Georges Habra

Georges Habra : Le discernement spirituel - Introduction

1. INTRODUCTION

Ce titre exige une courte explication. L'opposition entre amour et concupiscence peut être entendue au sens large, la concupiscence désignant alors toutes les tendances de l'homme au mal, cette fameuse triple concupiscence dont parle St Jean : "tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie", et l'amour désignant la tendance au Bien. Cette opposition peut aussi être comprise dans un sens plus restreint, l'amour signifiant alors l'amour sexuel dans sa tension vers le Bien, et la concupiscence, le contraire. C'est cette dernière opposition qui fera l'objet de notre étude.
Un simple survol de celle-ci convaincra le lecteur qu'elle repose essentiellement, quoique non exclusivement, sur les Pères Grecs, en les considérant, non d’un cœur froid, telles des ruines archéologiques dont il s'agit d'évaluer le rôle dans le passé, mais comme la substantifique moelle de l'Evangile éternel, sources pures, les plus proches de l'Evangile dans l'esprit comme dans le temps, et éternellement jaillissantes, pour nous désaltérer de la science divine.
"Mais, objectera-t-on, quinze siècles nous séparent des Pères, ils sont vieillis, et ce qui était bon pour leur époque ne l'est plus pour la nôtre !" Cette objection est très courante, dans ce siècle qui fait fi de toute tradition, et dont l'unique but est de se précipiter en avant, avec une frénésie qui en dit long sur son déséquilibre intérieur, et sur l'ennui profond, viscéral, qui le ronge et qu'il cherche à tromper par un mouvement forcené et continuel :

"Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau !"

Que répondrons-nous à cette objection-là ?
Qu'à l'exception de certaines formes scientifiques, aujourd'hui périmées, auxquelles les Pères, rarement d’ailleurs, recouraient pour servir de véhicule à leur pensée celle-ci a presque toujours atteint la vérité d’une façon admirable. Or la vérité dans sa substance ne vieillit jamais. Nous opposer que la vérité elle-même change, c’est faire sienne une conception des choses qui ne va pas au-delà de la sensation propre à l'animal. La sensation, elle, est en devenir parce qu'elle n'atteint que les choses visibles en tant que telles, et que celles-ci sont en devenir perpétuel. A l’inverse, la pensée transcende la sensation, et atteint ce qui est, ce qu’elle n’aurait jamais pu contempler, sans cette fixité et cette immutabilité. Nous traiterons de cela plus loin dans cette étude.

Disons pour l’heure que l'homme du temps des Pères ou de temps d'Homère, ne différait en rien dans sa nature essentielle, de l'homme contemporain. Il était alors comme aujourd'hui, composé de raison et d'instinct. Comme aujourd'hui, il aimait le plaisir et fuyait la douleur. Je ne sache pas, du temps des Pères non plus qu'aujourd'hui, un homme qui eût naturellement ressenti du plaisir à se laisser griller à petit feu, ni un autre qui n'eût pas cherché le bonheur, fût-ce par les moyens les plus paradoxaux voire les plus antagonistes à son obtention..
Du temps des Pères, comme aujourd'hui, l'homme est le siège d’une guerre intestine entre ses passions et sa raison, et devient méchant ou bon selon qu'il cède à celles-là ou s’en remet à celle-ci. Nous reconnaissons dans la Bible nos propres passions, telles que nous les retrouvons dans les tragédies d'Euripide, l'"Ethique à Nicomaque " ou les oeuvres de Shakespeare, Cervantès et Dostoïevski. Le génie politique et militaire se définit de la même manière chez Alexandre Le Grand, César et Napoléon. Le courage d'Achille et d'Hector est devenu l’archétype de tout courage guerrier, et cela pour tous les temps. Le zèle du prophète Elie restera toujours l’archétype du zèle déployé au service de Dieu, comme la chasteté de Suzanne celui de toute chasteté. C'est l'éternelle folie humaine qui est décrite dans "Don Quichotte". La jactance d’Hitler ne diffère en rien, essentiellement, de celle des rois assyriens. En quoi la rage de Fulvie perçant avec une aiguille d'or la langue de Cicéron ou celle d'Hérodiade exigeant la tête de Jean-Baptiste, se distinguent-elles essentiellement de celle qui s'est déployée sous la Terreur, ou dans des circonstances historiques comparables? C'est à dessein que je répète le mot "essentiellement", car je sais bien qu'il n’existe pas deux phénomènes en tous points semblables - heureusement d’ailleurs - sinon la vie serait affreusement monotone. Néanmoins, la vérité toujours identique à elle-même s'incarne dans l'infinie variété des phénomènes, l'essentiel dans l'accessoire, et l’on n'a pas le droit, au nom de celui-ci, de nier celui-là.

C'est pour cette raison d'ailleurs que nous nous fondrons dans cet ouvrage sur des auteurs tant religieux que profanes, de pays différents et d'époques très éloignées les unes des autres. Car la vérité est toujours une, quels qu’en soit l’époque et le pays. Et la vérité de la foi et celle de la raison, toutes proportions gardées, bien loin de s'exclure, s'appuient et se complètent l’une l’autre. S'exprimant en ce sens, Saint Basile dit des auteurs profanes: " De même que nous cueillons la fleur du rosier et en évitons les épines, ainsi dans leurs ouvrages, cueillant ce qui est utile, nous nous garderons de ce qui est nuisible."
Saint Grégoire De Naziance, dans l’oraison funèbre de son ami Saint Basile,; écrit aussi: "Des auteurs du dehors, tout ce qui est de nature à promouvoir la recherche et la contemplation nous l'avons accepté; en revanche, tout ce qui conduit aux démons, à l'erreur, et à l'abîme de perdition nous l'avons rejeté, si ce n'est que même de ces choses nous avons tiré profit pour la piété, en apprenant le meilleur par le pire, et en puisant dans leur faiblesse la force de notre argumentation. Il ne faut donc pas mépriser la culture sous prétexte que d’aucuns préconisent son mépris, mais il faut considérer ceux qui en jugent ainsi comme ignorants et incultes, gens qui voudraient que tout le monde fût comme eux afin que perdu dans la masse, leur cas particulier demeurât caché et qu'ils pussent échapper aux accusations d'ignorance ". Les génies " du dehors " que les Pères considèrent comme les plus grands et les plus utiles au christianisme sont incontestablement Platon et Plotin.
Le premier est régulièrement appelé par les Pères Grecs "le coryphée des philosophes". Saint Chrysostome, peu suspect de partialité à l'égard des auteurs " du dehors", parle de la "sublimité de Platon". Et Saint Augustin de marquer également toute l'importance qu'il accordait à ces deux philosophes " Cette bouche de Platon, qui en philosophie est ce qu'il y a de plus pur et de plus pénétrant, les nuées de l'erreur ayant été écartées, ressurgit surtout en Plotin, philosophe platonicien considéré comme si semblable à lui qu'on aurait pu croire qu’ils étaient contemporains ; il y a pourtant un tel intervalle de temps entre eux que l'on est obligé de penser que celui-là revit en celui-ci."
Aussi la pensée des Pères, tout en sauvegardant parfaitement l'originalité irréductible et la transcendance révélée du christianisme, est profondément imprégnée de celle de ces auteurs.
Il suffit, pour comprendre ce que je veux dire, de comparer le chapitre IX du " Traité du Saint Esprit " de Saint Basile avec les passages de Plotin traitant des mêmes sujets. On ne s'étonnera donc pas que je fasse ici un ample usage de ces deux philosophes, ainsi que de toute une littérature non religieuse.
D'autres, sans aller jusqu'à dire que la vérité est relative à une époque, pensent néanmoins que pour traiter le sujet d' "Amour et concupiscence ", j'aurais choisi les pires avocats, dans la mesure où la mythologie contemporaine tient pour des vérités transcendantes que les Pères sont des misogynes, des misogames, des dualistes, des manichéens, des "angélistes" -jargon pour signifier que les Pères voulaient "faire l'ange"- et que sais-je encore? Ces vérités sont-elles transcendantes ou s’agit-il d’âneries monumentales dont il faut faire justice ? Notre étude se chargera d'y répondre. Nous aurions pu prendre une à une ces accusations dans les formes infinies qu'elles revêtent, avec leurs références précises, disséquer chaque bêtise dans sa nuance insondable et ineffable. Mais pareille entreprise est matériellement impossible, tellement la montagne d'âneries est énorme ! Et d'ailleurs à quoi bon ? C'est dans la mesure où luit la lumière que sont dissipées les ténèbres :
" Ne crois pas que tu remportes une victoire, dit Denys au prêtre Sosipratos, parce que tu invectives contre une coutume religieuse ou t’indigne contre une opinion que tu juges l’une et l’autre condamnables. Si même tu les réfutes en connaissance de cause, ce n’est pas pour autant que, ce que tu penses, toi, Sosipratos est juste; car il peut se faire que, parmi une foule de faussetés et d’apparence trompeuses, la vérité qui est une et cachée t’échappe, à toi comme aux autres. Pour n’être pas rouge, une chose n’en est pas pour autant blanche; et de ce que l'on n’est pas cheval, il ne s’ensuit pas que l'on soit forcément un homme. Voici comment il faut faire, si tu m’en crois : abstiens-toi de réfuter les autres, mais parle en faveur de la vérité de façon telle que ce que tu auras dit soit absolument irréfutable."

D'autres encore, qui sont plus chastes d'oreilles que de cœur, trouvent les Pères Grecs (et l'Ecriture sainte) trop libres dans leur langage. Ainsi, au lieu de considérer que ce soit un grand privilège de nous asseoir aux pieds de ces sommets de sainteté, de pureté, et de recevoir leurs enseignements divins, nous prétendrions, nous misérables, leur dicter les règles de la pureté et des convenances ! Si l'Ecriture et les Pères s’expriment d'une certaine façon, cette façon doit nous servir d'idéal, car ce sont eux nos maîtres, et non le contraire; et si nous avons un peu de l'Esprit qui les inspire - car c'est par l'Esprit que l'Esprit se reconnaît - nous verrons que leur façon de s'exprimer allie souverainement la clarté à la pudeur et la dignité, et évite à la fois l'hypocrisie prude et l'obscénité :
" Supportez-moi, dit Saint Jean Chrysostome, si je prononce des paroles pour ainsi dire impures, sans en avoir honte et sans en rougir, car ce n’est pas de gaîté de cœur que je tiens ce langage : c’est à cause de ceux qui n'ont pas honte des actes que j'y suis obligé. Les Ecritures abondent en exemples semblables. Ezéchiel, dans les invectives qu'il lance contre Jérusalem, emploie de pareilles expressions, et n'en éprouve à juste titre aucune honte : ce n'est point sous le coup de sa propre humeur qu'il s'exprime ainsi, mais par sollicitude. A la vérité, si les paroles semblent inconvenantes, le but ne l'est pas, et ce mode d'expression convient parfaitement à celui qui veut chasser l'impureté hors de l'âme. Car si l'âme impudente n'entend pas ces paroles, elle ne se laissera pas fléchir. Ainsi le médecin qui, voulant extirper une gangrène, n'introduirait pas d'abord ses doigts dans la plaie, et ne souillerait pas ses mains porteuses de guérison, ne pourra guérir le mal; de même, si je ne commence pas d'abord par souiller ma bouche qui tente de porter remède à vos passions, je ne pourrai vous guérir. Que dis-je !, ma bouche n'est pas souillée, pas plus que ne le sont les mains [du médecin]. Pourquoi ? Parce que l'impureté n'est pas physique et ne procède pas de notre corps. Quant au médecin, l'impureté ne provient pas de ses mains, mais d'éléments qui lui sont étrangers. Eh bien ! si pour sauver un corps qui n'est pas le sien, celui-ci ne refuse pas de plonger ses mains, dans la plaie pourquoi, quand il s'agit de sauver notre propre corps, le refuserions-nous ? Car vous êtes notre propre corps, ô vous à qui je m'adresse, corps malade et souillé, et pourtant notre corps ".
Le passage de l'Ecriture auquel se réfère ouvertement Chrysostome est le chapitre XVI d'Ezéchiel, mais il y aussi ceux, trop nombreux pour être cités, auxquels il fait implicitement référence. Par vénération pour leur vie et leurs écrits, mais aussi par attachement à la vérité, nous n'atténuerons en rien dans nos traductions, la verdeur et la force de l'expression scripturaire et patristique d'autant que nous avons toujours éprouvé une haine physique pour tout ce qui est "ad usum Delphini". A chacun sa vocation !

Notre civilisation, il est vrai, si prompte à porter aux nues tout ce qui agit comme un aphrodisiaque et à célébrer la pornographie, ne s'en offusquera certainement pas, une telle crudité sera même prise pour un babil d'enfant; mais il n'en a pas toujours été ainsi. Je dirais même que la pruderie qui régnait autrefois dans certains milieux ecclésiastiques explique principalement la conspiration du silence autour du Traité de la véritable incorruptibilité de la virginité, de Saint Basile, chez ses éditeurs bénédictins, et qu’elle est finalement parvenue à faire nier son authenticité. Les préjugés d'ordre sexuel sont en effet les plus tenaces, les plus inavouables et les plus inconscients. Aussi Cavalera ira jusqu’à écrire :" Le style diffus et peu varié (du traité), son ton parfois d'une crudité déconcertante, démontrent à l'évidence que l’évêque de Césarée n'en est pas l'auteur." Et il ajoute : "Malgré la liberté de langage à laquelle les écrivains ecclésiastiques grecs nous ont habitués, on constate avec un certain malaise, en un sujet si délicat, la fréquence et la prolixité avec laquelle cet évêque revient sur des notions réservées d'ordinaire aux traités de physiologie. On me dispensera volontiers ici des citations. "
Un autre argument invoqué par Cavalera, est celui du dédicataire Litoïos, évêque de Mytilène qui n'a été nommé à la tête de ce diocèse qu'un an ou deux après la mort de Saint Basile. Examinons l'ensemble de ses arguments en commençant par le dernier. Je ne nie pas qu'il y ait là une difficulté d’ordre historique, mais il eût été néanmoins tellement plus simple plutôt que de recourir à une cascade d’hypothèses plus invraisemblables les unes que les autres, comme le fait Cavalera, pour attribuer la paternité du livre à Basile d'Ancyre de résoudre cette difficulté par une hypothèse unique ! Laissons donc la porte ouverte aux chercheurs. En ce qui concerne la "liberté de langage", des "écrivains ecclésiastiques grecs" - entendez les Pères Grecs - qui froisse l'oreille délicate de Cavalera, nous savons ce qu'il faut en penser, de même d'ailleurs de la "crudité déconcertante" du traité de Saint Basile, que, rien, absolument rien, le lecteur s'en rendra bientôt compte ne différencie de celle des Pères Grecs et de l'Ecriture sainte (qu'aurait dit Cavalera du "Cantique des Cantiques" ?)
Quant au style, bien loin d'être diffus, il est d'une densité admirable, à mi-chemin entre l'extrême concision de Saint Grégoire Le Théologien et l'amplitude magnifique de Saint Chrysostome. Sans doute peut-on relever de légères différences de vocabulaire et de syntaxe par rapport à telle ou telle oeuvre de Saint Basile qui témoigne d'une maîtrise plus souveraine ; mais quel écrivain est-il absolument identique et égal à lui-même dans son style comme dans sa pensée ? Les arguments de Cavalera sont donc loin d'être convaincants et nous lui opposerons les nôtres, qui reposent sur de solides fondements, outre celui du style où la griffe du lion se reconnaît aisément. En effet, Saint Grégoire de Naziance, dans l'éloge funèbre de Saint Basile, s'exclame :
" Qui plus que lui a honoré la virginité et institué une loi pour la chair, non seulement par son propre exemple, mais aussi par le zèle qu'il eut pour les âmes? A qui plus qu'à lui sommes-nous redevables des demeures des vierges et des prescriptions écrites par lesquelles il modérait toute sensation, marquait tout membre d'un mouvement réglé et incitait à la pratique de la virginité d'une façon réelle en nous détournant de la contemplation des choses visibles au profit des beautés intérieures invisibles? Il le faisait, d'une part, en vouant à la flétrissure ce qui est extérieur et en soustrayant à la flamme (des passions) son aliment; d'autre part en montrant à Dieu ce qui est caché (en l'homme), Lui qui est l'unique époux des âmes pures et qui introduit dans son intimité les âmes vigilantes, si elles vont à sa rencontre avec des lampes éclatantes et une riche provision d'huile. "
Si jamais l'on voulait résumer en quelques mots ce par quoi le Traité de la véritable incorruptibilité de la virginité se distingue de tous les autres ouvrages, nul ne pourrait prétendre mieux y parvenir que le Théologien ne l'a fait dans ce passage. D'où nous concluons que les "prescriptions écrites" auxquelles il se réfère, et dont on ne trouve nulle part ailleurs dans l’œuvre de Saint Basile sur le thème de la virginité un équivalent de cette ampleur, sont bien tirées du Traité dont notre saint est l'auteur. En effet, l'esprit législatif rigoureux de Saint Basile appliqué à la vie ascétique, s'y déploie dans toute sa plénitude. Si l'on s'obstinait à nier l'authenticité du livre, il faudrait, pour en expliquer la sublime beauté, recourir à l'hypothèse incroyable d'un génie qui lui fût très proche, d’une égale envergure, qui aurait vécu à la même époque, et nous serait totalement inconnu : à la bonne heure, on aurait ainsi deux saints Basile au lieu d'un !
Dans ce siècle, le Méphistophélès des siècles, négateur, sous prétexte d'esprit critique (c'est là l'ironie et le drame) de l'authenticité des épîtres de Saint Paul, voire de l'existence de Jésus-Christ Lui-même, deux livres auxquels nous ferons beaucoup moins appel qu'à celui de Saint Basile, ont été la cible de la même rage nihiliste : l'opuscule infiniment exquis "De la Virginité ", de Saint Athanase, ainsi que la célèbre et immortelle "Vie de Saint Antoine", le livre patristique le plus attesté par les contemporains du saint et sur la foi de quels témoignages. Nos critiques cependant en récusent l'authenticité arguant du fait qu'un homme de la trempe de Saint Athanase n’aurait eu la naïveté de croire à ces niaiseries de miracles dont le livre abonde ! Sacrée" objectivité scientifique " ! Mais comme il s'est trouvé des modernes pour défendre l'authenticité de ces deux ouvrages, nous invitons le lecteur avide de ces recherches à se reporter à leurs travaux.

Il est une autre objection, celle-là toute spécieuse, contre l'autorité des Pères à l’endroit du mariage -. "Les Pères, entend-on souvent dire, n'en ont guère fait l'expérience, à quelques rares exceptions près comme Grégoire De Nysse : que valent donc leurs discours sur ce sujet, dénués qu'ils sont de cette sève substantielle et de cette puissance convaincante qui sont le fruit de l'irremplaçable expérience ?" C'est mal appliquer un principe très vrai. L'expérience est certes indispensable, mais de quelle expérience s’agit-il ? Il y a, dans le cas que nous débattons, trois catégories d'expérience: celle du mariage lui-même, celle d’un état qui lui est inférieur, et celle d’un état qui lui est supérieur.

L'expérience du mariage il est vrai, la plupart des Pères, ne l'ont pas eue. Ajoutons par ailleurs que l'expérience d'une chose inférieure, comme la fornication, n'autorise guère à parler du mariage et cette règle s’applique à tous les domaines. On raconte qu'un cordonnier critiqua un jour la manière dont le célèbre peintre grec Apelle avait représenté un soulier dans une peinture : ce dernier accepta la critique de bonne grâce, et fit la rectification proposée. Enhardi par son succès, le cordonnier critiqua le buste du personnage peint .
« Cordonnier assez ! s’écria Apelle : ne monte pas au-delà du soulier ". Pareillement et en toute déférence, la psychanalyse, dont le domaine se limite à la sphère la moins humaine chez l'homme, fait fausse route dès qu'elle prétend expliquer tout l'homme : à preuve, les conclusions aberrantes auxquelles Freud, pourtant le plus grand génie de cette science, est parvenu en psychanalysant Dostoïevski. En revanche, l'expérience de ce qui est supérieur dans un domaine, inclut la connaissance de ce qui est inférieur dans le même domaine. C’est ainsi que, le vice étant une déficience par rapport à la vertu qui lui est opposée, l'expérience de cette vertu, jointe à un génie observateur, suffit pour bien connaître le vice qui lui correspond : il n'était pas nécessaire que Molière fût avare ou hypocrite pour décrire si bien Harpagon ou Tartuffe, ni que Shakespeare fût meurtrier ou abject pour créer une "Lady Macbeth" ou le personnage de Caliban. De la même façon, on peut soutenir qu'il n'était pas nécessaire aux Pères de faire l'expérience du mariage pour en bien parler. L'essence du mariage, en effet, c'est l'amour sexuel. Et l'amour, qu'il soit sexuel, paternel, ou spirituel, renferme en lui une même réalité sous-jacente à toutes ses diverses formes - sinon il n'aurait pu être désigné par une dénomination commune à elles toutes. Or les Pères, à tout le moins, ont fait l'expérience de la forme la plus haute de l'amour : celle de l'amour divin, dont l'amour sexuel n'est que le lointain "simulacre, ou plutôt une émanation"; nous le verrons au cours de cette étude. Ils pouvaient donc, le génie aidant, avoir l'intuition d'un amour inférieur. Quant à savoir si effectivement ils l'ont eue, le lecteur en jugera par les pages qui suivent.

Enfin, je n'ignore pas l'accusation abjecte, exhalaison infecte d'esprits infects, qui représente les Pères (et tous les saints) comme des "obsédés", accusation que l’on devrait, avec le plus total mépris laisser flotter autour du fumier dont elle procède, si elle n'était devenue un axiome, colporté par des débauchés dont l’un des principaux soucis est de jeter le ridicule sur tout ce qui menace leur débauche bien pensante. Ainsi, selon la belle logique du "monde", ceux qui se vautrent dans les pâturages d'Asmodée jour et nuit, ceux dont l'esprit et le corps sont travaillés et hantés par les mêmes frénésies, ne sont pas des obsédés et s’honorent même du titre d’"épanouis" ; mais les saints à l'esprit plus pur que la lumière, véritable miroir des choses divines ne pouvant supporter la moindre souillure, étaient des "obsédés ». Il suffit d'énoncer cette accusation pour qu'elle se retourne contre ceux qui la lancent.