Saint Jean Chrysostome
Homélie 12 sur l'Epître aux Romains
Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'injustice pour l'iniquité, faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification
1. L'Apôtre vient de nous demander une grande pureté de vie; il prétend que nous soyons morts au monde et à l'iniquité, que nous demeurions inaccessibles à l'influence du péché. Or, en cela, il semble nous demander quelque chose de fort difficile, quelque chose qui surpasse l'humaine nature. Pour établir le contraire et prouver qu'il exige moins qu'il ne devrait d'hommes à qui un si précieux bienfait a été accordé; que sa demande est des plus légères et des plus modérées, il s'exprime en ces termes d'un sens tout à fait opposé : « Je parle humainement. » Je me place à un point de vue purement humain et ordinaire; car le mot « humainement, » qu'il emploie, marque la modération dont il use. C'est dans ce même sens qu'il écrivait ailleurs : « Qu'il ne vous arrive d'être tentés que d'une façon humaine ; » I Cor., X, 43; c'est-à-dire d'une façon peu redoutable et modérée. « Comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'injustice pour l'iniquité, faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification. » Quoiqu'il y ait entre ces maîtres une différence profonde, je ne demande pour votre nouveau maître qu'un égal dévouement. Assurément un dévouement plus complet eût été plus convenable ; d'autant plus que la suzeraineté de ce dernier est plus légitime et plus bienfaisante que la suzeraineté du premier. N'importe; par égard pour votre faiblesse, je n'en demande pas davantage. — Il ne parle pas de leur résolution, de leur empressement, mais de leur chair, pour faire mieux accepter son langage. Là donc impureté, ici sanctification ; là l'iniquité, ici justice. Qui serait dès lors assez malheureux, assez infortuné pour servir le Christ avec moins de générosité qu'il n'en a mis à servir le démon et le péché ? Ecoutez cependant ce qui suit, et vous vous convaincrez que nous ne le servons même pas dans cette mesure.
Comme cette proposition, si simple cependant, ne semblait ni digne de foi ni acceptable ; comme personne n'eût permis de dire qu'il servait le Christ avec moins de dévouement qu'il n'en avait mis à servir le démon, l'Apôtre va le démontrer et le mettre à l'épreuve de toute objection : pour cela, il esquisse le tableau de notre antique esclavage, et de la manière dont nous l'avons subi. « Lorsque vous étiez esclaves du péché, vous vous affranchissiez de la justice. » Lorsque vous viviez dans le mal, dans l'impiété, dans le sein du désordre, vous étiez si soumis à votre maître, que vous ne pratiquiez aucune sorte de bien. Tel est le sens de ces mots : « Vous vous affranchissiez de la justice ; » vous ne lui étiez en rien soumis ; entre elle et vous il n'y avait rien de commun. Vous ne vous divisiez pas entre la justice et le péché ; vous apparteniez au mal sans partage. Maintenant que vous vous êtes donnés à la justice, que la vertu vous possède aussi tout entiers, et pour que la mesure soit des deux côtés égale, n'accordez au mal absolument rien. Mais la différence n'existe pas seulement entre les deux dominations; elle existe pareillement entre l'acceptation de l'une et l'acceptation de l'autre. C'est ce que Paul met en lumière, en déterminant la matière de notre obéissance d'autrefois et de notre obéissance actuelle. Pour le moment, il n'expose pas les conséquences désastreuses qui en découlent, il se contente de marquer ce qu'il y a de honteux. « Quels avantages avez-vous retirés de ces actes dont maintenant vous rougissez? » L'esclavage qui pesait sur nous était d'une nature telle qu'il suffit d'y penser pour être couvert de confusion. Mais, si le simple souvenir nous rend confus, qu'adviendrait-il à la suite de l'acte lui-même ? Voilà donc pour vous maintenant un double avantage : vous n'avez plus à rougir, et vous connaissez l'état dans lequel vous étiez. Alors, au contraire, il y avait pour vous deux choses déplorables : en premier lieu, vous commettiez des actes dont vous auriez dû rougir; en second lieu, vous ne saviez même pas rougir de votre conduite, symptôme beaucoup plus alarmant que le premier ; et vous demeuriez toujours sous le joug du même esclavage.
Après avoir noté si clairement les conséquences fâcheuses de ces actes dont il ne faut que rougir, l'Apôtre va droit à la chose elle-même. Quelle est-elle donc ? « Le résultat de tout cela, c'est la mort. » La honte ne faisant pas d'impression assez profonde, Paul en vient à ce qui est vraiment terrible, je veux dire, à la mort ; encore que son langage précédent eût pu suffire. Car, enfin, il devait y avoir un venin bien puissant dans le péché, puisque l'on était affranchi du châtiment sans pouvoir se soustraire à la honte, conséquence du péché. Qu'attendez-vous donc de l'acte lui-même, alors que le simple souvenir de cet acte vous couvre de rougeur et de confusion, vous qui néanmoins n'avez plus de châtiment à subir, et qui êtes comblés de grâce ? Il en est autrement des choses de Dieu. « Maintenant que vous êtes affranchis du péché, maintenant que vous êtes devenus les esclaves de Dieu, le fruit que vous en tirez est votre sanctification, et la fin sera la vie éternelle. » Le fruit du péché, c'est l'ignominie, même après la délivrance; le fruit de la justice est la sanctification. Or, où se trouve la sanctification, règne une confiance sans bornes. La fin du péché, c'est la mort ; la fin de la justice, c'est la vie éternelle.
2. Il y a donc des biens qui nous ont été donnés, et il y en a dont nous n'avons encore que l'espérance. Les premiers nous sont une garantie des seconds; la sanctification nous est un gage de l'éternelle vie. Vous ne sauriez prétendre que vous n'avez que des espérances ; car vous avez déjà cueilli des fruits. Vous êtes délivré du mal et de toutes ces mystères dont le souvenir excite la rougeur; vous êtes maintenant l'esclave de la justice, vous avez en partage la sanctification; vous posséderez un jour la vie, et la vie qui ne finit pas. Les choses étant ainsi, soyez pour votre nouveau maître d'un dévouement égal au dévouement que vous témoigniez à votre maître passé. Quoique votre maître actuel soit d'une infinie dignité, quoiqu'il y ait une différence profonde entre le service que vous ferez et la récompense qui le reconnaitra, je ne vous en demande pas davantage. L'Apôtre s'est précisément servi de métaphores empruntées à la royauté, de même qu'à la condition militaire il y revient et ajoute : « La solde du péché, c’est la mort; mais la vie éternelle est la grâce de Dieu par le Christ Jésus Notre-Seigneur. » Il parle de la solde du péché ; mais à propos du bien, il n'observe pas la même marche. Au lieu de dire, la récompense de vos bonnes œuvres, il parle de « la grâce de Dieu ; » preuve que les hommes n'ont pas été délivrés par eux-mêmes, qu'ils n'ont reçu ni une chose qui leur était due, ni le prix et la rétribution de leurs travaux, et que tout en cette œuvre est le produit de la grâce. Voilà ce qu'il y a de vraiment extraordinaire, non pas que Dieu nous ait affranchis et qu'il nous ait élevés à une condition meilleure, mais qu'il l'ait fait sans que nous y ayons contribué par nos fatigues et nos sueurs ; non pas qu'il nous ait rendus à la liberté, mais qu'il nous ait donné des biens infiniment plus précieux et qu'il nous les ait donnés par son propre Fils. L'Apôtre se livre à ces considérations après avoir traité de la grâce, et avant de rabaisser la loi. De crainte que sa doctrine sur ces deux points ne favorisât notre négligence, il expose avant de passer de l'un à l'autre, les règles d'une vie selon Dieu, et il ranime dans le cœur du fidèle l'amour et le zèle de la vertu. En désignant la mort sous le nom de solde du péché, il nous pénètre d'effroi et nous met en garde pour l'avenir. La mention qu'il fait pour les chrétiens de leur condition passée, tout en ravivant leur reconnaissance, les armes de prudence contre les pièges qui les menacent. Mettant fin à ces observations pratiques, Paul revient aux questions dogmatiques dans les termes suivants : « Ignorez-vous donc, mes frères, car je parle à des hommes qui connaissent la loi ?... » Il leur a dit que nous sommes morts au péché ; maintenant il fait voir que non seulement le péché, mais que la loi elle-même n'exerce sur eux aucun empire. Si la loi n'exerce aucun empire sur eux, encore moins le péché. Pour que l'on accepte plus aisément sa doctrine, il éclaircit sa pensée par une comparaison tirée des choses humaines. Tout en paraissant ne donner qu'une raison, il en apporte deux à l’appui de ce qu'il avance : la première résultant de ceci, que son mari une fois mort, la femme n'est plus soumise, à sa domination, et devient libre de prendre un nouveau mari ; la deuxième résultant de ce que, dans le cas actuel, ce n'est pas seulement le mari, c'est encore la femme qui est morte, d'où résulte un double droit à la liberté. Si, par la mort de son mari, la femme est affranchie de son pouvoir, lorsqu'elle sera morte de plus elle-même, elle jouira certainement d'une liberté plus complète. Toute domination cessant par le premier de ces faits, elle cessera plus complètement par les deux réunis. C'est pour mettre en lumière cette doctrine que l'Apôtre commence en ces termes élogieux pour ceux auxquels il s'adresse : « Ignorez-vous donc, mes frères, car je parle à des hommes qui connaissent la loi ? » c'est à savoir, je parle d'une chose manifeste pour tous, connue de tous. Nul d'entre vous n'est sur tous ces points dans l'ignorance. « Ignorez-vous que la loi n'exerce d'empire sur l'homme que durant le temps de sa vie ? » Il ne dit pas : Sur le mari, ni sur la femme, mais : « Sur l’homme, » nom générique des deux sexes indistinctement. « Celui qui est mort, est justifié du péché. » Donc, la loi n'a été donnée qu'aux vivants ; elle n'a pas été donnée pour les morts. L'entendez-vous proclamer cette double liberté dont nous parlions tout à l'heure ?
Ce préambule posé, il en revient à son argument pris de l'exemple de la femme : « La femme mariée est liée par la loi du mariage à son mari, tant qu'il est vivant ; mais, s'il vient à mourir, ce lien est rompu pour elle. Conséquemment, si elle a eu commerce avec un autre homme pendant la vie de son mari, elle sera qualifiée d'adultère ; mais, son mari une fois mort, elle est affranchie de la loi du mariage, et elle ne sera plus adultère si elle se donne à un autre. L'Apôtre envisage cette comparaison sous tous les aspects, et toujours avec une précision irréprochable, parce qu'il aperçoit dans cet argument une grande valeur. Le mari représente à ses yeux la loi ; la femme, les hommes qui ont embrassé l'Evangile. Cependant, la conclusion s'écarte un peu des prémisses. Logiquement, il aurait dû s'exprimer ainsi : Donc, mes frères, la loi n'exercera sur vous aucune domination, puisqu'elle n'est plus. Il ne parle pas en ces termes; il lui suffit d'avoir insinué précédemment cette pensée. Dans sa conclusion, pour aplanir les voies à son enseignement, il s'arrête à l'image de la mort même de la femme, et il dit : « Vous donc aussi, mes frères, vous êtes morts à la loi. » L'une et l'autre de ces circonstances, procurant la même liberté, pourquoi ne pas ménager la loi, vu qu'il n'en résultait aucune conséquence fâcheuse ? « La femme mariée est liée à son mari par la loi du mariage, tant qu'il est vivant. » Où sont maintenant les détracteurs de la loi ? Qu'ils tendent l'oreille, et ils verront que Paul, malgré les nécessités de son argumentation, se garde bien de mépriser la loi, et qu'il s'exprime sur sa puissance en termes remarquables. Tant que la loi demeure vivante, le juif est lié ; déserter la loi, la transgresser encore vivante, c'est se rendre coupable d'adultère; mais l'abandonner quand elle n'a plus de vie, rien en cela de blâmable ; car on ne désapprouve point les hommes qui agissent ainsi. « S'il vient à mourir, la femme est dégagée de la loi du mari. »
3. Ainsi, dans la comparaison dont il se sert, l'Apôtre montre la loi privée de vie; ce qu'il ne fait pas dans la conclusion. « Conséquemment, du vivant de son mari, elle sera qualifiée d'adultère. » Comme il insiste sur la culpabilité de ceux qui transgressent la loi encore vivante! Mais la loi étant maintenant abrogée, elle doit justement céder le pas à la foi, sans qu'aucun droit soit violé. « Du vivant de son mari, la femme sera qualifiée d'adultère, si elle entretient des relations avec un autre homme. C'est pourquoi vous aussi, mes frères. » Il était naturel de dire : La loi n'existant plus, vous n'avez plus à craindre d'être qualifiés d'adultères en vous mettant sous l'empire d'un autre. Au lieu de s’exprimer en ces termes, Paul écrit : « Vous êtes morts à la loi. » Mais, si vous êtes morts à la loi, vous n'êtes plus sous la loi. Si la femme, après la mort de son mari, voit ses chaînes brisées, lorsqu'elle sera morte elle-même, elle sera beaucoup plus libre encore. Telle est la science de Paul : il nous montre la loi elle-même, exigeant qu'on l’abandonne, et commandant d'en embrasser une autre ; car, le premier mari mort, rien n'empêche la femme d'en épouser un second. Comment en serait-elle empêchée, quand il lui était permis, du vivant du premier, d'accepter la cédule de répudiation ? Toutefois, l'Apôtre ne va pas jusque-là ; parce que les femmes étaient responsables de cet état de choses, et bien que cela leur fût permis, elles n'étaient pas néanmoins exemptes de toute faute. Trouvant des arguments décisifs dans un ordre de choses inattaquable et irréprochable, Paul n'en va pas chercher ailleurs ; il ne pousse pas à ce point l'opiniâtreté. N'est-il pas surprenant que la loi même nous justifie de l'avoir abandonnée, qu'elle réclame elle-même que nous nous donnions au Christ ? Elle est morte, nous-mêmes sommes morts pareillement; en sorte qu'elle a été dépouillée de deux manières de son pouvoir. Paul ne se borne pas à ces affirmations, il nous en expose le motif ; après avoir affirmé notre mort, il n'a garde d'omettre la croix, principe de toutes ces merveilles, à laquelle nous devons notre affranchissement. Il ne dit pas seulement : « Vous avez été délivrés ; » mais il ajoute : « Par la mort du Seigneur... Vous êtes morts à la loi, mais par le corps du Christ. » A ce motif de faire le bien, il joint celui que lui fournit l'excellence du nouvel homme : « Afin que vous soyez, poursuit-il, à un autre qui est ressuscité d'entre les morts. » — Et si nous ne voulons pas nous unir une seconde fois ? Auraient pu dire les hommes. Si la loi permet à la veuve de se remarier sans être coupable d'adultère, elle ne lui impose pas ce second mariage. — A cette objection, l'Apôtre répond en démontrant par les bienfaits que nous avons reçus, que nous sommes tenus de le vouloir. Il l'énonçait formellement ailleurs en ces termes : « Vous ne vous appartenez plus; vous avez été achetés à deniers comptants.... Ne devenez pas esclaves des hommes.... Un seul est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui pour eux a souffert la mort. » I Cor., VI, 19-20; VII.23; II Cor., V, 15. La même pensée nous est insinuée dans ces paroles : « Par le corps du Christ. » Après cela, de plus belles espérances nous sont offertes : « Afin que nous portions des fruits pour Dieu. » Précédemment, vos fruits étaient des fruits de mort; maintenant ce seront des fruits divins.
« Lorsque nous étions assujettis à la chair, nos passions, principes de péchés par la loi, agissaient dans nos membres, et leur faisaient porter des fruits pour la mort. » Tels étaient les fruits du premier homme. Il n'est point écrit : Lorsque nous étions assujettis à la loi ; mais : « Lorsque nous étions assujettis à la chair, » aux œuvres mauvaises, à la vie des sens, pour ne pas prêter le flanc aux hérétiques. Assurément il ne prétend pas que nous ayons été autrefois dans un corps de chair, et que présentement nous en soyons affranchis. En parlant de la sorte. Il n'enseigne pas que la loi fut la cause du péché, bien qu'il ne la dégage pas de tout caractère repoussant : par cela seul qu'elle faisait connaître le mal, elle remplissait en quelque façon le triste rôle de délateur. En multipliant les prescriptions pour des sujets disposés à n'en accomplir aucune, elle multipliait pour eux les occasions de chute. Ainsi Paul ne dit pas : Les passions, principes des péchés accomplis sous la loi ; mais : « Les passions, principes des péchés par la loi. » Il n'ajoute même pas : des péchés qui ont été occasionnés par la loi ; il dit simplement : « Par la loi, » dont la loi nous a découvert ou signalé l'existence. D'autre part, l'Apôtre, ne voulant pas flétrir la chair, ne parle pas des péchés que nos membres faisaient, mais de ceux « qui agissaient dans nos membres, » établissant par là que le principe du mal était ailleurs, dans les pensées motrices, non dans les membres mis en mouvement.
L'âme était en quelque façon le musicien, le corps, l'instrument qui ne résonnait que sous l'impulsion de l'âme. Si quelque dissonance échappe, la responsabilité remonte non à l'instrument, mais au musicien. « Or, maintenant, nous sommes affranchis de la loi. » Remarquez encore ici les ménagements de l'Apôtre pour la chair et pour la loi. Il ne dit pas : C'en est fait de la loi, c'en est fait de la chair ; mais bien : « Nous sommes affranchis. Et de quelle manière l'avons-nous été ? Par la mort, par l'ensevelissement du vieil homme, esclave du péché. Tel est le sens des mots : « Nous sommes morts par celui en qui nous étions retenus. » La chaîne qui nous retenait est brisée ; le péché ne saurait plus nous retenir, toute force lui ayant été ravie. Cependant, ne vous abandonnez pas à l'indifférence et au relâchement. Vous êtes affranchis, sans doute, mais pour servir de nouveau, quoique d'une manière particulière : « Pour servir dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre. » Que signifient ces paroles ? Car il est indispensable de les éclaircir, pour n'avoir pas lieu d'être troublés lorsque ce texte se présentera sous nos yeux.
Par le péché d'Adam, le corps de l'homme est demeuré sujet à la mort, à la souffrance, à une foule d'infirmités physiques, il est désormais un coursier indomptable et sans frein ; mais, le Christ étant venu, il a dégagé le corps par le baptême, et il lui a donné les ailes de l'Esprit.
4. Aussi, les épreuves qui nous attendent ne sont-elles pas les mêmes que les épreuves destinées aux hommes de l'antiquité. La carrière à fournir alors ne présentait pas la même facilité qu'aujourd'hui. En conséquence, le Sauveur ne nous demande pas seulement de ne pas commettre d'homicide, comme il était demandé aux Juifs, mais de ne pas nous laisser aller même à de simples mouvements de colère ; il ne nous défend pas seulement l'adultère, il nous défend jusqu'au regard impur ; il ne se contente pas de nous interdire le parjure, il nous interdit tout jurement ; il veut que nous aimions nos ennemis aussi bien que nos amis. En tout le reste, il nous soumet à de plus rudes épreuves. Si nous refusons de lui obéir, la géhenne nous attend, preuve qu'il ne s'agit pas ici de conseils livrés à notre émulation et à notre zèle, mais d'obligations absolues, de préceptes formels dont la violation entraîne de graves châtiments. De là ces paroles du Christ : « Si votre justice n'est pas plus abondante que la justice des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Matth., V, 20. Or, celui qui n'entrera pas dans ce royaume, aura l'enfer pour inévitable partage. Telle était donc la pensée de Paul quand il disait : « Le péché n'aura plus d'empire sur vous, car vous n'êtes plus sous la loi, mais sous la grâce ; afin que nous servions Dieu dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre. » Il ne s'agit plus maintenant de lettre qui condamne, comme était l'ancienne loi, mais d'Esprit qui vivifie. Chez les Juifs, garder la virginité, c'était chose rare : aujourd'hui, sur tous les points du globe, ce spectacle est donné. Autrefois, un petit nombre d'hommes en arrivaient à mépriser la mort : aujourd'hui, dans les bourgades et dans les villes, on compte d'innombrables légions de martyrs, hommes ou femmes. Ensuite vient la solution d'une difficulté qui se présentait, solution par laquelle l'Apôtre établit sa doctrine. Il ne se hâte pas de la donner au préalable ; il attend que l'objection ait été posée, et alors il profite de la nécessité qui lui est faite de la résoudre pour exposer sa pensée et s'exprimer de façon à blesser moins vivement ceux qui l'écoutent. Il vient de parler de la nouveauté de l'esprit et de la vétusté de la lettre ; il poursuit en ces termes :
« Que dirons-nous donc ? La loi est-elle un péché ? Gardons-nous de le croire. » Ne venait-il pas de dire : « Les passions, principes de péchés par la loi, agissaient dans nos membres... Le péché n'exercera plus sur vous son empire ; car vous n'êtes plus sous la loi, mais sous la grâce. Il n'y a ni loi, ni prévarication. La loi fut introduite, afin que le péché abondât... La loi ne produit que la colère ? » Or, tous ces textes, paraissant défavorables à la loi, l'Apôtre veut corriger l'impression qu'ils ont déterminée ; c'est pourquoi il se demande : « Que dirons-nous donc ? La loi est-elle un péché ? Gardons-nous de le croire. » Avant de prouver ce qu'il annonce, il s'efforce de gagner les bonnes grâces de son auditeur et de détruire l'impression défavorable que ce dernier a pu ressentir. Dès qu'il sait parfaitement à quoi s'en tenir sur ses dispositions, il cherche avec lui ce qu'il pourrait y avoir d'embarrassant en cette matière, et, sans supposer que l'objection vienne d'ailleurs, il la pose lui-même en commun avec son interlocuteur. Au lieu de s'exprimer ainsi : Que dirai-je ? Il prend le nombre pluriel : « Que dirons-nous donc? » comme s'il s'agissait d'une délibération commune, d'un point à examiner en assemblée publique; comme si cette difficulté naissait moins de son esprit que de la suite des idées et de la vérité de sa doctrine. Que la lettre tue, que l'Esprit vivifie, personne ne le niera : c'est une vérité incontestable et à l'abri de toute contradiction. Mais, s'il n'y a point de difficulté sur cette question, que dirons-nous de la loi ? Qu'elle est un péché? Gardons-nous de le croire. Il reste donc à résoudre cette difficulté. Voyez-vous comment il amène à lui son contradicteur, et comment, avec le ton magistral qui lui convient, il aborde la solution de la difficulté. Cette solution, quelle est-elle ? Assurément, la loi n'est point péché. « Mais je n'ai connu le péché que par la loi. » Admirez la sagesse profonde de l'Apôtre. Ce que n'est pas la loi, il l'établit par la manière dont l'objection est formulée; ce point établi dans un sens agréable aux Juifs, il les amènera plus aisément à reconnaître un autre point d'une moindre importance. Ce point, quel est-il ? « Je n'ai connu le péché que par la loi. Je n'aurais pas non plus connu la convoitise si la loi ne m'avait pas dit : Vous ne convoiterez pas. » C'est ainsi qu'il en arrive par degrés à déclarer d'abord que la loi dénote le péché, puisqu'elle lui donne l'existence. Toutefois, la faute n'en est pas à la loi, mais à la malice des Juifs. En cela il confondait les Manichéens, qui, eux aussi, accusaient la loi. Après ces mots, en effet : « Je n'ai connu le péché que par la loi ; je n'aurais pas connu la convoitise si la loi ne m'avait pas dit : Vous ne convoiterez pas ; » il ajoute : « A l'occasion du commandement, le péché a produit en moi toute convoitise. »
5. C'est une apologie complète de la loi. « L'occasion survenant, » le péché, non la loi, a déchaîné la convoitise, et le contraire de ce que voulait la loi est arrivé ; ce qui n'était pas malice réfléchie, mais faiblesse. Lorsque nos désirs rencontrent un obstacle, la flamme de la convoitise acquiert une plus vive ardeur. Mais la loi n'en était pas le principe : elle s'opposait à votre désir pour vous éloigner du mal : c’est le péché, je veux dire votre nonchalance, votre volonté mal disposée, qui a tout détruit. Lorsque le malade use mal à propos du remède, la faute n'en est pas au médecin ; elle remonte au malade lui-même. Dieu ne nous a pas donné la loi pour attiser la concupiscence; il nous l'a donnée pour l'éteindre : si le contraire est arrivé, à nous la faute, non à la loi. Celui qui refuserait au malade qui, sous l'action de la fièvre demande à boire, le breuvage qu'il réclame et redoublerait ainsi l'ardeur de sa soif , ne saurait être blâmé ; c'est au médecin à défendre , au malade à se soumettre. Mais, si le péché a trouvé dans la loi l’occasion, c'est que les hommes changent par leur méchanceté le bien en occasion de mal. C'est ainsi que le diable causa la perte de Judas ; il lui inspira la passion de l'argent et lui suggéra de dérober celui qu'on destinait aux pauvres : ce ne fut pas la bourse remise entre ses mains qui transforma ce misérable en voleur, ce fut la perversité de ses sentiments. Il décida pareillement Adam à manger du fruit de l'arbre et le fit chasser du paradis : le fruit de l'arbre ne fut pas non plus la cause de cette désobéissance, quoiqu'il en ait été l'occasion. Paul s'exprime plus vivement au sujet de la loi ; n'en soyez pas surpris : l'Apôtre insiste sur ce point afin de ne pas prêter le flanc aux esprits imbus d'idées différentes et de donner à sa doctrine un caractère inattaquable. Ne vous arrêtez donc pas à ces paroles prises en elles-mêmes ; tenez compte en même temps du motif qui les lui inspire ; de la folie des Juifs, veux-je dire, et de leur incroyable esprit de contention, avec lequel il voulait en finir : bien pli semble l'adversaire de la loi, il ne tient pas la déprécier, mais plutôt à triompher de ce misérable travers.
S'il fallait faire un crime à la loi de fournir une occasion lie pécha, le même grief serait à bon droit invoqué contre le Nouveau Testament ; car il contient aussi bien des lois sur des questions très nombreuses et d'une haute importance. Il en serait de même, non seulement à propos de la concupiscence, mais à propos de tout mal, quel qu'il soit. « Si je n'étais point venu, et si je ne leur avais point parlé, disait le Sauveur, ils n'auraient point de péché. » Joan., XV, 22. Par conséquent, le Sauveur est pour les Juifs l'occasion d'une faute plus grande et d'un plus grave châtiment. Parlant du règne de la grâce, Paul s'écriait : « Combien sera plus redoutable, à votre avis, le supplice mérité par celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu ? » Hebr., X, 29. Voilà donc un châtiment dont l'exceptionnelle gravité est due à un exceptionnel bienfait. De même l'Apôtre déclare les Gentils inexcusables, parce que ni la raison dont la lumière les éclairait, ni la création dont ils contemplaient la beauté, ne les avaient rendus assez sages pour les amener au culte et à la connaissance du Créateur.
Ainsi, les méchants trouvent toujours dans les choses les meilleures l'occasion de supplices plus considérables. Ce ne sera pas pour nous une raison d'invectives contre les bienfaits du Seigneur. Nous les tiendrons, au contraire, en plus haute estime, et nous flétrirons la perversité de ceux qui en ont usé pour le mal. Suivons à l'égard de la loi la même conduite : c'est facile assurément ; toutefois, une difficulté se rencontre. D'où vient ce langage de Paul : « Je ne connaîtrais pas la convoitise si la loi ne me disait : Vous ne convoiterez pas ? » Or, quelle serait la cause du déluge, supposé que l'homme n'ait point antérieurement à la loi connu la convoitise ? Comment expliquer la destruction de Sodome ? De quoi donc veut parler l'Apôtre ? —D'une recrudescence et d'un accroissement de la convoitise. C'est pour cela qu'il ne dit pas : Elle a produit en moi la convoitise ; il dit : Toute convoitise, marquant ainsi la vivacité de ce sentiment. — Mais de quelle autorité pouvait être une loi qui n'aboutissait qu'à raviver les passions ? — D'aucune assurément; elle ne pouvait être que gravement nuisible. Aussi la loi n'est en aucune façon responsable de cette excitation des passions ; la nonchalance des hommes auxquels elle était donnée, en est la cause. Le péché l'a fait, mais à l'occasion de la loi, quoique la loi fût dirigée vers un but diamétralement opposé. Force demeurera donc au péché; seulement, encore une fois, la faute en revient non à la loi, mais à la lâcheté des sujets de la loi. « Avant la loi, le péché était comme mort, » c'est-à-dire moins connu. Les hommes qui vivaient antérieurement à la loi, connaissaient bien le mal qu'ils faisaient ; ils le connurent mieux cependant lorsque la loi leur eut été donnée; le connaissant mieux, ils furent plus coupables. Avoir la conscience seule pour accusatrice n'était pas la même chose que d'être à la fois blâmé formellement et par la conscience et par la loi. « Moi aussi je vivais autrefois sous la loi. » En quel temps, s'il vous plait ? Avant Moïse. Son devoir est de montrer que la loi n'a fait que surcharger soit d'une manière positive, soit d'une manière négative, l'humanité. Quand je vivais sans loi, ma culpabilité était moindre. « Mais, dès que le commandement est venu, le péché s'est mis à revivre. Pour moi je suis mort. » En apparence, c'est un acte d'accusation contre la loi : au fond, c'est plutôt un éloge. La loi n'a pas créé le péché ; de, caché qu'il était, elle l'a mis en lumière ; ce qui fait précisément l'éloge de la loi. Avant qu'elle parût, on péchait sans en avoir connaissance ; la loi venue, les hommes y gagnèrent, à défaut d'autre chose, la claire connaissance de la nature de leurs actes ; ce qui ne devait pas peu contribuer à les éloigner du péché. S'ils ne se sont pas éloignés, il n'en faut pas accuser la loi, qui n'avait rien omis pour parer à ce résultat : il n'en faut accuser que les hommes, dont la volonté, contre toute attente, a été dépravée.
6. Il n'était pas, à coup sûr, selon la raison, que leur désavantage fût la conséquence des choses naturellement destinées, à leur être utiles. De là ces mots de l'Apôtre : « Il s'est trouvé que le commandement, qui devait servir à me donner la vie, n'a servi qu'à me donner la mort. » Il ne dit pas, que ce commandement est devenu pour lui la mort, ni qu'il lui a donné la mort. « Il s'est trouvé,» dit-il, écartant ainsi le sens étrange et inadmissible qu'on aurait pu prêter à ses paroles, et rejetant sur les hommes toute la responsabilité. Si vous aviez bien examiné la direction de la loi, vous auriez vu qu'elle conduisait à la vie et qu'elle n'avait pas d'autre raison d'être. Si, au lieu de la vie, elle a eu la mort pour conséquence, la faute en est à celui qui a mis le principe à exécution, non au principe lui-même. Cette pensée devient encore plus manifeste par les paroles suivantes : « Car à l'occasion du commandement, le péché m'a séduit et m'a tué par le commandement même. » Toujours c'est le péché qu'il met en cause; toujours la loi qu'il justifie. « Par conséquent, conclut-il, la loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon. » Mais exposons, si vous le trouvez bon, les interprétations qui dénaturent ces textes ; il en résultera, je l'espère, une clarté plus grande en faveur de celle que nous avons donnée.
Il y a des esprits qui prétendent qu'il n'est pas ici question de la loi de Moïse : selon les uns, Paul parlerait de la loi naturelle ; selon d'autres, du commandement fait à l'homme dans le paradis. Cependant le but que Paul poursuit constamment, c'est l'abrogation de la loi mosaïque, tandis qu'il ne se préoccupe pas des autres commandements, et avec raison. Remplis de terreur et protégés par la loi de Moïse, les Juifs opposaient à la grâce une résistance acharnée. Quant au commandement du paradis terrestre, ni l’Apôtre, ni aucun autre écrivain sacré ne l'a désigné sous le simple nom de loi. Pour que cette conclusion ressorte évidemment des propres paroles de l'Apôtre, examinons-les de près et reprenons les choses de plus haut. Après avoir expliqué aux fidèles le genre de vie qu'ils devaient mener, il leur disait : « Ignorez-vous, mes frères, que la loi n'exerce d'empire sur l'homme que durant le temps de sa vie ? » Donc, conclut-il, « vous êtes morts à la loi. » S'il parlait de la loi naturelle, il s'ensuivrait que nous n'aurions aucune loi de ce genre, c'est-à-dire que nous serions de pire condition que des brutes. Heureusement, il n'en est pas ainsi, loin de là. Touchant le précepte du paradis, inutile d'insister et d'amonceler en pure perte des arguments pour établir une vérité généralement reconnue. D'où vient donc ce langage de l'Apôtre : « Je n'aurais pas connu le péché sans la loi ? » C'est qu'il parle, non d'une connaissance incomplète, mais d'une connaissance qui ne laissait rien à désirer. Or, si vous appliquez ce texte à la loi naturelle, comment expliquer la suite des idées ? « Moi aussi, ajoute-t-il, je vivais autrefois sans la loi. » Ni Adam, ni quelque homme que ce soit, n'a vécu en dehors de la loi naturelle : dès que le premier homme eut été formé par le Seigneur, il en reçut cette loi et devint ainsi le citoyen de l'univers. En outre, jamais vous ne verrez le commandement fait au premier homme désigné sous le nom de loi, tandis que la loi de Moïse est qualifiée de commandement juste et saint et de loi spirituelle. La loi naturelle ne nous a pas été donnée par l'Esprit saint, puisqu'elle nous est commune avec les Grecs, les barbares et tous les hommes. Il est donc évident que l'Apôtre parle en tous ces endroits de la loi de Moïse : c'est pour cela qu'il l'appelle sainte. « A la vérité, dit-il, la loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon. » Encore que les Juifs, quand la loi leur eut été donnée, se fussent livrés à l'injustice, à l'avarice et à la luxure, la loi n'en conservait pas moins sa vertu, de même que l'incrédulité ne saurait enlever à la foi en Dieu la valeur qui lui est propre. Donc, je le répète, toutes ces raisons prouvent jusqu'à l'évidence qu'il est uniquement question de la loi mosaïque.
« Eh quoi ! Ce qui était bon est redevenu mortel pour moi ? Nullement ; c'est le péché qui s'est montré ce qu'il est, à savoir péché. » La volonté perverse est apparue sous son véritable aspect, on a vu quel grand mal c'était que l'inclination violente aux vices , que l'action et la pensée infectées de corruption ; car ce sont là autant de principes du mal. L'Apôtre charge davantage ce tableau, en montrant la grandeur de la grâce du Christ, la grandeur du mal dont elle a délivré le genre humain, mal que les remèdes mis en usage aggravaient, au lieu de le guérir, que ceux-là mêmes appelés à le combattre ne faisaient qu'augmenter. De là ce qui suit : « En sorte que, par le commandement même, la malice du péché a dépassé toute mesure. » Voyez-vous comment l'action de la loi sur le péché devient étroite, et comment le réquisitoire contre le mal n'en fait pas moins ressortir la vertu de la loi ? Ce pas peu de chose que d'avoir mis à nu la gravité du péché, d'avoir exposé à tous les yeux et fait apprécier comme il le méritait le venin qu'il renfermait, ainsi qu'il résulte des paroles précédentes : «En sorte que, par le commandement même, la malice du péché a dépassé toute mesure. » La grandeur du mal, la gravité du péché, le commandement seul nous les a révélées. Par les mêmes considérations, l'Apôtre nous enseigne qu'il n'y a point opposition entre la grâce et la loi, mais seulement que la première l'emporte en dignité sur la seconde. Ne vous arrêtez pas à ce fait, que les hommes auxquels la loi a été donnée en sont devenus plus mauvais ; considérez que, loin d'avoir été destinée à étendre la malice des hommes, la loi était destinée à la détruire. Si elle n'a pas pu y réussir, tenez-lui compte de ses desseins et n'en admirez que davantage la puissance du Christ, qui est parvenue à triompher de ce mal aux racines si profondes, à l'extirper et à l'exterminer sans retour. Quand on vous parle du péché, ne vous représentez pas un principe secret et dominateur, mais l'action mauvaise sans cesse en mouvement, qui commence dès qu'elle se produit, qui cesse d'être dès que le mal est commis. Tel est donc le but pour lequel la loi a été donnée ; jamais elle ne saurait avoir pour fin le bouleversement et la ruine de l'ordre de la nature, mais seulement de porter remède au mal dont la volonté est le principe.
7. Les législateurs profanes n'ignorent pas plus cette vérité que ne l'ignore l'humanité elle-même. Ils ne s'appliquent à réprimer que le mal provenant de la perversité de la volonté; quant à celui qui est inhérent à la nature elle-même, ils songent d'autant moins à le détruire, que ce n'est pas possible. Ce qui est naturel ne saurait être modifié ; j'ai eu déjà l'intention de vous le dire dans nos précédents entretiens. Laissons donc toute question semblable de côté, pour nous occuper exclusivement d'applications morales. Il est vrai que ce sont là pour nous les questions les plus importantes. Affranchissons-nous du vice, mettons en pratique la vertu, nous prouverons ainsi que le vice n'est point imposé à l'homme par une fatalité naturelle ; et à ceux qui demandent quelle est l'origine du mal, nous répondrons par nos œuvres plus encore que par nos paroles, de manière à les réduire au silence, puisque, possédant la même nature qu'ils possèdent eux-mêmes, nous ne serons pas courbés sous le joug des mêmes passions. Ne nous arrêtons donc pas à ce qu'il y a de pénible dans l'exercice de la vertu ; songeons plutôt à la possibilité qu'il y a de la mettre en pratique ; songeons en outre que la bonne volonté de notre part nous la rendra extrêmement facile. Vous m'opposerez peut-être le plaisir que le mal procure. Oui, mais quelle en est la fin ? Le mal conduit à la mort, comme le bien conduit à la vie. Si cela vous semble bon, examinons l'un et l'autre, indépendamment de cette fin : nous nous convaincrons que bien des souffrances sont inséparables du mal, que bien des joies sont l'effet de la vertu.
Connaissez-vous rien de plus misérable qu'une conscience mauvaise ? Rien de plus doux qu'une conscience paisible ? Non, il n'est rien qui nous déchire, qui nous torture aussi cruellement qu'une conscience bourrelée ; rien qui nous donne plus de confiance et qui facilite plus notre essor qu'une bonne conscience. Nous trouverons des preuves de cette vérité dans les faits qui se passent autour de nous. Voyez les malheureux qui, plongés dans un cachot, attendent tous les jours la sentence qui va décider de leur sort : vous aurez beau leur servir une table délicate et abondante, ils sont plus misérables que les mendiants occupés à ramasser du bois le long des chemins. A ces derniers la conscience ne reproche aucun crime : pour les premiers, les châtiments que leur conduite criminelle appelle sur leur tête, empoisonnent toute sorte de volupté. Pourquoi parler des prisonniers ? Les hommes libres et fortunés dont la conscience élève une voix accusatrice, sont de condition pire que les ouvriers vivant du travail de leurs mains. Ne déclarons-nous pas extrêmement malheureux les gladiateurs que nous voyons dans des lieux mal famés, se livrer à la débauche, à la gloutonnerie et à l’intempérance, parce que tous ces plaisirs ont pour fond de tableau une mort violente ? Si ce genre de vie semble doux a ceux qui le poursuivent, remettez-vous en mémoire un mot que je vous ai dit souvent, à savoir qu'il ne faut pas s'étonner que le méchant ne prenne pas en horreur ce qu'il y a d'amertume et de peine dans le mal. Cette chose si détestable paraît aimable à ceux qui l'ont prise en partage. Mais ce n'est pas à nos yeux une raison suffisante pour les déclarer vraiment heureux ; au contraire, nous les estimons d'autant plus malheureux qu'ils ne se rendent pas compte du triste état auquel ils se sont réduits.
Que dire des impudiques, de ces hommes qui, pour un plaisir d'un instant, se condamnent à un ignoble esclavage, à des dépenses incessantes, à des craintes continuelles, à une vie comparable à la vie de Caïn ; à une vie même pire, car à la crainte du présent se joint pour eux la crainte de l'avenir, la crainte de tous leurs semblables, de leurs amis et de leurs ennemis, de ceux qui les connaissent et de ceux qui ne les connaissent pas ? Même durant le sommeil, ils ne sont pas affranchis de ces angoisses ; leur mauvaise conscience les obsède de songes épouvantables, source pour eux de nouveaux tourments. Bien différente est la condition de l'homme chaste et pudique, sa vie s'écoule dans le calme et la liberté. Rapprochez, je vous prie, des plaisirs sensuels si rapides, des terreurs incessantes qui assiègent les débauchés, des courts efforts que demande la chasteté, ce calme sans fin de la vie, et dites-moi si le bonheur n'est pas de ce côté-ci et non de l'autre. Prenons maintenant l'homme qui veut s'emparer des richesses d'autrui ; n’a-t-il pas également des peines sans nombre à dévorer ? Ne lui faut-il pas ajouter les démarches aux démarches, flatter portiers, esclaves et hommes libres, recourir aux menaces et à l’intimidation, montrer un front d'airain, passer des nuits sans sommeil, trembler et ne voir de toute part que des sujets d'anxiétés et de soupçons ? Il en est tout autrement de l'homme qui dédaigne les richesses : à lui la tranquillité, la sécurité, la douceur inaltérable de la vie. Examinez quelque passion mauvaise que ce soit, partout vous verrez de grands désordres, partout de redoutables écueils. Chose admirable, les commencements de la vertu seuls sont pénibles; le reste devient ensuite aisé, la peine en est bannie. C'est bien différent pour le vice : après un plaisir d'un instant viennent les tortures et les douleurs qui font oublier promptement le plaisir. De même que l'homme auquel une brillante récompense est assurée, ne fait aucune attention aux épreuves présentes ; de même l'homme que le supplice attend après le plaisir, ne saurait goûter ce plaisir sans mélange : la crainte l'empoisonne complètement. A considérer les choses de près, on trouvera que, avant même le châtiment réel, la douleur fera sentir son aiguillon au moment où le mal se commet.
8. Cherchons-en la preuve, si vous le voulez bien, chez les ravisseurs du bien d'autrui, chez les hommes encore à qui la richesse est venue n'importe comment. Allons jusqu'à supposer qu'il n'y a plus ici ni de frayeurs, ni de dangers, ni d'angoisses, ni de craintes, ni de soucis ; que le riche en question ne se préoccupe de rien et qu'il est tranquille sur la solidité de sa fortune ; quel plaisir goûtera ce personnage ? Direz-vous qu'il est heureux des biens au sein desquels il se trouve ? Mais ces biens ne lui laissent précisément pas un seul moment de joie ; plus il en désirera, plus ses tortures augmenteront. Le désir ne donne de plaisir que lorsqu'il s'arrête, lorsqu'il ne prétend pas aller plus loin. Si nous avons soif, nous n'éprouvons de satisfaction qu'en buvant autant que nous le désirons : tant que la soif nous tourmente, en vinssions-nous à épuiser toutes les sources, nous continuerions de souffrir ; nous aurions beau mettre des fleuves à sec, nos tourments ne feraient que redoubler. Que l'or vous donne tous les biens de la terre, si votre cupidité grandit en proportion de vos possessions, vos tortures n'en seront que plus vives. Donc, parce que vous aurez dans votre maison de grandes richesses, ne croyez pas que vous en serez plus heureux pour cela ; vous n'en jouirez qu'à la condition de ne pas en vouloir davantage : si vous aspirez à ce que vous n'avez pas, vos tourments n'auront pas de trêve. Impossible d'apaiser cette passion ; plus vous avancerez dans cette voie, plus le terme reculera devant vous. N'est-ce pas une folie, une inconcevable folie que de prétendre réaliser l'impossible ? Eloignons-nous donc de ce premier principe de nos maux ; ne touchons même pas à la cupidité : s’il nous arrive d'y toucher, retirons-nous sur-le-champ, selon le conseil que nous donne le sage au sujet de la courtisane : « Retirez-vous, ne tardez pas; ne vous approchez pas de la porte de sa maison. » Prov., V, 8. Je vous en dirai tout autant de l'amour des biens de la terre : si vous vous engagez dans ce labyrinthe, il vous sera bien difficile de revenir en arrière. De même que vos efforts ne triompheront pas du gouffre dans lequel vous serez tombé, de même vous ne tomberez pas dans le gouffre de la convoitise sans vous perdre, vous et tout ce qui vous appartient.
A nous donc de veiller dès les commencements ; fuyons, je vous en prie, les maux qui n'ont pas d'importance, car il en résulte souvent d'autres extrêmement graves. L'homme qui dit à chaque faute qui se présente : "ceci n'est rien", cet homme court à sa ruine. Il n'en faut pas davantage pour ouvrir la porte au mal, pour introduire le voleur, pour renverser les remparts de la forteresse ; il suffit de dire en toute occurrence pareille : Il n'y a rien à craindre. Les petites maladies engendrent les maladies sérieuses, lorsqu’elles sont négligées. Esaü n'aurait point été frustré des bénédictions paternelles s'il n'eût pas vendu son droit d'aînesse ; s'il ne se fût pas rendu indigne de ces bénédictions, il n'en fût pas venu à former le dessein de mettre son frère à mort. Si Caïn n'eût pas voulu quand même le premier rang, et s'il eût laissé le tout à l'appréciation de Dieu, il n'eût pas été jugé inférieur à son frère Abel ; si, ce jugement porté, il eût tenu compte de l'avertissement qui lui fut donné, il n'eût pas songé à frapper son frère ; le fratricide commis, s'il se fût repenti, si, à l'appel de Dieu, il n'eût pas opposé d'insolentes réponses, il n'eût pas subi le sort affreux qui devint son partage. Les hommes qui vivaient antérieurement à la loi, n'étant descendus au fond de l'abîme du mal que par suite de leur nonchalance, qu'arrivera-t-il de nous à qui de plus difficiles combats sont proposés, si nous ne veillons sur nous-mêmes de la façon la plus sérieuse, si nous ne nous appliquons à étouffer les étincelles de nos passions, avant que l'incendie soit allumé ? Commettez-vous de fréquents parjures, ne travaillez pas seulement à les éviter, interdisez-vous toute sorte de jurements, et vous n'aurez plus à concevoir d'inquiétude : au fond, il est plus difficile de ne pas commettre de parjure en conservant l'habitude de jurer, qu'en ne jurant absolument pas. Vous livrez-vous à des injures, à des outrages, à de mauvais traitements à l'égard du prochain, imposez-vous la loi de ne jamais vous abandonner à la colère, de ne jamais élever la voix, et vous aurez atteint le mal jusque dans sa racine. La luxure et l'impureté dominent-elles votre cœur, imposez-vous la loi de ne jamais regarder une femme, de ne jamais monter au théâtre, et de ne pas aller sur l'agora examiner curieusement la beauté des personnes qui s'y trouvent. Il est plus facile de ne pas regarder une femme, que d'apaiser le tumulte qui se déclare à la suite du regard et du désir qui en est la conséquence. Dès le principe, la lutte est aisée : il n'y aura même pas de lutte à soutenir, à moins que nous ne soyons les premiers à donner accès à l'ennemi, et à recevoir la semence du mal. Voilà pourquoi le Christ condamne quiconque jettera sur une femme d'impudiques regards : il veut nous épargner de plus rudes épreuves ; il nous commande de rejeter l'ennemi loin de notre maison, avant qu'il y soit fortifié, quand il n'y a point de difficulté à le faire. A quoi bon nous imposer des peines inutiles, à quoi bon provoquer le combat, alors qu'il vous est facile de dresser votre trophée sans en venir aux mains, et d'obtenir le prix de l'épreuve, sans épreuve aucune ? Encore une fois, il en coûte moins de s'interdire tout regard sur une belle femme que de demeurer chaste après l'avoir regardée : à parler exactement, il n'en coûte rien de ne pas la regarder; il en coûte beaucoup, il en coûte extrêmement de surmonter les révoltes qui suivent le regard.
9. Puis donc qu'il en coûte moins, que dis-je ? Puisqu’il n'en coûte rien, et qu'il en résulte au contraire pour nous un précieux avantage, pour quelle raison irions-nous de gaîté de cœur nous précipiter dans un abîme de maux ? Outre que l'homme dont le regard ne se fixera pas sur une femme dominera plus aisément tout sentiment d'impureté, il sortira encore de cette épreuve plus chaste et plus fort, au lieu que celui dont le regard ne connaît pas de frein ne se soustraira qu'avec peine à la tentation, si même il réussit à s'y soustraire, et remportera sûrement quelque blessure. Manifestement, l'homme qui ne regardera pas de beauté séduisante, demeurera supérieur à tout désir relatif aux jouissances matérielles. Au contraire, celui qui aura conçu le désir du regard, laissera la pensée mauvaise pénétrer dans son cœur, et ce n'est qu'après mille souillures seulement qu'il pourra s'en délivrer, si toutefois il parvient à repousser la tentation. Pour nous préserver de ces dangers redoutables, le Christ nous défend, avec l'homicide tout sentiment de colère ; avec la fornication, tout regard impur ; avec le parjure, tout jurement quel qu'il soit. Il ne s'arrête même pas à ces limites en fait de vertu; après nous avoir imposé cette loi, il nous marque un but encore plus élevé. Quand il nous a inspiré l'horreur du sang répandu, quand il nous a fait un crime de la colère, il nous a ordonné d'être prêt à souffrir toute sorte d'épreuves, à souffrir tout ce que notre ennemi voudra nous faire souffrir, à nous offrir de plus à des épreuves supérieures, de manière à vaincre par votre magnanimité sa propre fureur. Le Sauveur, en effet, ne nous dit pas: Si l'on vous frappe sur une joue, supportez-le patiemment et sans mot dire ; il nous recommande de présenter l'autre joue : « Présentez-lui, nous dit-il, l'autre joue. » Matth., V, 39. Alors, vraiment, ce sera pour vous un triomphe admirable que de vous offrir à plus d'affronts qu'on ne veut vous en imposer, et de dépasser, par la mesure de votre générosité, la mesure de la méchanceté d'autrui. De la sorte, vous viendrez à bout de la fureur de vos ennemis, vous recevrez dans votre seconde action la récompense de la première, et vous ferez succéder à la colère la douceur. Ainsi, toujours il dépend de nous de subir le mal ou de ne pas le subir ; cela ne dépend jamais de nos ennemis. Je vais plus loin, et j'ajoute qu'il dépend de nous, non-seulement de ne pas souffrir de mal, mais de recevoir du bien. Certes, il y a là de quoi s'étonner que, avec de la vigilance, nous n'ayons rien à craindre des autres, et que nous puissions retirer un bien des injures et du mal qu'ils s'efforceraient de nous infliger. Réfléchissez, en effet : Une per sonne vous a insulté ; de vous il dépend de transformer cette insulte en un sujet de louanges. Si vous repoussez l'insulte par l'insulte, vous augmentez votre honte; si vous répondez à l'insulteur par de bonnes et douces paroles, les personnes présentes feront votre éloge et publieront votre belle action. Il est donc en notre pouvoir de changer les insultes qui nous viennent d'ailleurs en bienfaits. Ainsi en est-il à propos des pertes d'argent, des persécutions et de tout autre genre de maux. Rendre le bien pour le mal, c'est mériter une double couronne ? Et pour la patience que l'on a montrée et pour le bien que l'on a rendu. Si donc on vient vous dire : Tel individu ne cesse de vous injurier et de parler mal de vous à tout propos; faites à celui qui vous parle ainsi l'éloge de votre calomniateur : ce sera la meilleure vengeance que vous en pourrez tirer. Les gens qui vous entendront, n'eussent-ils aucun sentiment, ne pourront pas ne pas vous admirer, et ne pas considérer votre détracteur comme une bête fauve de la pire espèce, puisqu'il vous fait du mal sans en avoir reçu de vous, au lieu que vous dites du bien de lui quand vous n'en avez reçu que du mal. De la sorte, il vous sera facile de réduire à néant tous les propos qui auront été prononcés. Nous plaindre lorsque nous sommes atteints par la calomnie, c'est accepter en quelque manière la vérité du reproche qui nous est adressé ; n'en faire aucun cas, c'est prouver à qui l'entend que l'on est au-dessus de semblables reproches et de semblables soupçons.
Examinez donc combien d'avantages vous avez à suivre cette ligne de conduite. En premier lieu vous vous affranchissez de l'émotion et du trouble ; de plus, et cet avantage est le plus considérable de tous, vous effacez vos péchés, comme les effaça le publicain en acceptant les injures du pharisien orgueilleux ; en outre, vous exercez ainsi votre âme à la philosophie, vous obtenez l'admiration de vos semblables, et vous écartez la pensée même des fautes qu'on vous reproche. Si vous conceviez quelque désir de vengeance, j'ajouterai qu'il sera satisfait, car Dieu demandera compte à votre ennemi de ses procédés, et votre propre manière d'agir sera pour lui un châtiment cuisant avant même le châtiment que lui réserve la divine justice. Il n'est rien qui pique plus vivement un insulteur que le mépris ouvert de ses insultes. Tels seront donc les précieux et nombreux avantages que nous devrons à des sentiments inspirés par la philosophie ; ce sera tout l'opposé si nous préférons ouvrir notre âme à des sentiments mesquins et petits. Nous nous déshonorerons nous-mêmes, nous donnerons à croire que nous sommes coupables des crimes qu'on nous reproche, notre âme sera pleinement livrée au désordre, nous comblerons de joie notre ennemi, nous irriterons le Seigneur, et nous aggraverons nos péchés passés. Pénétrons-nous bien de toutes ces considérations, évitons le gouffre du ressentiment, retirons-nous dans le port de la patience ; et, conformément à la promesse du Christ, nous y trouverons le calme, et nous arriverons à la possession des biens à venir, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.