Thomas More
Saint Thomas More
1.
Homme d'Etat, philosophe, juriste, théologien, catholique exemplaire et même martyr, Thomas More est un personnage atypique dans l'assemblée des saints. Il naît le 7 février 1478 à Londres. Son père, John More est un juriste chargé des affaires criminelles à la cour du Banc du roi. A l'âge de 12 ans, il est placé comme page chez le cardinal Morton, sur la rive gauche de la Tamise. Ce cardinal avait été mêlé indirectement à la guerre fratricide des Lancastre et des York pour le trône (guerre des deux roses) mais ayant soutenu Henri Tudor, un Lancastre, contre Richard III qu'il battit avant d'être couronné sous le titre d'Henri VII, il en fut récompensé par le titre d'archevêque de Cantorbéry et lord chancelier.
C'est auprès de cet homme que Thomas More acquis un sens politique dont il ne devait jamais se départir en dépit de son idéalisme, comme il l'avoue lui-même :
Ayant été nommé chancelier de l'université d'Oxford, le cardinal y fit entrer Thomas More en 1492. Il y devient helléniste et se passionne pour Platon, que l'on redécouvre à cette époque, en réaction contre l'aristotélisme, assimilé au Moyen Âge finissant et à la scolastique.
Le philisophe athénien était considéré à la Renaissance comme un cinquième évangéliste. Pétrarque n'avait-il pas suggéré à son propos qu'"à le lire, on croirait avoir affaire non à un philosophe païen, mais à un apôtre". La République sera une source d'inspiration pour l'Utopie.
Après Oxford, il poursuit ses études en droit à Londres pour suivre la voie de son père, mais il hésite alors entre une vie religieuse et une vie civile.
Rencontres avec Erasme, Pic de la Mirandole et Lucien de Samosate
Erasme fit trois séjours en Angleterre et y rencontre More en 1499, celui-ci n'avait que 22 ans et leur amitié en dura 35. L'Eloge de la folie d'Erasme fut en grande partie écrit chez son ami Thomas More. En 1504, More est choisi pour entrer au Parlement. Mais il encourut les foudres de son roi, Henri VII, en s'opposant à un impôt que celui-ci voulait lever en l'honneur du mariage de Jacques d'Ecosse et de Lady Margaret, sa fille. More n'aime pas le monde et éprouve le désir intense de se consacrer entièrement à Dieu, inclination qui le hantera toute sa vie. Il traite son propre corps par des mortifications incessantes, parlant de lui comme d'un "âne", "frère âne", en hommage à la formule de saint François d'Assise. Mais c'est vers les Chartreux qu'il s'oriente, car il existait une chartreuse renommée à la sortie de Londres. Il n'ira cependant pas au bout du chemin et renoncera à prononcer ses voeux, préférant devenir un "moine laïc" et se marier en 1505, avec Jane Colt, une jeune fille de 17 ans :
More entreprend la traduction de la vie de Giovanni Pico Della Mirandola (Pic de la Mirandole), l'homme le plus érudit de son temps selon la légende, l'humaniste complet, féru de platonisme, mais aussi d'orphisme, de pythagorisme et de cabale hébraïque. Il s'était rendu célèbre en proposant à Rome en 1486 un débat sur 900 thèses philosophiques et théologiques, réconciliant la scolastique, Zoroastre, Platon et Aristote. Il postula dans un discours inaugural, la "dignité de l'homme" et la concordance entre les grandes doctrines religieuses et philosophiques. Situé à mi chemin entre les créatures matérielles et les êtres spirituels, possesseur de lui-même, il avait été placé par Dieu "au milieu du monde", pour réaliser sa forme librement, ayant seul la faculté de choisir ce qu'il voulait être. La curie romaine protesta et cria au scandale : l'homme, dans la conception de Pic, n'apparaissait-il pas supérieur aux anges et même à Dieu ? Par ailleurs, il reprenait la thèse d'Origène, condamnée par saint Augustin selon laquelle la nature pouvait revenir à son état originel. Soupçonné d'hérésie, Pic du s'enfuir en France puis se mettre à Florence sous la protection de Laurent le Magnifique avant de mourir à 31 ans.
Peut-on faire son salut sans embrasser l'état écclésiastique ? Peut-on arriver au même ordre de perfection ? Selon Savonarole, qui prononça l'oraison funèbre de Pic, celui-ci aurait été condamné aux souffrances du purgatoire pour prix de son renoncement à cette vie écclésiastique. Or cette question se posait aussi pour Thomas More. Avec sa traduction du grec en latin, puis en anglais de plusieurs écrits de Lucien de Samosate (IIè siècle) et notamment la Déclamation sur le tyrannicide de celui-ci, More est amené à s'interroger sur le forme que doit prendre le gouvernement et semble donner une préférence à la république :
Appelé aux plus hautes fonctions de la Couronne
Henri VIII souhaitait renouer avec la grandiose épopée des Lancastre, qui avait permis aux anglais de défaire les français à Azincourt en 1415 et de signer le traité de Troyes par lequel le roi d'Angleterre put entrer triomphalement dans Paris. Thomas More participera presqu'un siècle plus tard aux négociations qui suivirent l'incursion d'Henri VIII en territoire français, mettant à sac Calais et détruisant Thérouanne, et c'est peu après qu'il est nommé au Conseil du roi. En mai 1521 il est promu sous-trésorier de l'Echiquier puis en septembre chancelier du duché de Lancastre.
Parallèllement, il entreprend dans un ouvrage Réponse à Luther de défendre la chrétienté contre le danger que représente le moine hérétique : pour More en effet, l'Eglise est gouvernée en secret par l'esprit du Christ alors que Luther est soupçonné de n'accepter comme véritable Eglise qu'une "entité spirituelle", une élite de saints, une "Eglise invisible" distincte de l'Eglise officielle. A la justification par la foi seule, More oppose le salut par les oeuvres. Il n'est pas tendre avec frère Martin, le traitant sans ménagement et même avec une vulgarité crue, lorsqu'il parle à propos de son oeuvre, de "merde", ou quand il dit que Luther "pète ses anathèmes" et qu'il mérite qu'on lui "pisse à la gueule". Il est vrai qu'on était à l'époque de Rabelais !
Bien que lui aussi soucieux de réformer l'Eglise, il y met des limites et Luther les a franchies :
En 1524 More quitte Londres pour s'installer avec sa famille - sa femme, son fils, sa bru, ses trois filles et leurs époux, sans compter les petits enfants- à la campagne à Chelsea en bordure de la Tamise, dans une vaste maison où il peut s'adonner à sa passion pour les animaux sauvages et où Henri VIII se rend parfois pour profiter du charme de la conversation et de l'élévation d'esprit de son hôte. Dans cette maison, sorte de monastère laïc, les jeux de cartes et de dés étaient interdits, les relations entre les sexes étaient soigneusement réglementées, servantes et serviteurs couchant dans des bâtiments séparés. Tous les soirs, More réunissait les gens de la maisonnée pour la prière. Les repas étaient pris en silence, afin d'écouter les lectures de l'Ecriture et le Vendredi saint on lisait à haute voix le récit de la Passion.
Il fait construire à proximité un autre bâtiment comprenant un oratoire et une bibliothèque où il vient étudier et prier, s'adonnant à des "exercices spirituels" même la nuit. C'est là qu'il punit son corps, notamment la veille des grandes fêtes religieuses, et portait en permanence un cilice, y compris en tenue de chancelier. Il pourvut abondamment en vases sacrés et tableaux la chapelle de la paroisse de Chelsea car il aimait que la maison de Dieu fût belle et bien ornée. Voyant un jour un homme particulièrement beau et avenant, il s'écria : "Quel dommage que cet homme ne soit pas prêtre; il serait à sa place devant un autel".
Le Dialogue concernant les hérésies
Cet ouvrage, rédigé en 1528, est une réponse aux doctrines de ceux qu'on n'appelait pas encore "réformés", mais qui commençaient à envahir le Royaume, suite notamment à une lettre que Luther avait adressée directement à Henri VIII. Par ailleurs, le sac de Rome en 1527 par les armées impériales allemandes, sans doute pour l'opinion emportées par leur haine de l'Eglise romaine en tant que protestants, avait marqué les esprits et obligé le pape Clément VII à se réfugier dans le château Saint-Ange. Thomas More défend les pratiques habituelles de la dévotion catholique : pélérinages, culte des saints ou encore recours aux images, l'interdit sur ce point ne concernant que la représentation idolâtre de faux dieux. Car si certaines pratiques dévotes pouvaient à juste titre être considérées comme superstitieuses, il ne fallait pas en induire leur prohibition totale et absolue, un bon usage des statues et des objets de culte étant susceptible au contraire d'élever l'âme et d'accompagner la méditation.
Quant au célibat, il rappelle que Luther a trahi ses voeux monastiques en épousant une nonne, commettant ainsi "un inceste et un sacrilège". De même il défend l'existence des miracles "la raison et la nature ne pouvant prétendre qu'un miracle est impossible, mais seulement qu'il est impossible selon la nature", ce qui n'est pas la même chose. Le diable peut aussi faire des miracles... ou plutôt des monstruosités et pour More, les choses les plus simples de la vie sont aussi des miracles et peuvent faire l'objet d'émerveillement. Il s'oppose également au refus d'accorder crédit aux témoins des miracles car cela revient à mettre en cause toute autorité car "si chacun se mettait à remettre en cause l'identité de son père, en refusant de croire ce qu'on lui dit, où irions-nous ?" Si on ne s'en remet pas à l'Eglise, alors, tout l'ordre social risque de s'effondrer; la foi est ici un lien institutionnel, et pas seulement une conviction personnelle et il ne saurait y avoir foi en Dieu sans la foi dans l'Eglise.
En outre, il n'y a pas opposition entre la foi et la raison, l'une étant la servante de l'autre :
Pire encore, le recours à la seule Ecriture ne permet pas d'en inférer la divinité du Sauveur, son égalité avec le Père et leur consubstancialité et aboutit ainsi à vider le christianisme de sa substance. On ne peut bousculer une partie de l'édifice sans le voir s'effondrer aussitôt, car "Dieu a enseigné bien des choses qui n'ont pas été consignées par écrit et bien des choses remarquables demeurent non écrites, alors même qu'elles sont nécessaires au salut". L'Ecriture elle-même naît du péché, mais les paroles adressées à Adam et Eve auraient dû suffire. Car la loi de Dieu est dans le coeur de l'homme avant de se trouver dans les livres. Le texte en lui-même n'est jamais qu'une forme dégradée de la révélation et c'est pourquoi le Saint-Esprit veille en permanence sur l'Eglise pour l'empêcher d'errer. De même saint Paul a dit : "Retenez les instructions que nous vous avons transmises, soit de vive voix, soit par lettre". Pourquoi alors privilégier le texte écrit ? Et pourquoi admettre ces quatre évangiles-là et non les autres, sinon en raison de l'autorité de l'Eglise qui, secrètement guidée par Dieu, les a seuls admis comme authentiques, rejetant les autres ? Ce n'est donc pas la foi qui dépend de l'Ecriture, comme voudraient nous faire croire les protestants, mais l'Ecriture qui dépend de la foi.
Chancelier d'Angleterre
C'est à la suite de la "paix des Dames" à Cambrai, où il fut l'un des signataires du traité, que Thomas More remplace le cardinal Thomas Wolsey comme chancelier d'Angleterre le 25 octobre 1529. Au cours de la cérémonie d'investiture à Westminster, le duc de Norfolk prononça un éloge appuyé du nouveau titulaire :
Et More de rappeler alors son indignité et son incompétence à occuper une si haute charge, celle de deuxième personnage du royaume :
Démission, disgrâce et condamnation
Henri VIII souhaitait faire annuler son mariage avec Catherine d'Aragon qui ne lui avait donné qu'une fille et épouser Anne Boleyn, mais le pape, More, et même Luther, s'y opposaient. D'autres questions étaient invoquées contre Rome, notamment la situation de dépendance des évèques (chacun devait verser à Rome l'équivalent d'une année de revenus), l'accord du pape pour la nomination de nouveaux évèques était également remis en cause, ainsi que l'existence de tribunaux spécifiques au clergé. En mai 1532, l'Eglise présentait sa soumission au monarque et se plaçait sous son autorité pour légiférer dans le domaine religieux à sa place. C'en était trop pour More qui remit au roi sa démission et renonçait à toute carrière politique. Contemplatif avant tout, il désirait être déchargé de ce fardeau et se consacrer à ses études et ses exercices spirituels.
Le 23 mars 1534, le Parlement passait un acte de succession légitimant la descendance à venir d'Anne Boleyn et Henri VIII. La princesse Marie, née du précédent mariage devenait une bâtarde ! Tous les sujets d'Henri VIII était appelé à reconnaître cet état de choses dans un serment solennel. En outre, il condamnait l'autorité excessive de Rome sur l'Eglise nationale. More fut convoqué le 13 avril à ce titre devant une commission pour prêter serment. Il prit congé de sa famille et de sa maison de Chelsea, qu'il ne devait plus jamais revoir. Il déclara : "Je loue le Seigneur car la bataille est gagnée", phrase énigmatique alors que tout semblait perdu, mais signifiant qu'il était décidé à refuser et avait déjà en esprit surmonté l'épreuve. En effet, devant les commissaires, il persista dans son refus de reconnaître le mariage d'Henri VIII et l'autorité de celui-ci sur l'Eglise du royaume.
Ses interlocuteurs semblaient regretter cette position ferme et tentèrent de le ramener à la "raison". Mais More ne pouvait accepter la clause hostile à l'"évêque de Rome", désormais rabaissé au même rang que les autres.
Refusant le serment, il est placé aux arrêts immédiatement, à l'abbaye de Westminster. Une fois arrivé à la Tour, il dut abandonner son bonnet et sa robe pour être incarcéré de longs mois avant la sentence. Les siens, à l'exception de sa fille Margaret Roper, ne comprenaient pas son entêtement et se détournaient de lui.
Dans les premiers jours de 1535 c'est le procès. En bon juriste qu'il était, il plongea ses juges dans l'embarras, mais l'issue du procès était connue d'avance, l'acte d'accusation était très long avec une multitude de charges et les douze jurés déclarèrent à l'unanimité More coupable de haute trahison, condamné à être découpé vif, castré et eventré puis brûlé, ses quartiers étant déposés aux quatre coins de la ville, mais Henri VIII, dans sa grande "clémence", commua ce supplice en simple exécution à la hache.
Henri VIII avait demandé qu'il ne fasse aucune déclaration publique avant son exécution, comme il en avait l'intention. Il refusa la coupe de vin qu'on lui présentait, arguant que le Christ n'avait eu droit qu'à du "vinaigre mélé de fiel". Il est décapité sur le gibet le 6 juillet 1535. Apprenant sa mort, Henri VIII aurait déclaré à Anne Boleyn : "C'est toi qui est responsable du décès de cet homme".