Saint Jean Chrysostome
Homélie 14 sur l'Epître aux Romains
Ainsi, mes frères, nous ne sommes point redevables à la chair pour vivre selon la chair; car, si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais, si vous faites mourir par l'esprit les passions de la chair, vous vivrez.
1.
Nous devons à la chair les soins légitimes, mais sans plus
Après avoir déroulé les conséquences heureuses de la vie selon l'Esprit, grâce à laquelle le Christ habite en nous, nos corps mortels sont animés de la véritable vie, des ailes nous sont données qui nous enlèvent aux cieux, le sentier de la vertu nous devient plus facile, Paul prend tout naturellement le ton de l'exhortation et dit : Nous ne devons donc pas vivre selon la chair. Il s'exprime même en termes plus énergiques et plus véhéments : Nous sommes redevables à l'Esprit ; comme il dit également dans la même pensée : « Nous ne sommes plus redevables à la chair. » En toute occasion il s'attache à démontrer et à faire ressortir cette vérité, que tout ce que Dieu a fait pour nous, il ne nous le devait pas, et l'a fait par pure grâce. Quant à ce que nous avons pu faire ensuite pour lui, c'était non un acte de condescendance de notre part, mais l'acquittement d'une dette. La même idée se retrouve dans les textes suivants : « Vous avez été achetés à haut prix ; ne redevenez pas les esclaves des hommes... Vous ne vous appartenez pas. » I Cor., VII, 23; VI 19. Ailleurs il s'énonce en ces termes : « Si un seul homme est mort pour tous, c'est donc que tous sont morts ; et il est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes. » II Cor., V, 14-15. C'est dans le même sens que l'Apôtre dit ici : « Nous sommes redevables. » Cependant, afin que vous ne voyiez pas dans ces paroles « Nous ne sommes pas redevables à la chair, » une flétrissure pour la nature de la chair, Paul ajoute : « Pour vivre selon la chair. » Nous lui devons bien des choses, la nourriture, les soins, le repos, les remèdes en cas de maladie, le vêtement et une foule d'autres services. Or, il ne faudrait pas se croire dispensé de la traiter conformément à ces droits ; et à cause de cela, Paul explique nettement sa pensée en faisant suivre les mots : « Nous ne sommes pas redevables à la chair, » de ceux-ci : « Pour vivre selon la chair. » D'égards qui conduisent au péché, je n'en veux pas; mais les soins légitimes qui lui sont dus, je prétends les maintenir. Il revient plus bas sur ce même sujet. Après avoir dit qu'il ne fallait pas se mettre en souci de la chair, il indique en quel sens : « Quant à ses convoitises. » De même dans le passage actuel. Prenez du corps le soin qui convient, nous dit-il ; mais ne vivons pas selon la chair, ne faisons pas de la chair la directrice de notre vie tout entière. A elle de suivre, non de guider ; à elle d'exécuter les ordres de l'es-prit, non de régler nos mœurs.Ce point arrêté, une fois établi, que nous sommes débiteurs envers l'Esprit, l'Apôtre parle des faveurs qui ont fait de nous de tels débiteurs ; et, chose bien propre à mettre en relief sa prudence souveraine, il nous entretient, non des bienfaits passés, mais des bienfaits qui regardent l'avenir. C'était bien assez pourtant des premiers ; toutefois, il n'en dit rien, pas plus que des grâces inestimables dont il a été précédemment question ; il se borne aux bienfaits à venir. Il est vrai qu'on est d'ordinaire plus sensible à la perspective d'un bienfait à venir qu'au souvenir d'un bienfait passé. D'abord, l'Apôtre met sous les yeux des fidèles des maux bien capables de les effrayer, maux déjà réalisés en partie, qui les frapperont entièrement s'ils mènent une vie charnelle : « Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; » il s'agit ici de la mort éternelle, des tourments et des peines de l'enfer. Quiconque même examinerait de près les choses, verrait qu'un homme dont la vie serait telle, se trouverait frappé dès ce monde d'une mort véritable, ainsi que nous l'avons récemment démontré. « Mais si vous faites mourir par l'esprit les passions de la chair, vous vivrez. » Ce n'est donc pas de la nature de la chair, c'est des œuvres de la chair que parle l'Apôtre. Il ne dit pas, effectivement : Si vous frappez de mort le corps lui-même, vous vivrez ; mais « les œuvres ; » encore pas toutes les œuvres, les mauvaises seulement, dont les passions sont le principe, comme le prouve le contexte : Si vous le faites, vous vivrez. Or, cette conclusion serait-elle acceptable s'il était question de tous les actes du corps ? Voir, entendre, marcher, parler, sont des actes corporels ; les supprimer serait se rendre coupable de suicide, bien loin d'étendre la sphère de sa vie. Alors, quels sont les actes que nous devons supprimer ? Ceux qui mènent au mal, qui ont pour fin le mal ; ceux-là ne peuvent être mis à mort que par l'esprit. Frapper de mort les autres actes, c'est vous frapper de mort vous-même, ce qui n'est pas permis ; ceux-ci, vous pouvez les traiter ainsi, mais par l'esprit. Que l'Esprit soit avec nous, toutes les tempêtes se calmeront, toutes les maladies de l'âme seront guéries, et nous n'aurons à réprimer aucune volonté. C'est ainsi que l'Apôtre prouve par les biens que nous devons recevoir, comme par ceux que nous avons déjà reçus, la légitimité de la créance que l'Esprit a sur nous. La rémission de vos péchés passés n'est pas le seul bienfait que l'Esprit vous octroie ; il vous rendra désormais invincibles et dignes d'une immortelle vie. Outre cette récompense, il en est une que l'Apôtre indique par ces paroles : « Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu sont les enfants de Dieu. »
2.
Recevoir le baptème ne suffit pas si l'on vit dans la négligence
Cette couronne est encore plus belle que la précédente. Aussi Paul ne se contente-t-il pas de dire : Tous ceux qui vivent de l'Esprit de Dieu ; » mais : « Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu. » L'Esprit de Dieu doit, selon lui, gouverner notre vie comme le pilote gouverne son navire, comme l'écuyer les chevaux attelés à son char. Le corps n'est pas le seul qui doive obéir à ces rênes ; l'âme les doit subir également. L'Apôtre ne veut pas lui laisser davantage l'autorité ; il la soumet complètement à la vertu de l'Esprit. Qu'on ne se rassure pas dans le souvenir du baptême, et qu'on ne se croie pas désormais autorisé à vivre dans la négligence. Vous avez beau avoir reçu le baptême, si vous n'êtes pas ensuite conduit par l'Esprit de Dieu, vous aurez perdu la dignité qui vous avait été conférée et le prestige de l'adoption divine. C'est pour cela que Paul ne parle pas de tous ceux qui ont reçu l'Esprit, mais de « tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, » de tous ceux qui n'ont pas durant la vie entière d'autre guide ; ceux-là seront les enfants de Dieu. Ce titre avait été pareillement accordé aux Juifs. Il est écrit, en effet : « J'ai dit : Vous êtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très-Haut… J'ai engendré des enfants, je les ai glorifiés… Israël est mon premier-né. » Psalm. LXXXI, 6; II, 7; Exod., IV, 22 ; Rom., IV, 4. Paul dit aussi qu'aux Juifs appartient l'adoption. Mais, entre ce privilège et celui dont il parle actuellement, il existe une différence profonde, qu'il va sur-le-champ faire ressortir. Les noms sont les mêmes, les vérités ne le sont pas. Il le prouve soit par le bien qui s'opère, soit par les bienfaits eux-mêmes, soit par une comparaison basée sur les choses à venir. En premier lieu, il montre ce que les uns et les autres avaient reçu. Qu'avaient reçu les Juifs ? L'esprit de servitude. « Vous n'avez pas reçu l'esprit de servitude pour vous conduire de nouveau par la crainte. » A l'esprit de servitude Paul n'oppose pas l'esprit de liberté, lequel se présentait naturellement à la pensée, mais l'esprit d'adoption, qui est d'un ordre plus élevé et qui nous donne l'esprit de liberté. « Vous avez reçu l'esprit d'adoption filiale. »En quoi consiste l'esprit d’adoption, on le comprend sans peine ; mais en quoi consiste l'esprit de servitude, on ne le voit pas aussi clairement. Il est, par conséquent, utile de le dire ; car il ne plane pas seulement sur ce point de l'obscurité ; il y a de plus de l'incertitude. Le peuple juif ne reçut pas l'Esprit. Alors que dit ici l'Apôtre ? Il donne ce nom à la lettre, qui était spirituelle, comme la loi l’était, comme l'eau qui jaillit du rocher, comme la manne, enfin. « Tous, dit Paul, ont mangé la manne, nourriture spirituelle, tous ont bu le même breuvage spirituel. » I Cor., X, 3-4. Il qualifie de même le rocher du désert : « Ils buvaient l'eau de la pierre spirituelle, eau qui les suivait. » Ibid. Il appelle ces choses spirituelles, parce qu'elles se produisaient en dehors de l'ordre accoutumé de la nature, et non parce qu'elles conféraient l'Esprit aux Hébreux qui les avaient reçues. Comment cette lettre était-elle une lettre d'esclavage ? Examinez les prescriptions qui enlaçaient la vie entière des Juifs, et vous verrez cette vérité sans nuage. Ils avaient sur leurs pas, à leur porte, en quelque façon, le châtiment et la récompense, le tout parfaitement mesuré, et pareil aux provisions que l'on distribue chaque jour aux serviteurs ; en sorte qu'ils vivaient dans une frayeur continuelle. Ajoutez-y des purifications corporelles et la défense de faire sous peine de souillures une foule d'actions.
Nous n'en sommes pas là : la conscience et la pensée sont seules l'objet de nos purifications. Il ne nous a pas été dit seulement : Ne tuez pas ; mais encore : Ne vous mettez pas en colère ; ni seulement : Ne commettez pas d'adultère ; mais encore : Ne vous permettez pas de regard impur. De cette manière, ce n'est pas la crainte du châtiment annoncé, c'est de plus l'amour qui devient le motif déterminant de nos actes de vertu et de toutes nos bonnes œuvres. Dieu ne nous promet plus une terre où coulent le lait et le miel ; mais il fait de nous les cohéritiers de son Fils unique, il nous éloigne par tous les moyens des biens présents, il s'engage à nous donner des biens à la hauteur de notre dignité d'enfants de Dieu, biens qui n'ont rien de corporel et de sensible et qui sont tout spirituels. Conséquemment, quoique les Juifs aient été appelés, eux aussi, du nom d'enfants de Dieu, ils portaient le joug de la servitude : nous, au contraire, nous portons celui de la liberté, nous avons reçu le privilège de l'adoption divine, et nous attendons le ciel. Aux Juifs, Dieu ne parlait que par intermédiaires ; à nous, il nous a parlé par lui-même. Les Juifs agissaient en toute occurrence par la crainte du supplice ; nous n’agissons, nous, lorsque nous sommes vraiment spirituels, que sous l'inspiration de l'affection et de l'amour : ce qui le prouve, c'est la supériorité de nos commandements sur leurs commandements. Ingrats et mercenaires, les Juifs ne mettaient jamais fin à leurs murmures ; nous ne cherchons, nous, qu'à nous rendre agréables au Père. Les Juifs répondaient aux bienfaits dont ils étaient comblés par des blasphèmes ; nous répondons, nous, aux épreuves par des actions de grâces. Même en ce qui concerne la punition des prévaricateurs, leur condition et la nôtre offrent de profondes différences. Il n'est besoin ni de la lapidation, ni de la flamme, ni de la mutilation par la main des prêtres, pour nous faire rentrer en nous-mêmes : c'est assez que nous soyons repoussés de la table paternelle et d'en être éloignés un nombre déterminé de jours. Chez les Juifs, l'honneur de l'adoption n'était qu'un honneur nominal ; chez nous, c'est un honneur réel qu'entraîne la purification par le baptême, le don de l'Esprit et d'une infinité d'autres grâces. Il serait facile de s'étendre plus longuement sur les raisons qui font ressortir notre dignité comparée à leur condition. Cependant l'Apôtre se contente de nous faire entendre ces dernières raisons en nous parlant de l'esprit, de la crainte, de l'adoption; après quoi il prouve par un argument de plus que, cette adoption divine, nous la possédons en toute vérité. Cet argument, quel est-il ? « C'est que par cet Esprit nous crions : Abba, mon Père ! »
3.
Seuls les Chrétiens ont reçu du Père l'esprit d'adoption
Les initiés comprennent la profondeur de cette parole, eux qui doivent la prononcer en premier lieu dans la récitation de leur mystérieuse prière. — Vous répliquerez : Est-ce que les Juifs n'appelaient pas aussi Dieu du nom de Père ? N'entendez-vous donc pas Moïse leur dire : « Vous avez abandonné celui de qui vous avez reçu le jour ? » Deut., XXXII, 18. N'entendez-vous pas Malachie leur adresser ce reproche : « Un seul Dieu nous a créés ; nous avons tous un seul et même Père? » Malach., II, 10 — Quoiqu'il en soit de ces textes, y en eût-il un plus grand nombre encore de pareils, jamais cependant vous ne verrez les Juifs donner à Dieu ce nom de Père et le lui donner en priant. Or, chez nous, tous les fidèles, prêtres et simples chrétiens, supérieurs et inférieurs, nous sommes obligés de prier en appelant Dieu de ce nom ; et ce nom est le premier qui jaillit de notre bouche, lors de notre admirable régénération, au sortir du berceau où nous avons retrouvé une vie dont nous n'avions pas l'idée. Dans le cas même où les Juifs eussent parfois donné ce nom au Seigneur, ils l'auraient fait le leur propre mouvement, au lieu que les fidèles qui vivent sous la loi de grâce le lui donnent en obtempérant à une impulsion spirituelle. De même qu'il y a un esprit de sagesse par lequel les insensés deviennent sages, de même qu'il y a un esprit de force par lequel de faibles hommes ont rendu des morts à la vie et chassé les démons, de même qu'il y a un esprit de guérison, un esprit de prophétie, un esprit d'interprétation des langues ; de même, il y a un esprit d'adoption. Nous connaissons l'esprit de prophétie à ce que l'homme, dont l'âme en est pénétrée, annonce l'avenir, sous l'inspiration de la grâce, et non certes sous sa propre inspiration : de même, l'esprit de l'adoption divine à ce que le chrétien qui l'a reçu donne à Dieu sous cette impulsion le nom de Père. Pour montrer qu'il entend ce nom de Père dans toute l'acception du mot, l'Apôtre emploie la langue hébraïque ; il ne dit pas seulement : Mon Père, mais, « Abba, mon Père ; » mot qui ne se trouvait que sur les lèvres des véritables enfants s'adressant à leur véritable père.L'excellence de la condition chrétienne bien établie par la nature des mœurs qu'elle réclame, par la grâce et la liberté qu'elle procure, Paul expose une considération en faveur de la dignité de l'adoption dont il vient de parler. « Ce même esprit, dit-il, rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu. » Ce qui me soutient, ce n'est pas seulement ce nom de Père, c'est surtout celui qui le suggère : c'est à la suggestion de l'Esprit que nous prononçons cette parole. L'Apôtre le dit ailleurs d'une façon encore plus formelle : « Dieu a mis dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, qui nous fait crier : Abba, mon Père. » Galat., IV, 6. Que faut-il entendre par ces paroles : « L'Esprit atteste avec notre esprit ? » Le Paraclet, en même temps que la grâce qu'il a répandue en nos cœurs. Ce cri, mon Père, n'est pas seulement l'effet de la grâce que nous avons reçue ; il est encore celui du Paraclet, auteur de cette grâce ; car c'est lui qui, par sa grâce, nous a instruits à prier de cette manière. Puisque l'Esprit lui-même intervient et rend témoignage, comment hésiter ? Si un homme, un ange, un archange, ou tout autre esprit créé, nous faisait une promesse, nous pourrions en révoquer en doute la vérification ; mais, quand la Toute-puissance elle-même, principe de tous nos biens, nous rend témoignage par la prière qu'elle nous ordonne de réciter, qui oserait, douter du noble titre qui nous est donné ? Qu’un roi place un homme à son côté, proclamant sa dignité devant tout le monde, quel est celui de ses sujets qui protestera contre sa parole ? « Si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers. » Voyez comment cette dignité grandit. Il peut arriver que l'on soit enfant sans être héritier d'une personne ; car tous les enfants ne sont pas par cela même, héritiers. Paul ajoute que nous le sommes. Les Juifs n'ont pas plus été appelés à l'héritage qu'à l'adoption.
« Il fera périr misérablement ces méchants, et il confiera sa vigne à d'autres vignerons, » disait le Sauveur. Matth., XXI, 41. Il avait dit auparavant : « Plusieurs viendront de l'Orient et de l'Occident, et se reposeront avec Abraham ; tandis que les enfants du royaume seront jetés dehors. » Ibid., VIII, 11-12. L'Apôtre ne s'en tient pas à ce qu'il a dit ; il va plus loin encore : « Nous sommes les héritiers de Dieu. » Ce n'est pas tout : « Les héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ. » Comme il s'applique à nous rapprocher autant que possible du Seigneur ! Tous les enfants n'étant pas héritiers par cela même, il nous déclare que nous sommes l'un et l'autre. Tous les héritiers ne jouissant pas toujours d'un brillant héritage, il nous apprend qu'il n'en est pas ainsi de nous, à qui l'héritage même de Dieu est réservé. Enfin, comme l'on pouvait être l'héritier de Dieu, sans être le cohéritier du Fils unique, il nous montre que nous sommes l'un et l'autre également. Remarquez la prudence de l'Apôtre : tant qu'il traite un sujet pénible, qu'il parle du sort réservé aux hommes qui vivraient selon la chair, à savoir, tant qu'il parle de la mort, il le fait en peu de mots ; mais, quand il aborde un sujet consolant, il parle avec ampleur, il nous entretient de la magnifique récompense et des biens précieux qui nous sont réservés. C'est un inexprimable honneur d'être enfant de Dieu ; que sera-ce d'être ses héritiers ? Si l'un est grand, l'autre doit être plus grand encore. Cependant, cet honneur n'est pas purement gratuit ; ce qui rend la doctrine de l'Apôtre encore plus plausible. « Si nous souffrons avec lui, nous serons aussi glorifiés avec lui. » Si nous partageons ses souffrances, nous partagerons également et surtout sa gloire. Après nous avoir comblés de bienfaits, quand nous n'avions rien fait pour les mériter, comment le Sauveur ne nous récompensera-t-il pas avec largesse, lorsque nous aurons subi l'épreuve des persécutions et des souffrances ?
4.
Les tribulations terrestres acceptées avec philosophie nous vaudront une gloire éternelle
Les biens qui nous sont promis sont donc en premier lieu une récompense. Après avoir reconnu cette vérité, et tenu un langage propre à lui gagner tous les esprits et à ne soulever aucune difficulté, Paul observe que ces biens sont une grâce à un certain point de vue ; cela, pour emporter l'assentiment de ceux qui hésitaient encore, pour que les fidèles ne rougissent pas de voir toujours la grâce intervenir dans l'œuvre de leur salut, enfin pour nous apprendre que les récompenses promises par Dieu sont toujours supérieures au mérite. Le mérite, il est indiqué dans ces paroles : « Si nous souffrons avec lui, nous serons récompensés avec lui. » La sublimité de la récompense, elle est dans cette parole : « J'estime que les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec la gloire qui doit un jour être révélée en nous. » Dans les passages précédents, Paul réclame de l'homme spirituel des mœurs irréprochables. Vous ne devez pas, lui dit-il, marcher selon la chair ; il faut, par conséquent, triompher de la convoitise, de la colère, de la vaine gloire et de la jalousie. Ensuite, il nous entretient des récompenses, soit obtenues, soit promises ; il en relève, il en rehausse par l'espérance la grandeur ; il nous rapproche du Christ, il fait de nous ses cohéritiers, il nous encourage à demeurer fermes en présence des dangers. Vaincre nos passions n'est pas la même chose qu'affronter les épreuves, telles que les fouets, la faim, l'exil, la captivité, les chaînes, tous les supplices ; ces derniers exigent une âme plus fortement et plus vigoureusement trempée. En même temps que Paul relève les sentiments des combattants, il les forme à l'humilité. Si la rétribution est au-dessus de la peine, c'est une raison pour la braver courageusement ; toutefois, ce n'en est pas une pour ouvrir son âme à l’orgueil, et trouver dans l'éclat des couronnes une occasion de chute. Ailleurs, Paul écrivait encore : « Nos tribulations si courtes et si légères produisent pour nous le poids éternel d'une sublime et incomparable gloire. » II Cor., IV 17. Ceci s'adressait aux âmes les plus avancées dans les voies de la sagesse. Dans le passage actuel, l'Apôtre ne dit pas que nos afflictions soient légères ; il place seulement en regard la récompense qu'elles nous assurent. « J'estime que les afflictions du temps présent ne sont rien; » non pas « en comparaison » du repos à venir, mais, ce qui est beaucoup plus remarquable, « de la gloire à venir. » Là où le repos se trouve, il peut ne pas y avoir de gloire ; là où se trouve la gloire, se trouve infailliblement le repos. Il ne s'agit pas même simplement d'une gloire tout entière dans l'avenir, elle existe dès maintenant ; il n'est pas écrit : En comparaison de la gloire qui doit être réalisée, mais bien : « En comparaison de la gloire à venir qui doit être un jour révélée en nous. » Elle existe présentement, mais voilée. C'est ce que nous voyons exprimé dans cet autre texte de l'Apôtre: « Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » Coloss., III, 3.Comptez donc sur cette gloire, elle vous est préparée, elle est réservée à vos travaux. S'il vous en coûte d'avoir à attendre, consolez-vous en songeant qu'elle est ineffable et magnifique, infiniment au-dessus de toute gloire en ce monde, et qu'elle vous est gardée en lieu sûr. Ce n'est pas sans motif qu'il nous est parlé des afflictions du temps présent ; nous apprenons par là que la gloire dont il est question remporte sur ces afflictions, autant par l'abondance que par la qualité. En définitive, ces afflictions, quelles qu'elles soient, ne vont pas au delà de cette vie. Quant aux biens à venir, la jouissance nous en est accordée pour des siècles sans fin. Paul ne pouvant nous en parler en détail, ni nous en faire un tableau exact, nous en donne une idée en nous les représentant sous la forme du bien le plus ambitionné sur la terre, sous la forme de la gloire, qui semble s'élever au-dessus des autres biens et en être le couronnement. Pour élever les sentiments des fidèles, il parle de la création, se proposant de réveiller dans les âmes, par ce qu'il va dire, le mépris des biens de la terre et le désir des biens futurs, en même temps qu'il montrera la sollicitude dont le Seigneur a toujours environné la nature humaine, et avec quels honneurs il l'a toujours traitée. Par cette simple doctrine, il détruit comme des toiles d'araignées, comme des jouets d'enfants, les rêveries publiées par la philosophie païenne sur la création. Mais, pour mieux le comprendre, prêtons l'oreille au langage même de l'Apôtre : « Car, ce que les créatures attendent avec impatience, c'est la manifestation des enfants de Dieu. Les créatures sont assujetties à la vanité, non volontairement, mais à cause de celui qui les a assujetties dans l'espérance. » Elles souffrent extrêmement, les créatures, dans l'attente anxieuse des biens dont nous parlions tout à l'heure. Remarquez la solennité du langage de l'Apôtre. Il personnifie la création, à l'exemple des prophètes qui nous représentent les fleuves applaudissant de leurs mains, les collines bondissant, les montagnes sautant d'allégresse. Ce n'est pas que nous devions les croire animées ou douées d'intelligence ; mais nous comprenons mieux ainsi la grandeur des biens à venir, grandeur qui semble frapper les créatures insensibles elles-mêmes.
5.
Les créatures terrestres ayant chuté avec l'homme seront sauvées aussi avec lui
Vous trouverez cette manière de s'exprimer chez les prophètes, alors même qu'il s'agit des malheurs présents ou futurs. Pour en faire mieux ressortir l'horreur, ils vous peindront la vigne en larmes, le vin, les montagnes, les lambris du temple dans les gémissements. Marchant sur leurs traces, Paul personnifie la création, et nous la représente dans les plaintes et les douleurs de l'enfantement. Ce n'est pas certes que des gémissements poussés par le ciel et la terre aient frappé son oreille ; mais il exprime mieux de cette façon le prix des biens qui nous sont réservés, et le désir de briser au plus tôt les fers qui pèsent sur nous. « La créature est soumise à la vanité, non pas volontairement, mais à cause de celui qui l'a soumise. » Qu'est-ce à dire : « La créature est soumise à la vanité ? » Est sujette à la corruption. A cause de qui ? A cause de vous, ô homme ! En même temps que votre corps était condamné à la souffrance et à la mort, la terre était frappée de malédiction, et désormais condamnée à se couvrir de ronces et d'épines. Dans la suite des siècles, le ciel comme la terre renaîtront à de plus brillantes destinées. Ecoutez à ce propos ce que nous en apprennent les prophètes antiques : « Au commencement, Seigneur, vous avez posé les fondements de la terre, et les cieux ont été faits par vos mains. Ils périront, tandis que vous demeurerez, ils vieilliront comme un vêtement, et vous les roulerez comme un manteau, et ils seront changés. » Psalm. CI, 26-27. Isaïe disait pareillement : « Regardez en haut du côté du ciel, et en bas du côté de la terre; le ciel se dissipera comme la fumée, la terre vieillira comme un vêtement, et ceux qui l'habitent périront avec tout le reste. » Isa., Li, 6. Voyez-vous l'asservissement de la création à la vanité ? Voyez-vous l'affranchissement qui lui est promis ?Un prophète dit : « Vous les roulerez comme un manteau, et ils seront changés. » Un autre ajoute : « Ceux qui l'habitent périront comme tout le reste. » Il ne s'agit pas d'une ruine totale, car les hommes ne seront pas détruits ; ils éprouveront une ruine passagère, après quoi viendra pour eux l'incorruptibilité, comme pour la créature. Tout cela, le Prophète l'exprime dans ces mots : « Comme tout le reste. » Paul le dit aussi un peu plus bas. En attendant, il s'occupe de cet asservissement de la création, il en montre la raison et il déclare que nous en sommes la cause. S'ensuit-il qu'un être soit puni pour un autre, puisque la création souffre à cause de nous ? On ne peut point en inférer cette conséquence, parce que la créature a été faite pour nous. Ayant été faite pour nous, elle ne subit aucune injure, dès lors qu'elle est asservie en vue de préparer notre amendement. Après tout, il serait puéril de parler de droit et d'injustice à propos des créatures privées d'âme et de sentiment. Cependant Paul, qui a personnifié la création, n'insiste sur aucune des raisons dont nous venons de parler; c'est par un autre moyen qu'il s'efforce de consoler le cœur des fidèles. Quel langage tenez-vous ? Leur dit-il. Sans doute, à cause de vous, elle a beaucoup souffert, elle est devenue sujette à la corruption; mais aucun de ses droits n'a été blessé, car, à cause de vous aussi, elle doit être revêtue plus tard de l'incorruptibilité. Voilà ce que signifie cette expression : « Dans l'espérance. » Quant à celles-ci : « Elle a été assujettie, non certes conformément à sa volonté, » elles ne signifient pas qu'elle ait eu à se prononcer avec une vraie volonté, mais bien que cette œuvre de réhabilitation est non son œuvre à elle, mais l'œuvre du Christ. Dites-nous maintenant en quoi consiste cette espérance.
« La créature sera elle aussi délivrée. » Pourquoi ces mots : « Elle aussi ? » Vous ne serez pas le seul affranchi : les créatures au-dessous de vous, celles qui n'ont ni sentiment ni pensée, le seront également; elles participeront aux biens dont vous jouirez. « Elle sera délivrée de la servitude de la corruption. » Elle n'y sera plus sujette, elle sera revêtue d'une beauté en rapport avec la beauté de votre corps. De même que votre asservissement à la corruption a eu pour conséquence son propre asservissement, de même votre incorruptibilité aura pour conséquence son incorruptibilité. Ce que l'Apôtre affirme encore plus expressément en ajoutant : « Dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ; » c'est à savoir, à cause de la liberté. Il en est de la création comme de la nourrice d'un enfant royal : ce dernier, monté sur le trône de ses pères, la femme qui l'a nourri de son lait bénéficie de l'élévation et de la grandeur de son royal nourrisson. Par conséquent, en toute circonstance, la prééminence est accordée à l'homme, et toute chose se fait en vue de lui. Quelle consolation pour nous, au milieu de nos épreuves, que cet amour ineffable de Dieu ! Pourquoi vous désespérer dans vos afflictions ? C'est à cause de vous que vous souffrez ; c'est à cause de vous que souffre aussi la créature. Et ce n'est pas tout que cette consolation ; nous ne pouvons pas douter des biens qui nous sont promis. Si la créature créée pour nous espère les biens futurs, à plus forte raison y devons-nous compter, nous pour qui la créature doit être admise à jouir de ces mêmes biens. Parmi les hommes, lorsqu'un fils de famille doit paraître avec éclat, les serviteurs revêtent leurs plus beaux habits pour rehausser l'éclat de leur jeune maître : de même Dieu revêtira la créature d'incorruptibilité pour rehausser la gloire et la liberté de ses enfants. « Nous savons, en effet, que toute créature gémit et qu'elle éprouve actuellement les douleurs de l'enfantement. »
6.
L'espérance est une auxiliaire de notre salut
C'est une manière nouvelle de ranimer l'ardeur des fidèles. Eh quoi ! Semble dire l'Apôtre, vous vous abaisseriez au-dessous de la créature, et vous vous livreriez à l'amour des biens présents ! Loin de vous y attacher, vous devriez gémir d'avoir à les quitter si tard. La créature elle-même gémit ; combien plus avez-vous à verser des larmes, vous qui possédez le privilège de la raison ? Cela ne suffisant pas pour les convaincre, il poursuit : « Non seulement les créatures gémissent, mais encore nous, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons en nous-mêmes ; » car nous avons déjà savouré les biens d'en-haut. Serions-nous insensibles comme la pierre, il suffit des biens que nous avons reçus pour réveiller nos désirs, pour nous arracher aux choses de la terre et nous attirer vers les choses du ciel : deux motifs doivent produire en nous ces sentiments, la grandeur des biens promis, la grandeur et le nombre de ceux qui nous ont été donnés à titre de prémices.Tel est le prix de ces prémices qu'elles nous ont délivrés du péché, qu'elles nous ont remis en possession de la justice et de la sainteté, que les disciples du Christ chassaient les démons, et qu'il suffisait de leur ombre ou de leurs vêtements pour ressusciter les morts. Que sera-ce des biens qui nous sont réservés ? Si donc la créature, privée de raison et d'intelligence, gémit malgré l'ignorance où elle est de toutes ces merveilles, combien plus, je le répète, devons-nous gémir ? Toutefois, il n'entre pas dans le dessein de Paul de fournir des armes aux hérétiques, ni de déprécier le monde actuel. « Nous gémissons, » dit-il ; mais loin de nous la pensée d'incriminer l'ordre présent : nous soupirons seulement après un ordre meilleur. Tel est, en effet, le sens de ces mots : « Dans l'attente de l'adoption. »
Que dites-vous donc, ô grand Apôtre ? Vous ne cessez de nous répéter que nous voici devenus enfants de Dieu ; et maintenant vous feriez de ce privilège l'objet de notre espérance, et vous nous apprendriez que nous avons à le recevoir un jour I Pour expliquer votre pensée, vous ajoutez : « La rédemption de notre corps, » c'est à savoir, une gloire parfaite. Sur la terre, notre dignité demeurera voilée jusqu'à notre dernier soupir ; plusieurs même de ceux qui possédaient cette qualité d'enfants de Dieu, ont abdiqué cet honneur et sont retombés en captivité. Mais, si nous mourons dans des sentiments dignes de nous, notre dignité sera désormais à l'abri de tout changement ; elle y gagnera en éclat et en étendue; elle n'aura plus à redouter l'action de la mort et du péché ; l'œuvre de la grâce sera complète en nous, lorsque notre corps aura brisé à tout jamais les liens de la mort et des maux sans nombre qui l'enlacent ici-bas. Ce ne sera pas simplement une délivrance, ce sera une rédemption, et une rédemption telle que nous serons à l'abri du danger de retomber à l'avenir en pareille captivité. Parce que l'on vous parle fréquemment de gloire, que l'ignorance où vous êtes à ce sujet ne soit pas pour vous une source d'embarras : du reste, est-ce que l'avenir ne vous est pas en partie dévoilé ? Ne savez-vous pas que votre corps doit être transformé, et avec lui la création tout entière ? L'Apôtre nous l'apprend ailleurs plus formellement : « Le Christ, dit-il, transformera notre corps misérable et le rendra conforme à son corps glorieux. » Philipp., III, 21. Il dit encore : « Lorsque ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, alors se réalisera la parole de l'Ecriture : La mort a été ensevelie dans son triomphe. » I Cor., XV, 54 ; Ose., XIII, 14. Dans un autre passage Paul établit que l'état présent des choses doit disparaître, aussi bien que notre corps sujet à la corruption, et il écrit : « Car la figure de ce monde passe. » I Cor., VII, 31.
« Nous ne sommes encore sauvés que par l'espérance. » Paul s'étant notablement étendu sur la grandeur des biens promis, et craignant que les fidèles ne soient insensibles à de simples espérances, il leur démontre que ces biens sont plus manifestes que les biens présents et visibles : après avoir parlé longuement de ces promesses, après avoir observé que nous en avions reçu les prémices, il nous avertit de ne pas en rechercher la complète réalisation sur la terre, de ne pas abdiquer la noblesse dont la foi nous a gratifiés. Nous ne sommes encore sauvés que par l’espérance, » nous dit-il : nous ne devons pas tout chercher ici, nous devons nous contenter de tout espérer. Le seul acte de gratitude que nous puissions offrir à Dieu, c'est de croire aux promesses qu'il nous a faites, et au salut qu'il nous assure par cette voie. Renoncer à cette espérance, c'est ravir à notre gratitude toute valeur. Car enfin, n'étiez-vous pas en proie à des maux incalculables ? N’étiez-vous pas dans un complet abandon ? Une sentence n'avait-elle pas été prononcée contre vous ? Est-ce que toutes les tentatives de salut mises en œuvre jusqu'à ce jour n'avaient point été inutiles ? Qu'est-ce donc qui vous a sauvés ? Votre espérance en Dieu, votre confiance en lui et dans ses promesses, confiance légitimée par les dons que vous en avez reçus ; vous n'avez pas eu autre chose à lui offrir. Si donc ce sentiment a concouru à votre salut, conservez-le dans votre cœur.
Un sentiment auquel vous avez été déjà redevables de tant de biens, ne trompera pas vos espérances d'avenir. Un sentiment qui vous arrache à la mort, à la ruine, à l'esclavage, à l'inimitié, pour faire de vous un homme libre et juste, un enfant de Dieu, un cohéritier du Christ, un sentiment qui vous a comblés de biens auxquels vous n'auriez jamais songé, comment ne vous assurerait-il pas la jouissance des biens futurs, quand vous avez été déjà traités avec une générosité, un amour sans mesure ? Ne me dites donc pas : Oui, toujours l'espérance, toujours l'attente, toujours la foi. C'est par là que vous avez été sauvés une première fois ; vous n'avez pas apporté d'autre dot à l'époux de votre âme ; cette dot, conservez-la, ne l'abandonnez pas. Si vous cherchez votre bonheur sur la terre, vous perdez cette éclatante dignité dont vous avez été revêtus. De là ces paroles de l'Apôtre : « Or, l'espérance qui verrait ne serait plus de l'espérance ; car comment espérerait-on ce que l'on voit déjà ? Si nous n'espérons que ce que nous ne voyons pas, il nous faut l'attendre par la patience. » Si vous cherchez en ce monde votre complète satisfaction, à quoi bon l'espérance ? L’espérance, en quoi donc consiste-t-elle ? A compter sur les biens à venir. Quelle chose si pénible exige de vous ce Dieu qui vous a spontanément favorisés des biens les plus précieux ? Une seule chose, l'espérance, afin que vous ayez en cela même un auxiliaire pour votre salut. C'est la pensée de Paul dans les mots : « Si nous n'espérons que ce que nous ne voyons pas, il nous faut l'attendre par la patience. » Dieu récompense aussi bien l'homme qui espère, en lui que l'homme dont la vie se passe au sein les maux et des épreuves d'ici-bas. Le mot patience offre aussitôt à la pensée le support de bien des sueurs et de bien des secousses : néanmoins, le Seigneur accorde la même récompense à l'espérance, afin de consoler les âmes abattues.
7. Ce n'est pas que nous soyons, en cette tâche, dépourvus de tout secours ; un secours puissant est mis à notre disposition. « L'Esprit vient lui-même en aide à notre faiblesse. » Une chose dépend de vous, la patience ; une autre de l'Esprit saint, la grâce qui ranime en vous l’espérance, et qui par là soulage vos labeurs. D'ailleurs, cette grâce ne vous assiste pas uniquement dans les peines et dans les périls ; elle vous seconde même en des circonstances où la difficulté est peu de chose, et partout elle vient à votre secours. Ecoutez plutôt : « Nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière. » Par ces paroles, l'Apôtre se propose de nous faire voir la sollicitude sans bornes de l'Esprit à notre égard, et de nous apprendre à ne pas estimer seules utiles les choses, que le raisonnement humain nous représente comme telles. Il était assez vraisemblable que les fidèles de ce temps, en butte aux persécutions, aux mauvais traitements, à d'infinies épreuves, aspirassent au repos et pensassent pourvoir à leurs propres intérêts en le demandant à Dieu par la prière. C'est pour cela que Paul leur donne un avis comme celui-ci : Ne croyez pas que les mesures utiles en apparence le soient en réalité. Pour ne pas nous tromper en cette matière, le secours divin nous est indispensable ; tant l'homme est par lui-même misérable, tant il est rapproché du néant ! « Ce que nous devons demander, nous ne le connaissons pas. » Et que les disciples ne rougissent pas de cette ignorance; les docteurs n'en sont pas eux-mêmes exempts. Il n'y a pas : Vous ne savez ; mais bien : Nous ne le savons pas. » Que ce ne fût pas du côté de l'Apôtre une parole de condescendance, plusieurs particularités l'établissent. Dans ses prières, il demandait sans relâche de voir Rome, et ce ne fut pas quand il le demandait que cette grâce lui fût accordée. Il pria souvent à propos de l'aiguillon de sa chair, c'est-à-dire de ses épreuves, et il ne fut pas plus ex exaucé que Moïse, demandant la faveur d'entrer dans la Palestine, que Jérémie, priant pour les Juifs, qu’Abraham, priant pour les habitants de Sodome. « Mais l'Esprit lui-même demande pour nous par des gémissements inénarrables. » Parole assez obscure, parce que des prodiges, alors fréquents, depuis ont cessé. Il ne sera donc pas inutile de vous rappeler ce qui se passait en ce temps; vous saisirez mieux ainsi la suite du discours. Que se passait-il donc en ce temps ?
Des grâces particulières, nommées esprits, étaient alors, par une faveur divine, le partage des nouveaux baptisés. « Les esprits des prophètes, disait à ce sujet l’Apôtre, sont soumis aux prophètes. » L'un obtenait l'esprit de prophétie, et il annonçait l'avenir : l'autre, l'esprit de sagesse, et il instruisait le prochain ; l'autre, le don de guérir, et il guérissait les malades ; d’autres, l'esprit de puissance, et ils ressuscitaient les morts ; d'autres, l'esprit des langues, et ils parlaient des langues diverses. Entre ces dons, il y avait également le don de prière, qui était nommé comme les autres, esprit de prière. Celui qui le possédait priait pour tout le peuple. Comme de l'ignorance où nous sommes relativement à nos véritables intérêts, il résulte que nous demandons bien des choses inutiles, l'esprit de prière survenant en l'un des fidèles de ce temps, celui-ci demandait ce qui était nécessaire à l'Eglise, et il priait ainsi à haute voix, éclairant ses frères sur les prières qu'il fallait adresser au Seigneur. Or, ce que Paul appelle ici l’esprit, c'est ce don de prière, ainsi que l'âme à laquelle il avait été accordé, pour lui inspirer ensuite ses demandes et ses gémissements. Le fidèle, favorisé de cette grâce, debout, rempli de componction et gémissant profondément, adorait Dieu de tout son coeur et lui demandait les biens utiles à son peuple. Aujourd'hui, c'est le diacre qui remplit cet office symboliquement, et qui prie pour l'Eglise.
Voilà donc ce que Paul voulait dire quand il écrivait : « L'Esprit demande lui-même pour nous par des gémissements inénarrables. Mais celui qui sonde les cœurs. » Il est donc question, non du Paraclet, mais d'un cœur animé de l'Esprit. Différemment, nous lirions : Mais celui qui sonde l'esprit. Pour que vous sachiez bien qu'il est question de l'homme spirituel auquel est accordé la grâce de la prière, il vous est dit « Mais celui qui sonde les cœurs connaît les sentiments de l'esprit, » de l'homme spirituel, « qui prie selon Dieu pour les saints. » Il n'apprend pas au Seigneur ce que le Seigneur ignorerait; il agit de la sorte , afin que nous apprenions ce qu'il nous importe de demander, et que nous demandions à Dieu des choses conformes à son bon plaisir; tel est le sens de ce mot : « selon Dieu. » Consolation bien grande, doctrine bien persuasive pour les fidèles ; car l'auteur de ces dons et de ces grâces, c'était le Paraclet. « Toutes ces choses, un seul et même Esprit les opère. » Nous y puisons nous-mêmes un enseignement, et nous y voyons jusqu'où va l'amour et la bonté de l'esprit divin. Par suite de cet état de choses, celui qui priait était exaucé parce qu'il priait selon Dieu. Que de moyens mis en œuvre pour nous révéler l'amour du Seigneur envers les hommes, et l'honneur avec lequel il daigne les traiter !
8. Qu'est ce que Dieu n'a pas fait pour nous ? C'est pour nous qu'il a créé le monde où règne la corruption, et le monde qui en est affranchi : c'est pour nous qu'il a exposé les prophètes à tant de persécutions, c'est pour nous qu'il leur a donné des cachots en partage, pour nous qu'il les a laissés précipiter en des fournaises ardentes, pour nous qu'il leur a fait subir d'innombrables maux. C'est pour nous qu'il leur a confié leur mission prophétique, comme leur mission apostolique aux apôtres : c'est pour nous qu'il a livré son Fils unique, pour nous qu'il châtie le démon, pour nous qu'il a donné un siège à sa droite à notre Sauveur, pour nous que le Christ a souffert tant d'opprobres : car il est écrit : « Les opprobres de vos insulteurs sont retombés sur moi. » Psalm. LXVIII, 10. Quoique nous ne répondions à tant de bienfaits que par l'ingratitude, il ne nous abandonne pas pour cela ; il ne cesse de nous faire entendre ses conseils, il inspire à certains de nos frères la pensée d'intercéder pour nous et de nous obtenir miséricorde. Tel était Moïse. « Laissez-moi, lui disait le Seigneur, et je les exterminerai ; » Exod., XXXII, 10 ; il lui parlait ainsi pour le déterminer à supplier en faveur de son peuple. Maintenant encore il agit de la même manière ; et c'est à cette fin qu'il dispensait la grâce de la prière. Non pas assurément qu'il eût besoin, lui, de la prière ; c'était pour nous préserver, après notre justification, d'une nouvelle et plus déplorable chute. Souvent il nous dira qu'il se réconcilie avec son peuple à cause de David, ou de tel autre de ses serviteurs, afin de donner un prétexte à cette réconciliation. Pourtant, sa miséricorde ressortirait ce semble davantage, s'il eût déclaré qu'il pardonnait de son plein gré, sans autre considération ; mais il ne l'a pas voulu parce qu'il se proposait moins de pardonner aux prévaricateurs que de leur fournir dans cette réconciliation un nouveau sujet d'indifférence.
« Ne prie point pour ce peuple, car je ne t'exaucerai pas, » disait-il à Jérémie; Jerem., XI, 14 ; en quoi il ne prétendait pas détourner le prophète de la prière, mais plutôt intimider ses rebelles serviteurs. Jérémie le comprit, et il continua de prier. Que Dieu se proposât d'exercer sur son peuple une influence décisive plutôt que de détourner le prophète de prier, ce qu'il ajoute le prouve clairement : « Ne vois-tu pas, dit-il, ce qu'ils font ? » — « Tu auras beau, disait encore le Seigneur à Jérusalem, tu auras beau te laver dans le nitre et te plonger dans une eau purifiante, tu seras toujours souillée devant mes yeux; » Jerem., II, 22 ; ce qu'il disait pour l'exciter au repentir, non pour la jeter dans le désespoir. La sentence générale portée contre les Ninivites, sentence qui ne leur laissait entrevoir aucun espoir de salut, eut pour effet de les remplir de frayeur et de les déterminer à la pénitence. De même, le Seigneur s'efforçait de secouer l'engourdissement des Juifs contemporains de Jérémie, et de leur inspirer plus de respect, partant plus de docilité à l'égard du Prophète. Leur mal demeurant incurable, et les moyens employés contre ce mal n'ayant rien produit, Dieu les avertit de ne point aller ailleurs : ils n'obéirent pas, ils eurent recours à l'Egypte; et le Seigneur alors de leur demander de ne pas embrasser au moins le culte impie des Egyptiens. Ils refusent encore d'obéir; et le Seigneur leur envoie un prophète pour les préserver d'une chute sans retour. Sur leur désobéissance persévérante, le Seigneur les suit en tout lieu, faisant retentir à leurs oreilles les plus sages avertissements, les suppliant de ne pas glisser plus avant sur la pente de l'iniquité, comme ferait un tendre père qui s'attacherait aux pas d'un fils léger et rebelle, l'entourant partout de sa tendresse inquiète et vigilante. C'est ainsi que Dieu envoie Jérémie en Egypte, Ezéchiel à Babylone. Ces deux prophètes furent fidèles à leur mission. Au spectacle de l'amour ardent que le Seigneur portait à leurs frères, ils se sentirent embrasés du même sentiment : tel un serviteur dévoué se sentirait saisi de pitié pour son jeune maître, à la vue de la douleur que sa mauvaise conduite causerait à son père, et des tortures dans lesquelles elle le jetterait.
Et vraiment que ne souffraient pas les prophètes à cause du peuple de Dieu ? Ils étaient hués, persécutés, outragés, lapidés, en butte à des maux infinis ; ces maux soufferts, ils ne retournaient pas moins auprès de leurs persécuteurs. Saül s'était rendu coupable envers Samuel de graves outrages et avait, à son égard, usé d'inqualifiables procédés; mais Samuel, oubliant toutes ces injures, ne cessa de prier pour Saül. Jérémie composa pour le peuple juif des Lamentations que nous avons encore ; et le roi des Perses lui ayant accordé la faculté de s'établir et d'habiter en paix et en sécurité partout où il le voudrait, il aima mieux partager le sort de son peuple, et demeurer exilé comme lui sur une terre étrangère. Moïse quitta le palais dans lequel s'était écoulée son enfance pour aller partager les calamités des Hébreux. Pendant vingt-six jours, Daniel s'astreignit à un jeûne rigoureux et aux privations les plus rudes, afin de fléchir le Seigneur en faveur de son peuple. Les trois enfants au milieu des flammes et des ardeurs de la fournaise imploraient Dieu pour les Juifs ; ils ne priaient certes pas pour leur propre salut qu'ils savaient assuré ; ils employaient au profit de leurs frères le crédit dont ils croyaient jouir auprès de Dieu. « Accueillez-nous, s'écriaient-ils, dans l'esprit de contrition et d'humilité qui nous anime. » Dan. III, 39.
A cause des Juifs, Josué déchirait ses vêtements; à cause des Juifs, Ezéchiel pleurait et gémissait, voyant les victimes qui tombaient dans leurs rangs. « Laissez-moi, je pleurerai avec amertume, » disait Jérémie. Isa., XXII, 4. Précédemment, comme il n'osait intercéder pour obtenir le pardon des crimes de son peuple, il demandait un délai, en disant : « Jusques à quand, Seigneur, jusques à quand ? » Ibid., VI, 11. Tel est l'amour que les saints éprouvent pour leurs semblables. D'où ce mot de Paul : « Prenez, comme des saints et des élus de Dieu, les entrailles de la miséricorde, la probité, l'humilité. » Coloss., III, 12.
9. Remarquez la précision de son langage : ce sont des sentiments invariables de miséricorde qu'il désire voir en nous. Il ne nous dit pas seulement : Soyez miséricordieux ; mais : « Prenez, revêtez-vous ; » de telle sorte que la miséricorde soit constamment pour nous un vêtement. Il ne se borne même pas à la simple expression de miséricorde, il parle des entrailles de la miséricorde, pour que notre tendresse se rapproche de celle que la nature dépose dans nos cœurs. Mais hélas ! C’est le contraire que nous faisons. Un malheureux mérite-t-il de notre charité une obole, nous lui répondons par des reproches et des injures, et nous le traitons d'imposteur. Eh quoi ! Vous ne rougissez pas, ô homme, de qualifier d'imposteur celui qui vous demande un peu de pain ? S'il cherche à vous en imposer, pardonnez à la faim qui l'obsède et qui l'oblige à jouer un tel rôle. Voilà ce que fait notre inhumanité. Comme nous ne sommes pas bien disposés à faire part de nos biens, les pauvres en sont réduits à mettre en œuvre une infinité de ruses pour triompher de notre barbarie et de notre insensibilité. Si l'on vous demandait de l'or ou de l'argent, vous auriez raison de vous tenir dans la défiance; mais quand on vous demande le nécessaire, pourquoi moraliser hors de propos, pourquoi cet échange inutile de paroles, pourquoi reprocher aux indigents leur oisiveté et leur paresse ?
Si ce langage convient à quelqu'un, c'est à vous surtout qu'il convient. Lorsque vous venez implorer de Dieu le pardon de vos péchés, remettez-vous en mémoire ce même langage, et vous comprendrez que le Seigneur aurait bien plus le droit de vous l'adresser que vous de l'adresser à vos semblables. Et pourtant jamais Dieu ne vous a dit cette parole : Retirez-vous; car vous aussi vous êtes un imposteur. Vous venez souvent à l'église, vous entendez souvent ma loi; mais sur l'agora vous préférez l'or, la convoitise, l'amitié des hommes, quoi que ce soit, enfin, à mes commandements. En ce moment vous voilà plein d'humilité ; la prière finie, vous vous relèverez fier, insensible, cruel : retirez-vous donc et ne venez plus m'importuner. Ces reproches, et de plus sanglants encore, Dieu aurait le droit de nous les adresser; et, loin de nous les faire entendre, Dieu supporte nos iniquités avec patience; il fait de son côté tout ce qui est en son pouvoir, il nous accorde toujours plus que nous ne lui demandons. Pénétrons-nous de cette vérité, pour en venir à soulager les besoins des pauvres; alors même qu'ils chercheraient à nous en imposer, n'allons pas regarder les choses de trop près. N’avons- nous pas besoin que Dieu nous traite de même dans l'œuvre du salut, je veux dire avec indulgence, bienveillance et miséricorde ? Pourraient- ils bien être sauvés les hommes, dont la vie serait jugée rigoureusement ? Ne devraient-ils pas tous être châtiés et punis ? Ne soyons pas trop sévères envers autrui, de crainte que l'on ne soit aussi sévère envers nous ; chargés de péchés comme nous le sommes, nous devrions renoncer à tout espoir de pardon. Ayons principalement pitié de ceux qui ne le méritent pas, afin qu'on ait pitié de nous dans la même mesure.
D'ailleurs, ne craignons pas d'en arriver à témoigner à nos frères autant de compassion que le Seigneur voudra bien nous en témoigner, eu égard à nos besoins. Il serait souverainement ridicule à nous de nous montrer pointilleux en ce qui concerne les autres, quand nous nous trouvons dans un si déplorable état, et de ne jamais nous préoccuper de nous en aucune manière. En agissant de la sorte, ce n'est pas le prochain que vous proclamez indigne de votre miséricorde, c'est vous que vous proclamez indigne de la bienveillance divine. Quiconque juge avec tant de rigueur son frère, sera jugé par son Dieu avec une égale rigueur. N'allons pas compromettre par nos paroles notre propre cause ; alors même que la paresse et la nonchalance pourraient être à bon droit reprochés aux pauvres qui nous abordent, ne leur refusons pas l'aumône. Nous aussi, nous nous rendons coupables de bien des fautes ; que dis-je ? De toutes nos fautes, uniquement par nonchalance ; et néanmoins, Dieu ne nous en punit pas sur le champ, il nous donne le temps de nous repentir, et tous les jours il nous dispense la nourriture, les lumières, les conseils, en un mot tout ce qui nous est nécessaire, afin que nous agissions en émules de sa générosité. Dépouillons-nous donc de ces sentiments inhumains, rejetons loin de nous cette rigueur ; nous prendrons en cela plutôt nos propres intérêts que les intérêts des autres. Tandis que nous fournirons aux pauvres du pain, des vêtements, quelque pièce de monnaie, nous nous préparerons à nous-mêmes une gloire dont le langage humain ne saurait donner l'idée. Avec nos corps ressuscités et revêtus d'incorruptibilité, nous partagerons la gloire et le règne du Christ. Quel sera ce règne, nous le savons dès maintenant ; ou plutôt nous ne le saurons parfaitement jamais.
Si quelqu'un des biens dont nous jouissons était capable de nous donner une légère idée de ceux qui nous sont promis, je m'efforcerai autant qu'il est en moi de vous le présenter sous ce jour. Si, par exemple, à vous accablé de vieillesse et d'indigence, on promettait de vous ramener soudain en pleine jeunesse et dans la fleur de l'âge, de vous revêtir d'une vigueur et d'une beauté supérieure à toute autre, de vous remettre ensuite en main le sceptre de l'univers, sceptre que vous conserveriez durant mille années au milieu d'une profonde paix ; que ne seriez-vous pas prêt à faire ou à souffrir pour obtenir l'accomplissement d'une semblable-promesse ? Or, voici que le Christ vous promet des biens infiniment encore au-dessus; car il existe une différence moins radicale entre la jeunesse et la vieillesse qu'il n'en existe entre la corruption et l'incorruptibilité; l'empire et l'indigence sont moins éloignés ici-bas l'un de l'autre, que la gloire présente et la gloire à venir : celle-ci est à celle-là ce que la réalité est au songe.
10. Ce que je dis est encore sans valeur : aucun langage ne saurait exprimer combien le monde actuel est au-dessous du monde futur. En ce qui regarde la durée, on ne saurait en imaginer la différence. Comment comparer les biens de la terre aux biens d'une vie qui n'aura pas de fin ? La paix dont nous jouirons alors diffère autant de la paix d'aujourd'hui que celle-ci de la guerre ; la corruption diffère autant de l'incorruption qu'une perle fine d'un peu de boue. Ou plutôt, impossible à qui que ce soit de marquer cette différence. Alors même que je comparerais la beauté des corps dans l'autre vie aux rayons de la plus pure lumière, aux plus brillants éclairs, je ne dirais encore rien qui fût à la hauteur de la vérité. Que de richesses, que de corps, que de vices ne devrions-nous pas être prêts à sacrifier pour de semblables trésors ? Si l'on vous introduisait dans le palais impérial, si l'on vous procurait de la part de l'empereur l'honneur d'une audience publique, et si vous étiez reçu à sa table, vous vous estimeriez le plus heureux des hommes : et, quand vous êtes appelé à monter dans les cieux, à paraître en présence du Roi de l'univers, à rivaliser d'éclat avec les anges, à jouir d'une gloire éblouissante, vous hésitez à faire quelques sacrifices d'argent, vous qui deviez être prêt à sacrifier votre vie et à la sacrifier avec joie, transport et allégresse ! Pour obtenir une charge qui fera de vous selon toute apparence un concussionnaire, car je ne puis qualifier les profits qu'on se ménage de profits honnêtes, vous dépensez votre fortune, vous empruntez à gros intérêts, vous n'hésitez pas à mettre en gages votre femme et vos enfants : et, quand c'est le royaume des cieux qui vous est offert, un royaume qu'on ne saurait vous ravir ; quand Dieu lui-même vous présente, non pas un petit coin de terre, mais le firmament tout entier, vous hésitez, vous reculez, vous soupirez après l'argent, et vous ne songez pas, à la vue de l'admirable beauté de cette partie visible du ciel, que les cieux des cieux doivent être infiniment plus beaux, infiniment plus admirables ! Puisque vos yeux corporels ne vous permettent pas de les voir, montez plus haut par la pensée, élevez-vous au-dessus de ce ciel visible, contemplez le ciel qui est au-dessus, cet horizon sans limites, cette lumière qui donne le frisson, ces peuples d'anges, ces tribus innombrables d'archanges, et toutes les autres puissances incorporelles. Descendez ensuite de ces hauteurs jusqu'à nos réalités si pâles, et représentez-vous un de nos monarques d'ici - bas : à votre esprit s'offrira l'image d'hommes couverts d'or, de mules blanches caparaçonnées avec luxe et richesse, de chars resplendissants de pierreries, de litières blanches comme la neige, de lances de métal mises en mouvement avec les chars, d'étoffes de soie aux dessins variés, de boucliers ornés de plaques dorées, de rênes richement disposées, de chevaux magnifiquement harnachés, au frein étincelant d'or. Mais, quand parait l'empereur, nous ne remarquons plus ces détails ; lui seul attire notre attention avec sa pourpre, son diadème, son trône, son agrafe, sa chaussure et les richesses qui couvrent toute sa personne.
Après avoir composé de toutes ces choses un tableau complet, élevez de nouveau vos pensées et transportez-vous à ce jour redoutable où le Christ paraîtra. Vous n'aurez alors sous les yeux ni des jougs de mules frémissantes, ni des chars étincelants d'or, ni des dragons, ni des boucliers; un spectacle vous sera offert qui vous glacera d'effroi, qui inspirera l'épouvante, au point que les puissances incorporelles en seront elles-mêmes frappées ; car il est écrit : « Les vertus des cieux seront ébranlées. » Matth., XXIV, 29. Alors le ciel sera ouvert tout entier, alors les portes qui ferment ces voûtes profondes rouleront sur leurs gonds. Le Fils unique de Dieu descendra, non pas avec une escorte de vingt ou cent gardes, mais environné de milliers et de milliers d'anges, d'archanges, de chérubins, de séraphins et de toutes les vertus : partout la terreur et la crainte, la terre verra ses entrailles déchirées, tous les hommes qui auront vécu depuis Adam jusqu'à ce jour fatal, s’élèveront au-dessus de la terre et seront ravis au-devant du Christ, dont la gloire sera telle que la lune et le soleil et tous les astres seront complètement éclipsés par une aussi éblouissante clarté. Dans quel langage dépeindre une félicité, une gloire, une splendeur pareilles ! 0 mon âme, comment ne pas verser des larmes, comment ne pas gémir à la pensée des biens si précieux dont nous nous privons, de la béatitude à laquelle nous renonçons I car nous y renonçons en vérité, je le dis en mon propre nom, à moins que nous ne prenions une décision énergique et généreuse. Ne me parlez pas de la géhenne : il n'y a pas de géhenne comparable à la perte de cette gloire, il n'est pas de supplice qui approche de la privation d'un aussi complet bonheur. N’importe, nous sommes toujours aveuglés par les biens de la terre, et nous ne songeons pas à l'astuce du démon qui nous ravit les biens les plus précieux en échange de misérables bagatelles, et nous dépouille de notre or en le remplaçant par un peu de boue. Ou plutôt il nous ravit le ciel, il nous ravit la vérité, tout en nous offrant une ombre et en nous amusant par des chimères et des rêveries insensées ; j'appelle ainsi les richesses d'ici-bas ; et le jour fatal venu, nous nous trouverons dans la plus affreuse indigence.
11. Que ces considérations nous décident enfin à fuir ce qu'il y a de trompeur dans cette vie, et à nous attacher aux biens solides de la vie future. Ce n'est pas à nous de prétendre que nous n'avons pas connu ce qu'il y avait de fragilité dans les biens présents, attendu que la réalité, d'une voix plus éclatante que celle de la trompette, publie ce qu'il y a là de vil, de risible, de honteux, de dangereux et de funeste. Serons-nous bien excusables après cela de poursuivre avec empressement des choses où il n'y a qu'ignominie et que péril, et de dédaigner les biens qui, à l'abri de toute vicissitude, nous réserveraient la véritable gloire, le véritable éclat pour nous asservir à la tyrannie des richesses ? Quelle tyrannie plus affreuse que celle-là ? Ils le savent, ceux qui ont été jugés dignes d'en être affranchis. Revenez donc à cette liberté si belle, brisez ces fers, rompez ces entraves; ne vous attachez pas à joncher de pièces d'or le pavé de vos demeures ; que la miséricorde et la bonté soient vos trésors, qu'elles remplacent vos richesses matérielles par des richesses que vous n'apprécierez jamais assez. Avec ces dernières, vous vous présenterez hardiment devant Dieu ; avec les premières, vous serez pénétrés de confusion, vous donnerez au démon puissance et prise sur vous. Pourquoi donc armer contre vous cet ennemi ? Pourquoi augmenter ses forces ? Armez contre lui votre main, faites passer dans votre âme cette beauté dont vous parez votre maison, faites de votre cœur le dépositaire de vos trésors; que le ciel garde votre argent, au lieu des coffres et des appartements ; mettons en nous toutes nos richesses. Ne méritons-nous pas plus d'égards que les murailles, et n’avons- nous pas une noblesse supérieure à la noblesse de nos demeures ? N'allons pas consacrer tous nos soins à celles-ci, sauf à nous traiter nous-mêmes avec négligence, alors que nous ne saurions rien emporter avec nous au sortir de cette vie, ni même conserver sur cette terre ces possessions enviées ; alors surtout qu'il nous serait aisé d'être vraiment riches, vraiment opulents, et en ce monde et dans l'autre. Le chrétien qui porte dans son âme ses champs, ses maisons, son argent, en quelque endroit qu'il se rencontre, y sera toujours avec ses trésors. — Comment le concevez-vous ? Me demandera-t-on. — Rien de plus facile. Transportez tous ces biens dans le ciel par les mains des pauvres, vous les déposez par cela même en votre âme : quoiqu'il arrive ensuite, nul ne pourra vous en dépouiller, et vous quitterez la terre avec tous vos trésors. Telle était la richesse de Tabithe : aussi dut-elle sa gloire, non aux murailles, aux pierres, aux colonnes de ses édifices, mais aux veuves qu'elle avait vêtues, aux larmes qu'elle avait répandues, à la mort qui lâcha sa proie, à la vie qui revint dans ses membres ?
Préparons-nous de semblables réserves, construisons-nous des édifices de ce genre ; alors nous aurons Dieu pour auxiliaire, et nous serons nous-mêmes ses Coopérateurs. Si Dieu a tiré les pauvres du néant, vous n'aurez pas laissé les créatures de ses mains périr d'inanition et de misère, et vous aurez travaillé de toutes vos forces à relever, à ranimer, à parer le temple de Dieu. Quelle œuvre utile et glorieuse comparer à cette œuvre ? Si vous ne comprenez pas encore l'honneur que Dieu vous a fait en vous ordonnant de prendre soin des pauvres, écoutez : Je suppose qu'il vous offrit une puissance qui vous permettrait de soutenir le firmament chancelant sur ses bases, n'estimeriez-vous pas cette offre un honneur infiniment au-dessus de vos mérites ? Eh bien, l'honneur qui vous a été fait est encore plus grand. Il vous a chargé de soutenir une chose qui lui est bien plus chère que le firmament ; car, parmi les œuvres créées, il n'en est aucune que Dieu chérisse à l'égal de l'homme. C'est pour l'homme qu'il a créé le ciel, la terre et la mer. Il aime mieux habiter dans le cœur de l'homme que d'habiter dans le ciel. Malgré cela, nous ne prenons aucun soin des créatures dont il a voulu faire ses temples : les dédaignant, nous nous construisons à nous-mêmes de vastes et splendides palais. Aussi les véritables biens nous font-ils défaut : nous sommes encore plus pauvres que les derniers des pauvres, en consacrant à l'embellissement d'édifices que nous n'emporterons jamais avec nous, des sommes que nous pourrions employer à des ornements qu'il nous serait facile de retrouver au delà du tombeau. Après la dissolution, les corps de pauvres reviendront un jour à la vie. En ce jour, Dieu, qui nous commande de les assister, les fera paraître devant les hommes assemblés ; alors il comblera de louanges ceux qui en auront pris soin, et il les glorifiera pour les avoir défendus, tantôt contre la faim qui allait les consumer, tantôt contre le froid et la nudité, tantôt de toute autre manière.
Malgré de si glorieuses perspectives, nous balançons encore et nous reculons devant une si belle mission. Le Christ ne sait où reposer sa tête; il erre çà et là sans pain, sans vêtement, sans asile ; tandis que vous construisez des faubourgs, des bains, des péristyles et une foule d'appartements inutiles : pour y recevoir des corbeaux et des vautours, vous faites décorer des salles de festin ; et vous refusez au Christ un refuge sous un coin de votre toit ! N'est-ce pas le comble de la folie, n'est-ce pas une inexplicable démence ? Oui, c'est une démence inexplicable, et, quelque terme que vous employiez, il restera au-dessous de la vérité. Le mal est grave ; cependant, avec de la bonne volonté, il sera possible de le guérir ; ce sera même facile, ce sera plus facile que de guérir les maladies qui frappent notre corps, d'autant plus facile que nous avons à notre disposition un plus puissant médecin. Appelons-le donc à nous, supplions-le de mettre la main à l'œuvre, et mettons à son service notre bonne volonté et notre zèle : il n'en faudra pas davantage. Avec ces conditions de notre part, il fera de son côté tout le reste. Loin de nous donc toute négligence, afin de jouir ici-bas d'une excellente santé et d'obtenir les biens à venir, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus - Christ, à qui gloire, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.