Saint Jean Chrysostome

Sur la tyrannie de l'opinion (extrait Homélie XIII sur Corinthiens)

Au reste, mes frères, j'ai personnifié ces choses en moi et en Apollo, à cause de vous. Afin que vous appreniez par nous à ne pas vous élever plus qu'il n'est écrit.

1. Qu'est-ce à dire : "Nous sommes donnés en spectacle au monde ?". Ce n'est pas dans un coin du monde, ni dans une petite contrée, que nous souffrons ces choses, mais partout et chez tous les hommes. Ce n'est pas assez : les hommes peuvent agir de telle façon qu'étant offerts en spectacle à leurs frères, ils détournent par la bassesse de leus actions les regards des anges. Pour nous, nos combats sont honorables, et rien n'empêche les anges de les contempler. Voyez comme il se fait un piédestal de ce qui semblait, il le disait lui-même, devoir l'avilir; et comme aussi il humilie les disciples par cela même dont ils nourissaient leur orgueil. Il semble tout d'abord plus vil d'être insensé que de paraître sage, d'être infirme que d'être fort, d'être méprisé que d'être entouré de gloire; et voilà pourquoi il revendique pour lui le premier rôle, laissant aux autres le second. En réalité, néanmoins, son état est préférable, puisqu'il devient ainsi un spectacle non seulement aux hommes, mais encore aux anges. "Nous avons à combattre et contre les hommes, et surtout contre les puissances spirituelles". Le voilà donc sur un grand théâtre. "Nous sommes insensés à cause de Jésus-Christ, et vous êtes prudents en Jésus-Christ."

De nouveau, Paul veut éveiller chez les disciples une pudeur salutaire, en leur montrant l'impossibilité d'allier des choses si contraires et si éloignées l'une de l'autre. Eh quoi ! vous sages, et nous insensés dans les choses du Christ, est-ce possible ? Les apôtres en effet, étaient battus, méprisés, foulés aux pieds, tenus pour des hommes de rien; tandis que les disciples étaient honorés et passaient pour sages et habiles dans l'esprit de beaucoup. Paul s'en étonne à juste titre. Comment donc se fait-il qu'enseignant une doctrine, nous soyons soupçonnés d'agir en opposition avec cette même doctrine ? "Nous sommes faibles et vous êtes forts". On nous poursuit, on nous persécute; tandis que vous êtes dans la plus entière sécurité, et dans les aises de la vie. Or, par sa nature, la prédication n'amène pas ce résultat. "Vous êtes honorés et nous sommes méprisés". Ceci est à l'adresse des grands qui tiraient vanité des choses extérieures. "Jusqu'à cette heure, nous avons faim et soif, nous sommes nus et maltraités, nous travaillons de nos mains". Ce n'est pas du passé mais du présent que je parle. Peu nous importe les choses humaines et la gloire extérieure, c'est Dieu seul que nous avons en vue et nous avons bien besoin qu'il en soit toujours de la sorte. Les anges ont les yeux sur nous, c'est vrai ; mais Dieu nous voit bien avant eux. L'approbation de Dieu nous suffit. N'est ce pas lui faire insulte que de chercher avidemment les suffrages des hommes, comme si le sien ne suffisait pas à nous louer ? Semblables à ces athlètes de petit lieu, qui rêvent un plus grand théâtre, comme si celui qu'ils ont ne leur donnait pas assez de gloire, ceux qui luttent sous les regards de Dieu recherchent ensuite les louanges des hommes, préférant ce qui vaut moins à ce qui vaut plus, attirent sur leurs têtes de cruels châtiments.

Faire tout pour être vu des hommes, voilà ce qui a tout perverti, tout bouleversé sur la terre. Dans la bonne fortune, ne pas se préoccuper de l'approbation de Dieu, et tout attendre des hommes ; dans la mauvaise, oublier encore Dieu, et ne se préoccuper que de ses semblables, quelle pernicieuse aberration ! Ah ! les hommes seront avec nous devant le tribunal de Dieu ; mais ils ne pourront rien pour nous. Dieu que nous méprisons prononcera la sentence. Nous savons bien ces choses; cependant nous nous attachons à l'homme, et c'est le premier péché. Nul ne voudrait être surpris par l'homme dans un acte coupable ; même quand on est dévoré par les feux de l'impureté, on sait enchaîner par crainte des hommes la tyrannie de sa passion ; et quand on n'a que Dieu à redouter, on se permet tout, et la fornication n'est elle même que le premier des désordres devant lesquels on ne recule pas. N'y a-t-il pas de quoi attirer sur nos têtes les foudres du ciel ? Et que parlé-je de fornication et d'adultère ? Nous osons bien moins devant les hommes et bien plus devant Dieu. C'est de là que viennent tous nos maux. S'agit-il du bien, au contraire, nous ne le faisons pas s'il est réputé mal aux yeux de la foule, mettant au-dessus de la raison et de la nature des choses l'opinion et la gloire qu'elle donne.

2. Je l'ai dit, nous agissons de la sorte pour les choses mauvaises. Il y a des choses, en effet, qui ne sont pas véritablement bonnes, mais que le vulgaire estime telles; la même habitude nous pousse à les poursuivre comme un bien, et nous nous perdons de toute manière. Peut être ce que j'avance étonnera plusieurs esprits; je vais en leur faveur, m'expliquer plus clairement. Pour prendre le même exemple que plus haut dans la fornication, nous redoutons les hommes plus que Dieu. Par ce fait, nous nous soumettons à leur volonté, nous les reconnaissons pour nos maîtres ; or, ces maîtres étant imbus de nombreuses erreurs, nous y participons et nous évitons le bien, s'ils estiment qu'il est mal. Par exemple, la pauvreté est un vice aux yeux du grand nombre ; nous la fuyons, non parce qu'elle est honteuse ou que nous la croyons telle, mais seulement parce qu'elle passe pour l'être dans l'esprit de nos maîtres et que nous avons peur d'eux. Ainsi en est-il de l'obscurité, du mépris d'une position sans éclat et sans importance ; rien de plus misérable que tout cela dans l'estime du monde. Il suffit ; nous nous en détournons moins par conviction que par respect servile pour l'opinion de nos maîtres. Nous recevons un égal dommage de cela même après quoi nous courons. Etre riche, vivre dans le faste et les honneurs, quel bien que cela pour le plus grans nombre ! Et voilà que, toujours poussés par la tyrannie que l'opinion exerce sur nous, nous le recherchons avec ardeur, quoique sans conviction. Le peuple est notre maître, le vulgaire devient pour nous un impitoyable tyran. Il n'a pas besoin de commander pour être obéi ; que nous sachions seulement ce qui lui plaît, et nous nous soumettons, tant est profond notre respect pour lui.

Dieu, malgré ses appels et ses menaces constantes, n'est pas écouté ; et une vile plèbe, le rebut des hommes, n'a même pas besoin de commander ; il suffit qu'elle indique ses préférences, nous ne savons pas assez tôt nous y soumettre - et comment direz-vous, s'affranchir de ces maîtres ? - Je vais vous le dire. Soyez plus sages qu'eux, regardez les choses telles qu'elles sont ; fuyez le mal, non par crainte des hommes, mais à cause de l'oeil de Dieu qui ne dort jamais, attendez, quand vous faites le bien, de Dieu seul votre couronne. Vous serez libres en toutes choses alors, et affranchis des caprices de l'opinion ; car celui qui, en faisant le bien, se préoccupe uniquement d'être approuvé par Dieu, jugeant les hommes incapables de connaître ce qu'il fait, ne tiendra aucun compte de leur opinion dans les autres circonstances.

Comment y arriver ? direz-vous encore. - Demandez-vous ce que c'est que l'homme, ce que c'est que Dieu, à qui vous auriez recours si vous perdiez Dieu, et vous aurez rapidement tout remis en ordre. L'homme est sujet au péché, comme vous ; comme vous il sera jugé et condamné. "L'homme est de venu semblable à la vanité." Son jugement est sujet à l'erreur ; il a besoin d'être corrigé par quelqu'un qui soit au-dessus de lui. L'homme est cendre et poussière ; s'il donne des éloges, il le fera témérairement, se laissant guider par son amour ou sa haine ; s'il accuse, ou censure, il le fera avec le même esprit. Dieu est irrépréhensible dans ses voies et juste dans ses jugements. C'est donc à lui qu'il faut avoir recours. C'est d'ailleurs lui qui t'a fait, c'est lui qui veille sur toi plus que personne. C'est lui qui t'aime plus que tu t'aimes toi-même. Pourquoi donc au mépris de suffrages si précieux, rechercher ceux de l'homme, qui n'est rien, qui agit toujours au hasard ? Il te dit méchant et vicieux, quand tu es vertueux et bon. Ah ! plains le sort de l'homme et pleure sur lui, parce que l'homme est corrompu ; méprise sa gloire à cause de l'aveuglement de son esprit.

Voulez-vous savoir combien sont faux les jugements des hommes, combien ils sont vains et ridicules, dictés tantôt par la passion et tantôt par l'erreur, proférés souvent par une ignorance puérile, rapportez-vous aux opinions des anciens. Certes, je n'entends pas remettre en cause le vulgaire, je parle des représentants même de la sagesse, des grands législateurs d'autrefois. Si quelqu'un peut être réputé sage, c'est bien celui qui fut jugé digne de donner des lois aux cités et aux peuples. Or qu'enseignaient-ils ? Que la fornication n'était pas un mal, qu'il ne fallait pas la punir. Et, de fait, pas de loi publique contre les fornicateurs, on n'était pas pour ce crime traduit en jugement; si parfois il donnait lieu à des poursuites, l'affaire se vidait dans le rire, et le juge refusait de s'en mêler. Il n'y avait pas de sanction contre le jeu, et nul jamais ne fut inquiété pour ce fait. On regardait les excès du boire et du manger, non comme un vice, mais presque comme une vertu; c'était dans les festins militaires une noble émulation à qui boirait et mangerait le plus. Les moins sages et les moins robustes étaient ceux qui s'adonnaient davantage à la tyrannie de l'ivresse, ruinant à la fois leurs âmes et leurs corps; et pas un législateur ne daigna punir ce vice.