AEEPE

Les apocryphes bibliques

Cette partie s'inspire de plusieurs ouvrages dont "Les Pères de l'Eglise" de Hubertus Drobner.

1. 

LE NOUVEAU TESTAMENT

Même si les 27 écrits qui constituent le canon actuel du Nouveau Testament appartiennent à la littérature chrétienne la plus ancienne, leur élaboration n'en a pas moins pris plusieurs siècles. En effet, les cinq premiers siècles virent apparaître de nombreux écrits correspondant aux quatre genres littéraires néotestamentaires ; au début, leur intention originelle à tous était de fixer par écrit l'enseignement authentique du Christ. L’apostolicité des écrits, qui pouvait se réclamer directement du Christ, devenait le critère décisif de leur authenticité. Aussi, quand une oeuvre n’avait pas été rédigée par des apôtres ou des disciples d'apôtres, on la leur attribuait — sans intention de falsification ni de tromperie. On la plaçait ainsi sous l'autorité apostolique et on signifiait par là qu'elle contenait une vérité de foi authentique. Tous ces écrits n'avaient évidemment ni la même qualité ni la même crédibilité, si bien que les communautés locales, avec des différences selon les endroits, n'en reconnaissaient qu'une partie comme Écriture sainte, admise dans la proclamation liturgique publique. C'est ainsi que, jusqu'au milieu du IIème siècle environ, se dégagea un premier consensus à partir de la tradition, qui représenta un critère décisif dans la fixation du canon néotestamentaire.

Au cours du IIème siècle, en effet, des courants hétérodoxes au sein de l'Église, surtout gnostiques, entreprirent de rédiger et de vénérer des « livres saints », qu'ils plaçaient, eux aussi, sous l'autorité apostolique pour légitimer leurs doctrines divergentes. L'Église se voyait dès lors contrainte de définir avec autorité quels livres contenaient la vérité de foi authentique, et pouvaient donc prétendre à être vénérés comme Écriture sainte et être utilisés dans la proclamation officielle du message chrétien. Ce processus était pratiquement terminé à la fin du lIème siècle, même si la délimitation définitive des 27 livres canoniques ne s'est faite qu'au IVème siècle. Jusque-là, on constate de petites divergences dans la définition du canon selon les communautés locales ou les régions. Le plus ancien témoignage du canon néotestamentaire, sous une forme déjà étonnamment définitive, se trouve dans un codex du VIIIème siècle, découvert en 1740 dans la bibliothèque Ambrosiana de Milan, par Ludovico Antonio Muratori (1672-1750), d'où le nom de Canon de Muratori. Il s'agit d'une liste, sans doute établie à Rome vers 200, qui énumère déjà 22 des 27 livres canoniques ; ne manquent que l'Epître aux Hébreux, celle de Jacques, les deux de Pierre et la troisième de Jean. C'est dans la 39ème lettre pascale d'Athanase, de 387, que nous rencontrons pour la première fois le canon néotestamentaire de l'Église grecque sous sa forme définitive. En Occident, nous le trouvons dans la deuxième partie du Décret de Gélase, qui, dans ses trois parties, remonte sans doute à un synode qui s'est tenu sous le pape Damase, en 382, ainsi que dans les actes d'un synode tenu à Hippo Regius, en Afrique du Nord, en 393.

L'Église appelle « apocryphes » tous les autres écrits, en relation avec le Nouveau Testament par leur titre, leur contenu ou leur forme, qui se réclament aussi d'une autorité apostolique, mais n'appartiennent pas au canon. Elle reprend ainsi un concept utilisé par la gnose pour désigner ses propres écrits, dans la ligne des religions ésotériques à mystères de l'Antiquité. La gnose les tenait en si haute estime que seuls les membres à part entière des communautés gnostiques, les initiés, pouvaient en prendre connaissance, tandis qu'ils étaient tenus « secrets » (tinewpixpoç) pour tous les autres. Ce mot « apocryphe », qui impliquait la plus haute considération dans la gnose, en vint à signifier, pour l'Église orthodoxe, en opposition précisément à la gnose, « faux, hérétique, condamnable ». C'est ainsi que l'Église l'appliquera à tous les écrits dont l'attribution était fausse ou le contenu hérétique, puis, de façon générale, à tous les écrits non canoniques. Mais en soi le mot « apocryphe » ne signifie pas nécessairement « hérétique ». Nombre d'apocryphes contiennent des éléments de théologie et de piété chrétienne fiables, notamment en matière de mariologie, mais n'ont pas trouvé place dans le canon parce que, par exemple, ils sont envahis de légendes et de récits miraculeux abscons, et ne sont précisément pas aussi sûrs, dans leur globalité, que les livres canoniques.
Les livres bibliques — canoniques et apocryphes — relèvent, par leur genre littéraire, de l'histoire de la littérature chrétienne, même si cette inclusion fait elle aussi l'objet d'âpres discussions. Mais, en raison de leur signification comme fondements de la foi chrétienne, leur étude est le fait d'une discipline théologique spécifique : c'est ainsi qu'en principe la patrologie ne s'occupe pas des livres canoniques du Nouveau Testament, mais bien des apocryphes.

Les apocryphes du Nouveau Testament sont des écrits datant des premiers siècles de l'histoire de l'Église, qui, par leur titre, leur genre littéraire ou leur contenu présentent une relation particulière avec les écrits du Nouveau Testament. Cette relation aux oeuvres canoniques est très différente selon les apocryphes et doit être précisée à chaque fois. Les motifs qui ont conduit à l'élaboration des apocryphes ne sont pas non plus univoques. Pour préciser ce que sont les apocryphes néotestamentaires, il faut évidemment prendre en compte leur cadre et leurs circonstances historiques, non seulement pour les distinguer de la littérature hagiographique, mais aussi et surtout pour préciser leurs relations au canon du Nouveau Testament, en voie de constitution ou achevé. Dans cette littérature, il s'agit donc :

  • — d'évangiles, qui ont non seulement pour caractéristique de n'avoir pas été admis dans le Nouveau Testament, mais qui, pour une part, prétendaient au même rang que les Évangiles canoniques (cela vaut pour les textes les plus anciens) et qui entendaient compléter d'une façon ou d'une autre les textes canoniques ;
  • — des lettres (pseudépigraphiques), qui voulaient sans doute, pour la plupart, apporter des compléments ou des corrections didactiques ;
  • — des histoires d'apôtres, qui ont romancé les récits et légendes portant sur les apôtres (avec force détails, souvent) et qui entendaient ainsi compléter les données très fragmentaires sur la vie des apôtres telles que nous les trouvons dans le Nouveau Testament ; les motifs de la propagande de telles ou telles doctrines théologiques y jouent aussi souvent un rôle ;
  • — des apocalypses, qui ont réaménagé, pour une part, des textes juifs, mais qui ont aussi développé pour leur propre compte le genre littéraire des "révélations", emprunté au judaïsme.

L'ANCIEN TESTAMENT

La fixation d'un canon du « Nouveau » Testament devait nécessairement s'accompagner de celle d'un canon de I'« Ancien » Testament, des écrits bibliques juifs, qui représentaient jusque-là, en raison de l'origine juive du christianisme, sa seule Écriture sainte. Le canon hébreu ne fut guère fixé qu'à la fin du Ier siècle, à une époque, donc, où la différenciation entre le judaïsme et le christianisme s'accélérait déjà. Le christianisme du IIème siècle, déjà majoritairement de langue grecque, n'utilisait pas, comme texte authentique de la Bible de l'Ancien Testament, le texte hébreu, mais sa traduction grecque issue du judaïsme de langue grecque entre le III ème et le Ier siècle av. J.-C., la « Septante ».
Elle est ainsi appelée d'après la tradition (conservée dans la lettre d'Aristée) selon laquelle 72 docteurs palestiniens inspirés auraient traduit le Pentateuque sur l'ordre du roi égyptien Ptolémée II (286-285 av. J.-C.). Mais à l'époque, le canon hébreu n'était pas encore clos. Dès lors, le canon chrétien de l'Ancien Testament comprend une série de livres qui ne seront pas admis, plus tard, dans le canon hébreu, mais que le christianisme retient sous le nom de livres « deutérocanoniques » : ajouts grecs aux livres de Daniel et d'Esther, Baruch, avec la lettre de Jérémie, les deux livres des Maccabées, Judith, Tobie, le Siracide et la Sagesse de Salomon.

LES ÉVANGILES APOCRYPHES

Le genre littéraire de l'évangile se définit ainsi, d'après le modèle représenté par les Évangiles canoniques : les paroles et récits, d'abord transmis oralement, concernant la vie, les actes et l'enseignement de Jésus de Nazareth, rassemblés par un rédacteur, dans le cadre d'une réflexion théologique et communautaire, pour assurer leur transmission authentique en vue de fortifier et diffuser la foi chrétienne.
L'ensemble de ces textes peut donc se classer en fonction de différents critères : le contenu, les formes littéraires, les auteurs, l'origine, l'intention, les interdépendances, l'histoire de la tradition, etc. En raison du caractère théologique de cette littérature, c'est au contenu qu'il convient d'attacher la plus grande importance.

  • Au plus près des Évangiles canoniques, nous avons les écrits qui suivent également la tradition synoptique, qui puisent dans les mêmes sources, retravaillant les trois Évangiles synoptiques. C'est le cas de l'évangile de Pierre, de l'évangile selon les Hébreux ou des Nazaréens et de l'évangile des Ébionites.
  • Par leur origine, les deux derniers font partie des évangiles judéo-chrétiens : proches de l'Évangile de Matthieu, ils conservent surtout des traditions juives ou sont issus de sectes judéo-chrétiennes.
  • Les évangiles hétérodoxes entendent légitimer leurs doctrines qui s'écartent de celles de la Grande Église. C'est principalement le cas du grand mouvement gnostique. La découverte de la bibliothèque de Nag Hammadi nous a valu une quantité d'écrits évangéliques issus de ce mouvement : la Pistis Sophia, l'évangile de Thomas, l'évangile de Barthélemy et beaucoup d'autres.

  • La grande soif de savoir de la piété populaire, puis aussi le souhait d'une plus grande clarté théologique jusque dans les détails — exigences auxquelles ne satisfont pas les Évangiles canoniques — donneront naissance à tout un groupe de textes qui entendent compléter les Évangiles canoniques.

    a) C'est surtout le cas pour l'origine, la naissance et l'enfance de Jésus, puisque les Évangiles canoniques présentent bien des silences à cet égard. Les évangiles apocryphes de l'enfance ne répondent pas seulement aux questions relatives aux ascendants de Jésus, aux circonstances merveilleuses de sa naissance et de ses années d'enfance, mais ils soulignent aussi, conformément à leur intention théologique, la divinité de l'enfant, qui se manifeste d'emblée, et l'authentique virginité de Marie, avant, pendant et après la naissance de son fils. Les plus importants sont le Protévangile de Jacques, puis l'Évangile arabe de l'enfance, l'Évangile du Pseudo-Matthieu et l'Évangile de l'enfance de Thomas.
    Ces évangiles de l'enfance ont exercé une influence extraordinaire sur la liturgie, la piété populaire et l'art. Ce sont eux, par exemple, qui donnent les noms des parents de Marie, Joachim et Anne, qui parlent du boeuf et de l'âne à la crèche, qui précisent le nombre et donnent le nom des Rois mages, etc. Ces récits ont continué à circuler jusqu'à aujourd'hui.
    b) Les évangiles qui complètent les récits de la passion de Jésus sont comparativement moins nombreux, parce que les récits des Évangiles canoniques sont beaucoup plus circonstanciés. Mais les réflexions théologiques et l'imagination populaire s'intéressent au sort des autres personnes concernées ainsi qu'à la descente du Christ aux enfers comme dans les Actes de Pilate, dans les Évangiles de Nicodème, de Barthélemy et de Gamaliel.
    c) Les Dialogues du Sauveur entendent compléter et préciser les instructions de Jésus à ses disciples après la résurrection. Ils prennent habituellement la forme de la conversation, même si l'on y trouve aussi le schéma épistolaire et des éléments apocalyptiques : le Freer-Logion, les Epistula Apostolorum, l'épître et les deux apocalypses de Jacques.

    LE PROTÉVANGILE DE JACQUES

    Le texte que l'on appelle le Protévangile de Jacques fait partie de ceux qui entendent compléter les Évangiles canoniques. Il fut élaboré en Egypte, dans la seconde moitié du Ile siècle, et augmenté ultérieurement. Rejeté par l'Église occidentale, comme apocryphe, par le Décret de Gélase (vers 500), il tomba complètement dans l'oubli en Occident. Il avait, en revanche, la faveur des Églises orientales, qui le diffusèrent, comme l'attestent les nombreuses traductions en arabe, en arménien, en copte, en éthiopien, en géorgien, en langue slave et en syriaque.

    L'ÉVANGILE COPTE DE THOMAS

    Le codex 11/2 de Nag Hammadi contient en son entier, en traduction copte, le texte de cet évangile rédigé en langue grecque en Syrie orientale, vers le milieu du IVème siècle. Il rassemble 114 paroles du Seigneur de différents types littéraires : apophtegmes (adages, maximes), logia (dits de sagesse), paroles prophétiques et apocalyptiques, paroles sur la loi et sur la communauté, paroles à la première personne et paraboles, dont la moitié environ trouvent leur parallèle chez les synoptiques.
    L'Évangile de Thomas est particulièrement important. Recueil de paroles de Jésus, il est le premier témoin de ce genre littéraire, dont l'existence est postulée par les chercheurs à titre de source Q à partir des Synoptiques de Matthieu et de Luc. Dans quelle mesure l'Évangile de Thomas relève-t-il des écrits gnostiques ? La lumière n'est pas encore définitivement faite à ce sujet. Il témoigne en tout cas de tendances gnostiques, mais fait plutôt figure de corps étranger dans la bibliothèque de Nag Hammadi.

    L'ÉVANGILE DE NICODÈME

    L'Évangile de Nicodème comporte deux parties : les Actes de Pilate (chap. I-XVI) et le Descensus Christi ad inferos, un livre sur la descente de Jésus dans le monde des enfers après sa mort (chap. XVII-XXVIII). Il se situe donc dans le groupe des évangiles qui complètent l'histoire de la passion de Jésus. L'accent est mis sur la personne de Pilate qu'il faut disculper et à qui revient dès lors une place propre dans l'hagiographie et dans le culte des saints.
    Dans le prologue, le compilateur donne lui-même la date de la rédaction définitive de l'ouvrage : « Sous l'empire de Flavius Théodose, la dix-huitième année de son règne, et sous le règne de Flavius Valentinien, la cinquième année, dans la neuvième indiction », c'est-à-dire en l'an 425. La première partie, les Actes de Pilate, remonte certainement à 375/376, puisque Épiphane de Salamine la cite. Deux mentions chez Justin et Tertullien témoigneraient en faveur d'une date encore bien plus ancienne, avant 150. Il se peut que leur rédaction soit aussi en relation avec les Actes de Pilate païens évoqués par Eusèbe, destinés à alimenter la haine contre les chrétiens lors de la persécution sous Maximin Daia (311/312). Ils présentent Pilate comme opposé à la crucifixion de Jésus et reprennent à cette fin quantité de matériaux issus des Évangiles canoniques. D'autres écrits postérieurs souligneront de même le rôle positif de Pilate, le disculpant à ce point que l'Église syrienne le vénérait comme un saint et que l'Église copte le compte toujours dans le calendrier des saints.

    LE PASTEUR D'HERMAS

    L'oeuvre se compose de cinq visions (visiones), de douze commandements (mandata) et de dix paraboles (similitudines).
    Les visions racontent d'abord comment Hermas, esclave, a été vendu à une certaine Rhode, de Rome, qui l'affranchira par la suite. Un jour, il voit son ancienne maîtresse se baigner dans le Tibre et il l'aide à sortir du fleuve. Frappé par sa beauté, il se dit en soi-même qu'il aimerait avoir une telle femme pour épouse. Quelques jours après, alors qu'il est en route vers Cumes, le siège de la sibylle, au nord de Naples, l'Esprit le transporte dans une région inaccessible. Son ancienne maîtresse lui apparaît, telle une image céleste, et lui fait comprendre que son voeu secret était déjà un adultère en pensée. Lui apparaît ensuite une vieille femme revêtue d'un habit resplendissant, qu'Hermas prend pour la sibylle ; mais il apprend par la suite qu'elle est une personnification de l'Eglise. Elle appelle Hermas et toute sa famille à faire pénitence.
    La deuxième vision se situe un an plus tard, au même endroit. La vieille femme remet à Hermas un petit livre, une « lettre céleste », qui accorde encore un dernier répit à la chrétienté pour qu'elle fasse pénitence. Elle lui enjoint de recopier la lettre et de faire connaître son contenu, ainsi que celui d'autres visions à venir, à l'Église de Rome et à d'autres villes.
    Dans la troisième vision, la vieille femme, qui rajeunit de vision en vision, montre à Hermas la construction d'une tour, qui symbolise l'Église, dont l'achèvement est retardé jusqu'à ce que tous les chrétiens soient devenus parfaits en faisant pénitence.
    Dans la cinquième vision enfin, une deuxième vision porteuse de vision apparaît, un ange de Pénitence qui a les traits d'un berger et qui lui montre ce que doit être la chrétienté parfaite à travers les commandements et paraboles qui suivent.

    Le thème principal, ce qui fait toute la portée du Pasteur, c'est sa doctrine de la pénitence, qui proclame la possibilité d'une unique rémission des péchés après le baptême, la rémission fondamentale des péchés aux yeux des chrétiens. Ainsi le christianisme primitif, avant Hermas, ne reconnaissait pas la possibilité d'une seconde pénitence après le baptême, mais, à cause de l'expérience quotidienne de la propension au péché des baptisés eux-mêmes, et prenant ses distances par rapport aux exigences de sainteté rigoureuses résultant de l'attente d'une parousie proche, Le Pasteur d'Hermas aurait ouvert ainsi la porte à une nouvelle possibilité de pénitence.