Saint Jean Chrysostome

Homélie 8 sur l'Epître aux Romains

Quel avantage dirons-nous donc que notre père Abraham ait obtenu selon la chair ? Si Abraham a été justifié par les œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu.

1. 

Le salut par la foi est plus grand que le salut par les oeuvres

Après avoir dit que le monde est soumis à la justice de Dieu, que tous ont péché, que le salut ne s'obtient pas d'une autre manière que par la foi, l'Apôtre s'attache maintenant à prouver qu'un tel salut n'implique aucun déshonneur, qu'il est même la source d'une gloire éclatante, d'une gloire bien supérieure à celle des œuvres. Comme un salut acheté par le déshonneur serait une cause de tristesse, il détruit une pareille suspicion. Il l'avait attaqué déjà dans ce qui précède, puisqu'il désignait sous le nom de justice le salut obtenu : « En lui nous est révélée la justice de Dieu. » Rom., I, 17. L'homme sauvé comme juste, l'est en toute sécurité. Il ne se borne pas à l'appeler justice, il l'appelle encore manifestation de Dieu ; et Dieu se manifeste dans ce qu'il y a de glorieux, de splendide et de grand. Paul le prouve encore par la force de ses expressions, en présentant son discours sous une forme interrogative, comme du reste il le fait toujours, soit dans l'intérêt de la clarté, soit pour montrer sa confiance. Nous avons remarqué de semblables questions : « Qu'a de plus le Juif ?... Qu'avons-nous de plus nous-mêmes ?... Où donc est votre sujet de gloire ? Il est périmé. » Ici c'est la même chose « Quel avantage dirons-nous donc que notre père Abraham ait obtenu ? » Les Juifs ne cessaient de dire que le Patriarche, l'ami de Dieu, avait le premier reçu la circoncision ; il tient à leur faire voir que le même personnage a été justifié par la foi. C'est remporter une victoire plus décisive et plus complète. Qu'un homme soit justifié par la foi quand il n'a pas les œuvres, cela se comprend; mais qu'ayant accompli des œuvres excellentes, il soit justifié par la foi, et non par son mérite, c'est là surtout ce qui doit nous étonner, ce qui met en évidence la puissance de la foi.

Laissant donc de côté tous les autres, Paul s'attache à parler d'Abraham. Il lui donne le nom de père selon la chair, pour enlever aux Juifs le titre dont ils se paraient à cause de leur origine, et pour aplanir les voies aux nations vers cette noble descendance. Il continue : « Si Abraham a été justifié par les œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. » Il avait déjà dit que Dieu justifiait par la foi, ou bien en vertu de la foi, les circoncis et les incirconcis ; cela se trouvait démontré d'une manière suffisante. Il veut cependant le démontrer encore par Abraham, et mieux qu'il ne l'avait annoncé : établissant une sorte de lutte entre les œuvres et la foi, il la circonscrit tout entière dans ce juste ; et ce n'est pas en vain. Il exalte le Patriarche dans le même but, le déclarant leur premier père, et leur rappelant l'obligation sacrée de suivre en tout ses exemples. Ne me parlez pas d'un juif, semble-t-il dire ; ne me citez pas celui-ci ou celui-là. Je vais au chef de la race, je remonte à celui par qui la circoncision fut introduite. Or, « si Abraham fut justifié par les œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. »

Cette parole est assez obscure ; il est donc nécessaire de l'expliquer. Il y a deux sujets de gloire, les œuvres et la foi. En disant donc du Patriarche : « S'il est justifié par les œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu, » Il fait clairement entendre que ce grand personnage aurait pu se glorifier aussi dans la foi, d'une manière bien supérieure. Nous voyons éclater ici la force réelle de Paul : il prend le contrepied de ce qu'il se propose, puisqu'il déclare que le salut obtenu par les œuvres est un sujet de gloire et de confiance ; mais c'est pour en venir à montrer la supériorité de la foi. Celui qui se glorifie dans les œuvres, en effet, doit mettre en avant ses propres labeurs ; celui qui se glorifie de croire en Dieu, possède une gloire tout autrement solide, une gloire qui rejaillit sur le Seigneur et qui rend hommage à sa grandeur infinie. Quand on accepte de sa parole ce que ne proclame pas le spectacle de l'univers, on lui témoigne, avec une noble confiance, un véritable amour, et, de plus, on se fait le héraut de sa puissance. C'est le signe d'un cœur généreux, d'une âme sage et d'une intelligence élevée. Ne commettre ni le vol ni le meurtre, c'est du commun des mortels ; mais croire que Dieu peut ce que nous jugeons impossible, suppose de nobles pensées et de généreux sentiments, c'est la marque de la vraie charité.

Assurément celui-là craint Dieu, qui se montre fidèle à ses préceptes, mais beaucoup plus celui qui pratique la sagesse en vertu de la foi : le premier ne lui refuse pas son obéissance ; le second a de lui des idées conformes à sa grandeur, il l'honore et le glorifie beaucoup mieux que par les œuvres. D'un côté, l'homme se fait honneur par ses actes ; de l’autre, il rend gloire à Dieu, et toute la gloire lui revient. Lui-même, en effet, est glorifié par les grandes pensées qu'il a de Dieu ; et c'est le plus bel hommage qu'il puisse lui rendre. Voilà pourquoi l'Apôtre dit que toute la gloire de cet homme est en Dieu.

Cette raison n'est pas la seule ; il en est une autre que voici : Celui qui s'inspire de la foi, trouve un sujet de gloire, non seulement dans le sincère amour qu'il a pour Dieu, mais encore dans l'amour que Dieu lui porte et dans l'honneur dont il le comble. De même qu'il aime Dieu, et qu'il le lui témoigne par la nature même de ses pensées ; de même il est aimé de Dieu, et Dieu le lui a prouvé en lui pardonnant des fautes sans nombre, en le justifiant, au lieu de le punir. Il a donc un grand sujet de gloire dans cet amour immense dont il est l'objet. « Car, que dit l'Ecriture? Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice ; tandis que la récompense accordée à quelqu'un pour ses œuvres n'est pas regardée comme une grâce, mais bien comme une dette. » — Ceci donc est supérieur, me direz-vous peut-être. — Nullement ; le croyant reçoit aussi sa récompense, et il ne la recevrait pas s'il n'avait rien fait de son côté.

2. 

La béatitude l'emporte sur la justice

Par conséquent, Dieu est également son débiteur, et non d'une dette vulgaire, mais d'une dette incomparablement grande et sublime. Après nous avoir montré la noblesse de son âme et son intelligence des choses spirituelles, Paul n'a pas dit simplement : A l'homme qui croit ; il a dit : « A l'homme qui croit en celui qui justifie le pécheur. » C'est à lui que la foi est imputée à justice. Songez donc quelle grande chose c'est de croire et d'avoir la ferme persuasion que Dieu peut, non seulement délivrer du supplice un homme dont la vie s'est écoulée dans l'impiété, mais de plus le rendre juste et lui donner les honneurs de l'immortalité. Ne le tenez donc pas pour inférieur, parce que la grâce n'est pas le seul principe de sa gloire ; car, s'il brille d'un si vif éclat, c'est parce qu'il est favorisé d'une aussi grande grâce, et qu'il y répond par une si grande foi. Et voyez combien la récompense est encore supérieure. Au lieu d'une rémunération équivalente aux efforts, c'est la justice même ; et celle-ci l'emporte de beaucoup sur celle-là, par la raison que la justice renferme bien des rémunérations diverses. Cela démontré par l'exemple d'Abraham, il le confirme par le témoignage de David. Que dit ce prophète, et quel est celui qu'il proclame heureux ? Celui qui se glorifie dans les œuvres, ou bien celui qui reçoit le don de la grâce, à qui les péchés sont remis ? Le bonheur dont il est ici question, c'est le comble de tous les biens. Autant la justice l'emporte sur la récompense, autant la béatitude l'emporte sur la justice. La première supériorité ne ressortait pas seulement du don fait au Patriarche, elle était aussi prouvée par le raisonnement : « Il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. Et voilà que maintenant il la fait éclater d'une autre manière, par le témoignage de David. Dans sa conviction, celui que le Prophète déclare heureux, est l'homme ainsi justifié : « Heureux ceux dont les iniquités ont été pardonnées. » Psal. XXXI, 1. — Mais le témoignage qu'il invoque ne semble pas afférent à son objet, puisqu'il n'est pas conçu en ces termes : Heureux ceux dont la foi leur est imputée à justice. — C'est avec réflexion, et non par ignorance, qu'il agit ainsi : la force de la vérité n'en est que plus éclatante; s'il est heureux, en effet, celui qui reçoit le pardon par la grâce, beaucoup plus l'est celui qui reçoit la justice et manifeste sa foi.

Où se trouve la béatitude, toute honte disparaît, la gloire est complète ; car la béatitude est le couronnement de la récompense et de la gloire. L'avantage de l'un, il l'établit donc sans citer l'Ecriture, quand il dit : « A celui qui accomplit les oeuvres, la récompense n'est pas imputée selon la grâce ; » mais il en appelle au témoignage écrit quand il s'agit de la prééminence que donne la foi. « Comme David s'exprime : Heureux ceux dont les iniquités ont été pardonnées, et dont les péchés sont couverts. » — Pourquoi donc avez-vous dit que la rémission vous est accordée comme une grâce, et non comme une dette ? —Mais voilà que celui-ci est proclamé heureux; ce qui n'arriverait pas, certes, s'il ne possédait pas en même temps une grande gloire. L'Apôtre ne dit pas : Ce pardon est-il pour les circoncis ? Non ; il dit : « Cette béatitude est-elle pour les circoncis, ou bien pour les incirconcis ? » Il demande donc maintenant où peut exister ce bien si précieux. Remarquez la force des expressions : elles prouvent non seulement qu'il n'est pas empêché par l'absence de la circoncision mais encore qu'il existait avant qu'elle fût introduite. Celui dont il emprunte le langage, le prophète David, était circoncis et parlait à des circoncis ; et voilà que Paul étend aux incirconcis la même béatitude. En l'appliquant à la justice jusqu'à les identifier, il a pu rechercher ensuite de quelle façon Abraham est devenu juste.

Puis donc que la béatitude et la justice sont la même chose, et qu'Abraham a été justifié, voyons s'il le fut avant ou après la circoncision. Ce fut avant, nous enseigne l'Apôtre : « Mais quand lui fut-elle imputée ? Quand il était déjà circoncis, ou quand il ne l'était pas encore ? Ce ne fut pas après, ce fut avant ; car nous disons que la foi lui fut imputée à justice. » Il l'avait dit plus haut d'après l'Ecriture. Comment s'exprime-t-elle ? Le voici : « Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. Ici, c'est même sur le jugement des autres qu'il s'appuie pour montrer la justice en dehors de la circoncision. Il résout ensuite une objection qu'on pourrait en tirer. — Si le Patriarche fut justifié, étant encore incirconcis, pourquoi la circoncision fut-elle introduite ? — « Il la reçut comme un signe, comme le sceau de la justice qui provient de la foi, et qu'il possédait étant encore incirconcis. » Voyez-vous comme il rejette les Juifs au rang des parasites ; ou du moins comme il élève les incirconcis à leur niveau ? Abraham ayant été justifié et couronné avant de recevoir la circoncision, et les Juifs n'étant venus qu'â la suite, il est évident que le Patriarche fut le père des incirconcis, je veux dire de ceux qui lui sont rattachés par la foi, et puis seulement, des incirconcis : c'est une double paternité qui lui fut dévolue. De quel éclat la foi rayonne ! Tant qu'elle n'existe pas encore, le Patriarche n'est pas justifié. L'incirconcision n'est donc pas un obstacle. Il était incirconcis, et cela ne l'empêcha pas d'être justifié. Par conséquent, la circoncision ne vient qu'après la foi.

3. 

La circoncision sans la foi est inutile et ridicule

Vous en étonneriez-vous ? Ne vient-elle pas même après l'incirconcision ? Elle n'est pas seulement postérieure à la foi, elle est encore inférieure, et cette infériorité est celle du signe par rapport à la chose signifiée, celle des insignes du soldat, au soldat lui-même. — Pourquoi, me direz-vous, Abraham avait-il besoin d'un signe ? — Il n'en avait pas besoin pour lui. — Pourquoi donc le reçut-il ? — Pour devenir tout ensemble le père des croyants et le père des circoncis. C'est pour que sa paternité ne fût pas restreinte à ces derniers que Paul ajoute : « Et non pas uniquement de ceux qui appartiennent à la circoncision. » S'il est le père des incirconcis, non parce qu'il l'était d'abord lui-même, quoiqu'il ait été justifié dans cet état, mais parce que sa foi nous a servi de modèle, beaucoup moins sera-t-il le père des circoncis, bien que circoncis lui-même, sans l'accession de la foi. Il reçut la circoncision, comme vous venez de l’entendre, pour devenir notre père à tous, pour que les incirconcis ne rejettent pas les circoncis. N'oubliez pas cependant qu'ils l'ont eu les premiers pour père. Si la circoncision est honorable, est digne de respect comme le signe précurseur de la justice, l'état dans lequel la justice a d'abord été reçue n'a pas moins la prééminence. Vous aurez le droit de proclamer Abraham votre père, si vous marchez sur les traces de sa foi, quand vous ne vous obstinerez pas à maintenir les observances légales. De quelle foi s'agit-il ici ? « De celle-ci qui est en dehors de la circoncision. »

Voilà Paul réprimant de nouveau l'arrogance des Juifs, en leur rappelant l'époque de la justice. En vous recommandant de suivre les traces de la foi d’Abraham, il vous recommande de croire comme le Patriarche à la résurrection des corps ; car sa foi se manifeste sur ce point d'une manière spéciale. Si vous vous attachez donc à la circoncision, sachez à n'en pas douter qu'elle ne vous servira de rien ; à moins de suivre les traces de sa foi, vous n'êtes pas au nombre des enfants d'Abraham, seriez-vous mille fois circoncis. Il reçut même la circoncision de peur de vous rejeter en demeurant incirconcis. Ne l'exigez donc pas d'un autre ; ce qui fut pour vous un secours, ne le serait pas pour lui. — Mais c'est ici le signe de la justice, insisterez-vous. — Pour vous encore ; cela n'est plus désormais. Vous aviez alors besoin de signes corporels ; ils ne sont plus aujourd'hui nécessaires. — Est-ce donc à la foi qu'on pouvait reconnaître la vertu de l'âme ? — On le pouvait assurément ; mais pour vous, il fallait de plus cette marque extérieure. N'ayant pas montré plus de zèle pour la vertu de l'âme, et ne pouvant pas la voir, vous avez reçu un signe sensible, afin qu'après vous être exercés dans ces premiers éléments, vous fussiez initiés graduellement à la philosophie spirituelle, et qu'après avoir accepté cette marque avec bonheur et comme la plus haute dignité, vous eussiez ensuite le véritable esprit de votre père, en l'honorant par l'imitation. Or une telle pensée, Dieu ne l'a pas renfermée dans la circoncision seule, il l'a déposée dans toutes les autres institutions, dans les sacrifices, le sabbat et les fêtes.

Que réellement le Patriarche ait reçu la circoncision à cause de vous, vous le voyez par la suite du texte ; car, dès qu'il a mentionné le sceau reçu, l'Apôtre en indique la signification et le but : « Afin qu'il devînt le père de la circoncision» pour ceux qui la reçoivent dans un sens spirituel ; prise à la lettre, elle ne vous sera d'aucune utilité. Une chose après tout n'est un signe que lorsqu'on a la réalité qu'elle représente : il faut donc que vous ayez la foi représentée par la circoncision; si vous ne l'avez pas, le signe n'est plus un signe. Et que signifierait-il, que garantirait le sceau, s'il n'y avait rien par dessous ? Ce serait une enveloppe scellée, mais vide. La circoncision n'est donc plus qu'une cérémonie ridicule si la foi n'y est pas. Elle est le signe de la justice ; mais, si la justice n'est pas en vous, vous n'avez pas même le signe. Apparemment, c'est pour vous rattacher à la réalité que vous avez reçu le signe ; si votre attachement n'est que pour le signe même, vous n'en avez aucun besoin. La circoncision ne proclame pas seulement la justice, elle la proclame en dehors de la circoncision elle-même ; de telle sorte que la circoncision enseigne l'inutilité de la circoncision. « Si la loi constitue les héritiers, la foi n'est plus qu'une chose vaine, la promesse est privée de son effet. » De là ressort la nécessité de la foi, antérieure à la circoncision, supérieure à la loi , confirmant la loi elle-même : elle est nécessaire si tous ont péché; elle est antérieure, puisque le Patriarche a été justifié étant encore incirconcis ; elle est supérieure, puisqu'elle s'est manifestée sans la loi, et que celle-ci donne la connaissance du péché ; elle confirme la loi en s'étayant du témoignage de la loi ; bien loin d'être contraire, elle la soutient et prend part aux mêmes combats.

L'Apôtre prouve par une autre raison que la loi ne donne pas droit à l'héritage : après avoir mis en parallèle la circoncision et la foi, donnant la victoire à la foi, il la place maintenant vis-à-vis de la loi : « Si la loi constitue les héritiers, la foi n'est plus qu'une chose vaine. » On ne doit pas s'imaginer que la foi puisse exister avec les observances légales ; il démontre que cela n'est pas possible. Quand on s'attache à la loi comme au principe du salut, on nie la puissance de la foi. De là cette expression : « La foi n'est plus qu'une chose vaine ; » on n'a plus besoin du salut qui s'obtient par la grâce ; cette dernière n'a plus occasion de montrer son efficacité ; « la promesse est sans effet. » Le Juif dira peut-être : Quel besoin ai-je de la foi ? Si cette parole était vraie, tout ce que renferme la promesse disparaîtrait en même temps que la foi.

4. Il ne cesse donc pas de leur faire voir qu'ils sont condamnés par le Patriarche. Il a déjà dit et prouvé que la justice est inséparable de la foi ; il déclare maintenant qu'il en est de même de la promesse. Pour que le Juif n'oppose pas cette défaite : Que m'importe qu'Abraham ait été justifié par la foi ? voici ce que Paul lui répond d'avance : Ce qui te regarde éminemment, la promesse de l'héritage, ne saurait non plus se réaliser sans la foi. Rien ne pouvait mieux remplir ce peuple de crainte. — Quelle est cette promesse ? demandera-t-on. —Celle qui le constituait l'héritier du monde, de telle sorte que tous fussent bénis en lui. L'Apôtre dit ensuite de quelle façon cette promesse devait être abolie : « Parce que la loi produit la colère ; car celui qui n'a pas la loi, se trouve dès lors à l'abri de la transgression. » Puisque la loi produit la colère et nous soumet â la transgression, il est évident qu'elle attire aussi l'anathème. Or, ceux qui sont sujets à l'anathème, au châtiment, à la transgression, bien loin de mériter de recevoir l'héritage, méritent plutôt de subir les coups de la justice et d'être expulsés. Qu'arrive-t-il donc ? La foi vient attirée par la grâce, et par ce moyen la promesse est réalisée. Avec la grâce, le pardon ; avec le pardon, plus de châtiment; le châtiment étant éliminé, et la justification ayant lieu par la foi, rien n'empêche désormais que nous ne soyons les héritiers de la promesse, qui provient aussi de la foi. « Et voici pourquoi de la foi, continue l'Apôtre, afin que ce soit selon la grâce, et que la promesse de Dieu demeure stable en faveur de toute postérité, non de celle uniquement qui repose sur la loi, mais encore de celle qui descend de la foi d'Abraham, notre père à tous. »

La foi, vous le voyez, non seulement corrobore la loi, mais assure encore l'accomplissement de la divine promesse ; tandis que la loi, quand on l'observe après coup, rend vaines et la promesse et la foi. Cela prouve aussi que, bien loin d'être inutile, la foi est tellement nécessaire qu'on ne peut se sauver sans l'avoir, la loi produit la colère, parce que tous l'ont transgressée ; tandis que la foi ne permet pas que la colère subsiste et la détruit dans son germe. « Où n'est pas la loi, venons-nous d'entendre, n'est pas la transgression. » Voyez de quelle manière, non content d'effacer le péché commis, il l'empêche même de naître. C'est pour cela qu'il a dit : « Selon la grâce. » Dans quel but ? Ce n'est pas pour nous couvrir de honte, mais bien « pour que la promesse demeure stable en faveur de toute postérité. » Il établit là deux sortes de biens, la stabilité des choses données, et l'extension de ces dons â toutes les races humaines. Il ouvre la porte à ceux qui viennent de la Gentilité ; il montre de plus que les Juifs sont dehors, s'ils luttent contre la foi. Ceci présente plus de consistance que cela. La foi ne saurait nuire ; ne la repoussez pas : c'est elle qui vous sauve quand la loi vous a mis en péril. Puis, comme il a dit : « En faveur de toute postérité, » il délimite le sens de cette parole. « La postérité qui vient de la foi, » ajoute-t-il, faisant rentrer les Gentils dans la famille, et nous montrant que ceux-là ne peuvent pas s'accorder avec Abraham qui n'ont pas la foi du Patriarche. Voyez une troisième oeuvre accomplie par la foi : elle a resserré les liens qui nous rattachent au juste, tout en lui donnant une descendance beaucoup plus nombreuse. Aussi l'Apôtre ne se borne-t-il pas â nommer Abraham, et le déclare-t-il « le père de nous tous qui croyons." Vient ensuite un témoignage confirmant cette parole : « Selon qu'il est écrit : Je t'ai constitué le père d'un grand nombre de nations. » Genes., XVII, 4. Voyez-vous le plan arrêté d'avance ? — Et si cela s'applique, me direz-vous, aux Ismaélites, aux Amalécites, aux Agaréniens ?— Un peu plus loin, l'Apôtre nous montrera qu'il ne s'agit pas de ces peuples; pour le moment il touche une autre question qui met déjà ce point en lumière : il détermine le caractère d'une telle filiation et l'établit avec une grande élévation de pensée.

Comment s'exprime-t-il ? « Devant Dieu, en qui il crut. » Ce qui veut dire : De même que Dieu n'a pas une puissance restreinte et partielle, mais est le père de tous, de même Abraham l'est aussi. Ajoutons encore : Dieu n'a pas à notre égard une paternité selon la nature, il est notre père par les relations de la foi. Il en est ainsi du Patriarche : c'est l'obéissance qui le rend notre père à tous. Comme les Juifs tenaient pour rien cette filiation et s'attachaient uniquement à celle qui est selon la chair, il leur enseigne que la première est la vraie, et, pour mieux les arracher à leurs idées grossières, il remonte jusqu'à Dieu. Il leur déclare en outre que cette récompense fut méritée par la foi du Patriarche. Sans cette foi, eût-il été le père de tous les habitants de la terre, jamais il n'aurait eu ce trait de ressemblance avec Dieu, le don divin serait resté tronqué. Voilà dans quel sens il faut entendre le mot « devant Dieu. » Était-ce donc une chose admirable, dites-moi, qu'il fût le père de ses descendants ? Ne peut-on pas en dire autant de tout homme ? Ce qui doit exciter notre admiration, c'est que, par faveur spéciale, il ait eu pour enfants ceux qui ne l'avaient pas été par nature.

5. Si donc vous ne refusez pas de croire à l'honneur fait au Patriarche, ne refusez pas de croire non plus qu'il est le père de tous les croyants. L'Apôtre ne se contente pas de dire : « Devant Dieu, auquel il a cru ; » il ajoute aussitôt : « Devant Dieu qui rend la vie aux morts, et qui appelle ce qui n'est point comme ce qui est ; » faisant allusion à la doctrine de la résurrection, qui n'était pas sans utilité dans le sujet présent. Effectivement, si Dieu peut rappeler les morts à la vie, s'il peut appeler ce qui n'est pas comme ce qui est, il peut aussi bien donner pour fils au Patriarche des hommes qui ne sont pas sortis de lui. C'est pourquoi Paul ne dit pas : Qui fait paraître ce qui n'est pas comme ce qui est, mais bien : « Qui appelle, » pour exprimer combien la chose lui est facile. Il nous est facile à nous d'appeler les êtres qui existent; il est encore plus facile, et beaucoup plus facile au Seigneur de produire ceux qui n'existent pas. Après avoir montré l'admirable et inexprimable générosité de Dieu, après s'être étendu sur sa propre naissance, Paul établit que la foi d'Abraham l'avait rendu digne d'un tel honneur, et dès lors que cet honneur n'était pas immérité. L'attention éveillée, pour prévenir tout embarras dans l'esprit des fidèles et pour répondre d'avance à la difficulté qui pouvait être formulée par les Juifs en ces termes : Comment expliquez-vous que des hommes deviennent les fils d'un homme qui n'est pas leur père ? Paul leur parle du Patriarche lui-même, et dit : « Il a cru contre toute espérance qu'il deviendrait le père de plusieurs nations, selon qu'il lui avait été prédit : Ainsi sera votre postérité. Comment a-t-il cru et espéré contre toute espérance ? Contre toute espérance humaine, il a espéré d'une espérance divine. La grandeur de sa foi ressort mieux par ce contraste, duquel résulte la confirmation de ce qui a été déjà dit.

Il y a opposition dans les choses ; la foi détruit cette opposition. S'il était question des nations sorties d'Ismaël, ce langage serait sans portée; car ces nations sont sorties d'Abraham selon la nature, et non selon la foi. Il s'agit d'Isaac, la foi d'Abraham ayant eu pour objet, non les nations dont nous parlions tout à l'heure, mais l'enfant que devait lui donner son épouse stérile. Si c'était pour lui une récompense, d'être le père d'un grand nombre de peuples, manifestement il est question des peuples que concernait sa foi. Ce qui prouve cette vérité, ce sont les paroles qui suivent : « Et sa foi ne fut pas affaiblie ; et il ne considéra pas que, étant âgé de cent ans, son corps était comme mort, et que la faculté de devenir mère était éteinte dans le corps de Sara. Malgré obstacles si sérieux, l'âme du juste s'élève encore au-dessus. Ce qui lui avait été promis allait naître contre toute espérance ; premier obstacle ; il n'y avait pas près de lui un autre Abraham qui pût avoir pour lui un fils. Ceux qui vinrent après lui faisaient reposer sur lui leur confiance ; le Patriarche n'avait personne sur qui faire reposer la sienne, hormis Dieu seul : de là ces mots, « espérance aucune. » Puis son corps était comme mort; second empêchement ; le corps de Sara était frappé de stérilité; troisième et quatrième empêchement. « Cependant il n'hésita pas, et il n'eut pas la moindre défiance de la promesse de Dieu. » Le Seigneur n'avait donné aucun gage à l'appui de sa parole, il n'avait accompli aucun miracle ; il avait verbalement promis une chose que la nature ne pouvait pas donner. N'importe ; Abraham « n'hésita pas. » Il n'y a pas qu'Abraham ne crut pas, mais qu'il n'hésita pas ; qu'il ne douta pas un instant, en dépit des obstacles qu'il voyait amoncelés. Par où nous apprenons que si Dieu nous promet des choses même impossibles, refuser d'accepter cette promesse, c'est démontrer sa propre folie et non reconnaître l'impuissance de la nature.

« Mais il se fortifia par la foi. » Admirez la sagesse de Paul : parce qu'il discourait sur les oeuvres et sur la foi, il établit que par la foi l'homme agit plus efficacement que par les oeuvres, qu'il a besoin d'une plus grande force, d'une plus grande vertu, et que ses labeurs ne sont pas ordinaires. On méprisait alors la foi, comme chose n'impliquant aucun effort. L'Apôtre prouve que la foi, non moins que la tempérance ou tout autre vertu, exige une grande énergie. ll faut à l'homme chaste de l'énergie pour repousser les mauvaises pensées ; il faut à l'homme de foi de l'énergie pour repousser les pensées que soulève l'incrédulité. Comment le Patriarche a-t-il acquis cette énergie ? Par la foi ; non certes par le raisonnement qui n'eût engendré que faiblesse. Comment exerça-t-il cette foi ? « En rendant gloire à Dieu, pleinement persuadé qu'il est tout-puissant pour faire tout ce qu'il a promis. » C'est donc glorifier Dieu que ne pas sonder ses décrets d'un oeil scrutateur ; c'est l'offenser que céder à une curiosité malsaine. Mais si nous sommes loin de rendre gloire à Dieu en portant sur un ordre de vérités peu importantes des regards investigateurs, cette même curiosité appliquée à la génération du Seigneur n'est-elle pas un outrage envers lui, et ne nous méritera-t-elle pas un redoutable châtiment ? Il nous est interdit de rechercher le comment de la résurrection ; à plus forte raison nous est-il interdit de douter de ces formidables et saisissants mystères. Paul ne dit pas d'Abraham qu'il ait cru simplement, mais qu'il était « pleinement persuadé. » Telle est, en effet, la foi : elle est plus clairement démonstrative que les raisonnements les plus serrés, elle inspire une plus profonde persuasion : aucune raison subséquente ne serait capable de l'ébranler. L'homme qui fonde sa persuasion sur des paroles pourra changer aisément d'avis ; celui qui la fonde sur la foi, se met par cela même à l'abri des assauts redoutables d'une raison sophistiquée. Abraham n'a donc pas seulement été justifié par la foi; par la foi, de plus, il a rendu gloire à Dieu, comme le fait une vie selon la vertu : « Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres et qu'ils glorifient votre Père, qui est dans les cieux. » Matth., V, 16. La foi partage également ce privilège. Nous avons vu que la force et l'énergie ne lui sont pas moins nécessaires qu'aux oeuvres ; seulement, dans les oeuvres, le corps prend part à la peine, au lieu que dans la foi, tout le fardeau retombe sur l'âme ; par suite, sa tâche devient plus lourde, le corps ne l'allégeant en aucune manière.

6. Ce qu'il y a de caractéristique dans les oeuvres se retrouve d'une façon encore plus assurée dans la foi ; par exemple, la gloire rendue à Dieu, la gloire que l'on goûte en Dieu, la force et l'énergie nécessaires. En disant que Dieu peut accomplir les promesses qu'il nous a faites, l'Apôtre me semble envisager l'avenir : Dieu avait promis, non seulement des biens présents, mais des biens futurs ; les uns étaient la figure des autres. De tout ce qui précède, il résulte que l'incrédulité est le fait d'une âme étroite, pusillanime et rampante. Si des hommes viennent nous faire un crime de notre foi, faisons-leur un crime à notre tour de leur incrédulité, les regardant comme des malheureux, des insensés, des esprits faibles, égarés, et d'une condition égale à celles des brutes.

Abraham a conçu une idée exacte de Dieu

De même que croire est le fait d'un esprit large et élevé, ne pas croire est le fait d'un esprit sans raison, sans noblesse, et ravalé à la stupidité de l'animal. Loin de nous donc cette folie ; marchons de préférence sur les traces du Patriarche, et glorifions le Seigneur comme il l'a glorifié. Qu'est-ce à dire, il l'a glorifié ? Il a connu sa divine justice, sa toute-puissance, il a conçu de Dieu une idée exacte ; et c'est ainsi qu'il a été pleinement persuadé de la vérité de ses promesses. Glorifions-le, de notre côté, par nos oeuvres et par notre foi ; il nous glorifiera de son côté par ses récompenses : « Je glorifierai ceux qui me glorifieront, » est-il écrit. Aucune récompense ne nous fût-elle assurée, ce devrait être un honneur pour nous que de rendre gloire à Dieu. C'est bien un honneur pour les hommes de chanter les louanges des princes, alors même qu'ils n'en recueillent aucun autre avantage ; comment ne serait-il pas infiniment plus honorable pour nous de contribuer à la gloire de notre souverain Maître ? Par contre, quels châtiments n'attirerions-nous pas sur notre tête, si à notre occasion ce Dieu était blasphémé ? Ce n'est pas qu'il ait besoin de glorification ; s'il tient à ce qu'on le glorifie, c'est dans notre propre intérêt. Quelle distance existe-t-il, à votre avis, entre Dieu et les hommes ? La distance qui peut exister entre l'homme et les vermisseaux ? C'est beaucoup dire, et c'est dire trop peu : impossible d'exprimer cette distance. Eh bien tiendriez-vous à ce que les vermisseaux vous glorifient à leur façon ? Certainement non ; mais, si vous que la gloire fascine, n'en voudriez pas à ce prix, comment Dieu, qui est au-dessus de toute passion semblable et infiniment au-dessus, aurait-il besoin de la gloire qui vient de vous ? Quoiqu'il n'en ait nul besoin, à cause de vous il consent à la désirer. Il a bien daigné se faire homme à cause de vous : serait-il étonnant qu'à cause de vous il fît autre chose ? Aucun moyen ne lui paraît indigne de sa majesté dès lors qu'il est avantageux pour notre salut.

Cela étant, évitons soigneusement toute faute capable de soulever contre Dieu quelque blasphème. « Fuyez le péché, comme vous fuiriez un serpent, » est-il écrit. Eccli. , XXI, 2. Si vous vous en approchez, il vous mordra. Ce n'est pas lui qui vient à nous, c'est nous qui de notre propre mouvement allons vers lui. Tel est l'ordre établi par le Seigneur, que le diable ne saurait triompher par sa propre puissance : autrement, personne ne pourrait résister à ses coups. Dieu l'a mis à l'écart, comme un brigand, comme un scélérat. Aussi, pour qu'il nous attaque, faut-il qu'il nous surprenne dans son propre repaire sans défenseur et sans armes. Jamais il n'oserait nous assaillir, s'il ne nous voyait nous engager seul en des régions solitaires : or, ces régions solitaires, ce sont les régions du péché. Nous avons un absolu besoin du bouclier de la foi, du casque du salut, du glaive de l'esprit, soit pour nous préserver de tout mal, soit pour trancher, en cas d'attaque, la tête de notre ennemi. Nous avons encore besoin de fréquentes prières, pour le fouler sous nos pieds. Il ne met de bornes ni à son audace, ni à sa scélératesse, et, malgré l'infériorité du sein de laquelle il combat, il n'en triomphe pas moins ; pourquoi, parce que nous ne prenons pas la peine de nous mettre hors de la portée de ses coups. Impossible, en effet, au démon de s'élever beaucoup ; ramper, c'est tout ce qu'il peut faire. Son image exacte est le serpent. Si Dieu lui a dès le principe imposé ces conditions, il en est assurément de même aujourd'hui. Vous ignorez peut-être ce que c'est que combattre d'un lieu peu élevé ; je vous expliquerai dans ce cas en quoi consiste cette façon de guerroyer. Qu'est-ce donc que combattre d'un lieu peu élevé ? C'est prendre comme arme des biens sans valeur, tels que les plaisirs, les richesses, les biens de ce monde. Conséquemment, dès que le démon verra une âme prendre son essor vers le ciel, il sera d'abord hors d'état de l'atteindre; en second lieu, essaie-t-il de le faire, il retombe promptement sur le sol. Ne craignez pas, il n'a pas de pieds : il n'a pas d'ailes non plus ne craignez pas davantage ; force à lui de ramper et de se traîner terre à terre.

N'ayez donc rien de commun avec la terre, et vous n'aurez aucune peine à remporter la victoire. Votre ennemi ne sait pas combattre en face ; pareil à la vipère, il se cache dans les épines, il se dérobe sous l'apparence trompeuse des biens d'ici-bas. Coupez ces épines, il prendra honteusement et promptement la fuite ; lancez contre lui ces divines incantations, et il sera réduit à l'impuissance. Car nous avons nos incantations spirituelles, le nom du Seigneur Jésus-Christ, la puissance de sa croix. Outre la puissance d'arracher le serpent infernal de son repaire et de le précipiter dans les flammes, ces incantations ont celle de guérir nos blessures.

7. 

Rien de nous distingue de Paul, sinon la foi

Si bien des fidèles qui en ont usé n'ont pas été guéris, qu'ils s'en prennent à la faiblesse de leur foi, non à l'importance de ces paroles. Une infinité de Juifs pressaient et foulaient Jésus, lesquels n'en retirèrent aucun avantage ; mais la femme affligée d'une perte de sang n'eut qu'à toucher, non pas son corps sacré, mais seulement la frange de son vêtement, pour voir s’arrêter ce flux pernicieux. Les démons, aussi bien que les maladies et que les passions, redoutent ce nom divin. Que ce nom devienne donc pour nous un ornement, qu'il soit pour nous une arme. Paul était de la même nature que nous ; mais la foi fit de lui un homme tout autre ; elle l'éleva au-dessus de l'humanité, et ses vêtements participèrent eux-mêmes à sa puissance. L'ombre des apôtres, leurs vêtements chassaient les maladies ; et nos prières ne parviennent même pas à réprimer nos passions. Comment l'expliquer ? Par la différence des sentiments ; car, en ce qui regarde la nature, de part et d'autre règnent les mêmes lois. Il en a été de la naissance de Paul comme de la nôtre, il a grandi comme nous, il est demeuré sur la terre comme nous, il a respiré le même air que nous ; mais il s'est élevé bien au-dessus de nous en certaines choses, telles que le zèle, la foi, la charité. Marchons à sa suite. Agissons de telle manière que le Christ parle par notre bouche. C'est là l'un de ses plus ardents désirs ; c'est dans ce but qu'il a préparé cet instrument ; il ne veut pas que nous le gardions inutile, et il souhaiterait de le voir constamment en action. Pourquoi ne le tenez-vous pas prêt à résonner sous la main de l'artiste; pourquoi laissez-vous les cordes se détendre, s'amollir sous l'action de la volupté ? Pourquoi vous exposer à faire de cette cithare un instrument sans valeur, au lieu de la disposer à rendre d'harmonieux accords et de spirituelles mélodies ? Quand il la verra ainsi prête, le Sauveur la fera résonner sous l'action de notre âme ; et les anges alors de former des choeurs, ainsi que les archanges et les chérubins. Devenons dignes de ce contact immaculé; prions le Christ de faire retentir nos coeurs de ces accords : il n'est même pas besoin de le lui demander, que notre coeur soit digne de son divin contact, et le Christ s'empressera de venir à nous. Il court après ceux qui hésitent encore; Paul a été loué, même avant d'être devenu ce qu'il devint plus tard. Dès que le Christ vous verra tout préparé, que ne fera-t-il pas pour vous ? Or, dès qu'il aura fait entendre ses accords célestes, l'Esprit viendra sur-le-champ ; nous surpasserons le ciel en excellence : ce ne seront pas le soleil et la lune qui nous prêteront leur éclat, mais le Seigneur de la lune, du soleil et des anges qui fera son séjour et ses délices en nous.

Toutefois, je ne vous demande ni de ressusciter les morts, ni de guérir les lépreux ; je vous demande un prodige supérieur à tous ses prodiges, la charité. Partout où règne la charité, règne le Fils avec le Père, descend la grâce du Saint-Esprit. « Là où deux ou trois seront rassemblés en mon nom, disait le Sauveur, je serai au milieu d'eux. » Matth. , XVIII, 20. C'est la preuve d'une ardente affection que de garder à ses côtés ceux que l'on aime. — Quels seraient les malheureux, demanderez-vous, qui ne voudraient pas le Christ au milieu d'eux ? — Nous-mêmes, répondrai-je, nous qui sommes constamment divisés entre nous. — On répliquera peut-être, en se raillant : Que dites-vous là ? Ne voyez-vous pas tous les fidèles renfermés dans la même enceinte, réunis dans une seule et même Eglise, vivant dans le même bercail avec la plus touchante concorde, sans lutte aucune, sous la présidence d'un même pasteur, unanimes dans leurs cris, dans leur attention, dans leurs prières ? Comment nous parler ensuite de division et de lutte ? — Je parle de lutte, et je sais très bien ce que je dis. Je vois ce que je vois ; je vois bien que nous sommes dans le même bercail avec le même pasteur : ce que j'estime déplorable, c'est que nous nous livrions a des divisions, quand il y a tant de raisons pour nous maintenir dans l'unité. — Mais quelle division apercevez-vous parmi nous ? — Ici , aucune ; puis, l'assemblée dissoute, celui-ci contestera contre celui-là ; l'un injuriera publiquement l'autr e; tel ouvrira son âme à l'envie, tel autre à l'avarice et à la cupidité, tel autre à la violence, tel autre à l'amour sensuel, tel autre à la fourberie et à la fraude. Si les replis de votre âme pouvaient être mis sous vos yeux, vous constateriez ce qu'il y a d'exact dans ma proposition et vous verriez bien que je ne cède à aucun égarement.

8. En temps de paix, les soldats passent sans armes et sans crainte d'un camp dans un autre : dès qu'ils ne paraissent que couverts de leurs armes, dès que des postes et des sentinelles avancées sont établis, qu'on passe les nuits sans sommeil, qu'on allume des feux entretenus ensuite avec soin, alors ce n'est plus la paix, c'est la guerre. Ainsi en est-il parmi nous : nous vivons en défiance les uns vis-à-vis des autres, nous nous tenons réciproquement sur nos gardes ; nous parlons au prochain à l'oreille ; un tiers survenant, nous retombons dans le silence et nous changeons de sujet de conversation : ce n'est pas là agir en hommes qui sont pleins de confiance, mais en hommes que la défiance conduit. Vous me direz que votre intention n'est pas en cela de blesser qui que ce soit, mais bien de ne l'être pas vous-mêmes. Voilà précisément ce qui m'afflige, que nous ayons besoin de veiller sur nous entre frères, pour n'être pas blessé en quelque chose, qu'il nous faille allumer tant de feux, prendre tant de précautions et de soins. La cause de tout le mal, c'est la facilité du mensonge et du dol, la disparition de la charité, la guerre implacable que nous nous faisons les uns aux autres. Aussi trouverez-vous des gens qui auront plus de confiance en des gentils qu'en des chrétiens. N'y a-t-il pas là de quoi nous couvrir de confusion, de quoi gémir, de quoi pleurer ? — Que voulez-vous que je fasse ? répliquerez-vous ; j'ai affaire à un homme sans éducation et sans foi. — Qu'est devenue votre philosophie ? Quelle estime avez-vous donc de la loi que l'Apôtre nous imposait de porter le fardeau les uns des autres? Si vous ne pouvez vous entendre avec un de vos frères, comment vous entendrez-vous avec un étranger ? Si vous êtes incapable de vous servir d'un de vos membres, comment en arriverez-vous à saisir et à faire vôtre un membre qui ne vous appartient pas ? Que faire alors ? Difficilement je me résous à verser des larmes ; sans quoi, deux larges sources couleraient de mes yeux, comme elles coulèrent des yeux du prophète ; car les luttes sans nombre qui se déroulent à mes regards sont infiniment plus graves que ne le seraient des luttes ordinaires.

A la vue des envahissements des barbares, le prophète s'écriait : « Oh ! Que je souffre au coeur ! » Jerem., IV, 19. A la vue de ces soldats, rangés sous les ordres d'un même chef, retournant ensuite leurs armes les uns contre les autres, se déchirant, se mordant réciproquement, les uns par vaine gloire, les autres à cause de la passion des richesses, d'autres se raillant et se bafouant entre eux sans raison aucune, et se meurtrissant de coups ; à la vue de ces victimes plus cruellement frappées que les victimes tombées sur le champ de bataille, de ce nom de frères, demeurant sans signification et sans vie, je ne saurais trouver de lamentation à la hauteur de mon affliction. Respectez donc, respectez une table à laquelle nous nous asseyons tous, respectez le Christ immolé pour nous, respectez le sacrifice offert sur cet autel.

Les brigands, qui ont partagé le sel avec leurs hôtes, ne les traiteront plus en ennemis; en sorte que la table chez eux suffit pour transformer leurs moeurs, et pour rendre plus doux que des agneaux ces hommes naguère plus cruels que des bêtes féroces. Et après nous être assis à une table comme celle-là, après avoir goûté de cet aliment divin, nous prendrions les armes les uns contre les autres au lieu de nous réunir tous en armes contre le démon, Loin de diriger nos armes réunies en faisceau contre lui, nous nous unissons à lui pour combattre nos frères, et nous combattons sous sa conduite, quand nous ne devrions combattre que lui. Mais non, encore une fois, c'est contre nos frères que nous dirigeons nos traits. — De quels traits parlez-vous ? demandera-t-on. — Des traits que lancent la langue et les lèvres. Les flèches et les javelots ne sont pas les seuls traits qui blessent ; il y a des paroles qui blessent encore plus profondément.

Comment mettre fin à cette guerre intestine ? — En songeant que parler contre vos frères, c'est faire couler de votre bouche une fange immonde; en songeant que vos calomnies atteignent un membre du Christ, que vous dévorez vos propres chairs, que vous augmentez contre vous la rigueur de ce tribunal par lui-même incorruptible et formidable; que ce trait donne la mort, non à celui contre lequel il est lancé, mais à celui qui le lance. — Mais on m'a outragé, on m'a causé un dommage ! — Gémissez-en, mais ne proférez pas de coupables paroles ; pleurez, moins à cause de l'outrage dirigé contre vous qu'à cause de la perte de votre ennemi : ainsi votre Maitre pleura, non parce que Judas le vouait à la croix, mais parce qu'il se rendait coupable d'une trahison infâme. Votre prochain vous a-t-il injurié, vous a-t-il outragé ? Priez Dieu de lui faire miséricorde. C'est votre frère, il a été porté par les mêmes entrailles ; c'est un de vos membres, il est appelé à la même table que vous. — Mais il va plus loin, il m'insulte sans vergogne. — Votre récompense n'en sera que plus large et plus belle. Raison de plus, d'ailleurs, de renoncer à tout ressentiment ; car votre frère s'est frappé lui-même mortellement, il est tombé sous les coups du démon.

9. N'allez pas le frapper à votre tour, et vous envelopper dans sa ruine. Tant que vous resterez debout, vous aurez la facilité de le sauver lui aussi ; mais, si le désir de rendre injure pour injure vous dévore, comment vous remettre l'un l'autre sur pied ? Sera-ce votre adversaire, frappé par vous ? Mais il sera gisant à terre. Sera-ce vous, qui l'avez frappé ? Comment feriez-vous pour autrui ce que vous n'avez pu faire pour vous-même ? Tenez-vous donc ferme et droit, couvert de votre bouclier, et par votre longanimité retirez votre frère mort du milieu de la mêlée. Si la colère l'a mortellement blessé, n'allez pas le percer de nouveau ; commencez plutôt par retirer le trait de la blessure. Si nous vivons dans ces dispositions mutuelles, nous serons bientôt rendus tous à la santé ; si, au contraire, nous nous faisons la guerre les uns aux autres, le diable n'aura pas besoin d'intervenir pour assurer notre perte. Toute guerre est chose funeste ; mais la plus funeste de toutes, c'est la guerre civile. Or, celle dont nous parlons est encore plus funeste qu'une guerre civile, et d'autant plus funeste que nos liens de parenté sont plus resserrés et nos obligations plus étroites. Autrefois Caïn tua son frère Abel et répandit un sang sorti de la même source que son propre sang. Le meurtre que vous commettez est encore plus horrible, parce que vous tenez de plus près à celui que vous immolez, et que vous lui infligez une mort plus redoutable. Caïn ne tua que le corps; votre glaive, à vous, atteint l'âme même. — On vous a outragé sans cause, observerez-vous. — Ce n'est pas souffrir le mal, c'est faire le mal qui est mal. Remarquez, en effet : Caïn égorge Abel, Abel est égorgé : lequel des deux est visiblement mort ? Celui dont la voix se fait entendre après cet égorgement? « La voix de ton frère Abel crie vers moi, » disait le Seigneur, Genes., IV, 10; ou bien celui dont la frayeur et le tremblement empoisonnaient la vie ? Certainement la condition de ce dernier était plus affreuse que la condition d'un trépassé.

Il est donc préférable d'être l'objet de l'outrage, fallût-il en venir jusqu'à subir la mort. Si vous désirez en connaître la raison, la voici : Caïn se jette sur son frère et le frappe ; mais Abel est couronné, Caïn est puni. Abel est mis à mort, égorgé contre toute justice; mais Abel mourant accuse, châtie, triomphe, tandis que Caïn, plein de vie, garde le silence, succombe sous la honte, est privé de sa liberté, et obtient un résultat contraire à celui qu'il se proposait. Parce qu'il voyait Abel chéri de Dieu, il le mit a mort pour lui ravir cette prérogative ; et cette prédilection ne fit qu'augmenter, et Dieu réclamait avec plus d'instance qu'auparavant son bien-aimé Abel : « Où est donc Abel ton frère ?» Genes., IV, 9. Ta jalousie n'a point éteint mon amour, elle l'a plutôt ravivé ; ton crime n'a pas dépouillé Abel de l'honneur dont je l'avais revêtu, il l'a plutôt augmenté. Précédemment, je t'avais établi au-dessus de lui; quoique tu l'aies mis à mort, il saura bien dans sa tombe se venger de toi; car mon amour pour lui n'a pas changé. Lequel des deux est donc le plus malheureux, celui qui châtie ou celui qui est châtié ; celui que Dieu comble d'honneur ou celui qui subit un supplice effroyable, un supplice étrange et nouveau ? Tu n'as pas redouté Abel quand il vivait, ô Caïn; tu le redouteras après sa mort : tu n'as pas tremblé au moment de plonger ton glaive dans son sein; un tremblement continuel agitera tes membres, maintenant que tu as répandu ce sang : durant sa vie, Abel était ton serviteur; désormais, il sera ton maître redouté.

Gardons-nous donc, mes bien-aimés, de la jalousie, extirpons la méchanceté de nos coeurs, aimons-nous les uns les autres, afin de cueillir les fruits que la charité produit, et dans la vie présente, et dans la vie à venir, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire et puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.