Saint Jean Chrysostome

Homélie 5 sur l'Epître aux Romains

« Comme ils n'ont pas voulu s’attacher a la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur sens réprouvé ; en sorte qu'ils ont fait des actions indignes »

1. Pour n'avoir pas l'air de les désigner eux-mêmes, après avoir longuement parlé de la pédérastie, il aborde maintenant un autre genre de péché; et tout son discours s'applique dès lors à d'autres personnes. Comme toujours, lorsqu'il traite du péché devant les fidèles et qu'il leur enseigne à le fuir, il leur met devant les yeux l'exemple des infidèles. Il dit ailleurs : « Non dans l'entraînement de la concupiscence, ainsi que font les autres nations qui ne connaissent pas Dieu; » I Thess., IV, 5; et bientôt après : « Ne vous abandonnez pas à la tristesse, ainsi que font les autres n'ayant pas l'espérance. » Ibid., 13. Il cite de même ici de tels exemples, il montre que les coupables sont entièrement indignes de pardon, parce qu'ils ont péché, non par ignorance, mais avec préméditation. Aussi ne dit-il pas : Comme ils n'ont pas connu ; il dit : « Comme ils n'ont pas voulu s'attacher à la connaissance de Dieu. » C'est donc d'un jugement perverti et d'une volonté opiniâtre, non d'une surprise quelconque, que provient leur péché ; ce n'est pas à la chair qu'il en attribue l'origine, comme l'ont fait quelques hérétiques, mais à la dépravation de l'esprit et de la volonté : là est la source de tous les maux. Une fois que l'intelligence s'est dégradée, le guide étant incapable désormais de remplir sa tâche, tout tombe dans le désordre et la confusion. « Les voilà remplis de toute iniquité, de corruption, de malice, de méchanceté. » Rien n'y manque, vous le voyez : ils sont « remplis de toute iniquité. » Après avoir prononcé le mot générique, l'Apôtre entre dans les détails et les relève avec une extrême énergie, puisqu'il poursuit en ces termes : « Ils sont possédés par l'envie, ils respirent le meurtre. » Ceci en résulte, comme on le vit à propos d'Abel et de Joseph.

Après les avoir déclarés encore « querelleurs, astucieux, méchants, murmurateurs, détracteurs, ennemis de Dieu, insolents, » il complète son accusation, il arrive au faite du mal, en les traitant « d'arrogants et de superbes. » Le péché n'est pas, en effet, un mal aussi grave que l'orgueil après le péché. De là ce reproche que le même Paul faisait aux Corinthiens : « Et vous vous enorgueillissez.» I Cor., V, 2. Si celui qui s'enorgueillit du bien qu'il a fait en perd tout le mérite, quel supplice ne méritera pas celui qui s'enorgueillit des péchés qu'il a commis ? C'est se fermer à soi-même la porte du repentir. L'Apôtre les appelle de plus « inventeurs de maux » c'est dire qu'ils ne se sont pas contentés des crimes déjà connus, qu'ils en ont inventé de nouveaux ; et cela prouve bien qu'il n'y a là ni surprise ni entraînement, que tout est préméditation, désir arrêté de mal faire. Après avoir énuméré les divers genres de perversité, jusqu'à la révolte contre la nature, puisqu'il dit : « N'obéissant pas à leurs parents, » il en vient à la cause première de ce fléau, en proclamant ces hommes « sans affection et sans foi. » Le Christ avait signalé la même chose, quand il disait : « Parce que l'iniquité sera parvenue à son comble, la charité de plusieurs se refroidira. » Matth., XXIV, 42.

C'est la pensée de Paul dans ce passage : « Sans pudeur, sans affection, sans foi, sans miséricorde; » ils se sont même dépouillés de ce dernier don de la nature. C'est de la nature, en effet, que nous tenons cette propension à nous rattacher les uns aux autres, et cela se voit même chez les bêtes féroces. « Chaque animal, est-il écrit, aime son semblable et l'homme son prochain. » Eccli., XIII, 49. Les bêtes féroces le sont donc moins qu’eux. Paul nous enseigne par là que la perversion des doctrines a répandu dans le monde cette funeste maladie, et de plus, que l'une et l'autre infirmité dépend de la négligence de ceux qui en sont atteints. Il conclut, comme il l'avait fait par rapport aux dogmes, que les coupables sont indignes de pardon; et c'est pour cela qu'il ajoute : « Après avoir connu la justice de Dieu, ils n'ont pas compris que les auteurs de tels désordres méritent la mort, et non seulement ceux qui les commettent, mais encore ceux qui consentent à leurs actes. » Il a d'abord posé une alternative, et puis il frappe des deux côtés. — Qu'avez-vous à dire ? semble-t-il demander, que vous ignorez ce qu'il fallait faire ? C'est principalement dans le cas où vous l'eussiez ignoré que vous seriez coupable, vous étant éloigné de Dieu, qui vous l'apprenait. Mais nous vous prouvons de toute manière que vous le saviez, et que dès lors vous avez péché volontairement. Direz-vous que la passion vous entraîne ? Et pourquoi le concours et l'approbation que vous lui donnez ? « Non seulement les auteurs de ces désordres, mais encore ceux qui consentent à leurs actes. » Il signale donc en premier lieu ce qu'il y a de plus fatal et de moins pardonnable, afin de le déraciner; et nous savons que l'approbation du péché fait plus de mal que le péché lui-même.

Cela posé, il prend de nouveau le coupable à partie, mais avec une extrême rigueur, dans les paroles qui suivent : « C'est pourquoi vous êtes inexcusable, ô homme, qui que vous soyez, lorsque vous portez un jugement ; car, en jugeant les autres, vous vous condamnez vous-même. » Matth., VII, 2. Cela s'adresse principalement aux chefs de cette ville qui gouvernait elle-même l'univers. Voici donc le sens de ces paroles Vous vous ôtez, quelle que soit votre condition, tout moyen de défense. Lorsque vous condamnez l'impudicité, impudique vous-même, vous avez beau n'être condamné ni jugé par personne, la sentence que vous avez portée retombe sur votre tête. « Car nous savons que Dieu juge selon la vérité ceux qui commettent de pareilles actions. » Pour que nul ne s'applaudît d'échapper actuellement au supplice, il inspire au coupable la terreur, en déclarant que les choses ne se passent pas devant Dieu comme sur la terre. Ici-bas, de deux hommes ayant commis le même méfait, l'un est puni, l'autre se dérobe à la peine ; mais il n'en sera plus ainsi là-haut. Que le juge connaisse parfaitement la cause, c'est formellement dit ; on n'ajoute pas comment il la connaît, parce que cela n'était pas utile. Quand il s'agit de l'impiété, l'explication est complète : il est dit alors que l'impie connaissait Dieu, et de plus comment il le connaissait, par le spectacle des créatures. Là, le sujet dont il parle étant moins connu, Paul touche à la cause ; ici, c’est tellement clair pour tout le monde, qu'il n'en dit rien. La leçon qu'il donne dans ce passage ne s'adresse pas uniquement à ceux qui gouvernent, elle regarde aussi ceux qui sont gouvernés, « quiconque juge. »

2. Pour juger, les hommes n'ont pas besoin d'être assis sur un tribunal ou sur un trône, d'avoir à leur disposition des bourreaux et des chevalets; ils jugent partout les prévaricateurs, dans les réunions et les entretiens. s'inspirant de leur propre conscience. Personne n'oserai soutenir, par exemple, qu'un adultère ne soit digne de châtiment. Seulement ils condamnent les autres, remarque Paul, et ne se condamnent pas eux-mêmes. Avec quelle force aussi ne s'élève-t-il pas contre eux ? « Et vous croyez, ô homme, qu'en faisant ce que vous condamnez chez les autres, vous échapperez au jugement le Dieu ? » Après avoir donc montré combien était grand le péché du monde dans les doctrines et les actes, puisque les sages, ayant pour guide la création, non seulement ont abandonné Dieu, mais encore ont adoré les images des reptiles, qu'ils ont foulé aux pieds la vertu en même temps que la nature, puisqu'ils se sont de leur propre mouvement portés à des excès que la nature repousse, il parle ensuite du châtiment que subiront ces hommes criminels. Il est un supplice qu'il leur avait déjà rappelé quand il était question du crime même, en disant : « Ils reçoivent le prix mérité de leurs égarements. »

Comme ils ne sentent pas néanmoins ce premier supplice, il leur en annonce un autre qu'ils redoutent beaucoup plus. Il est vrai que ce supplice même, il le leur avait fait entrevoir, et que c'est bien là ce qu'il faut entendre par ce jugement de Dieu qui sera selon la vérité ; mais il l'établit ici d'une manière plus formelle, en s'écriant : « Croyez-vous, ô homme, vous qui commettez le mal que vous condamnez chez les autres, que vous échapperez au jugement de Dieu ? » Et comment échapperiez-vous au jugement de Dieu, quand vous n'échappez pas même au vôtre? Qui le pourrait prétendre? Or, nul doute que vous ne vous condamniez vous-même. Si ce tribunal intérieur a sur vous tant d'autorité, si vous n'avez pas trouvé grâce à vos propres yeux, à combien plus forte raison Dieu ne vous condamnera-t-il pas, lui qui est impeccable et souverainement juste ? Vous avez porté la sentence contre vous, et Dieu vous donnerait son approbation et ses éloges ? Ne serait-ce pas absurde de le supposer ? Vous méritez donc un supplice beaucoup plus redoutable que celui dont s'est montré digne l'homme condamné par vous. Le premier péché commis n'est pas comparable à celui que vous commettez vous-même après l'avoir blâmé, quoiqu'il soit identique. — Voyez-vous comme l'Apôtre aggrave de plus en plus son accusation ? Si vous punissez, semble-t-il dire, un homme moins coupable que vous, au risque de vous flétrir vous-même, serait-il possible que Dieu ne vous condamnât pas d'une manière encore plus sévère, la sentence ne pouvant jamais retomber sur lui, quand d'ailleurs votre crime est plus grave, je l'ai dit, et réprouvé par votre conscience même ? Tout en avouant que vous méritez d'être châtié, n'en tenez-vous aucun compte à cause de la longanimité du Seigneur, et vous livrez-vous à la confiance parce qu'il ne vous a pas encore frappé : c'est une rai-son de plus pour vous de craindre et de trembler. Ce n'est pas pour vous dispenser de la peine, c'est pour vous l'infliger avec plus de rigueur, si vous demeurez incorrigible, qu'il suspend les coups de sa justice ; et puisse un tel malheur ne pas vous arriver ! De là ce que Paul ajoute : « Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa mansuétude ? Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous engage au repentir ? »

Dès qu'il a loué la longanimité divine et qu'il a montré qu'elle est la source des plus grands biens pour qui veut en profiter, et voilà comment elle engage les pécheurs à la pénitence, il inspire de nouveau la frayeur. De même, en effet, que cette patience est une cause de salut quand on n'en abuse pas, de même elle augmente le châtiment quand on la dédaigne. On va redisant toujours que Dieu est trop bon et trop patient pour se venger de l’homme; mais, en le répétant, vous n'affirmez pas autre chose que l'aggravation du supplice qui vous attend. Si Dieu vous témoigne tant de bonté, ce n'est pas pour que vous accumuliez les fautes, c'est pour que vous vous en corrigiez. La patience divine est ce qui doit vous déterminer surtout à ne pas pécher ; il ne faut pas que le bienfait soit une cause d'ingratitude : quelque patient qu'il soit, Dieu finira toujours par exercer sa justice. Comment le savons-nous ? Parce que l'Apôtre dit lui-même ensuite : quand il existe une grande perversité sans que les pervers aient subi leur peine, ils la subiront de toute nécessité. Si c'est une chose à laquelle les hommes ne manquent pas, comment Dieu pourrait-il y manquer ? L'Apôtre en est venu donc naturellement à parler du jugement de Dieu. Ayant montré que beaucoup étaient passibles d'une condamnation, s'ils ne se repentaient pas, et qu'ils n'étaient pas punis sur la terre, il était par là même conduit à rappeler le jugement futur, et dans tout ce qu'il aura de terrible.

Aussi poursuit-il : « Par la dureté et l'impénitence de votre cœur, vous amassez contre vous des trésors de colère. » Un cœur que la bonté ne peut toucher, ni la menace fléchir, n'est-il pas entièrement insensible ? Que peut-on concevoir de plus dur ? De là cette pensée du supplice succédant à celle de la miséricorde, mais d'un supplice accablant pour l'homme que rien n'a pu convertir. Et notez le choix et la force des expressions : « Vous amassez contre vous des trésors de colère ; » car nous voyons la colère entassée, et ce n'est pas le juge, c'est l'accusé qui l'entasse de la sorte ; ce n'est pas Dieu, « c'est vous-mêmes qui amassez contre vous des trésors de colère. » Il a tout fait, au contraire, pour vous sauver : il vous a donné l'intelligence pour que vous distinguiez le bien du mal, il vous a témoigné la plus grande patience, en vous excitant par tous les moyens à vous convertir; il vous a menacé du jour redoutable, mettant tout en oeuvre pour obtenir votre amendement; si vous demeurez inflexible, « vous amassez contre vous des trésors de colère pour le jour de la vengeance, de la manifestation et de l'équitable jument de Dieu. » Il parle de la justice divine, afin que l'idée de passion ne se présente pas à votre esprit quand vous entendez le mot de colère. C'est également à propos qu'il parle de manifestation ; car la manifestation aura lieu lorsque chacun recevra selon ses mérites. Ici-bas, des torts nombreux sont commis, on dresse souvent des embûches à l'innocence : il n'en sera plus de même alors. « Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres, la vie éternelle à ceux qui auront persévéré dans le bien. »

3. Paul venait de se montrer sévère et même effrayant, en traitant du jugement et des supplices à venir ; mais, au lieu d'insister immédiatement sur cette matière, comme cela semblait naturel, il porte son attention et son discours sur un sujet plus agréable, sur la récompense des bons : « La vie éternelle à ceux qui, persévérant dans le bien, cherchent la gloire, l'honneur et la vie incorruptible. » Il ranime donc maintenant ceux dont le cœur avait faibli dans les épreuves; il nous enseigne de plus qu'il ne faut pas mettre sa confiance dans la foi seule, puisque ce tribunal doit connaître aussi des actions. Lorsqu'il aborde les choses futures, ne pouvant expliquer clairement ce que sont ces biens, il les appelle honneur et gloire. Comme ils dépassent infiniment tous les biens de ce monde, l'Apôtre n'a pas d'image qui puisse les exprimer; il a recours alors, pour en donner une idée quelconque, à ce qui brille le plus à nos yeux, à ce qui charme le plus nos âmes, à la gloire, à l'honneur, à la vie. Tels ne sont pas néanmoins les biens célestes, ils sont mille fois supérieurs, étant à l'abri de la corruption et de la mort. Voyez-vous comme il nous ouvre la voie vers la résurrection des corps ? C'est bien le corps qui doit devenir incorruptible, puisqu'il est seul sujet à la corruption. Comme ce n'en était pas assez, il ajoute l'honneur et la gloire. En effet, nous ressusciterons tous pour ne plus mourir, mais non tous pour la gloire : les uns iront aux tourments, les autres à la béatitude. « Quant à ceux qui, par esprit de contention... » Il déclare une fois de plus indignes de pardon ceux qui vivent dans l'iniquité, nous apprenant qu'ils sont tombés dans cet état par contention ou par nonchalance.

« Qui ne se rendent pas à la vérité, et se rangent du côté de l'injustice. » C'est un autre genre d'accusation. Et quelle excuse pourrait faire valoir celui qui fuit la lumière et qui se plaît dans l'obscurité ? De tels hommes nous y apparaissent, non point contraints et tyrannisés, mais « se laissant persuader par l'injustice; » ce qui vous apprend que la volonté seule est coupable dans cette chute, et qu'on ne saurait s'en prendre à la nécessité. « Tribulation et désespoir sur l'âme de tout homme qui commet l'iniquité. » Quelque opulent qu'il puisse être, serait-il consul ou même monarque, il sera soumis au jugement ; on ne tiendra compte alors d'aucune distinction ni d'aucune dignité. Après avoir donc exposé la violence et la cause de la maladie, cause qui n'est autre que l’indolence même des malades; après avoir exposé le triste dénouement auquel ils iront aboutir s'ils persévèrent, et la facilité cependant de revenir au bien, il reporte de nouveau tout le poids de l'accusation sur les Juifs en première ligne : « Sur le Juif d'abord, et puis sur le Gentil. » Rien de plus juste; car plus on a reçu d'instruction, plus on sera rigoureusement puni, quand on agit mal. C'est donc dans la mesure de notre intelligence et de notre pouvoir que nous expierons nos prévarications. Si vous êtes riche, on exigera de vous une plus grande somme que du pauvre ; si vous êtes éclairé, une plus grande obéissance; si vous êtes investi du pouvoir, des oeuvres plus éclatantes : en tout vous devez contribuer selon la mesure de vos forces.

« Gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d'abord, au Gentil ensuite. » De quel Juif ou de quel Gentil parle-t-il ? De ceux qui vécurent avant la venue du Christ; il ne touche pas encore au règne de la grâce, il s'en tient aux temps antérieurs, faisant déjà disparaître la vieille distinction de juif et de gentil, afin que cette réforme étonne et choque moins quand il l'établira par rapport au temps de la grâce. En effet, puisqu'il n'existait aucune différence dans les âges précédents, alors que la grâce était loin d'avoir jeté le même éclat, et que l'état des Juifs brillait de toute sa gloire et de toute sa puissance, quelle raison pouvait-on opposer plus tard, quand la grâce était répandue avec tant d'abondance ? De là le soin que met l'Apôtre à faire ressortir cette vérité. Sachant qu'elle avait déjà son application dans les anciens temps, l'auditeur n'aura pas de peine à l'admettre après avoir reçu la foi. Les Gentils dont il est question dans ce passage ne sont pas les adorateurs des idoles, ce sont les adorateurs du vrai Dieu; ceux qui obéissaient à la loi naturelle et qui suivaient les pratiques d'une sincère piété, en dehors des observances judaïques : tels furent Melchisédech et Job, tels devinrent les Ninivites, tel se montra Corneille. Ainsi donc il commence à détruire la distinction entre les circoncis et les incirconcis, il attaque de loin cette différence, de telle sorte qu'il puisse la déraciner ensuite sans exciter de soupçon, et qu'il y soit comme entraîné par la nécessité; c'est là ce qui caractérise toujours la prudence apostolique. S'il avait restreint cet enseignement en l'appliquant à la seule époque de la grâce, son langage eût paru singulièrement suspect ; mais dès qu'il y venait par une transition naturelle, en parlant de la corruption et de la perversité qui régnaient alors dans le monde, il se mettait en garde contre les esprits soupçonneux.

4. Que telle soit l'intention de Paul, on le voit par la contexture même de son discours. S'il ne s'était proposé ce but, il se fût contenté de dire « Par la dureté et l'impénitence de votre cœur, vous amassez contre vous un trésor de colère pour le jour de la colère; » il y eût arrêté son raisonnement, qui se trouvait du reste complet. C'est parce qu'il n'avait pas uniquement en vue de parler du jugement à venir, et qu'il voulait établir en outre l'égalité parfaite du Juif et du Gentil, dans le sens indiqué tout à l'heure, qu'il est allé plus loin en développant les idées émises. Voyez plutôt : il a d'abord effrayé son auditeur, il a fait retentir la menace du terrible jour, il a dit combien c'est une chose funeste de vivre dans l'iniquité, que nul ne péchait par ignorance, que le péché ne resterait pas impuni, que pleine justice en serait faite, s'il n'était pas châtié dans le présent ; il veut prouver ensuite que la doctrine de la loi n'est pas absolument nécessaire, par la raison que la récompense et le châtiment dépendent des oeuvres accomplies, et nullement de la circoncision reçue ou non reçue. Il avait déjà dit que le Gentil n'échapperait pas au supplice, ce qui se trouvait pleinement démontré ; il en avait ensuite induit qu'il pouvait avoir part à la récompense ; et de tout cela il concluait que la circoncision et la loi étaient désormais inutiles. Ce dernier passage porte donc principalement contre les Juifs. Ils étaient pleins d'orgueil et d'obstination, ne daignant pas d'une part se mettre au rang du reste des nations, et de l'autre se moquant de cette doctrine, que les péchés étaient effacés par la foi; aussi l'Apôtre a-t-il commencé par faire leur procès aux Gentils, dont il était alors question, pour attaquer ensuite les Juifs avec plus de confiance et sans exciter de soupçon.

Quand il parle après cela du châtiment, non seulement il montre que la loi n'est d'aucun avantage pour le Juif, mais qu'elle aggrave encore sa condition ; ce qui du reste était insinué plus haut. Si le Gentil est inexcusable, en effet, de d'être pas devenu meilleur, d'être demeuré sourd à la voix de la nature et de sa propre conscience, à plus forte raison le Juif, puisqu'il a de plus la parole et la doctrine de la loi. Le raisonnement accepté sans peine lorsqu'il se dirige contre les désordres de l'étranger, le Juif est forcé de l'accepter ensuite quand on le retourne contre lui. Pour lui faire mieux accueillir sa parole, Paul le fait encore passer le premier en parlant de la récompense : « Gloire, honneur et paix à quiconque opère le bien, au Juif d'abord, au Gentil ensuite. » Ici-bas, toutes les possessions qu'on peut avoir sont un sujet d'inquiétude et de trouble, quelque riche ou puissant qu'on soit, serait-on sur le trône ; ne serait-on pas en lutte avec autrui, on l'est souvent avec soi-même, la guerre existe entre nos propres pensées : là-haut rien de semblable, tout sera dans le calme et la sécurité, dans la paix véritable. Après avoir donc démontré par tout ce qui précède que les hommes vivant en dehors de la loi pouvaient acquérir les mêmes biens, il poursuit en appuyant sur son raisonnement : « Il n'y a pas en Dieu acception de personnes. » Pour prouver que le Juif et le Gentil prévaricateurs seraient punis, il n'avait pas besoin d'argumenter; mais cela lui devient nécessaire pour établir que le Gentil peut parvenir à l'honneur ; car c'était pour les Juifs une chose étonnante, incroyable même, qu'un homme n'ayant jamais entendu ni la loi ni les prophètes, eût droit à l’honneur parce qu'il aurait fait le bien. Voilà pourquoi, je l'ai dit, il les façonne à cette doctrine pour les temps qui précédèrent la grâce; il obtiendra mieux leur assentiment pour ceux où la foi brillera dans les âmes. Il n'est nullement suspect ici, étant comme entraîné hors de sa pensée première. Donc, quand il a dit : « Gloire, honneur et paix à quiconque opère le bien, au Juif d'abord, au Gentil ensuite, » il poursuit : « car il n'y a pas en Dieu acception de personnes. » Ciel ! comme il triomphe avec avantage ! En faisant ainsi ressortir l'absurdité d'une supposition contraire, il montre clairement que ce serait l'opposé de ce que Dieu veut, une véritable acception de personnes, chose qu'on ne saurait attribuer à Dieu. Paul ne dit pas cependant d'une manière directe : S'il n'en était pas ainsi, Dieu ferait acception de personnes. Son langage est plus respectueux : « Il n'y a pas en Dieu acception personnes ; » Dieu ne regarde pas la dignité de celui qui agit, il pèse la nature de l’œuvre. C'est déclarer que le Juif diffère du Gentil, non par la réalité, mais par une distinction conventionnelle. Il était dès lors naturel d'ajouter : Ce n'est pas parce que celui-ci est Juif et celui-là Gentil que l'un est honoré et l'autre méprisé, les œuvres seules en décident. Il ne s'exprime pas néanmoins ainsi; c'eût été provoquer la colère des Juifs : il développe ce principe, rabaissant leur orgueil et leurs prétentions, pour le leur faire mieux accepter. Où le voyons-nous ? Dans les paroles suivantes : « Tous ceux qui auront péché en dehors de la loi, périront sans la loi; et tous ceux qui auront péché dans la loi, seront jugés par la loi même. » Ce n'est plus seulement l'égalité du Juif et du Gentil qu'il proclame, égalité dont nous avons assez parlé; il montre le lourd fardeau que la loi fait peser sur le premier. Dans le sens de ce texte, l'homme qui vit eu dehors de la loi n'est pas de pire condition ; au contraire, il a cet avantage de n'être pas accusé par la loi : étant en dehors de la loi, il échappe à la condamnation que la loi prononce, il ne relève que de la raison et de la conscience. Le Juif relève aussi de la loi, qui pour lui se joint à la nature : plus il a reçu de soins, plus il sera châtié s'il prévarique.

5. Voyez comme l'Apôtre met en relief la nécessité particulière où sont les Juifs d'accourir à la grâce. Comme ils prétendaient n'avoir pas besoin de la grâce, s'estimant justifiés par la loi seule, il leur prouve qu'ils en ont plus besoin que les Gentils, par la raison qu'ils doivent être plus sévèrement punis. Il fait un autre raisonnement, en vue de corroborer ce qui précède : « Les simples auditeurs de la loi ne sont pas justes devant Dieu. » C'est avec raison qu'il ajoute : « Devant Dieu; » car devant les hommes ils peuvent être jugés dignes de respect et recevoir les plus grands hommages, tandis que devant Dieu c'est tout l'opposé. « Ceux qui mettent en pratique la loi sont seuls justifiés. » Observez avec quelle force de raison il combat les idées de ses frères. Si vous comptez être sauvés par la loi, semble-t-il leur dire, vous serez précédés par les Gentils exécutant d'eux-mêmes ce qui est écrit. — Et comment peut-il se faire, m'objecterez-vous, qu'on exécute sans avoir entendu ? — Cela se peut, répond l'Apôtre, et non seulement cela, mais une chose bien plus étonnante : on peut exécuter les préceptes de la loi sans la connaître, et de plus, on peut ne pas l'accomplir après en avoir eu connaissance. C'est ce que Paul exprime bientôt avec une grande énergie : « Vous enseignez les autres et vous ne vous enseignez pas vous-même ? » Mais il commence par prouver ici la première chose : « Lorsque les Gentils, n'ayant pas la loi, font naturellement ce que la loi commande, ils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi. » Je ne rejette pas la loi, semble-t-il dire, je me borne à justifier ainsi les Gentils. — Voyez comme il renverse la gloire du judaïsme, sans fournir aucun moyen de l'accuser d'être un contempteur de la loi ; il l'exalte, au contraire, il en fait ressortir la grandeur, tout en poursuivant son but. Ce mot « naturellement » signifie l'application à suivre la raison naturelle. Il en résulte que les étrangers dont il parle sont meilleurs que les Juifs, et, ce qui rehausse encore plus leur mérite, meilleurs parce qu'ils n'ont pas reçu la loi , cette même loi qui semble faire la prééminence des Juifs. C'est pour cela que ces étrangers sont admirables, pour avoir accompli toutes les prescriptions de la loi, sans qu'elle leur ait été nécessaire : ils ont gravé dans leur âme les oeuvres au lieu des écrits. C'est ce qu'il dit ensuite : «  Ils montrent l’œuvre de la loi écrite dans leur cœur, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant ou se défendant entre elles, au jour où Dieu jugera le secret des hommes, selon l'évangile que je prêche par Jésus-Christ. » Le voilà donc faisant apparaître de nouveau ce jour et le montrant bien proche ; il ébranle ainsi les esprits, tout en établissant que la meilleure récompense sera pour ceux qui, n'ayant pas reçu la loi, se sont efforcés d'en accomplir les préceptes. Ce qui doit surtout nous frapper dans cette prudence apostolique, il est juste de le dire maintenant. Comme dans le cours de sa démonstration, Paul avait mis le Gentil au-dessus du Juif, il ne s'exprime plus de la même manière dans la conclusion, pour ne pas exaspérer ce dernier. Cette observation deviendra plus-évidente si je rapporte les expressions mêmes de l'Apôtre. Il avait déjà dit: «La justification sera le partage, non de ceux qui entendent la loi, mais de ceux qui l'observent ; » il était dans l'ordre qu'il ajoutât : « Puisque les Gentils, qui n'ont pas la loi, sont naturellement ce que la loi commande, » ils s'élèvent par là même au-dessus des hommes instruits de la loi. Il ne va pas cependant jusqu'à tirer cette conséquence, il s'en tient à louer les Gentils ; il ne poursuit pas le parallèle, voulant que les Juifs acceptent son discours. Il ne s'est pas exprimé dès lors comme je viens de le dire. Comment donc ? «Les nations qui n'ont pas la loi pratiquent naturellement ce que la loi commande, se tiennent lieu elles-mêmes de cette loi qu'elles n'ont pas; elles montrent l’œuvre de la loi gravée dans leur cœur, leur conscience leur rendant témoignage.» A la place de la loi elles ont la conscience et la raison. C'est encore une preuve que Dieu a fait l'homme capable d'embrasser la vertu et de repousser le vice.

Ne vous étonnez pas s'il insiste sur une telle affirmation, non deux ou trois fois, mais plus souvent encore; c'était un point essentiel et capital pour répondre à ceux qui disaient : Pour-quoi le Christ n'est-il venu qu'à cette époque ? Qu'en était-il de sa sagesse, de sa bonté dans les siècles antérieurs ? S'attaquant donc en passant à de tels contradicteurs, il démontre que le genre humain n'était nullement alors abandonné par la divine Providence, pas même avant la promulgation de la loi. « Ce que nous pouvons connaître de Dieu était pour eux manifeste; » ils savaient ce qu'est le bien, ce qu'est le mal, et par là ils jugeaient les autres. Le Christ leur en fait un grief : « En jugeant votre prochain, vous vous condamnez vous-mêmes. » Matth., VII, 2. Quant aux Juifs, ils avaient la loi, d'après ce que nous avons dit, sans compter la raison et la conscience. — Pourquoi Paul parle-t-il des « pensées qui s'accusent ou même se défendent ?» S'ils ont la loi et si de plus ils accomplissent les oeuvres, sur quoi peuvent porter les accusations du raisonnement ?— Cela ne s'applique pas seulement à ces hommes, il faut l'entendre de toute l'humanité. Là sont des pensées qui s'accusent et se défendent, devant ce tribunal l'homme n'a pas besoin d'un autre accusateur. Pour exciter davantage la crainte, il ne dit pas ensuite que les péchés des hommes seront dévoilés, mais bien « leurs secrets. » Comme il vient de dire : «  Vous qui jugez les auteurs de telles actions, et qui les commettez vous-mêmes, pensez-vous que vous échapperez au jugement de Dieu ? » de peur que vous ne preniez votre jugement pour base en appréciant la sévérité du jugement divin, il vous enseigne de combien celui-ci l'emporte, puisque « les secrets des hommes » y seront dévoilés; et voilà qu'il ajoute : «  Selon l'Evangile que je prêche, par Jésus-Christ. » les hommes ne sauraient juger que des choses apparentes. Antérieurement c'est du Père seul que l'Apôtre parlait ; mais, une fois qu'il a touché les cœurs par les sentiments de la crainte, il en vient à leur parler du Christ, sans toutefois l'isoler du Père, qu'il mentionne encore ici. La dignité de la prédication s'en trouve relevée. Notre prédicateur annonce, dit-il, ce que la nature avait témoigné d'avance.

6. Voyez-vous avec quelle sagesse il les amène à l'Évangile et les attache au Christ en leur faisant voir que notre religion ne se renferme pas dans les limites du présent et qu'elle s'étend à toutes les époques ? Ce qu'il insinuait tout à l’heure en disant : « Vous amassez contre vous des trésors de colère pour le jour de la colère, » il déclare encore ici: « Dieu jugera les secrets des hommes. » Que chacun donc, rentrant dans sa conscience et passant en revue ses péchés, se demande un compte rigoureux à lui-même, afin que nous ne soyons pas plus tard condamnés avec le monde. Plein d'effroi sera ce jugement, redoutable le tribunal, terrible le compte à rendre ; là coulera le fleuve de feu. «  Le frère ne rachète pas, est-ce que l'homme rachèterait ?» Psalm. XLVIII, 8. Rappelez-vous ce que nous en dit l'Évangile et les anges allant de tous les côtés, et la chambre nuptiale désormais interdite, et les lampes qui sont encore allumées, et les bourreaux entraînant les coupables dans la fournaise. Faites une supposition : si quelqu'un de nous devait s’entendre reprocher aujourd'hui une faute secrète dans cette église seulement, n'aimerait-il pas mieux mourir, descendre dans les entrailles de la terre, que voir sa honte étalée devant tant de spectateurs ? Que ne souffrirons-nous donc pas quand tout sera mis sous les yeux du monde entier, de ceux qui nous connaissent comme de ceux qui ne nous connaissent pas, rien ne demeurant caché sur ce vaste et lumineux théâtre ? Hélas ! par quel motif vais-je tenter de vous effrayer ? Par la crainte de l'appréciation des hommes, alors que nous devons uniquement craindre les regards et la justice de Dieu ? Que ferons-nous, je vous le demande, lorsque grinçant des dents, nous tomberons dans les ténèbres extérieures ? ou plutôt, chose tout autrement terrible, que ferons-nous en comparaissant devant Dieu ? Il suffit d'avoir l'intelligence et le sentiment pour subir déjà les tourments de la géhenne, quand on est expulsé de la présence de Dieu, c'est parce qu'on est insensible à cette première peine, qu'il nous menace aussi du feu.

Nous devrions gémir, non sous le coup du supplice, mais sous celui du péché. Entendez Paul poussant des soupirs et versant des larme sur des péchés expiés d'avance : « Je ne suis pas digne de porter le nom d'apôtre, s'écrie-t-il parce que j'ai persécuté l'Église. » I Cor., XV, 9 Entendez encore David appelant sur lui le châtiment dont il avait été délivré, et rappelant ainsi son offense envers Dieu : « Que votre main soit sur moi et sur la maison de mon père, II Reg., XXIV, 17. C'est une chose plus grave, en effet, d'offenser Dieu, que d'en être puni. Nos dispositions sont aujourd'hui si déplorables que, sans la crainte de l'enfer, nous serions incapables d'accomplir un bien quelconque. Mais à défaut d'autre motif, nous en sommes déjà dignes parce que nous craignons l'enfer plus que le Christ. Il n'en était pas ainsi du bienheureux Paul, c'était bien le contraire ; et c'est parce que nos dispositions ne ressemblent pas aux siennes que nous sommes condamnés à l'enfer. Si nous aimions le Christ comme il mérite d'être aimé, nous saurions par là même qu'il est plus affreux de l'offenser que de tomber dans la géhenne; c'est parce que nous ne l'aimons pas que nous ignorons la grandeur d'un tel supplice. Voilà le sujet capital de ma douleur et de mes plaintes. Que n'a pas fait Dieu cependant peur obtenir d'être aimé de nous ? que n'a-t-il pas mis en oeuvre ? quel moyen a-t-il négligé ? Nous l'avons accablé d'insultes alors qu'il ne nous faisait aucun mal ; bien plus, nous l'avons abandonné malgré les bienfaits sans nombre et les inénarrables faveurs dont il nous comblait, quand il ne cessait de nous appeler et de nous attirer ; et même alors il n'a pas exercé contre nous sa justice, il est accouru le premier, il nous a retenus dans notre fuite ; et nous lui avons échappé, et nous nous sommes jetés entre les bras du démon.

Il ne s'est pas néanmoins arrêté pour cela, il nous a député messagers sur messagers pour nous rappeler encore, les prophètes, les anges, les patriarches : et nous, non contents de ne pas accepter leur ambassade, nous les avons outragés. Après tant de tentatives inutiles, il ne nous a pas non plus rejetés; semblable à ces hommes dont le violent amour n'est rebuté par aucun mépris, il va s'adressant à tous les êtres, au ciel, à la terre, à Jérémie, à Michée, non pour faire entendre des accusations, mais pour se justifier lui-même; il vient avec les prophètes trouver ceux qui se sont détournés de lui, prêt à rendre compte de sa conduite, les suppliant d'écouter ses explications et cherchant à se faire entendre de ces hommes frappés d’une complète surdité. « Mon peuple, s'écrie-t-il, que t'ai-je fait ? quelle peine -t'ai-je causée ? réponds-moi ? » Mich., VI, 3. Pour toute réponse, nous avons mis à mort les prophètes, nous les avons lapidés, nous avons accumulé les crimes. Qu'a-t-il fait alors ? Il n'a plus envoyé les anges, les patriarches, mais bien son propre Fils. En venant sur la terre, le Fils a été tué; et l'amour de Dieu, bien loin de s'éteindre, n'en est devenu que plus ardent : le meurtre de son Fils ne l'empêche pas de persister dans ses exhortations et ses prières, il n'est rien qu'il ne tente pour nous ramener à lui. Paul élève sa voix puissante : « Nous remplissons une ambassade au nom du Christ, c'est comme si Dieu vous exhortait par notre bouche ; réconciliez-vous avec Dieu. » Il Cor., v, 20.

7. Et rien de tout cela n'a pu nous déterminer à la réconciliation. N'importe, Dieu ne nous a pas abandonnés, il va toujours nous menaçant de la géhenne, nous promettant le royaume, pour tâcher de nous gagner ainsi ; et nous demeurons comme des êtres insensibles. Que peut-on concevoir de plus abominable qu'une telle férocité ? Qu'un homme sût agir de la sorte, est-ce que cent fois nous ne serions pas tombés à ses pieds ? Et quand c'est Dieu même, nous le repoussons ! 0 lâcheté, ô ingratitude, de vivre constamment dans le vice et l'iniquité ! S'il nous arrive de faire le moindre bien, comme de vils esclaves nous le relevons avec le plus grand soin pour nous en faire un titre à la récompense, supposé qu'il y ait ici récompense. Ah ! c'est quand vous ne travaillez pas en vue de la récompense qu'elle vous est plus abondamment accordée. Faire valoir et compter avec tant d'exactitude ce qu'on peut avoir fait, c'est d'un mercenaire plutôt que d'un serviteur reconnaissant. Nous devons tout faire pour le Christ, et non pour la récompense ; car, s'il nous a menacés de la géhenne et s'il nous a promis le royaume, c'est pour nous obliger à l'aimer. Aimons-le donc, et que notre amour soit digne de lui; là est une grande récompense, le royaume et la joie, les délices et la gloire, l'honneur et l'éclat, une félicité sans bornes, qui s'élève au-dessus de toute expression et de toute intelligence. Mais je ne sais comment j'en suis venu à vous tenir ce discours, à vouloir persuader aux hommes qui ne dédaignent ni le pouvoir ni la renommée, de ne tenir par amour pour le Christ aucun compte du royaume. Il est vrai qu'il y eut des hommes grands et généreux qui s'élevèrent jusque-là. Pierre brûlait d'un tel amour ; il préférait le Christ à sa propre vie, à son âme, à tout sans exception. Quand il l'eut renié, ce n'est pas la crainte du châtiment qui faisait couler ses larmes, c'est d'avoir offensé celui qu'il aimait, pensée plus poignante que toutes les tortures. Il témoignait ces sentiments avant même d'avoir reçu l'Esprit saint. On le voit par les fréquentes paroles qu'il adressait à son Maître : « Où allez-vous ? » lui disait-il un jour. « A qui irons-nous ? » avait-il dit auparavant; puis encore : « Je vous suivrai partout où vous irez. » Joan., XIII, 36; v i, 69; Matth., VIII,19. Le Christ était tout pour les siens, ils ne mettaient avant lui ni le ciel ni le royaume du ciel. Vous m'êtes tout cela, semble lui dire Pierre. — Et faut-il s'étonner que Pierre soit ainsi disposé ? Entendez donc le Prophète : «  Que peut me donner le ciel, et qu'ai-je voulu hors de vous sur la terre ? » Psalm. LXXII, 25. Ni la-haut ni dans ce monde inférieur il n'est rien que je désire, si ce n'est vous. — Voilà de l'affection, voilà de l'amour; si nous aimons de la sorte, nous estimerons comme néant, en comparaison de cet amour, non seulement les choses présentes, mais encore les biens à venir, et dès ici-bas nous aurons les joies du royaume, ayant celles d'un tel amour. — Et comment cela, me dira-t-on, pourrait-il être ? — Nous y parviendrons en pensant à la manière dont nous l'avons outragé après qu'il nous avait comblés de bienfaits et pendant qu'il persistait à nous faire entendre ses exhortations; en comparant nos oublis à son égard et ses soins envers nous ; en le voyant nous poursuivre sans cesse pour nous attirer et nous gagner.

Par ces réflexions et d'autres semblables, nous pourrons allumer en nous un tel amour. Serait-ce le dernier des hommes qui témoignerait une affection aussi persévérante, un roi même en serait l’objet, celui-ci pourrait-il ne pas la respecter ? Non certes. Et quand celui qui nous aime possède une beauté, une gloire et des richesses ineffables, tandis que nous sommes si peu devant lui, comment ne mériterions-nous pas mille supplices en repoussant de la sorte un amour qui descend de ces hauteurs infinies pour venir nous chercher si bas ? Dieu n'a besoin de rien qui nous appartienne, et cependant il ne cesse pas de nous aimer : nous avons un extrême besoin de ses biens, et cela ne nous empêche pas d'être infidèles à son amour ; nous lui préférons les richesses, les amitiés humaines, le repos matériel, la puissance et les distinctions, alors qu'il nous préfère à tout. Il n'avait qu'un Fils, participant à sa propre substance, et il ne l'a pas épargné pour nous, quoique tant de choses passent avant lui dans nos affections. Ne méritons-nous donc pas tous les tourments de la géhenne, alors même qu'ils seraient mille fois plus grands qu'ils ne sont ? Qu'avons-nous à dire quand nous mettons les préceptes de Satan au-dessus des lois du Christ, quand nous sacrifions notre salut même, quand il n'est pas d'iniquité qui n'obtienne de notre part la préférence sur celui qui pour nous a tant souffert? De quelle indulgence sommes-nous dignes ? quelle excuse pouvons-nous faire valoir ? Aucune. Cessons de nous jeter à travers les précipices, revenons à nous, et, méditant sur toutes ces choses, rendons gloire à Dieu par nos oeuvres, car les paroles ne suffisent pas pour cela. Puissions-nous tous obtenir ainsi la gloire dont il est lui-même la source, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.