Saint Jean Chrysostome
Homélie 9 sur l'Epître aux Romains
Or, ce n'est pas pour lui seul qu'il est écrit que la foi lui est imputée à justice; c'est aussi pour nous, à qui elle sera imputée de même, si nous croyons en celui qui a ressuscité Jésus Notre-Seigneur d'entre les morts.
1. Après avoir longuement et magnifiquement discouru sur Abraham, sur sa foi, sa justice et l'honneur dont le Seigneur l'avait environné, l'Apôtre prévient cette réflexion fort naturelle : Et que nous importe ? C’est en définitive Abraham qui a été justifié. En conséquence, il nous met sur le même rang que lui. Telle est la vertu de la doctrine de la foi. Un simple Gentil, nouveau venu à la vérité, sans œuvre aucune, est aussi élevé en dignité, non seulement qu'un Juif croyant, mais que le Patriarche lui-même ; j'oserais ajouter qu'il l'est davantage. Ainsi, telle est notre dignité, que la foi d'Abraham devient le type de notre foi. Paul ne dit pas : Si la foi du Patriarche lui a été imputée à justice, il est vraisemblable qu'elle nous sera de même imputée ; il ne veut pas l'inférer par raisonnement, il prétend s'appuyer sur l'autorité des Saintes Ecritures, et présenter son assertion comme une sentence divine. Pourquoi l'Ecriture s'exprime-t-elle de la sorte, dit-il, sinon pour nous apprendre que nous avons été justifiés de la même manière ? Nous avons cru au même Dieu, à propos des mêmes vérités ; les personnes seules sont changées. En même temps que l'Apôtre parle de notre foi, il parle aussi de la miséricorde ineffable de Dieu, qu'il ne cesse d'offrir à nos regards sous l'image de la croix. Ecoutez-le s'écrier : « Il a été livré pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification. » Observez que la raison mise en avant pour expliquer la mort du Sauveur, sert également d'explication à sa résurrection. Pourquoi Jésus a-t-il été crucifié ? Il ne l'a pas été pour ses propres péchés ; sa résurrection le prouve avec évidence. S'il eût été pécheur, comment aurait-il pu ressusciter ? S'il est ressuscité, c'est une preuve qu'il n'était pécheur en aucune façon. Mais, s'il n'était point pécheur, d'où vient sa mort sur la croix ? Il est mort pour les autres. S'il n'est mort que pour les autres, il est tout simple qu'il soit ressuscité. Devant ce Sauveur qui efface tous les péchés, vous n'avez plus le droit de vous écrier : Comment pourrions-nous être justifiés, nous que tant de prévarications ont souillés ? De la sorte, la foi par laquelle Abraham fut justifié, et la foi dans la passion du divin Maître, par laquelle nous sommes affranchis du péché, viennent confirmer la doctrine de l'Apôtre.
2. Considérez, je vous prie, avec quel soin l'Apôtre précise toujours ce qui vient du Seigneur, et ce qui doit venir de nous. Les œuvres du Seigneur pour nous sont nombreuses et variées : il a donné pour nous sa vie, il nous a réconciliés avec lui, il nous a ramenés vers son Père, il nous a conféré la plus précieuse des grâces. De notre côté, nous n'avons apporté que la foi. D'où ces paroles de l'Apôtre : « ... par la foi, à cette grâce dans laquelle nous demeurons fermes. » De quelle grâce parlez-vous, s'il vous plaît ? De la grâce à laquelle nous devons de connaître Dieu, d'être délivrés de l’erreur, de posséder la vérité, de jouir de tous les biens attachés au baptême : c'est à ces dons, à ces bienfaits qu'accès nous a été donné. L'œuvre du Sauveur ne s'est pas bornée à nous obtenir la rémission de nos péchés, il nous a de plus investis des plus grandes dignités. Ce n'est pas tout encore ; il nous a promis d'ineffables trésors qui dépassent tout ce que peut concevoir l'intelligence. Voilà pourquoi Paul s'exprime comme on l'a vu. Par le mot « grâce, » il désigne des biens qui nous ont été déjà donnés. En ajoutant : « Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire de Dieu, » il nous entretient des biens à venir, « en laquelle nous demeurons fermes. » Expression fort juste ; car il est ainsi de la grâce divine; elle ne connaît ni bornes, ni mesure ; toujours elle tend en avant. Nous ne trouverons pas ce caractère dans les choses humaines. Un de nos semblables arrivera à posséder la gloire, l’empire, la puissance ; mais il est loin de demeurer ferme en cet état ; il ne tardera pas à en être précipité; n'en fût-il dépouillé par personne, la mort surviendrait toujours et l'emporterait. Combien sont différentes les choses de Dieu! Ni les hommes, ni le temps, ni les vicissitudes de ce monde, ni l'esprit du mal, ni la mort elle-même, ne sauraient nous les ravir; la mort ne fait au contraire que nous en confirmer la possession, et nous en jouissons d'autant plus que nous avançons davantage. Si vous refusiez de croire aux biens à venir, croyez-y maintenant que vous avez reçu comme autant de gages ceux dont nous venons de parler. Si Paul dit : « Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire de Dieu, » c'est pour vous apprendre de quelle foi doit être remplie l'âme de l'homme. Il faut qu'elle compte sur les biens à venir comme elle compte sur les biens déjà reçus, comme elle y compterait s'ils lui avaient été déjà donnés. D'ordinaire on ne glorifie que de ce que l'on possède déjà. C'est parce que l'espérance des biens futurs remplit notre coeur d'une certitude aussi parfaite, aussi solide que la possession des biens présents, que nous nous glorifions en celle-là comme en celle-ci; et c'est pour ce même motif que l'Apôtre la qualifie de gloire. Comme ces biens importent à la gloire de Dieu, ils seront sûrement réalisés, si ce n'est en vue de nous, du moins en vue de Dieu même.
Mais ce n'est pas assez, poursuit l'Apôtre, que de nous glorifier dans l'espérance des biens de l'éternité ; les maux de la vie présente sont d'une condition telle qu'il nous faudrait pareillement nous en réjouir. « Ce n'est pas tout; nous nous glorifions encore dans nos tribulations. » Que nous réserve donc l’avenir, quand de si hauts sentiments nous sont inspirés touchant les oppositions apparentes de cette terre ? Tels sont les dons de Dieu ; là il n'est rien qui ne produise la joie. Sur cette terre, aux épreuves sont attachées les fatigues, les douleurs, les chagrins ; aux couronnes et à la victoire, le plaisir. Dans le royaume de Dieu, ce n'est point la même chose ; aussi bien que les récompenses les épreuves remplissent l'âme de joie. Bien des tribulations obsédaient les fidèles au temps de l'Apôtre, tandis que le royaume céleste n'était l'objet que de leur espérance ; devant eux se trouvaient de rudes labeurs; les biens promis ne leur apparaissaient que dans un avenir lointain ; il y avait là de quoi décourager les âmes justes : aussi Paul leur offre-t-il des récompenses avant même le temps des couronnes, et déclare-t-il qu'elles doivent le glorifier dans les tribulations. Il ne leur dit pas : Il faut que vous vous glorifiiez, mais : « Nous nous glorifions; » parlant en son propre nom, et leur présentant de la sorte ses exhortations. C'était chose étrange cependant que cette doctrine enseignant qu'il fallait se glorifier dans les privations les plus cruelles, au milieu des tourments, au plus profond des cachots, dans l'insulte et l'opprobre : aussi Paul l'explique - t- il ; mais, chose plus extraordinaire encore, il proclame ces épreuves dignes de remplir nos cœurs de joie, en vue du présent aussi bien qu'en vue de l'avenir. Elles sont excellentes par elles-mêmes ces épreuves. Comment ? Parce qu'elles conduisent à la patience. « Nous nous glorifions dans ces tribulations. » En voici la raison : « Sachant que la tribulation conduit à la patience. » Remarquez cette insistance de l'Apôtre, voyez avec quelle habileté il mène à des conclusions opposées à ce que l'on attendait. Les épreuves jetant les fidèles dans le découragement à propos des biens à venir, et dans une sorte de désespoir ; c'est précisément à cause des épreuves, observe l'Apôtre, qu'il faut avoir confiance et ne pas perdre courage. « Car la tribulation produit la patience ; la patience, l'épreuve ; l’épreuve, l'espérance : or, cette espérance n'est pas déçue. » Loin de nous ravir notre espoir, les tribulations le consolident. Antérieurement au royaume à venir, il résulte des tribulations un fruit précieux, la patience et la perfection de l'homme que ces tribulations visitent. Elles ne sont pas inutiles pourtant à l'avenir; car elles maintiennent nos espérances dans toute leur fraîcheur. Rien ne dispose aussi bien à l'espérance qu'une bonne conscience.
3. Aussi, jamais les hommes qui ont mené une conduite irréprochable n'ont désespéré de l'avenir : d'autre part, un grand nombre de ceux qui se soucient fort peu de- vivre dans la vertu et qui succombent sous le faix de leur mauvaise conscience, désireraient vivement qu'il n'y eût ni jugement, ni récompense. Faut-il croire que les biens sur lesquels nous comptons ne nous sont garantis que par l'espérance ? Assurément l'espérance nous les garantit ; mais non l'espérance humaine, si trompeuse si féconde en déceptions, soit que la personne dont on attendait la protection soit emportée par la mort, soit qu'elle change de sentiments. Celui qui nous a promis les biens que nous espérons est toujours plein de vie ; nous à qui la jouissance de ces biens est promise, nous mourrons sans doute, mais nous ressusciterons ; en sorte que d'aucun côté ne peut nous venir la confusion, comme si nous avions appuyé nos espérances sur une base sans valeur et sans solidité. Après avoir détruit dans l'esprit des fidèles toute hésitation, l'Apôtre ne s'arrête pas là, il les entretient de nouveau du royaume à venir. Sachant parfaitement que les plus faibles soupirent après les biens de la vie présente sans pouvoir en être rassasiés, pour leur fournir une garantie suffisante de ceux que nous attendons, il leur rappelle les grâces qu'ils ont déjà reçues. Qu'on ne dise donc pas : Et si Dieu ne veut pas nous traiter avec munificence ? Qu'il soit plein de vie, qu'il ne passe pas, qu'il puisse tout, nous le savons tous à merveille ; mais comment savoir qu'il le voudra ? — Nous le saurons par les œuvres que le Seigneur a déjà accomplies—De quelles œuvres prétendez-vous parler ? — De celles que son amour lui a inspirées. — Et qu'a-t-il fait pour nous ? — Il nous a donné l'Esprit saint. Aussi Paul n'a pas sitôt dit: « L'espérance ne confond pas, » qu'il démontre la vérité de cette parole, en ajoutant: « Car la grâce de Dieu a été répandue dans nos cœurs. » Il n'y a pas, nous a été donnée, mais « a été répandue dans nos cœurs ; » par conséquent, avec largesse. Le don le plus précieux, Dieu nous l'a fait ; ce don n'est ni le ciel, ni la terre, ni la mer ; chose beaucoup plus merveilleuse, de nous hommes, ce don a fait des anges, des fils de Dieu, des frères du Christ. Ce don, quel est-il ? Le Saint-Esprit. Or, si Dieu ne se proposait pas de nous récompenser magnifiquement après le combat, il ne nous eût pas traités si magnifiquement avant la victoire. Ce qui montre bien l'ardeur de sa charité, c'est qu'il n'a pas suivi dans les honneurs qu'il nous réservait une marche graduée, et qu'il nous a donné dès la première fois la source même de tous les biens , avant que nous ayons subi l'épreuve de la route. N'eussiez-vous donc pas le mérite désirable, ne vous découragez pas ; car vous avez auprès de votre Juge un avocat puissant, la charité. C'est pourquoi l'Apôtre, en nous enseignant que « l'espérance ne confond pas, » explique cette doctrine non par nos œuvres, mais par la divine charité.
La diffusion du Saint-Esprit rappelée, Paul revient à la croix en ces termes : « Lorsque nous étions encore faibles, le Christ est mort au temps marqué pour des impies. Or, à peine quelqu'un consentirait-il à mourir pour un juste ; car où est-il celui qui donnerait sa vie pour un homme de bien ? Mais Dieu a fait éclater son amour envers nous. » Si aucun homme n'est prêt à mourir innocent pour un de ses semblables, que penser de l'amour de votre Dieu qui meurt sur une croix pour sauver, non des innocents, mais des pécheurs et des ennemis ? C'est ce que nous lisons aussitôt après : « Si, lorsque nous étions pécheurs, le Christ est mort pour nous ; à plus forte raison, maintenant que nous avons été justifiés par son sang, ce même sang nous sauvera-t-il de la colère de Dieu. Si, lorsque nous étions ses ennemis, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par la vie de ce même Fils. » On croirait qu'il y a là une répétition : il suffira néanmoins d'un coup d'œil pour se convaincre du contraire. Réfléchissez, en effet : l'Apôtre se propose d’inspirer aux fidèles une foi ferme dans les biens à venir. Pour y arriver, il s'appuie premièrement sur l'exemple d'Abraham, qui fut pleinement persuadé, vu que Dieu est assez puissant pour réaliser ses promesses ; secondement, sur la grâce déjà donnée ; troisièmement, sur les tribulations, qui sont de nature à ranimer en nous l'espérance ; quatrièmement, sur le don qui nous a été fait du Saint-Esprit ; enfin, sur la mort du Sauveur et notre ancienne perversité.
Paul semblerait, au premier aspect, je le répète, dire une seule et même chose ; si l'on y regarde près, on en trouve deux, ou même trois, et plus encore. En premier lieu, nous dit-il, Dieu est mort ; en second lieu, il est mort pour des impies; en troisième lieu, il nous a réconciliés, il nous a sauvés, il nous a justifiés, il nous a rendu l'immortalité, il a fait de nous ses fils et ses héritiers. Partant, la mort du Christ ne doit pas être le seul motif de notre espérance, celle-ci doit encore être fortifiée par le don qui nous a été fait à l'occasion de sa mort. S'il se fût contenté de mourir pour nous tels que nous sommes, ce serait déjà une preuve bien puissante de son amour envers nous ; mais, puisqu'il est mort, et que de plus il a comblé les hommes des plus généreux bienfaits, son amour dépasse toutes les bornes, et il n'en faudrait pas davantage pour amener à la foi l'homme le plus insensé. Celui de qui nous attendons le salut, est celui-là même qui nous a aimés, nous pécheurs, au point de livrer sa vie pour nous. Quelle base large et solide pour l'espérance des liens à venir ! Précédemment, le salut offrait deux difficultés : d'abord, nous étions pécheurs; puis, c'est par la mort du Seigneur qu'il nous fallait tout obtenir : chose difficile à croire avant qu'on la vît réaliser, et dont un amour profond pouvait seul assurer la réalisation. Maintenant que cette réalisation ne laisse plus de doute, toute difficulté s'évanouit. Nous sommes devenus amis avec Dieu, et la mort de son Fils n'est plus de nouveau nécessaire ; car certainement Dieu, qui a traité ses ennemis avec une indulgence telle qu'il n'a point épargné son propre Fils, prodiguera toutes les marques de l'amitié à ses ennemis devenus ses amis, d'autant plus n’y a point nécessité de livrer de nouveau son Fils à la mort. Lorsqu'on ne donne point le salut, c'est bien qu'on ne veut pas, ou bien encore, ce qui est plus fréquent, que, voulant, on ne le peut pas. On ne saurait prétendre de Dieu ni l'une ni l'autre de ces choses. Il l'a voulu c'est manifeste, puisqu'il a livré son Fils : il le peut, c'est tout aussi patent, puisqu'il a justifié les pêcheurs. Quel obstacle nous empêcherait de posséder les biens à venir ? Aucun. Que ces termes de pécheurs, d'ennemis, d'hommes faibles, d'impies, ne vous couvrent pas de confusion et de honte. Ecoutez ce que Paul ajoute :
« Ce n'est pas tout, et nous nous glorifions en Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui nous avons maintenant obtenu cette réconciliation. » Que signifient les mots : « Ce n'est pas tout ? » Le salut n'est pas notre unique sujet de gloire ; nous allons jusqu'à nous glorifier de ce qui semblerait à autrui devoir nous faire rougir. Ce salut, qui nous a été donné quand nous étions plongés dans l'iniquité, prouve le grand amour que daigne nous témoigner celui qui nous a sauvés. Ce ne sont pas les anges, ce ne sont pas les archanges qui ont opéré notre salut, mais le Fils unique de Dieu. Or, dès lors que le Seigneur nous a sauvés, qu'il nous a sauvés dans l'état où nous nous trouvions, qu'il nous a sauvés par son propre Fils, et non seulement par son propre Fils, mais par son sang, d'innombrables couronnes de gloire nous sont assurées. Il n'est pas de raison plus propre à développer en nous la confiance et à nous inspirer un légitime orgueil, que l'amour de Dieu pour nous et notre amour pour lui. C'est là ce qui fait la splendeur des anges, des Principautés et des Puissances ; c'est là un bien plus précieux que le royaume céleste ; et Paul, en effet, le mettait au-dessus de ce royaume. Si j'estime les vertus incorporelles heureuses, c'est d'aimer Dieu et de lui obéir en toute chose. C'est pour cela que le Prophète les admirait et s'écriait : « Vous êtes grandes en puissance et vous accomplissez sa volonté. » Psalm. CII, 20. Si le prophète Isaïe célèbre les séraphins et leur gloire admirable, c'est parce qu'ils se tiennent debout devant le trône de Dieu, preuve de l'ardent amour dont ils sont enivrés.
4. Prenons exemple sur ces puissances célestes; ne nous attachons pas seulement à rester en présence du trône divin, efforçons-nous d'obtenir que le monarque assis sur ce trône daigne habiter en nous. Il nous a aimés quand nous le haïssions, et il persévère dans cet amour ; car « il ordonne au soleil de se lever sur les bons et sur les méchants, et à la pluie de tomber sur les justes et sur les pécheurs. » Matth., V, 45. Ai-mez-le donc à votre tour, puisqu'il vous aime. — Comment, demanderez-vous, concilier cet amour avec la géhenne, les châtiments et les supplices dont il nous menace ? — C'est encore son amour qui lui inspire ces menaces dont vous parlez ; c'est pour mettre des bornes à votre malice, pour nous retenir sur le penchant du mal, par la crainte comme par un frein, pour vous défendre contre les sollicitations qui vous seraient funestes, pour vous éloigner de l’iniquité, plus redoutable que la géhenne, qu'il met ainsi en œuvre les maux comme les biens. Si vous souriez à ce que l'on vous dit, si vous aimez mieux vivre sans contrainte dans le mal que de vous affliger un seul jour, je n'en serai pas surpris et j'y verrai un signe manifeste de la grossièreté de vos dispositions, et de l'ivresse, et de la maladie fatale dans laquelle vous êtes plongé. Quand le médecin se dispose à porter dans la plaie le fer et le feu, les enfants se refusent à ces opérations, ils s'enfuient en pleurant et en se désespérant ; ils aiment mieux laisser le mal envahir et ronger leur corps que de recouvrer la santé au prix d'une douleur passagère. Les gens sensés savent bien, eux, qu'il vaut mieux supporter une légère opération chirurgicale que de laisser le champ libre à la maladie. De même la perversité est pire que le châtiment : le châtiment est une opération qui conduit à la santé ; demeurer dans un état de perversité, c'est, au contraire, se condamner à une infirmité perpétuelle, dont le terme est notre ruine. Or, personne n'ignore que la santé est le premier des biens désirables. Ce n'est pas quand ils sont mis à la torture, c'est quand ils percent les murailles et répandent le sang humain que les brigands sont dignes de compassion.
L'âme étant supérieure au corps en excellence, la mort de l'âme doit être pleurée avec plus de gémissements et de larmes que la mort corporelle ; elle doit d'autant mieux être pleurée qu'elle est moins sentie. Les hommes que possède un impur amour sont dans un plus triste état que les hommes dévorés par la fièvre ; ceux qui se livrent à l'intempérance sont plus dignes de pitié que les malheureux soumis à la question. — Mais si ce parti est préférable, d'où vient que nous embrassons le parti contraire ? — C'est que la plupart des hommes, selon un adage connu, préfèrent le mal au bien, et laissent volontiers l'un pour embrasser l'autre. Vous le verrez, soit à propos des aliments, soit dans les diverses circonstances de la vie, dans l'ambition comme dans les plaisirs, au sujet des femmes comme au sujet des maisons, des esclaves, des domaines et de tout autre chose. Et cependant le commerce contre nature n'inspire-t-il pas plus de dégoût que le commerce selon la nature ? Les relations avec la nature animale n'en inspirent-elles pas plus que les relations avec la nature humaine ? Or, nous voyons bien des hommes, dédaignant les plaisirs légitimes et naturels, rechercher dans des jouissances ignobles et infâmes leur satisfaction : et néanmoins, je le répète, ces plaisirs sont bien inférieurs à ceux que nous offre la nature. Ainsi, l'on voit les hommes rechercher comme extrêmement agréables des satisfactions ridicules, et dont la conséquence est souvent la peine et la douleur. Vous répliquerez qu'ils y trouvent leur plaisir. Ils n'en sont que plus malheureux d'estimer agréables des choses qui ne le sont pas. C'est ainsi qu'ils estiment le châtiment pire que le péché, tandis que c'est tout le contraire. Si les supplices qui punissent les péchés étaient un mal, Dieu n'eût pas ajouté au mal d'autres maux, il n'eût point voulu rendre encore pires les méchants ; lui qui se propose en toute chose de diminuer l'iniquité, il n'eût point travaillé à l'accroître.
Ce n'est donc pas un mal pour le prévaricateur que d'être puni ; ce serait plutôt un mal pour lui de ne l'être pas, comme c'est un mal pour le malade de n'être pas traité par le médecin. Ce qu'il y a de plus triste en ceci, ce sont nos convoitises insensées ; quand je lis insensées, je parle de l'amour des plaisirs, de la gloire, de la puissance, de tous ces biens dont nous n'avons nul besoin. L'homme qui en est là, qui mène une vie de relâchement et de plaisir, paraît le plus heureux des hommes, quand il en est le plus malheureux ; car il introduit en son âme de nombreux et cruels tyrans. Si Dieu a semé de peines la vie présente, c'est pour nous délivrer d'une pareille servitude et nous remettre en pleine possession de la liberté : de là ces châtiments dont il nous menace, les afflictions dont notre vie est remplie pour nous défendre contre la mollesse. Tandis qu'ils travaillaient à ces rudes ouvrages de terre et de brique, les Hébreux étaient soumis, et le nom de Dieu se présentait souvent sur leurs lèvres. Quand ils eurent été délivrés de cette oppression, ils firent entendre les murmures, ils provoquèrent la colère divine, et se précipitèrent dans un abîme de maux. —Alors, que dire des hommes dont les afflictions causent la perte ? — Que la faute en est, non aux afflictions, mais à leur lâcheté. Si vous souffriez de l'estomac, et si une médecine amère et purgative, prise par vous, venait à fatiguer outre mesure cet organe au lieu de le soulager, vous ne l'attribueriez pas à cette médecine, mais à la faiblesse de votre estomac. De même faut-il, dans le cas présent, attribuer ce qu'il y a de pernicieux à la faiblesse morale des individus. Celui que l'adversité renverse succombe plus facilement encore sous la prospérité; s'il tombe quand des liens le retiennent, car les afflictions sont de véritables liens, à plus forte raison tombe-t-il s'il jouit de toute sa liberté; s’il est renversé quand des appuis le soutiennent, à plus forte raison l'est-il s'il se trouve sans appui. — Comment, en présence de l'adversité, pourrais-je ne pas succomber ? —En songeant que, bon gré mal gré, il vous la faut supporter; que, la supportant de bon gré, vous acquérez un mérite précieux ; que, la supportant de mauvais gré, le murmure au coeur, le blasphème à la bouche, sans alléger en au-cune manière votre fardeau, vous aggravez votre malheur.
Pénétrons-nous de ces vérités, et nous nous soumettrons volontairement à ce que nous ne saurions éviter. L'un a perdu son enfant, un autre sa fortune, pensez qu'il n'y a pas humainement de remède à ces pertes, mais qu'il vous est facile d'en retirer un avantage en les supportant avec patience, en rendant grâces à Dieu, au lieu de proférer des blasphèmes ; et voilà que des afflictions survenues contre votre volonté vous sont ainsi imputées à mérite, comme si elles eussent dépendu de votre libre volonté. Est-ce votre fils qui vous a été ravi plein de jeunesse ? Écriez-vous « Le Seigneur me l'avait donné, le Seigneur me l'a ôté. » Job, I, 21. Est-ce votre fortune qui a péri ? écriez-vous : «Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je retournerai dans le sein de la terre. » Ibid. Etes-vous frappé du bonheur des méchants, du malheur des justes que l'adversité semble poursuivre avec acharnement ; et vous sentez-vous impuissant à donner l'explication de ce mystère ? écriez-vous : « Je suis devenu devant vous tel qu'une bête de somme ; cependant je demeure toujours avec vous. » Psalm. LXXII 23. Quant au mot de ce mystère, souvenez-vous qu'un jour a été fixé par Dieu, jour où il jugera l'univers entier, où il mettra fin à nos étonnements, et où il rendra selon ses œuvres à chacun, au riche comme à Lazare. Souvenez-vous des apôtres : battus de verges, chassés, maltraités, ils étaient heureux d'avoir été jugés dignes de souffrir pour le nom du Christ. Si le malheur vous visite, recevez-le avec courage, rendez grâces à Dieu, et la même récompense vous sera réservée—Comment pouvoir, dans la maladie, dans les souffrances, rendre grâces à Dieu, dites-vous ? —Vous le pourrez, si vous l'aimez de tout cœur. Les trois enfants que l'on jeta dans !a fournaise n'en rendirent pas moins grâces au Seigneur ; il en a été de même de bien d'autres justes au fond des cachots ou dans les épreuves les plus dures. Comment ne le ferions-nous pas plus aisément dans les maladies et dans les souffrances dont vous parlez ?
Il n'est pas d'obstacle dont ne triomphe l'amour divin : cet amour, là où il existe, surmonte toutes les difficultés. Ni le fer, ni le feu, ni la pauvreté, ni la maladie, ni la mort, ni aucune autre épreuve ne paraîtra terrible à celui qui est embrasé de cet amour ; il se rira de toutes ses peines, il prendra son vol vers le ciel et ne pensera pas autrement que les habitants du ciel. Ni le firmament, ni la terre, ni les mers ne fixeront ses regards; une seule chose attirera son attention, la gloire et la beauté, de Dieu ; de telle sorte que les plaisirs et les joies d'ici-bas le trouveront aussi insensible que les afflictions de cette même vie. Aimons de cet amour auquel rien ne saurait être comparé; aimons ainsi, soit à cause du présent, soit à cause de l'avenir, ou plutôt à cause de cet amour lui-même. A ce compte, nous éviterons les châtiments de la terre et ceux de l'avenir; à ce compte, nous prendrons possession du céleste royaume. Après tout, ni l'exemption de la géhenne, ni la possession du royaume du ciel ne sont rien, comparées au bonheur d’être aimé du Christ et de l'aimer. Si un amour partagé nous comble en ce monde de félicité, lorsqu'il s'agit d'un amour réciproque entre Dieu et nous, quelle idée se faire d'une félicité pareille, en quelle langue l'exprimer ? L'imagination demeure impuissante, l'expérience seule peut nous le faire comprendre. Aspirons donc à cette joie spirituelle, à ce bonheur inexprimable, à ces trésors sans fin pour en faire la douce expérience renonçons à tout le reste et faisons naître en nos cœurs cet amour, pour notre satisfaction et pour la gloire Dieu, auquel il s'adresse. A lui gloire et puissance dans l’unité du Fils unique et du Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit il.