Saint Jean Chrysostome

Homélie 6 sur l'Epître aux Romains

« Vous portez le nom de Juif, vous vous reposez sur la loi, vous vous glorifiez des faveurs de Dieu, vous connaissez sa volonté, et, formé par la loi, vous discernez ce qui est utile. »

1. Après avoir dit que rien ne manque au gentil pour le salut, s’il observe la loi naturelle, après avoir établi ce magnifique parallèle, Paul énonce maintenant ce qui fait l'honneur des Juifs, et leur orgueil vis-à-vis des nations étrangères. Et d'abord, le nom était extrêmement honorable comme l'est aujourd'hui celui de chrétien. Le nom marquait déjà une grande différence; aussi l'Apôtre commence-t-il par cette faveur. Et voyez comment il relève ce nom. Il ne dit pas simplement : Vous êtes Juif ; il dit : « Vous portez le nom de Juif et vous vous glorifiez en Dieu, » vous regardant comme l'objet d'un amour spécial, et plus honoré que le reste des hommes. Il me semble attaquer par ces mots l'arrogance et la vaine gloire si follement exagérées de ses frères : au lieu d'user de cette distinction pour leur salut, ils en ont abusé pour se préférer aux autres et les dédaigner. « Vous connaissez sa volonté, vous discernez ce qu'il y a d'utile. » Sans les oeuvres, cela même constitue une infériorité. Ils y voyaient cependant une prérogative, et voilà pourquoi Paul la mentionne avec soin. Il n'affirme pas qu'ils agissent, mais seulement qu'ils savent et qu'ils approuvent, sans en venir à l'action. « Vous vous flattez d'être le guide des aveugles. » Il ne dit pas non plus ici que les Juifs guident en réalité les aveugles ; il affirme qu'ils ont cette prétention, qu'ils s'en vantent, tant leur orgueil est grand. Il va jusqu'à reproduire les expressions qu'ils avaient eux-mêmes employées, selon ce qui nous est rapporté dans l'Evangile : « Tu es né tout entier dans les péchés, et tu nous enseignes. » Joan., IX, 34. Eux s'enorgueillissaient en face de tous les peuples !

Paul continue à le leur reprocher, en paraissant même les exalter et rabaisser les autres, afin de rendre son accusation plus vive et plus accablante. Il poursuit donc par une sorte de gradation et d'accumulation variée : « Vous vous flattez d'être le guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, l'instituteur des ignorants, le maître des enfants et des simples, comme avant dans la loi la forme de la science et de la vérité. Non dans votre conscience, vos oeuvres et vos vertus, mais « dans la loi. » — Il agit ensuite à leur égard comme il venait de le faire à l'égard des Gentils. De même qu'il disait tout à l'heure : « En jugeant votre prochain, vous vous condamnez vous-même ; » de même il dit ici : « Vous enseignez votre prochain et vous ne vous enseignez pas vous-même.» Seulement, il a radouci la sévérité première de son langage. Il ne dit pas : Vous êtes, par conséquent, digne d'un plus grand supplice, puisque vous avez abusé de tous les biens qui vous avaient été confiés. — Il procède par voie d'interrogation, et ne les couvre pas moins de confusion en disant : « Vous enseignez votre prochain et vous ne vous enseignez pas vous-même. » La prudence de Paul ressort encore d'un autre côté, remarquez-le bien : des prérogatives des Juifs. Il rappelle celles qui n'étaient pas dues à leur zèle et qui provenaient d'un don gratuit ; il leur montre de la sorte non-seulement qu'elles sont inutiles à cause de leur négligence, mais qu'elles ajouteront encore à leur châtiment. Ils ne doivent pas à leur mérite de porter le nom de Juifs, ni d'avoir reçu la loi, ni les autres avantages rappelés ici; ils en sont redevables à la grâce divine.

Dès le commencement il a dit qu'il ne sert de rien d'entendre la loi si l'oeuvre n'en est pas la conséquence : « Les simples auditeurs de la loi ne sont pas justes devant Dieu. » Il va maintenant plus loin, il montre que le docteur de la loi, malgré sa fonction éminente, ne sera pas mieux protégé que l'auditeur, s'il ne pratique pas ce qu'il enseigne, et que, loin d'obtenir une protection, il encourt un plus grave châtiment. Remarquez encore l'énergie des expressions. Au lieu de dire : Vous avez reçu la loi, l'Apôtre dit : « Vous vous reposez dans la loi. » Le Juif ne s'est imposé ni fatigue ni voyage pour aller à la découverte de ce qu'il fallait pratiquer ; il est devenu sans peine possesseur de cette loi qui lui trace le chemin de la vertu. Les Gentils avaient sans doute la raison naturelle, qui pouvait les guider sans autre leçon, ils l'emportaient même de ce côté ; mais la facilité n'était pas aussi grande. Si vous me dites que, non content d'entendre, vous enseignez, c'est une aggravation, encore une fois, au châtiment qui vous menace. — Or, comme c'était là pour eux un sujet d'orgueil, c'est aussi par là que Paul les livre surtout au ridicule. Les mots qu'il prononce ensuite : « Guide des aveugles, instituteur des ignorants, maître des enfants et des simples, » sont encore autant de traits lancés contre leur esprit superbe ; car ils abusaient étrangement des prosélytes, qu'ils désignaient eux-mêmes par ces divers noms.

2. De là vient que Paul reprend ici chacune des choses dont ils se faisaient gloire, autant de griefs qu'il préparait sciemment contre eux. « Vous avez dans la loi la forme de la science et de la vérité. » C'est comme si quelqu'un avait le portrait du monarque, sans rien faire pour le retracer ; tandis que ceux à qui ce portrait n'avait pas été remis, s'appliquaient à le reproduire sans l'avoir sous les yeux. Quand il a rappelé les prérogatives qu'ils tenaient de Dieu, il rappelle aussi les vices par lesquels ils se dégradaient, les mêmes que leur reprochaient les prophètes; et voici comment il les peint au vif : « Vous instruisez votre prochain, et vous ne vous instruisez pas vous-même ? Vous prêchez contre le vol, et vous volez ? Vous dites qu'il ne faut pas commettre l'adultère, et vous le commettez ? Vous anathématisez les idoles, et vous profanez la religion ? » En effet, il était sévèrement défendu de toucher aux objets appartenant aux idoles , à cause de l'anathème dont elles étaient frappées ; mais l'amour tyrannique des biens terrestres vous a fait aussi fouler aux pieds cette loi. Voici maintenant l'accusation la plus grave : « Vous vous glorifiez dans la loi, et, par vos prévarications, vous insultez la loi de Dieu. » Il y a là deux reproches, ou plutôt trois : ils insultent, ils font servir à l'outrage ce par quoi ils ont été honorés, ils déshonorent enfin celui qui les a comblés d'honneur ; c'est le comble de l'ingratitude.

Après cela, ne voulant pas paraître les accuser de lui-même, il évoque le prophète, les accusant avant lui ; ici, c'est d'une manière sommaire et générale; plus tard, ce sera d'une manière détaillée : maintenant c'est Isaïe, ce sera David ensuite, quand les accusations deviendront plus nombreuses. Ecoutez donc Isaïe, et ne pensez pas que de telles récriminations viennent de moi : «A cause de vous, le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations. » Isa., LII, 5. Encore ici double grief : non-seulement ils outragent Dieu, mais de plus ils y disposent les autres. Quelle est donc l'utilité de l'enseignement, quand vous ne vous enseignez pas vous-mêmes ? C'est ce qu'il a dit plus haut ; il n'admet plus ici cette hypothèse. Vous n'enseignez pas plus aux autres qu'à vous-mêmes ce qu'il faut pratiquer. Chose plus fatale encore, bien loin de leur enseigner les préceptes de la loi, vous leur enseignez tout le contraire, à blasphémer Dieu, ce qui certes est la destruction de la loi. — C'est une grande chose cependant que la circoncision. — J'en conviens avec vous, mais alors seulement que la circoncision est intérieure. Et voyez avec quelle prudence et quel à-propos il en fait mention. Il n'a pas commencé par elle, sachant combien cette pratique était en vénération chez eux ; ce n'est qu'après avoir établi qu'ils ont offensé Dieu sur un point beaucoup plus grave, qu'ils ont fait blasphémer son nom. Quand il est sûr que son auditeur les condamnera, quand il les a dépouillés de leur prééminence, il aborde la circoncision, persuadé que nul n'en prendra la défense ; il dit alors : « Oui, la circoncision est utile, si vous observez la loi. » Il eût pu la repousser d'une autre façon, et tenir ce langage : Qu'est-ce donc que la circoncision ? Est-ce une oeuvre dont le circoncis ait le mérite? Est-ce la preuve d'une volonté qui va droit au bien? Mais on la reçoit en bas âge, et tous ceux qui voyagèrent dans le désert furent longtemps sans la recevoir. Je pourrais vous démontrer par beaucoup d'autres raisons qu'elle n'était pas absolument nécessaire.

Ce n'est pas ainsi néanmoins qu'il la rejette. C'est en raisonnant sur Abraham, sur celui-là même dont l'autorité la recommande le plus. La victoire n'en sera que plus éclatante, s'il parvient à la déprécier dans ce qui la rend à leurs yeux si respectable. Il eût pu dire aussi que les prophètes appelaient les Juifs des incirconcis ; mais ce n'était pas la faute de la circoncision elle-même, il fallait s'en prendre uniquement à ceux qui la profanaient. Ce qu'il importe de prouver, c'est qu'elle est sans valeur dans une vie parfaite ; et c'est à cela qu'il en vient. Encore ici, il n'a pas d'abord recours au Patriarche, il ne porte sur lui son attention qu'après avoir employé d'autres moyens d'attaque ; c'est en parlant de la foi qu'il s'exprime de la sorte : « Quand la foi a-t-elle été imputée à Abraham? Après qu'il eut reçu la circoncision ou bien auparavant ? » Rom., IV, 10. Tant qu'il a devant lui un Gentil, un incirconcis, il s'abstient d'un tel langage, de peur de la révolte ; mais lorsque la circoncision s'élève contre la foi, le voilà qui se dispose à la lutte. Pour le moment, c'est aux incirconcis qu'il s'attaque, et son langage est dès lors plus doux : « La circoncision est utile, pourvu que vous observiez la loi ; si vous transgressez la loi, votre circoncision est non avenue. » Il distingue deux sortes de circoncision et d'incirconcision, comme aussi deux sortes de loi : il y a la loi naturelle et la loi écrite; entre les deux, on pourrait encore placer la loi par les oeuvres.

Et voyez comme il signale ces trois lois, comme il les met en évidence : « Lorsque les Gentils, qui n'ont pas la loi... » Quelle loi n'ont-ils pas, je vous demande ? Evidemment la loi écrite. « Font naturellement ce que la loi commande, » la loi qui se manifeste par les oeuvres sans contredit, « comme ils n'ont pas la loi, » toujours ici la loi écrite, « ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes. » Comment ? En se conformant à la loi naturelle. « Ils manifestent l'oeuvre de la loi. » Et voici de nouveau la loi par les oeuvres. La loi écrite est au dehors, la loi naturelle est au dedans, et la troisième est dans les actes : la première est promulguée par les écrits, la deuxième par la nature, la dernière par la vie. Or, c'est par celle-ci que les deux autres existent ; elles ne sont d'aucune utilité, elles deviennent même nuisibles au plus haut degré, quand celle de l'oeuvre n'en résulte pas. C'est ce que Paul nous fait voir, quand il dit d'abord au sujet de la loi naturelle : « En jugeant votre prochain, vous vous condamnez vous-même; et puis au sujet de la loi écrite : « Vous prêchez contre le vol, et vous volez. » Il y a de même deux sortes d'incirconcision et de circoncision, l'une tenant à la nature et l'autre à la vertu, l'une matérielle et l'antre spirituelle. La première est celle que l'on donnait aux enfants le huitième jour ; la seconde a lieu quand on observe les préceptes de la loi; et c'est cette circoncision spirituelle que Paul cherche avant tout, et mieux encore la loi elle-même.

3. Vous le voyez, tout en admettant la circoncision par la parole, il la détruit en réalité. Il ne dit pas : Elle est inutile, dénuée de sens et d'efficacité. Quoi donc ? « La circoncision est utile, pourvu que vous observiez la loi. » Il l'admet pour le moment, mais avec une condition expresse ; c'est comme s'il disait : J'en reconnais l'existence, je l'approuve même, quand elle est consacrée par l'observation de la loi. « Si vous transgressez la loi, votre circoncision est non avenue. » Il ne va pas jusqu'à déclarer qu'elle ne sert désormais de rien, pour ne point paraître l'outrager. Ce n'est qu'après en avoir dépouillé le Juif qu'il attaque l'institution même; le coup porte uniquement alors sur celui qui l'a perdue par son indolence. Lorsque des hommes constitués en dignité sont convaincus de quelque grand crime, les juges commencent par les dégrader, et c'est après cela qu'ils les livrent au supplice : ainsi procède Paul dans cette circonstance. Ce n'est qu'après avoir dit : « Si vous êtes transgresseur de la loi, » qu'il ajoute : « Votre circoncision est non avenue ; » puis il condamne sans crainte cet incirconcis. « Si donc un homme qui n'a pas reçu la circoncision garde les ordonnances de la loi, ne sera-t-il pas, tout incirconcis qu'il est, considéré comme circoncis ? » Observez sa marche : il n'affirme pas que le premier état est supérieur au second, ce que les auditeurs eussent regardé comme une grave insulte ; il affirme simplement que l'un ne se distingue plus de l'autre. Cherchant après cela ce qu'est la circoncision, ce qu'elle contient, il voit dans celle-là le bien qu'on accomplit, et le reste est pour lui le mal auquel on se livre.

Décernant enfin l'honneur de la circoncision à l'incirconcis qui s'applique aux bonnes oeuvres, et prononçant la déchéance du circoncis qui vit dans la corruption, il proclame la victoire du premier. Au lieu d'employer les termes formels, il va droit au fond des choses : « D'incirconcis que vous étiez, n'êtes-vous pas devenu circoncis ? » Ce n'est pas une simple appréciation, c'est une réalité qu'il énonce, comme du reste il l'avait déjà fait en s'adressant aux Juifs : « Et l'incirconcis de nature vous jugera. » Il est donc évident qu'il reconnaît deux sortes de circoncision, celle de la nature et celle de la volonté. Il parle ici de la première ; mais il ne s'y arrête pas, puisqu'il ajoute : « L'incirconcis qui accomplit la loi vous jugera, vous qui, possédant la lettre et la circoncision, transgressez la loi. » Remarquez à quel point il pousse la prudence. Il ne dit pas que la circoncision sera jugée par les incirconcis de nature ; c'est quand la victoire est remportée qu'il inaugure ce dernier état, et, même alors, ce n'est pas de la circoncision, c'est du Juif circoncis qu'il proclame la défaite, toujours pour ménager les sentiments des auditeurs. A l’entendre, ceux dont il fait le procès n'ont pas précisément la loi avec la circoncision, ils n'en ont que la lettre, et, quoique circoncis, ils transgressent la loi. Voilà donc les incirconcis venant rétablir l'honneur outragé de la circoncision et venger la loi méconnue : ce sera le plis éclatant des triomphes. En effet, le Juif n'est pas ici vaincu par le Juif, il l'est par l'incirconcis ; ce qui rappelle cette parole : « Les hommes de Ninive se lèveront et condamneront cette génération. » Matth., XII, 41. Il ne flétrit donc pas la loi, pour laquelle il professe une vénération profonde ; il flétrit l'homme qui lui-même outrage la loi.

Cela mis en pleine lumière, il trace sans hésiter le vrai caractère du Juif ; d'où il résulte évidemment qu'il ne repousse ni le Juif ni la circoncision, mais précisément le contraire. Tout en rendant hommage à l'institution, il travaille à la faire abroger, il la ruine par la force même des événements. Il ne se borne pas à prouver qu'il n'existe pas de différence essentielle entre le Juif et l'incirconcis ; il prouve encore que ce dernier, s'il veille sur lui-même, l'emporte sur le premier, et qu'il est le véritable Juif. « Le Juif n'est pas celui qui l'est au dehors, et la vraie circoncision n'est pas celle qui se pratique matériellement dans la chair. » C'était leur reprocher de tout faire par ostentation. « Mais le Juif, c'est celui qui l'est intérieurement, et la circoncision doit s'opérer dans le coeur, selon l'esprit, non selon la lettre. »

4. En parlant ainsi, il donne l'exclusion à toutes les choses corporelles. La circoncision l'était, et même le sabbat, les sacrifices et les purifications ; il comprend tout dans cette parole : « Le Juif n'est pas celui qui l'est au dehors. » Comme la circoncision était en grand honneur, et passait avant le sabbat lui-même, c'est à bon droit qu'il s'étend davantage là-dessus. Par ce mot, « selon l'esprit, » il prépare les voies à l'oeuvre de l’Eglise, il introduit la foi ; car c'est dans le coeur et l'esprit qu'elle doit être pour plaire à Dieu. Mais pour quelle raison, au lieu d'établir qu'un Gentil vertueux n'est pas inférieur à un Juif vertueux, pose-t-il un Gentil respectant la loi naturelle en face d'un Juif prévaricateur ? Pour que la victoire ne fût pas douteuse. La chose étant plus manifeste ainsi, la circoncision charnelle se trouve par là même exclue, et la nécessité d'une vie vertueuse clairement démontrée. Puisque le Gentil se sauve sans les observances légales, et que le Juif se perd avec elles, il n'y a plus de judaïsme. Par Gentil, il entend ici, non l'idolâtre, mais un homme qui respecte la divinité et pratique la vertu, sans être assujetti aux pratiques légales. « Qu'a de plus le Juif ? » Quand il a tout rejeté, les discours et la doctrine, le nom même de Juif, la circoncision, tout, encore une fois, par cette sentence : « Celui qui n'est Juif qu'au dehors n'est pas Juif, il n'y a que celui qui l'est intérieurement ; » il saisit alors l'objection qui se présente, et le voilà l'attaquant de front. Cette objection, quelle est-elle ? Si tout cela ne sert de rien, pourquoi la vocation de ce peuple ? Pourquoi la circoncision a-t-elle été donnée ?
Comment s'y prend-il pour la résoudre ? Comme dans ce qui précède. Il ne prétendait pas là faire l'éloge des Juifs ; il retraçait les bienfaits de Dieu, et non leurs bonnes oeuvres. En effet, le nom qu'ils portaient, la connaissance qu'ils avaient de la volonté divine et du bien qu'il faut embrasser, ils les tenaient de la grâce, non de leur propre mérite ; et le Prophète le leur disait bien pour les humilier : «Il n'a pas fait de même envers les autres nations, il ne leur a pas manifesté ses jugements. » Psalm. CXLVII, 9. Moïse leur tenait aussi ce langage : « Demandez s'il a jamais rien existé de pareil. S’il est une nation à qui le Dieu vivant ait fait entendre sa parole du milieu du feu, et qui ait vécu. » Deut., V, 26. Paul suit encore la même ligne qu'il s'est tracée. Parlant de la circoncision, il n'a pas dit : La circoncision sans une vie vertueuse ne sert de rien ; il a dit : « La circoncision est utile avec la vertu. » C'est la même pensée, mais exprimée d'une manière plus douce. De même, après avoir dit : « Si vous transgressez la loi, » il n'ajoute pas : C'est en vain que vous avez été circoncis ; non, mais bien : « Votre circoncision est non avenue » par votre faute. De même encore il avait dit : « L'incirconcision jugera, non la circoncision elle-même, mais vous qui transgressez la loi, » respectant ainsi les institutions et frappant les hommes. Sa marche est la même ici. S'étant fait à lui-même cette objection : Qu'a de plus le Juif ? Il ne répond pas : Rien : il l'insinue seulement par la forme du discours, et puis il va plus loin il prouve qu'une telle prérogative n'a fait qu'aggraver le châtiment des Juifs. Comment ? Je vais le dire, après avoir cité l'objection dans toute son étendue. « Qu'a de plus le Juif, et quel est l'avantage de la circoncision ? Un grand avantage sous tous les rapports. Et d'abord, ils sont les dépositaires de la parole de Dieu. » Jamais il ne parle de leurs bonnes oeuvres, je l'ai déjà remarqué, toujours des bienfaits de Dieu. Que signifie cette parole : « Ils sont les dépositaires ? » La loi leur a été confiée, ils ont été jugés dignes de garder les divins oracles. Je n'ignore pas que plusieurs ont prétendu que cette confiance avait pour objet la solidité de la loi elle-même, et non la fidélité des Juifs ; mais ce qui vient ensuite ne permet pas cette interprétation. En premier lieu, c'est une accusation que Paul dirige contre ce peuple ; il le montre comblé des bienfaits de Dieu et payant ces bienfaits d’ingratitude.

Puis, comme je l'ai dit, la suite ne laisse aucun doute à cet égard : « Qu'importe que quelques-uns n'aient pas cru ? » — S'ils n'ont pas cru, me dira-t-on, comment ont-ils été faits dépositaires de la parole divine ?— Quelles sont les expressions de l'Apôtre ? Il n'a pas dit que Dieu leur a confié la parole à cause de leur foi ; car pourrait-il alors poursuivre en ces termes :
« Qu'importe si quelques-uns n'ont pas cru ? » Il ajoute encore, achevant de confirmer sa pensée : « Leur incrédulité rendra-t-elle vaine la promesse de Dieu ? Non certes. » Il proclame, par conséquent, le don de Dieu dans la confiance même dont ils sont l'objet. Remarquez encore, je vous prie, la prudence de ce langage. Ce n'est pas directement que Paul les accuse, c'est sous forme d'objection. Quelqu'un me demandera peut-être, dit-il , quelle est l'utilité de la circoncision ? Ils n'en ont pas usé comme il le fallait ; la loi leur était confiée; mais ils n'ont pas été fidèles. Encore même son accusation est-elle mitigée : il semble n'avoir en vue que de justifier la conduite de Dieu, et c'est pour cela qu'il les met en cause. Ferez-vous un crime à Dieu de ce qu'ils n'ont pas cru ? En quoi cela peut-il l'atteindre ? Est-ce que sa bienfaisance est anéantie parce que ses bienfaits sont payés d'ingratitude ? L'ingratitude fera- t- elle que l'honneur concédé ne soit plus l'honneur ? Voilà ce qui est renfermé dans cette sentence : « Leur incrédulité rendra-t-elle vaine la promesse de Dieu ? Non certes. » C'est comme si quelqu'un disait : J'ai fait honneur à cet homme ; s'il n'a pas profité de cet honneur, ce n'est pas à moi qu'on doit s'en prendre ; cela n'accuse pas ma bonté, mais uniquement son insensibilité. —Là ne s'arrête pas la pensée de l’Apôtre, elle va beaucoup plus loin : non-seulement leur incrédulité n'est pas une raison d'accuser Dieu, mais encore elle fait ressortir sa gloire et sa miséricorde, puisque Dieu comble d'honneur ceux qui doivent l'outrager.

5. Voyez-vous comme il les a montrés coupables dans ce dont ils se glorifiaient ? Quoique Dieu leur ait fait un si grand honneur, et que la prévision de ce qui devait arriver n'ait pas détourné sa bienveillance, ils ont fait servir à l'outrager la dignité même dont il les avait investis. Puis, comme Paul vient de dire : « Qu'importe que plusieurs n'aient pas cru ? » et comme de plus il est manifeste que tous ont été infidèles, de peur qu'il ne leur parût un accusateur trop sévère ou même un ennemi, s'il eût de nouveau parlé comme l’histoire, il présente comme une conclusion logique une vérité de fait, quand il ajoute : « Dieu seul est véridique, et tout homme est sujet à mentir. » Cela revient à dire : Je n'affirme pas simplement que plusieurs n'ont pas cru ; mettez, si vous voulez, que tous aient été infidèles. Il fait de la sorte une concession qui semble dépasser les bornes, pour prévenir toute impression fâcheuse et tout soupçon. Ainsi Dieu sera mieux justifié. Qu'est-ce donc que cette justification ? Qu'on instruise le procès, qu'on examine ce qu'il a fait pour les Juifs et ce que les Juifs ont fait pour lui ; la victoire se déclarera pour Dieu, on verra combien il est juste en toute chose. Quand Paul l'a bien démontré par tout ce qui précède, il fait comparaitre le prophète venant témoigner en faveur de la même vérité, et disant au Seigneur: «Pour que vous soyez justifié dans vos paroles, et que vous remportiez la victoire quand vous entrerez en jugement. » Psal. L, 3. Il a tout fait de son côté; mais eux n'en sont pas devenus meilleurs.

L'Apôtre élève encore une objection, qui naît de la précédente : « Si notre injustice fait mieux ressortir la justice de Dieu, que dirons-nous ? Dieu, pour parler le langage de l'homme, est-il injuste en nous faisant sentir le poids de sa colère ? Assurément non. » Il réfute maintenant l'absurde par l'absurde. Mais, comme cela n'est pas sans obscurité, il faut l'exposer d'une manière plus claire. Quel en est donc le sens ? A l’honneur que Dieu leur a fait, les Juifs ont répondu par l'insulte. Pour lui c'est une victoire de plus, c'est une manifestation éclatante de son amour pour les hommes, qu'il les ait honorés ainsi malgré de telles dispositions. —Puisque Dieu triomphe, me dira-t-on peut-être, parce que nous l'offensons et l'outrageons, puisque sa justice brille alors d'un plus vif éclat, pourquoi sommes-nous punis, quand nous sommes la cause de cette gloire et de ce triomphe ? — Comment Paul résoudra-t-il cette difficulté ? Par l’absurde, ai-je dit : si, parce que vous lui avez procuré la victoire, il vous infligeait un châtiment, ce serait inique ; mais, si vous êtes châtié sans qu'il y ait injustice de sa part, c'est que vous n'êtes pas la cause de sa victoire. — Remarquez jusque dans les expressions le respect de l'Apôtre pour Dieu. A peine a-t-il fait cette question : « Est-ce que Dieu commet une injustice en nous frappant de sa colère ? » qu'il ajoute : « Je parle le langage de l'homme. » C'est employer un raisonnement humain, veut-il dire ; au fond, le jugement de Dieu l'emporte infiniment sur ce qui pour nous est la justice ; il s'appuie d'ailleurs sur bien d'autres raisons ineffables. — L'obscurité n'ayant pas encore disparu, il y revient en ces termes : « Si la vérité de Dieu se répand davantage pour sa gloire à cause de mon mensonge, pourquoi suis-je après cela condamné comme pécheur ?» En effet, si la miséricorde, la justice et la bonté de Dieu se sont manifestées par le fait même de votre insoumission, ce n'est pas un châtiment que vous méritez, c'est une récompense. S'il en était ainsi, ce serait la confirmation de cette absurdité qu'on va redisant sans cesse que le bien vient du mal, que le mal produit le bien.

Il en résultera nécessairement de deux choses l'une : ou bien, que Dieu semblera punir d'une manière injuste ; ou bien, s'il ne punit pas, que notre mal à nous sera la cause de sa victoire ; deux choses également contraires au bon sens. C'est pour nous en convaincre, que Paul fait remonter de tels principes aux Gentils, pensant qu'il suffirait d'en dévoiler l'origine pour les réfuter. Voilà les hommes qui se jouaient de nous en disant : Faisons le mal, pour que le bien en arrive. Le texte ne saurait être plus formel. « N'agissons pas selon cette doctrine que la calomnie nous prête : Faisons le mal, pour qu'il en arrive du bien. Ces personnes seront justement condamnées. » Comme l'Apôtre disait : « Où abondait le péché a surabondé la grâce, » Rom., V, 20, dénaturant sa pensée et la tournant dans un autre sens, ils disaient qu'il était permis de faire le mal pour acquérir un bien. Tel n'était certes pas le langage de l'Apôtre ; il le réfutait même en disant : « Quoi donc ? Persévérerons-nous dans le péché pour que la grâce abonde ? A Dieu ne plaise! » Ibid., VI, 1-2. J'ai parlé des temps anciens, et je n'ai pas entendu vous donner un précepte. — Après avoir écarté cette idée, il déclare que cela serait même impossible : « Nous qui sommes morts au péché, comment reviendrons-nous à cette vie ?

6. Paul a pu se déchaîner à l'aise contre les Gentils ; car ils étaient plongés dans la corruption la plus profonde. Quant aux Juifs, bien qu'ils fussent tombés dans la négligence, ils avaient deux grandes protections, la circoncision et la loi, puis aussi leurs rapports avec Dieu et la mission d'enseigner tous les hommes. C'est pour cela qu'il leur enlève ce double moyen de défense, en démontrant qu'ils y trouveraient une raison de plus d'être châtiés. Il conclut son discours par cette pensée. S'ils ne devaient pas être punis, semble-t-il dire, après tant de prévarications, ce serait le cas de répéter ce blasphème : « Faisons du mal pour qu'il en résulte du bien. » Mais, si c'est toujours un blasphème, si ceux qui le profèrent encourent un châtiment, comme il l'a déclaré tout à l'heure en disant : « Ces personnes seront condamnées; » il est évident que les Juifs n'échapperont pas au supplice. Si le propos tenu le mérite, beaucoup plus le méritera l’action, et le supplice à son tour atteste l'existence du péché. Ce n'est pas l'homme qui l'inflige, en effet, pour qu'on puisse révoquer en doute l'équité du jugement; c'est Dieu, qui fait tout avec justice. Or, du moment où leur châtiment est équitable, c'est à tort qu'on dirigeait contre nous les paroles de dérision citées plus haut. La puissance (le Dieu conduisait et conduit encore tout pour faire éclater la rectitude et la gloire de nos institutions.

Ne soyons donc pas négligents, et nous pourrons alors délivrer les Gentils de leurs erreurs. Si nous n'avons de philosophie qu'en paroles, si nous nous déshonorons par nos actions, comment pourrons-nous les regarder en face ? Oserons-nous bien ouvrir la bouche pour discuter sur la doctrine ? Chacun de nous s'entendra dire : Vous qui n'avez pas accompli l’oeuvre la moins importante, comment vous permettez-vous d'exposer les choses les plus élevées ? Vous qui n'avez pas encore appris que l'avarice est un mal, avez-vous le courage de raisonner sur les choses célestes ? Peut-être savez-vous que c'est un mal. Alors vous n'en êtes que plus coupable, puisque vous péchez sciemment. — Et pourquoi faire intervenir un idolâtre ? Nos lois elles-mêmes ne nous permettent pas de prendre la parole si nos mœurs sont corrompues. « Le Seigneur a dit au pécheur : Comment prends-tu sur toi de raconter ma justice ? » Psal. XLIX, 16. Les Juifs étaient en captivité, et voici ce qu'ils répondaient aux Perses, quand ceux-ci les pressaient de chanter leurs divins cantiques : « Comment chanterions-nous les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère ? » Psal. CXXXVI, 4. Or, s'il n'était pas permis de chanter les cantiques du Seigneur chez les barbares, bien moins aura ce droit une âme barbare elle-même. Et ce nom ne convient-il pas à une âme sans pitié ? Cette loi qui défendait à des captifs de rompre le silence, parce qu'ils subissaient sur un sol étranger le joug des hommes, ne le défendra‑t-elle pas encore plus sévèrement aux malheureux esclaves du péché, à ceux qui mènent un genre de vie si contraire à leur éducation ? Les captifs avaient alors leurs instruments de musique, puisqu'il est dit : « Aux saules de ces lointains rivages, nous avons suspendu nos instruments. » Ibid., 2. Ils n'en étaient pas moins condamnés au silence.

Et nous aussi, quoique pourvus d'une bouche et d'une langue, qui sont les instruments du discours, nous devons nous interdire la parole, tant que nous demeurons les esclaves du péché, le plus barbare de tous les tyrans. Que répondrez-vous au Gentil, je vous le demande, adonnés que vous êtes à la cupidité, commettant même la rapine ?— Renoncez à l'idolâtrie, tournez vers Dieu votre intelligence, n'allez plus à la poursuite de l'or et de l’argent, lui direz-vous. — N'est-ce pas lui prêter à rire ? Il vous répondra : Commencez donc par vous adresser à vous-même ce langage. L'idolâtrie chez un gentil n'est certes pas un aussi grand crime que chez un chrétien. Nous serait-il possible de détourner le prochain d'une telle idolâtrie, ne nous en étant pas détachés nous-mêmes ? En vérité, nul ne nous est plus prochain que nous. Si nous ne parvenons donc pas à nous persuader, comment persuaderons-nous les autres ? Il suffit que quelqu'un ne gouverne pas bien sa maison pour qu'on ne lui confie pas le soin d'une Eglise ; le moyen alors de diriger autrui quand on ne sait pas même gouverner son âme ? Me direz-vous que vous n'adorez pas une idole d'or ; prouvez-moi que vous ne faites pas tout ce que l'homme vous commande. L'idolâtrie se présente sous différents aspects : un homme se fait l'esclave de Mammon, un autre se fait un Dieu de son ventre, un autre encore d'une plus détestable passion. Sans doute, vous n'immolez pas des génisses, comme font les Gentils ; mais vous sacrifiez votre âme, ce qui est tout autrement fatal. Vous ne fléchissez pas le genou, vous ne vous prosternez pas ; et qu'importe, si vous accomplissez avec une docilité parfaite tout ce que le ventre, l'or et la concupiscence voudront bien vous ordonner? Ce qui fait l'ignominie des Gentils, c'est justement d'avoir divinisé les passions, appelant Vénus la convoitise, la colère Mars, l'ivrognerie Bacchus. Si comme eux vous ne vous fabriquez pas des idoles, vous n'en subissez pas moins et sans vous plaindre l'empire des mêmes passions, profanant les membres du Christ par d'infâmes désordres, vous flétrissant par toute sorte d'iniquités.

Reconnaissez donc l'excès d'une telle déraison, je vous en conjure, et fuyez cette idolâtrie; ainsi Paul désigne l'avarice. Et ce n'est pas seulement l'avarice de l'argent et des possessions que nous devons fuir, c'est encore celle qui s'attache â des appétits dépravés, aux vêtements, à la table, â tous les objets du même genre. Nous serons bien plus gravement punis, nous, si nous n'obéissons pas aux lois du Christ. « Le serviteur qui connaît la volonté du maître et ne l'accomplit pas, est-il dit dans l'Evangile, recevra plus de coups. » Luc., XII, 47. Pour éviter une pareille peine, pour nous sauver en travaillant au salut des autres, rejetons de notre âme toute iniquité, embrassons la vertu. Nous acquerrons de la sorte les biens de la vie future ; et puissions-nous tous y parvenir, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, honneur, puissance, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.