Origène

Origène : Homélies sur la Genèse I

Sur le passage : « Dieu apparut à Abraham »

1. 

Dieu apparaît à Abraham

On nous a lu une autre apparition de Dieu à Abraham, qui eut lieu de la sorte : « Dieu apparut à Abraham, dit l'Écriture, comme il était assis à l'entrée de sa tente au chêne de Mambré. Et voici que trois hommes se tinrent là au-dessus de lui. Levant les yeux, Abraham vit, et voici, il y avait trois hommes au-dessus de lui ; il sortit à leur rencontre », etc. Comparons d'abord, si vous voulez, cette apparition avec celle qui survint à Lot : « trois hommes » viennent auprès d'Abraham et ils « se tiennent là au-dessus de lui » ; « deux » viennent auprès de Lot et ils « sont assis sur la place ». Examine si, par une disposition du Saint-Esprit, les choses ne se passent pas selon les mérites : Lot, en effet, était bien inférieur à Abraham. S'il n'avait pas été inférieur, il ne se serait pas séparé d'Abraham et ne lui aurait pas dit : « Si tu vas à droite, j'irai à gauche ; si tu vas à gauche, j'irai à droite. » Et s'il n'avait pas été inférieur, le pays et le séjour de Sodome ne lui auraient pas convenu.

Les hôtes

Donc trois hommes viennent auprès d'Abraham « au milieu du jour » deux, auprès de Lot, et « le soir ». Car Lot ne recevait pas la grande lumière de midi : mais Abraham fut capable de recevoir le plein éclat de la lumière.
Voyons maintenant comment Abraham et comment Lot ont accueilli les arrivants, et comparons les apprêts de l'hospitalité de l'un et de l'autre. Remarque pourtant d'abord qu'auprès d'Abraham, avec les deux anges, le Seigneur aussi fut présent, tandis que les deux anges seulement viennent chez Lot. Et que disent-ils ? — « Le Seigneur nous a envoyés détruire la cité et la perdre. » Lot a donc reçu ceux qui ont mission de perdre, il n'a pas reçu celui qui pouvait sauver ; tandis qu'Abraham a reçu en même temps celui qui sauve et ceux qui perdent.

Empressement d'Abraham

Voyons maintenant l'accueil de chacun. « Abraham (les) vit, dit l'Écriture, et courut à leur rencontre. » Remarque tout de suite la diligence et l'ardeur d'Abraham quand il s'agit de ses devoirs. Il court à la rencontre et, après la rencontre, « il s'empresse, dit l'Écriture, de revenir à sa tente et il dit à sa femme : « viens vite à la tente ». Chaque détail montre l'ardeur à recevoir. Pour tout, de la hâte ; en tout, de l'empressement ; aucune nonchalance. Il dit donc à sa femme Sara : « Cours vite à la tente, verse trois mesures de fine farine et mets les pains à cuire sous la cendre (subcinericias). » En grec, on emploie le mot d’Hegkruphias, car il désigne des pains cachés et invisibles. « Il courut lui-même au troupeau, dit l'Écriture, et prit un veau. » Quel veau ? Sans doute le premier venu ? Non pas ; mais un veau « bon et tendre ». Il a beau tout faire en hâte, il n'oublie pas cependant que c'est le principal et l'important qu'il faut offrir au Seigneur et à ses anges. Donc il prit, ou plutôt il choisit dans son troupeau un veau « bon et tendre » et le donna à son serviteur. « Le serviteur se hâta de l'apprêter », dit le texte. Abraham court, sa femme s'empresse, son serviteur se hâte : pas de fainéant dans la maison du sage. Abraham sert donc le veau, avec lui le pain et la farine, ainsi que le lait et le beurre. Tels sont pour Abraham et pour Sara les devoirs de l'hospitalité. En regard, voyons Lot maintenant. Lot n'a ni fleur de farine, ni pain blanc ; il n'a que de la farine. Il n'a pas appris à verser les trois mesures de fleur de farine et ne peut pas servir aux arrivants les Hegkruphias, c'est-à-dire les pains cachés et mystiques.

Le repas

Mais poursuivons pour l'instant. Que fait Abraham avec les trois hommes qui « se tinrent au-dessus de lui » ? Remarque ce que signifie le tour même de l'expression : ils viennent « au-dessus de lui » et non pas « en face de lui ». Il s'était, en effet, soumis à la volonté de Dieu, c'est pourquoi le texte porte que Dieu se tenait « au-dessus de lui ». Il sert donc des pains saupoudrés de «trois mesures de fleur de farine ». Il a reçu trois hommes : il a saupoudré les pains « avec trois mesures de fleur de farine ». Tout ce qu'il fait a un caractère mystique, tout renferme des mystères. Le veau est servi, voici encore un mystère. Le veau lui-même n'est pas dur, mais «bon et tendre ». Et que peut-il y avoir d'aussi tendre, que peut-il y avoir d'aussi bon que Celui qui « s'est abaissé pour nous jusqu'à la mort » et qui « a donné sa vie pour ses amis» ? Il est le « veau gras » que le Père égorge pour recevoir son fils repentant. Car le Père « a tant aimé ce monde qu'il a donné son Fils unique » pour la vie de ce monde. Cependant le sage ne laisse pas de savoir qui il a reçu. Il va à la rencontre des trois, mais il n'en adore qu'un et ne parle qu'à un seul en disant : « Descends chez ton serviteur et rafraîchis-toi sous cet arbre. »

Le lavement des pieds

Mais comment se fait-il qu'il ajoute encore, comme s'il parlait à des hommes : «permettez qu'on apporte de l'eau et qu'on vous lave les pieds » ? C'est qu'Abraham, père et maître des nations, t'enseigne par-là comment tu dois recevoir tes hôtes et que tu dois leur laver les pieds. Cela, toutefois, est exprimé mystiquement. Il savait en effet que les mystères du Seigneur ne pouvaient être consommés sans le lavement des pieds. Mais ne lui échappait pas non plus l'importance de ce précepte, énoncé par le Sauveur : « Ceux qui ne vous reçoivent pas, secouez la poussière de vos pieds en témoignage contre eux. En vérité, je vous le dis, il y aura moins de rigueur au jour du jugement pour la contrée de Sodome que pour cette cité. » Abraham voulait donc prendre les devants et laver les pieds, pour qu'il n'y restât pas de poussière qui pût être mise en réserve et secouée « au jour du jugement » en témoignage de son manque de foi. Voilà donc pourquoi le sage Abraham dit : «Permettez qu'on apporte de l'eau et qu'on vous lave les pieds

L'arbre de Mambré

Mais voyons maintenant le contenu de ce qui suit. « Or Abraham lui-même, dit l'Écriture, se tenait debout près d’eux sous l'arbre. » Pour entendre des récits de ce genre nous demandons des oreilles circoncises. Car il ne faut pas croire que l'Esprit-Saint a porté une extrême attention à écrire dans les livres de la Loi à quel endroit se tenait Abraham. En effet à quoi cela me sert-il, à moi qui suis venu écouter ce que l'Esprit-Saint enseigne au genre humain, d'entendre raconter qu'« Abraham se tenait sous un arbre » ? Voyons plutôt quel est cet arbre sous lequel se tenait Abraham et où il offrait un repas au Seigneur et à ses anges. L'Écriture dit : « Sous l'arbre de Mambré ».
Mambré, dans notre langue, signifie « vision » ou « pénétration ». Comprends-tu alors en quelle sorte de lieu le Seigneur peut faire un repas ? La vision et la pénétration d'Abraham l'ont charmé. C'est qu'Abraham était pur de cœur, capable de voir Dieu d. Dans un tel lieu, dans un tel cœur, le Seigneur peut venir faire un repas avec ses anges. Et puis, autrefois, les prophètes étaient appelés des voyants.

Sara, femme d'Abraham

Que dit donc le Seigneur à Abraham ? « Où est Sara, ta femme ? » dit-il. Abraham répondit : Là, dans la tente. Et le Seigneur dit : « Je reviendrai chez toi dans un an à cette époque même, et Sara, ta femme, aura un fils. Mais Sara écoutait à l'entrée de la tente derrière Abraham. » Par les exemples des Patriarches, que les femmes apprennent, qu'elles apprennent, oui, à suivre leur mari. Car ce n'est pas sans raison qu'il est écrit que « Sara se tenait derrière Abraham» : c'est pour montrer que si l'homme marche devant vers le Seigneur, la femme doit suivre. Elle doit suivre, je dis bien, dans la mesure où elle voit que son mari se tient devant Dieu.
D'un point de vue différent, montons à un degré plus élevé d'interprétation et disons que l'homme représente notre raison tandis que notre chair, qui lui est étroitement unie comme à un mari, est représentée par la femme. Que la chair suive donc toujours la raison et qu'on n'en vienne jamais à un relâchement tel que la raison, passée à l'assujettissement, se mette à la remorque de la chair, ballottée au milieu de la débauche et des plaisirs. Donc « Sara se tenait derrière Abraham ». Mais nous pouvons aussi trouver un sens mystique à ce passage, en songeant comment, dans l'Exode, « Dieu marchait devant sous la forme d'une colonne de feu, la nuit, et d'une colonne de nuée, le jour » et comment l'assemblée du Seigneur suivait par derrière. Voilà donc comment je comprends que Sara suivait ou plutôt se tenait derrière Abraham.

Que dit ensuite l'Écriture ? Elle dit : « Ils étaient tous deux anciens — c'est-à-dire vieux — et avancés en jours. » Au point de vue de l'âge corporel, beaucoup, avant eux, avaient vécu de plus longues années et pourtant, aucun n'a été appelé « ancien ». Ce qui prouve que l'on ne donne pas cette appellation aux saints en raison de leur longévité, mais de leur maturité.

La descente de Dieu sur la terre

Or, après ce repas de choix qu'Abraham offrit à Dieu et à ses anges sous l'arbre de la vision, qu'advient-il ? Les hôtes s’en vont. « Abraham les reconduisait, dit le texte, et marchait avec eux. Alors le Seigneur dit : Je ne cacherai pas à Abraham mon serviteur ce que je vais faire. Abraham deviendra une nation grande et forte et toutes les nations de la terre seront bénies en lui. Car il savait qu'il commanderait à ses fils de garder les voies du Seigneur en pratiquant l'équité et la justice, afin que le Seigneur accomplisse en faveur d'Abraham ce qu'il lui avait promis. Et il dit : Le cri qui s'élève de Sodome et de Gomorrhe est à son comble et leurs péchés sont bien grands. Je suis donc descendu pour voir si, selon leur cri qui est venu jusqu'à moi, leurs péchés sont arrivés au comble ; et s'il n'en est pas ainsi, pour (les) connaître.» Telles sont les paroles de la divine Écriture.
Voyons donc maintenant ce qui, dans cela, mérite d'être compris. « Je suis descendu pour voir », dit le texte. Quand des paroles divines sont adressées à Abraham, l'Écriture ne dit pas que Dieu descend, mais qu'il se tient « au-dessus de lui », comme nous avons expliqué plus haut dans le passage : « Trois hommes se tinrent au-dessus de lui. » Mais, maintenant qu'il s'agit de pécheurs, l'Écriture dit que Dieu descend. Prends garde d'imaginer une montée ou une descente spatiale. La chose se trouve souvent, en effet, dans les divines Lettres, par exemple dans le prophète Michée : « Voici, dit-il, que le Seigneur est sorti de sa sainte demeure et qu'il est descendu ; et il marchera sur les hauteurs de la terre. » On dit donc que Dieu descend, quand il veut bien prendre soin de la faiblesse humaine. Et il faut entendre cela plus spécialement de notre Seigneur et Sauveur, qui « n'a pas retenu avidement son égalité avec Dieu, mais s'est anéanti lui-même en prenant la condition d'esclave ». Il est donc descendu. Car nul « n'est monté au ciel si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans le ciel». Le Seigneur est, en effet, descendu non seulement pour prendre soin de ce qui est nôtre, mais pour le porter. «Car il a pris la condition d'esclave », et, bien que par son égalité avec le Père il soit d'une nature invisible, il a revêtu cependant une forme visible « et il a été reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ». Mais, une fois descendu, pour les uns il est en bas, et pour les autres, il monte et est en haut. Car, après avoir choisi les Apôtres, il monte « sur une montagne élevée et là il est transfiguré en leur présence ». Ainsi, pour ceux à qui il enseigne les mystères du royaume des cieux, il est en haut ; mais pour les foules et les Pharisiens à qui il reproche leurs péchés, il est en bas et il est avec eux là où il y a « de l'herbe ». La transfiguration ne pouvait pas avoir lieu en bas, mais il monte en haut avec ceux qui pouvaient le suivre et là il est transfiguré.

Objection à propos de «l'ignorance de Dieu »

« Je suis donc descendu — pour voir si, selon leur cri qui est venu jusqu'à moi, leurs péchés sont arrivés au comble ; et s'il n'en est pas ainsi, pour (les) connaître. » A propos de ce texte, les hérétiques attaquent ordinairement mon Dieu en disant : Quelle ignorance, dans ce Dieu de la Loi ! N'aurait-il pas pu savoir ce qui se passait à Sodome ? Il lui fallait descendre pour voir et envoyer des gens pour le renseigner !

Les armes du combat contre l'hérésie

Mais nous, à qui il est enjoint de combattre les combats du Seigneur, aiguisons contre eux « le glaive de la parole de Dieu » et courons-leur sus ! Tenons ferme au combat, « les reins ceints de la vérité » ; « couverts du bouclier de la foi », soutenons le choc des traits empoisonnés de leurs arguties et, en retour, après les avoir brandis et ajustés avec plus de soin, lançons-les contre eux-mêmes. Car tel est le genre des combats pour le Seigneur qu'ont soutenus David et les autres patriarches. Tenons ferme contre les ennemis pour nos frères. Car « il vaudrait mieux que je meure » que de laisser les hérétiques enlever et ravir quelques-uns de mes frères et emmener en captivité, par des insinuations verbales pleines de ruse, les petits enfants et les nourrissons dans le Christ. Mais ils ne pourront pas porter la main sur les parfaits et ils n'oseront pas venir au combat. Nous donc, en commençant par implorer le Seigneur et avec l'aide de vos prières, nous allons engager contre eux le combat de la parole.

Ce qu'il faut entendre par « ignorance de Dieu »

Avec assurance, nous disons donc, d'après les Écritures, que Dieu ne connaît pas tous les hommes. Dieu ne connaît pas le péché et Dieu ne connaît pas les pécheurs : il ignore ceux qui se sont éloignés de lui. Écoutez l'Écriture : « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent, et : Qu'il s'éloigne de l'iniquité celui qui invoque le nom du Seigneur. » Le Seigneur connaît les siens, mais il ne connaît pas les méchants ni les impies. Écoutez le Sauveur : « Éloignez-vous de moi, vous tous, ouvriers d'iniquité ; je ne vous connais pas. » Et Paul encore : « Si quelqu'un parmi vous est prophète ou riche en dons spirituels, qu'il reconnaisse que ce que j'écris vient du Seigneur. Mais qui ignore est ignoré. » Ce disant, nous n'imaginons rien de blasphématoire contre Dieu, comme vous faites, et nous ne mettons pas l'ignorance à son compte ; mais notre interprétation est que ceux dont la conduite est indigne de Dieu sont aussi jugés indignes de la connaissance de Dieu. Car Dieu ne juge pas digne de connaître celui qui s'est détourné de lui et il l'ignore. C'est pourquoi l'Apôtre dit que « celui qui ignore est ignoré ».

Ainsi donc, ici, l'Écriture s'exprime de la même façon pour les habitants de Sodome : si, selon le cri qui est monté jusqu'à Dieu, leur (mauvaise) conduite est à son comble, qu'ils soient jugés indignes de sa connaissance ; mais, s'il y a en eux quelque conversion, si l'on a pu trouver au moins dix justes parmi eux, qu'alors Dieu les connaisse. C'est pourquoi il a dit : « Et, s'il n'en est pas ainsi, pour (les) connaître » Il n'a pas dit 'pour connaître ce qu'ils font', mais pour les connaître eux-mêmes et les rendre dignes de ma connaissance, si j'en trouve de justes, si j'en trouve de repentants, si j'en trouve dans les dispositions voulues pour que je les connaisse. Finalement, comme il ne s'en trouva aucun qui se repentît, aucun qui se convertît, à l'exception de Lot, lui seul est connu, lui seul est sauvé de l'incendie. Malgré les avertissements, ni ses gendres ni ses voisins ni ses proches ne le suivent ; aucun ne voulut connaître la clémence de Dieu, aucun ne voulut avoir recours à sa miséricorde ; c'est pourquoi aucun non plus n'est connu.

Voilà ce qu'il y a à dire contre ceux qui « font monter des paroles d'iniquité ». Quant à nous, occupons-nous de rendre nos actes et notre conduite tels que nous soyons dignes de la connaissance de Dieu et que Dieu veuille bien nous connaître, que nous soyons jugés dignes de la connaissance de son fils, Jésus-Christ, et de la connaissance du Saint-Esprit, que, connus de la Trinité, nous méritions de connaître à notre tour, pleinement, entièrement et parfaitement, le mystère de la Trinité, par la révélation du Seigneur Jésus-Christ « à qui appartiennent la gloire et la puissance aux siècles des siècles. Amen ».