. Par trois fois il avait supplié le Seigneur de l'arracher aux périls qui le poursuivaient ; et quand il lui eut été répondu : « Ma grâce te suffit, car ma force éclate dans la faiblesse, il accueillit désormais avec allégresse la persécution, il envisagea sans pâlir les outrages et les maux les plus affreux. « Je suis heureux, s'écriait-il, au milieu des épreuves, des opprobres, des privations. » II Cor., XII, 9-10. Voilà donc pour quel motif il disait : « Nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière. » En s'exprimant ainsi, il pressait tous les fidèles de s'abandonner à la direction de l'Esprit. D’abord, l'Esprit de Dieu prend un vif intérêt à ce qui nous concerne, et puis cette façon d'agir est agréable à Dieu.

A cette exhortation, l'Apôtre joint une considération bien propre à les remplir de confiance ; elle est contenue dans les paroles que nous citions en commençant : « Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.» Puisqu'il dit « tout, » les afflictions y sont comprises avec tout le reste. En vérité, il est facile à Dieu de faire tourner à notre avantage la tribulation, la pauvreté, les cachots, les souffrances, la mort même ; c'est le propre de sa puissance de nous alléger les plus lourds fardeaux, et d'en faire pour nous un point d'appui. L'Apôtre ne dit pas : A ceux qui aiment Dieu, il n'arrive rien de pénible; mais : « Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu. » Les maux eux-mêmes concourent à la gloire de ceux que l'on persécute ; chose beaucoup plus étonnante que ne le serait la suppression de toute persécution et de toute adversité. La fournaise de Babylone nous en offre un exemple. Le Seigneur n'en préserva pas les jeunes Hébreux; quand ils y eurent été précipités, il n'en éteignit pas les flammes ; il laissa ces flammes brûler avec furie, et le prodige n'en fut que plus merveilleux. Il suivit la même conduite à l'égard des apôtres. Si des hommes initiés à la vraie philosophie savent tirer le bien du mal, paraître riches au sein de la pauvreté, briller au milieu des mépris, à plus forte raison le Seigneur en agira-t-il de même à l'égard de ceux qui l'aiment. La seule condition requise, c'est qu'on l'aime en toute vérité, le reste vient ensuite tout seul. Mais si tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, même l'adversité, tout contribue au mal de ceux qui ne l'aiment pas, même la prospérité. Les miracles du Sauveur, son irréprochable morale, sa doctrine profonde, n'empêchèrent pas la perte des Juifs : tantôt ils en prenaient occasion de le traiter de possédé du démon, tantôt ils le qualifiaient d'ennemi de Dieu, tantôt, à cause de ses miracles, ils cherchaient à le mettre à mort. Malgré la croix à laquelle il était attaché, malgré les liens qui l'y retenaient, les injures dont on accablait, les souffrances qu'il ressentait, le larron, bien loin d'être atteint dans son immortelle destinée, y trouva le salut. C'est ainsi que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.

Après nous avoir découvert ce privilège éminent et bien au-dessus de la nature humaine, l'Apôtre, craignant qu'on ne refusât d'y croire, cherche une preuve dans le passé : « Au bien de ceux, dit-il, qui ont été appelés conformément au dessein de leur âme. » Remarquez cette mention qui est faite de la vocation. Pourquoi Dieu n'a-t-il pas appelé dès le principe tous ses saints ? Pourquoi n'a-t-il pas appelé Paul en même temps que les autres ? Ce délai n'était-il pas préjudiciable ? Non ; la suite des événements a démontré qu'il n'avait pas été sans utilité. S'il est ici question de dessein, c'est afin que tout ne fût pas l'œuvre de la vocation : on eût autrement ouvert la porte aux récriminations des Juifs et des Gentils. Si la vocation eût tout fait, pourquoi tous les hommes n'auraient-ils pas été sauvés ? En conséquence, la volonté aussi bien que la vocation a concouru à l'œuvre du salut; car la vocation n'a point entraîné de nécessité. Tous ont été appelés, mais tous n'ont pas répondu. « Ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour qu'ils soient conformes à l'image de son Fils. » Quelle haute dignité ! Ce que le Fils unique est par la nature, ils le deviennent par la grâce. Ce n'est pas assez pour l'Apôtre de parler de conformité, il ajoute : « Afin qu'il soit lui-même le premier-né. » Il ne s'arrête même pas là, et il conclut : « Entre plusieurs frères; » s'appliquant par tous les moyens à faire ressortir les liens qui nous unissent au Sauveur. Tout ceci doit s'entendre du Sauveur en tant qu'homme; car, en tant que Dieu, il est Fils unique.

2. Voyez-vous avec quelle générosité nous avons été traités ? N'ayez donc plus de sollicitude touchant l'avenir ; d'autant plus que la providence du Seigneur ressort merveilleusement des figures qui, dès l'antiquité, nous ont annoncé de semblables bienfaits. Les hommes jugent des choses par les choses elles-mêmes : ainsi Dieu en a-t-il agi envers nous, et, dès le principe, nous a-t-il prouvé les sentiments dont ii était animé à notre égard. « Ceux qu'il a appelés, les a justifiés, » poursuit l'Apôtre. Comment les a-t-il justifiés? Par le bain de la régénération. « Ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés. » Comment les a-t-il glorifiés? Par la grâce, par l'adoption. « Après cela, que dirons-nous? » Ne me parlez plus ni des périls qui nous menacent, ni des pièges semés sous nos pas. Quelque défiance que plusieurs d'entre vous nourrissent au sujet des biens à venir, ils n'ont du moins pas à nier les biens dont nous avons été déjà favorisés, par exemple, l'amour que le Seigneur nous a témoigné, la justice et la gloire que nous en avons reçues. Ces biens, c'est à ses souffrances que nous les devons ; ce sont des choses que vous estimez pénibles et ignominieuses, la croix, les fouets, les chaînes, qui ont opéré la rédemption du monde. Or, de même que par ses souffrances le Sauveur a rendu la terre entière à la liberté, quoiqu'il en soit de ce que ces souffrances ont en apparence de repoussant ; de même en agit-il à votre égard, et se sert-il des épreuves qui vous affligent pour préparer votre affranchissement et votre gloire.

« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Où n'avons-nous pas des ennemis ? L'univers entier, les tyrans, les peuples, nos parents, nos concitoyens se sont déclarés contre nous ; mais il leur est si peu possible de nous nuire véritablement, qu'ils concourent malgré eux à multiplier nos récompenses et nos couronnes, la sagesse de Dieu faisant de leurs embûches une occasion pour nous de salut et de gloire. Il n'y a donc, en somme, personne contre nous. Il fut beaucoup plus glorieux à Job d'avoir le diable pour adversaire, adversaire qui ne négligea aucune arme et qui souleva contre lui sa femme, ses amis, ses serviteurs, qui mit en œuvre les maladies et toute sorte de ruses. Quel mal cependant Job en éprouva-t-il ? C'est beaucoup sans doute qu'il n'en ait pas ressenti de mal ; mais ce n'est pas assez : une chose plus merveilleuse se présenta, c'est que toutes ces épreuves n'aboutirent qu'à l'avantage et au bonheur du juste. Dieu étant pour lui, tout ce qu'on tramait contre lui n'eut que son bien pour résultat. Ainsi en fut-il pour les apôtres. Contre eux aussi étaient armés les Juifs, les Gentils, les faux frères, les grands, les peuples, la faim, la pauvreté : au fond, ils n'avaient rien à redouter, et cette conjuration si redoutable, vue du dehors, ne contribuait qu'à les rendre plus grands, plus admirables et plus illustres devant Dieu et devant les hommes.

Quel privilège sublime proclamé par l'Apôtre en faveur des fidèles, des vrais crucifiés, privilège que ne saurait revendiquer l'homme dont le front est ceint du diadème ! Contre ce dernier, les barbares prennent les armes, les ennemis se précipitent, ses propres satellites ourdissent des embûches, ses sujets se révoltent. Au fidèle qui observe exactement la loi de son Dieu, ni homme, ni démon, ni aucune puissance ne serait capable de résister. Vous le dépouillez de ses biens, vous lui préparez une magnifique récompense; vous lui dites des injures, par ces injures vous ajoutez à sa gloire devant Dieu; vous le condamnez à la faim, vous lui assurez une plus précieuse rétribution; enfin, vous lui faites subir le mal qui passe pour le plus redoutable d'ici-bas, la mort même, vous déposez sur son front la couronne du martyre. Quelle vie que la vie d'un homme contre lequel on ne peut absolument rien, et auquel ceux-là mêmes qui le haïssent, aussi bien que ceux qui l'aiment, ne peuvent faire que du bien ! De là cette exclamation de l'Apôtre : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Paul ajoute cependant encore à ce langage en nous rappelant le témoignage si fort que Dieu nous a donné de son amour pour nous, témoignage qui revient souvent sur ses lèvres, à savoir, la mort violente de son Fils. Dieu ne s'est pas contenté de vous justifier et de vous glorifier, il ne lui a pas suffi de reproduire en vous l'image de son Fils ; il n'a même pas épargné ce Fils unique à cause de vous. « Il n'a pas épargné son propre Fils ; pour nous, il l'a livré : comment ne nous donnerait-il pas toute chose, après nous l'avoir donné ? » Il s'exprime en termes chaleureux et légèrement hyperboliques, pour nous faire mieux comprendre l'amour du Seigneur. Comment Dieu nous abandonnera-t-il, lui qui pour nous n'a pas épargné son Fils unique, et l'a livré pour nous? Quelle bonté n'a-t-il pas fallu pour traiter de la sorte un fils, pour le livrer, et le livrer pour tous, pour des ingrats, des ennemis, des misérables, des blasphémateurs ? Comment donc ne nous donnerait-il pas toute chose, après nous l'avoir donné ? » Puisqu'il nous a donné son Fils, que dis-je, donné ? Puisqu’il l'a livré aux bourreaux, comment oseriez-vous être en sollicitude pour le reste et ne pas vous reposer sur le gage que vous avez reçu ? Pourquoi craindre à propos du royaume, quand vous en possédez le souverain ? Ayant donné ce qu'il avait de plus précieux à ses ennemis, comment ne donnerait-il pas à ses amis ce qu'il a de moins précieux ? « Qui accuserait les élus de Dieu ? »

3. Ici l'Apôtre s'adresse à ceux qui soutenaient l'inutilité de la foi, et qui ne voulaient pas croire aux conversions soudaines. Pour leur fermer la bouche, il leur oppose la grandeur de celui qui nous appelle. Il ne dit pas : Qui accusera les serviteurs de Dieu, les fidèles de Dieu ? Mais : « Les élus de Dieu ? » L'élection est une preuve de vertu. Si l'on n'ose faire de reproche à l'écuyer quand il a choisi les jeunes chevaux qu'il estime propres à la course, et quiconque lui adresserait des observations se couvrirait par là de ridicule ; à plus forte raison se couvriraient-ils aussi de ridicule ceux qui oseraient accuser le Seigneur d'avoir choisi certaines âmes. « C'est Dieu lui-même qui justifie. Qui les condamnera ? » Il n'y a pas : C'est Dieu qui remet les péchés ; il y a : « C'est Dieu lui-même qui justifie. » Quand le juge, et un juge tel que celui-là, s'est prononcé, quand il a déclaré juste celui qui est mis en cause, qui oserait persister dans son accusation ? Nous ne devons donc pas redouter les épreuves; nous avons Dieu pour nous, et il nous l'a montré par sa conduite. Nous ne devons pas redouter davantage les vains propos des Juifs, car il nous a choisis, il nous a justifiés, et, ce qu'il y a de plus remarquable, il nous a justifiés par la mort de son Fils. Qui donc nous condamnerait, alors que Dieu nous couronne, alors que le Christ a donné pour nous son sang, et que, non content de l'avoir versé, il daigne intercéder pour nous? « Le Christ qui est mort, le Christ qui est ressuscité d'entre les morts, qui est assis à la droite de Dieu, intercède encore pour nous ? Quoiqu'il ait été revêtu de la gloire à laquelle il avait droit, il n'a pas cessé de nous environner de toute sa tendresse, et il continue à nous aimer au même degré, et il intercède pour nous auprès de Dieu. Comme s'il ne lui eût pas suffi de donner sa vie, marque d'amour telle cependant qu'il n'en saurait exister de plus grande, il ne veut pas être seul à s'occuper de nos intérêts, il fait appel à la sollicitude d'autrui. C'est là ce que veut dire l'Apôtre par le mot intercéder ; car cette expression, par elle-même trop humaine et trop humble, a pour but de déclarer l'amour que le Christ nous a voué. J'en dirai tout autant de l'expression : « Il n'a pas épargné, » laquelle ne saurait être entendue autrement sans engendrer une foule de conséquences inadmissibles.

La preuve que tel est le dessein de l'Apôtre, c'est qu'après avoir dit : « Il est assis à la droite de Dieu, » alors seulement il ajoute : « Il intercède pour nous; » en sorte qu'il établit d'abord l'égalité d'honneur et de puissance qui existe entre le Père et le Fils, afin que l'intercession dont il parle ensuite soit prise comme le signe de la tendresse qu'il nous porte, et non comme le signe d'une infériorité réelle. Lui qui est la vie, la source de tous les biens, lui qui possède la même vertu que le Père, qui ressuscite les morts, qui vivifie, qui fait toutes les œuvres que le Père fait, comment aurait-il besoin, pour nous venir en aide, de recourir à la prière? Par sa propre puissance, il nous a relevés de la condamnation qui pesait sur nous et ne nous laissait en partage que le désespoir, il nous a justifiés, promus à la dignité d'enfants de Dieu, comblés des plus étonnants honneurs, et réalisé sur ce point ce que l'on n'avait jamais osé espérer ; comment, après ces bienfaits, après avoir mis notre nature à la hauteur du trône, lui serait-il nécessaire de prier pour accomplir une œuvre beaucoup moins difficile? De toute part, en conséquence, ressort cette vérité qu'il est question d'intercession uniquement en vue de nous faire mieux comprendre l'ardeur et l'étendue de l'amour du Seigneur envers nous. Le Père aussi parait exhorter les hommes à se réconcilier avec lui : « Nous remplissons au nom du Christ la fonction d'ambassadeur, et Dieu vous exhorte par notre bouche. » II Cor., V, 20. Malgré ces exhortations de Dieu, malgré cette fonction d'ambassadeurs du Christ remplie par des hommes auprès des hommes, nous ne voyons pas qu'il y ait là rien d'incompatible avec la dignité divine, et nous n'y découvrons qu'une seule chose mise plus vivement en lumière, l'amour de Dieu pour les hommes. Ainsi doit-il en être dans le passage qui nous occupe. Par conséquent, puisque l'Esprit demande par d'inénarrables gémissements, puisque le Christ est mort et qu'il intercède pour vous , que pour vous le Père n'a point épargné son propre Fils, qu'il vous a choisis, qu'il vous a justifiés, quel motif de crainte vous resterait-il ? Que redouteriez-vous après avoir été traité avec une si ardente charité, avec une si profonde sollicitude ?

La bienveillance du Seigneur à notre égard exposée, Paul poursuit avec assurance. Il ne dit pas : A vous maintenant de répondre par l'amour à tant d'amour, transportés en quelque manière à la pensée d'une telle bonté. « Qui nous séparera, s'écrie-t-il, de la charité du Christ ? » Il ne dit pas : De Dieu ; peu lui importe de nommer Dieu ou de nommer le Christ. « Sera-ce l'affliction, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, les glaives ? » Considérez la prudence de l'Apôtre. Il ne parle pas des passions dont nous sommes tous les jours les victimes, de la passion des richesses, de l'amour de la gloire, de la tyrannie de la colère ; il parle de puissances plus impérieuses qui font plus d'une fois violence à la nature, qui, malgré notre résistance, triomphent de la fermeté de notre âme, à savoir, des afflictions et des angoisses. Encore que l'énumération de ces ennemis semble facile, chacun d'eux traîne après lui des légions d'épreuves. Sous le nom d'afflictions; Paul comprend la captivité, les fers, les calomnies, l'exil, toute sorte de malheurs ; il lui suffit d'un seul terme pour exprimer l'abîme des périls humains, d'un seul mot pour désigner les coups dont un homme peut être frappé. Tous ces maux, il les brave : de là cette forme interrogative de la phrase, comme s'il était impossible de songer un instant à l'existence d'une force capable de le séparer de ce Dieu qu'il aime tant et dont il est tant aimé !

4. Ne croyez pas cependant qu'il s'agisse d'un abandon véritable. Telle était depuis longtemps la prédiction d'un prophète : « On nous livre tous les jours à la mort à cause de vous; nous sommes regardés comme des brebis destinées au couteau de l'égorgeur ; » c'est-à-dire nous sommes prêts à toutes les épreuves qui pourront survenir. Psalm. XLIV, 22. En face de si graves et de si nombreux dangers, en face de ces catastrophes étranges qui nous menacent, c'est pour nous une consolation suffisante que le motif pour lequel nous avons à souffrir. Que dis-je, une consolation suffisante ? C'est une consolation infiniment supérieure ; car, si nous souffrons, ce n'est point pour les hommes, ce n'est point pour quelque chose de temporel, nous souffrons pour le souverain Maître de l'univers. De plus, à cette récompense, d'autres couronnes aussi nombreuses que variées ont été ajoutées. Comme la condition imposée par la nature aux apôtres ne leur permettait pas de souffrir plus d'une mort, cette meule borne n'est point assignée aux biens que nous pouvons merder. Encore que nous soyons réduits à ne mourir qu'une fois, Dieu nous a donné la faculté de mourir tous les jours par la volonté, s'il nous plaisait de le faire, par suite, nous recueillerons autant de couronnes après notre mort que nous aurons vécu de jours; nous en recueillerons même infiniment plus, puisqu'il ne dépend que de nous de mourir dans un même jour une fois, deux fois, plusieurs fois. L'homme qui est toujours prêt à sacrifier sa vie peut compter sur une récompense qui ne laissera rien à désirer. C'est à quoi le prophète faisait allusion par ces mots : « Tous les jours ; » et c'est pour ranimer l'ardeur des fidèles que Paul invoque son autorité. Si les justes de l'ancienne loi, leur dit-il, si des hommes qui, pour récompense de leurs épreuves, n'avaient que des biens terrestres et périssables comme eux, méprisaient à ce point la vie présente, les afflictions et les épreuves, serions-nous excusables, nous, à qui le ciel et d'ineffables biens sont assurés, si nous ne montrions que lâcheté, si nous ne nous élevions même pas à la hauteur de nos pères ? Cependant l'Apôtre ne parle pas ainsi en termes formels ; laissant à la conscience des fidèles le soin de suppléer à son silence, se bornant au témoignage du prophète, il leur apprend qu'ils doivent faire de leur corps un sacrifice, et le faire sans aucun effroi, puisque telle était l'ordonnance divine. Il les excite encore d'une autre manière. Pour qu'on ne lui reprochât pas de se livrer à de chimériques exhortations, avant qu'elles aient été contrôlées par l'expérience, il ajoute : « Nous sommes regardés comme des brebis destinées au couteau de l'égorgeur ; » allusion aux souffrances quotidiennes des apôtres, à leur courage et à leurs épreuves. De même que les brebis n'opposent aucune résistance quand on les égorge, de même nous nous laissons égorger sans résistance.

Cependant, la perspective de tant d'afflictions ne pouvait qu'effrayer l'âme du fidèle, si faible par elle-même. Aussi Paul ranime-t-il leur énergie, élève-t-il leurs pensées, et les remplit-t-il d'une ardente joie : « Mais au milieu de tous ces maux nous triomphons par la vertu de celui qui nous a aimés. » Chose merveilleuse, non seulement nous triomphons, mais nous triomphons par ces mêmes moyens préparés contre nous ; non-seulement nous triomphons comme l'on triomphe d'ordinaire, mais avec une extrême facilité, sans qu'il nous en coûte ni fatigues ni sueurs. Il n'est pas nécessaire que nous supportions les épreuves, il nous suffit de mettre notre cœur en telle disposition pour dresser contre nos ennemis les plus superbes trophées. Comment en serait-il autrement, puisque Dieu combat avec nous ? Vous pouvez donc nous croire, quand nous disons que dans les mauvais traitements nous triomphons de ceux qui nous les infligent, que dans l'exil nous triomphons de ceux qui nous ont exilés, que mis à mort nous triomphons de la rage des vivants. Dès que la puissance et la charité de Dieu s'en mêlent, il n'y a plus rien d'étonnant à ce que ces faits étranges et merveilleux s'accomplissent, et qu'une éclatante victoire nous soit assurée. Les apôtres ne remportaient pas seulement la victoire, mais leur victoire était marquée par un admirable prodige ; en sorte que les hommes apprenaient par là qu'ils avaient à combattre, non leurs pareils, mais la puissance irrésistible de Dieu. Voyez les Juifs, quand les apôtres sont entre leurs mains ; ils hésitent, ils se demandent : « Que ferons-nous à ces hommes?» Act., IV, 16. N'est-il pas étonnant qu'ils n'éprouvent que trouble et qu'embarras, alors qu'ils sont maîtres de ces hommes, qu'ils les traduisent à leur tribunal, qu'ils les ont chargés de fer, et brutalement traités ? C'est qu'ils étaient vaincus par ceux-là mêmes qu'ils avaient espéré vaincre. Pour ces derniers, ni les tyrans, ni les bourreaux, ni les démons avec leurs phalanges, ni le diable lui-même ne purent les réduire ; tous furent vaincus, et d'une façon complète ; les armes qu'ils avaient préparées contre les apôtres du Christ se retournèrent contre eux. Voilà pourquoi nous lisons : « Nous triomphons et au delà. » Telle était la nature de cette nouvelle victoire qu'elle était due à des moyens qui semblaient devoir amener une défaite, sans que cette défaite se présentât jamais ; de telle sorte que les hommes de Dieu marchaient au combat comme si le résultat eût été dans leurs mains. « Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni ce qu'il y a de plus haut, ni ce qu'il y a de plus profond, ni aucune autre créature ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu, de Jésus-Christ Notre-Seigneur. »

5. Ce sont là de grandes paroles, il faut l'avouer ; mais nous ne les comprenons pas, n'ayant pas une charité suffisante. Encore cette charité de l'Apôtre est-elle bien peu de chose comparée à celle de Dieu ; et c'est pour cela que Paul nous parle de celle-ci après nous avoir parlé de celle-là, de crainte qu'on n'attribue à des sentiments d'orgueil le langage qu'il vient de tenir. Qu'est-il besoin, semble-t-il dire, de parler des choses présentes et des afflictions qui sont le partage de la vie de la terre ? Invoquât-on encore les choses à venir, les choses d'ici-bas, les puissances célestes ; les choses d'ici-bas telles que la vie et la mort, les puissances célestes, telles que les anges, les archanges et les autres habitants des cieux; tout cela ne me paraîtrait rien, rapproché de la charité du Christ. Alors même que vous me menaceriez de cette mort redoutable et sans fin, si je ne me séparais du Christ ; alors même que vous me promettriez l'éternelle vie, je n'y consentirais jamais. Vainement vous me parleriez des princes et des consuls de la terre, de tel monarque ou de tel potentat ; vainement me parleriez-vous des anges, de toutes les intelligences d'en haut, de toutes les créatures actuelles et futures : tout ce que le ciel et la terre renferment, tout ce qui est dans les entrailles du globe et au-dessus des cieux, tout cela ne me paraît rien en comparaison de cet amour divin. Comme si ces expressions étaient impuissantes à faire comprendre le sentiment qui l'anime, il ajoute encore : «Ni aucune autre créature. » Je suppose qu'il existe autant de créatures qu'il y en a dans le monde visible et dans le monde spirituel, elles seraient incapables de m'arracher à cet amour. Si l'Apôtre parle en ces termes, ce n'est pas que les anges et les autres esprits célestes essayassent de le séparer du Christ ; il recourt à ce langage hyperbolique, afin de manifester l'amour qu'il ressent pour le Sauveur. Il ne l'aimait pas à cause des biens qu'il nous a procurés ; il aimait plutôt ces biens à cause de lui ; ne regardant que le Christ lui-même, il ne craignait qu'une chose, de perdre le trésor de sa charité. Ce malheur, il l'estimait plus redoutable que l'enfer ; de même que ce trésor, il l'estimait plus désirable que le ciel.

Et maintenant, jugeons de notre mérite à nous qui n'hésitons pas à mettre au-dessus du Christ la fange et la boue, quand l'Apôtre dédaignait les choses célestes elles-mêmes, mises en regard de l'amour de son Maître. Pour l'amour de Jésus, il était prêt à subir la géhenne, à renoncer au ciel s'il l'eût fallu ; et nous, la vie présente ne saurait même nous inspirer de mépris ! Serions-nous dignes seulement de dénouer les cordons de sa chaussure, étant si éloignés de ses sentiments? Paul ne fait aucun cas du royaume du ciel, en dehors du Christ ; nous méprisons le Christ et nous faisons cas uniquement des biens qu'il nous procure. Plût à Dieu que ces biens fussent encore l'objet de quelque estime de notre part ! Mais nous n'en sommes même pas là, et, laissant de côté ce royaume qui nous est offert, nous courons sans cesse après des songes et des bagatelles. Dans sa bienveillance et sa douceur extrême, Dieu en agit avec nous comme un tendre père en agirait avec un fils qui se résignerait difficilement à son commerce et à sa société. De même que ce père chercherait par toute sorte de moyens à intéresser cet enfant, de même le Seigneur, voyant que nous ne l'aimons pas comme nous devrions l'aimer, met en œuvre les moyens les plus variés et les plus propres à nous attacher indissolublement à lui. Malgré cela, nous persistons dans notre inconstance et nous revenons à nos jeux d'enfant. Tel n'était pas l'Apôtre : il ressemblait plutôt au noble, généreux et affectueux enfant qui se plairait uniquement dans la compagnie de son Père, et qui ne prendrait de tout le reste aucun souci. Il s'élevait encore plus en haut ; car il ne mettait pas sur le même rang celui qu'il chérissait et les biens de ce dernier ; il lui suffisait de fixer les regards sur celui-là pour oublier complètement ceux-ci : vivre dans les souffrances et les tourments avec lui était, à ses yeux, préférable à une vie passée loin de lui dans les plaisirs.

6. 

Le Christ a été livré pour que nous ayions la charité à l'égard des pauvres, c'est à dire de Lui.

A nous tous de trembler, qui ne pouvons en arriver à mépriser en vue de Dieu les biens de la terre, ni même à mépriser ces biens dans notre propre intérêt. Paul, lui, souffrait toutes les épreuves pour le Christ exclusivement, non pour le royaume des cieux, non pour les honneurs qui lui étaient réservés, mais pour reconnaître la bonté qui lui avait été témoignée. Pour nous, ni le Christ, ni les choses du Christ ne peuvent nous détacher des biens de ce monde; tels que des serpents, des vipères, des animaux immondes, rappelant même tous ces animaux ensemble, nous nous vautrons ignominieusement dans la fange. En quoi donc l'emportons-nous sur ces brutes, nous qui, avec de si nombreux et de si beaux exemples sous les yeux, fixons encore nos regards sur la terre et ne pouvons les élever vers le ciel ? Dieu vous a donné son Fils, et vous ne donnez même pas du pain à celui qui pour vous a été livré et mis à mort. Le Père pour vous n'a pas épargné son Fils, son véritable Fils, et vous ne le regardez même pas quand la faim le dévore, quand vous n'auriez après tout à dépenser que ce que vous en avez reçu, quand vous seriez le premier qui en recueilleriez le fruit : concevrait-on une plus odieuse iniquité ? Le Christ a été livré pour vous, il a été mis à mort pour vous, il erre mourant de faim à cause de vous ; vous n'avez à lui donner que de ce qui lui appartient, et cela dans votre propre intérêt ; et , même à cette condition, vous refusez de le faire I Mais ils sont plus durs que des rochers, les hommes qui résistent à tant de raisons capables de les entraîner, et qui demeurent dans ces sentiments de cruauté diabolique Il n'a pas suffi à votre Sauveur de mourir et d'être crucifié ; il a voulu pour vous être pauvre, sans asile, sans vêtement, connaître les horreurs des cachots, souffrir la maladie, afin de toucher ainsi votre cœur.

Si vous ne voulez pas reconnaître les souffrances que j'ai endurées pour vous, soyez du moins touché de la pauvreté à laquelle je suis réduit. Si ma pauvreté ne vous touche pas, soyez-le du moins de la maladie ou de la prison que j'endure; enfin, si vous demeurez insensible à toutes ces raisons, exaucez-moi vu le peu que je demande. Je ne vous demande, en effet, rien d'extraordinaire ; je ne vous demande que du pain, un asile et quelques bonnes paroles. Si, malgré tout cela, vous persistez dans votre dureté, que la perspective du royaume des cieux, que les récompenses promises vous déterminent à devenir meilleur. Aucune de ces considérations ne fait-elle encore impression sur vous? Que la nature vous émeuve, que ma nudité vous touche, ma nudité sur la croix, sur cette croix que j'ai soufferte pour vous : à défaut de celle-là, que la nudité à laquelle je suis présentement réduit triomphe de votre insensibilité. C'est pour vous que je fus alors chargé de chaînes, c'est pour vous que je le suis également ; puissent, soit ces chaînes, soit les autres, m'obtenir de votre part un peu de compassion! J'ai souffert la faim pour vous, c'est encore pour vous que je la souffre aujourd'hui; j'ai eu soif au haut de la croix à laquelle j'étais attaché, j'ai soif encore aujourd'hui en la personne des pauvres ; que l'une ou l'autre puisse me gagner votre pitié, qu'elle puisse toucher votre cœur et faciliter ainsi votre salut. Après vous avoir comblé de bienfaits, je vous demande de me traiter de même ; encore n'est-ce pas une dette que je réclame, et me proposé-je de récompenser votre libéralité, de vous donner en échange de ce modeste secours le royaume du ciel. Je ne vous dis pas : Mettez un terme à ma pauvreté, mettez-moi en possession de la fortune, bien que, si je suis pauvre, je ne le sois qu'à cause de vous ; il me suffira d'un peu de pain, d'un lambeau de vêtement, de quelques paroles consolatrices au sein de mes privations. Si je suis chargé de fers, je n'exigerai pas que vous les brisiez, que vous me rendiez à la liberté ; il me suffira que vous visitiez celui qui a pour vous accepté ces fers : cette reconnaissance sera suffisante à mes yeux, et je vous assurerai en retour le bonheur du ciel. Sans doute, je vous ai délivré d'une captivité bien lourde ; eh bien, je serai content, pourvu que vous daigniez me venir voir dans mon cachot. Il me serait facile de vous couronner sans vous demander aucune de ces choses ; mais il me plaît de vous devoir à quelque titre, et de vous donner ainsi de sérieux motifs de confiance. C'est pourquoi, lorsqu'il me serait extrêmement facile de me suffire à moi-même, je vais de tout côté tendant la main et frappant à vos portes, dans l'espoir d'obtenir quelque chose. C'est de votre main que j'aimerais à recevoir le nécessaire. Je vous chéris tendrement, et comme à tous ceux qui aiment, il me serait doux de m'asseoir à votre table, et je m'en glorifierais, et, devant l'univers assemblé, je proclamerais votre générosité, je vous signalerais hautement comme le nourricier de votre Sauveur.

Les hommes rougissent d'ordinaire de celui qui subvient à leurs besoins, et ils en cachent avec soin le nom : le Christ nous aime à un tel point que, garderions-nous le silence, il publiera lui-même nos louanges, et ne rougira pas de déclarer que nous l'avons vêtu quand il était nu, que nous l'avons nourri quand il souffrait la faim. Ne nous bornons pas conséquemment à considérer ce qu'il y a d'admirable dans une pareille conduite; mettons en pratique les conseils qui nous sont donnés. Qu'importent, après tout, les éloges et les applaudissements bruyants ? Je ne vous demande qu'une seule chose, de me prouver par vos œuvres et par vos actes vos sentiments d'obéissance : voilà les louanges que j'ambitionne, le bien que je vous désire, le diadème qui me paraît plus brillant que tout autre. Travaillez de cette manière, au sortir d'ici, à me préparer ainsi qu'à vous-mêmes la couronne : alors nous passerons la vie présente dans une même et précieuse espérance, et, en la quittant, nous recueillerons les biens que nous réserve le siècle à venir. Puissions-nous tous les mériter, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.