Saint Jean Chrysostome
Homélie sur la Nativité
1.
Pour vous rendre ma démonstration plus lucide et plus frappante, veuillez vous élever aux considérations que je vais vous exposer : c’est en rappelant un souvenir historique des plus reculés et en vous citant d’antiques lois, que j’essaierai de rendre mon sujet aussi clair que possible. La loi dont je parle existait chez les Juifs dès la plus haute antiquité; mais il nous faut reprendre les choses encore de plus loin. Lorsque Dieu eût délivré le peuple hébreu des persécutions des Egyptiens et de la tyrannie d’une nation barbare, apercevant parmi ce peuple des restes d’idolâtrie, remarquant son inclination vers les choses sensibles, et l’admiration que lui inspiraient la grandeur et la beauté des édifices religieux, il lui ordonna de construire un temple qui, par la richesse et la matière, aussi bien que par la variété des ornements et l’élégance de la forme, éclipsât tous les autres temples de la terre. De même qu’un tendre père, accueillant après une longue absence son fils, qu’avait entraîné dans la dissolution la société d’hommes débauchés, corrompus et pervers, pourvoit à tous ses besoins avec une générosité et un éclat qui, le mettant à l’abri de toute gêne, éloignent de lui tout regret du passé et jusqu’à la pensée de ses égarements, ainsi le Seigneur, à la vue de l’attrait des Juifs pour les choses des sens, résolut de frapper leurs yeux d’un spectacle merveilleux qui bannit de leur âme le regret de tout ce qu’ils avaient vu ou éprouvé en Egypte.
Il élève donc un temple, image de l’univers entier, du monde visible et du monde invisible. La division qui règne entre le ciel, la terre et le firmament, sorte de muraille qui les divise, il l’établit dans l’édifice. Il y distingua aux parties dont un voile marquait la limite ; la première partie, située en-deçà du voile, était ouverte à tout le peuple; la seconde partie, que le voile cachait, était invisible et inaccessible à tout le monde ; à l’exception unique du grand prêtre. Du reste, ceci n’est pas une simple conjecture de notre invention. Que le temple ait été fait sur le plan de l’univers, saint Paul l’indique en parlant de l’ascension de Jésus-Christ dans les cieux. « Le Christ n’est point entré dans un sanctuaire bâti de la main des hommes, image du sanctuaire véritable. » (Hébr. IX, 24). Conséquemment, le sanctuaire que l’on voyait sur terre n’était que l’image du véritable sanctuaire. Que le voile du temple séparât le Saint des saints de l’autre partie de l’édifice, comme le firmament sépare les sphères supérieures des sphères inférieures que nous avons sous les yeux, l’Apôtre l’inique encore quand il appelle le ciel un voile véritable. Après avoir dit de l’espérance qu’elle est pour notre âme une ancre ferme et sûre, il ajoute : « Elle s’avance jusqu’au-delà du voile, au-delà de ce ciel où Jésus est entré comme notre précurseur. » (Hebr. VI, 19, 20). En deçà du voile du temple, on remarquait le candélabre, une table, un autel d’airain destiné aux holocaustes et aux sacrifices. Au-delà du voile se trouvaient d’une part, l’arche revêtue d’or dans toutes ses parties, laquelle renfermait les tables de la loi, une urne d’or, et la verge d’Aaron qui avait fleuri; d’autre part, un autel d’airain sur lequel on offrait non plus des sacrifices et des holocaustes, mais le parfum de l’encens. Au grand prêtre seul appartenait le privilège de s’approcher des objets renfermés dans la seconde partie. J’invoque de nouveau en cette matière le témoignage de l’Apôtre : « Le premier tabernacle, dit-il, possédait des règlements touchant le culte de Dieu et un sanctuaire terrestre. » (Hébr. IX, 1). Il désigne du nom de sanctuaire terrestre la partie extérieure du temple parce qu’elle était accessible à tous. « On y voyait, poursuit-il, le candélabre, la table et les pains de proposition. Après le voile, le second tabernacle appelé le Saint des saints. Il y avait un encensoir d’or, l’arche d’alliance revêtue d’or en entier, dans laquelle était une urne remplie de manne, la verge d’Aaron qui avait fleuri et les tables d’alliance. Au-dessus de l’arche, des chérubins éclatants couvraient la propitiatoire. Ces choses ainsi disposées, les prêtres entraient en tout temps dans le premier tabernacle pour y remplir les fonctions de leur ministère. Mais quant au second, le pontife seul y entrait, et une seule fois dans l’année et avec du sang qu’il offrait pour ses péchés et pour ceux du peuple. » (Hébr. IX, 2-7). Voyez-vous le grand prêtre ayant seul le pouvoir d’y entrer une fois dans l’année ?
Quel rapport existe-t-il, direz-vous, entre ces choses et le jour dont nous nous occupons ? Attendez encore un peu, et n’ayez point d’inquiétude. Nous avons pris la question à sa source même et nous nous efforçons d’en amener la solution de manière à ce que vous puissiez, sans peine aucune, en constater l’évidence. Ou plutôt, coupant court à tout ce qui serait capable de jeter l’obscurité dans notre langage, et pour prévenir la lassitude qu’un discours trop long vous causerait, je vous communique un des motifs qui m’ont déterminé à prendre un semblable point de départ. Quel est ce motif ? Il y avait six mois qu’Elisabeth était enceinte, lorsque Marie conçut son divin fils. Par conséquent, si nous connaissons quel était précisément ce sixième mois, nous connaîtrons l’époque précise de la conception de la Vierge. Le temps auquel elle a du concevoir étant connu, il suffira de compter neuf mois pour en arriver à connaître le temps de sa délivrance.
Et comment saurons-nous avec certitude quel était le sixième mois de la grossesse d’Elisabeth ? Nous le saurons, si nous découvrons le mois où elle même conçut. Et ce point, comment à son tour le connaître ? Par la connaissance de celui où Zacharie son époux reçut cette agréable nouvelle. Enfin où apprendre encore cela ? Dans la divine Ecriture : le saint Evangile rapporte que Zacharie était dans le Saint des saints, lorsqu’un ange lui apparut et lui prédit, avec la conception, la naissance de Jean. Si donc, à l’aide des Livres sacrés, nous voyons clairement le grand prêtre entrer absolument seul une fois dans l’année dans le Saint des saints, et en quel temps et en quel mois de l’année il exerce ce privilège, nous connaîtrons à n’en plus douter l’époque où Zacharie jouit de la présence de l’ange ; et il sera aisé à chacun de nous de déterminer l’époque à laquelle fut conçu son enfant. Outre saint Paul qui nous montre le grand prêtre entrant une seule fois l’année dans le Saint des saints, voici le langage exprès que Moïse tient à ce sujet : « Le Seigneur s’adressant à Moïse s’exprima en ces termes : parlez à Aaron votre frère ; qu’il n’entre pas indifféremment en tout temps dans le sanctuaire qui est au-delà du voile, devant le propitiatoire qui couvre l’arche de crainte qu’il soit frappé de mort - qu’il n’y ait aucun homme dans le tabernacle du témoignage, poursuit-il plus bas, quand le pontife entre dans le sanctuaire pour prier jusqu’à ce qu’il en soit sorti ; et il priera pour lui, pour sa maison et pour l’assemblée entière d’Israël ; et il priera sur l’autel qui est devant le Seigneur. »
Qu’il ne fut pas permis d’entrer en quelque temps que ce fût dans le Saint des saints, que personne ne dût s’en approcher lorsque le grand prêtre y était entré, et que l’on dût se tenir en deçà du voile, le passage précédent le prouve d’une façon irréfragable.
Il nous reste maintenant à vous montrer quelle était l’époque précise où le grand prêtre usait de ce privilège extraordinaire. Qui nous le fera connaître ? Le même livre que nous venons de citer : « Le dixième jour du septième mois, vous affligerez vos âmes, et vous ne ferez aucune oeuvre, ni vous, ni l’habitant du pays, ni l’étranger qui passe au milieu de vous. En ce jour sera votre expiation, afin que vous vous purifiez de tous vos péchés. Purifiez-vous devant le Seigneur. Ce sera le sabbat des sabbats, un temps de repos où vous affligerez vos âmes ; et ce sera pour vous un usage perpétuel. Le prêtre qui aura reçu l’onction sainte, et dont on aura consacré les mains pour remplir les fonctions du sacerdoce à la place de son père, fera l’expiation : il se couvrira des vêtements sacrés et il purifiera le Saint des saints, et le tabernacle du témoignage ; et il purifiera l’autel ; et il priera pour les péchés des prêtres et pour l’assemblée entière du peuple. Et ce sera pour vous une ordonnance perpétuelle ; et vous prierez pour les enfants d’Israël et pour tous leurs péchés. Il en sera ainsi une fois l’an, comme le Seigneur l’a ordonné à Moïse. » (Levit. XVI, 29-34).
Il s’agit en cet endroit de la fête des Tabernacles. C’est à cette époque de l’année que le grand prêtre entrait dans le Saint des saints; ce que déterminait le Seigneur en disant : « Il en sera ainsi une fois l’année. »
Puisqu’il est établi que le grand prêtre entrait seul dans le Saint des saints, à la fête des Tabernacles, montrons maintenant que Zacharie était dans le Saint des saints lorsque l’ange du Seigneur lui apparut. Il offrait seul l’encens lorsqu’eut lieu l’apparition. Or à nulle autre époque, si ce n’est à celle-là, le grand prêtre n’entrait dans cette partie du temple. Mais laissons parler l’Evangéliste : « Au temps d’Hérode, roi de Judée, il y avait un prêtre nommé Zacharie, dont l’épouse descendait des filles d’Aaron et se nommait Elisabeth. Or il arriva, tandis que Zacharie remplissait en son rang devant Dieu les fonctions de son sacerdoce, selon la coutume reçue parmi les prêtres, que le sort décida qu’il offrirait l’encens dans le temple du Seigneur. Or toute la multitude du peuple priait au dehors à l’heure de l’encens. » (Luc, I, 5-10). Ici, mes biens aimés, rappelez-vous le témoignage invoqué tout à l’heure : « qu’il n’y ait aucun homme dans le tabernacle, quand le pontife entre dans le Saint des saints pour prier jusqu’à ce qu’il en soit sorti . » Cependant « l’ange du Seigneur apparut à Zacharie debout à la droite de l’autel des parfums. » (Luc, I, 11). Il ne dit pas : « à la droite de l’autel des sacrifices » mais « à la droite de l’autel des parfums ». L’autel des sacrifices et des holocaustes était en dehors du sanctuaire ; l’autel des parfums était au contraire à l’intérieur. De ces deux circonstances que l’ange soit apparu au seul Zacharie, et que le peuple, au rapport de l’historien, ait dû attendre à la porte, il s’ensuit évidemment que Zacharie était entré dans le Saint des saints. « Zacharie à cette vue fut troublé et la frayeur le saisit. Or l’ange lui dit : ne crains point, Zacharie, car ta prière est exaucée, ta femme, Elisabeth te donnera un fils, et tu l’appeler du nom de Jean… Et le peuple attendait Zacharie et l’on s’étonnait qu’il demeurât si longtemps dans le temple. Quand il fut sorti, il n’usait que de signes et il ne pouvait plus parler. » (Luc I, 12-22). C’est donc dans l’intérieur du voile qu’il reçut cette heureuse nouvelle. Or c’était à l’époque du jeûne et de la fête des Tabernacles, comme l’indiquent ces paroles : « Vous affligerez vos âmes » (Levit. XVI, 21), fête que les Juifs, de votre propre aveu, célébraient vers la fin du mois de septembre. Telle était donc l’époque à laquelle Elisabeth, femme de Zacharie, conçut un fils.
Il ne sera pas hors de propos à présent de prouver que le sixième mois de la grossesse d’Elisabeth était arrivé quand Marie apprit la nouvelle bénie de sa maternité divine. L’ange Gabriel vint auprès d’elle et lui dit : « Ne craignez pas, Marie, vous avez trouvé grâce devant le Seigneur. Voilà que vous concevrez dans vos entrailles et que vous enfanterez un fils et vous l’appellerez du nom de Jésus » (Luc, I, 30,31). La Vierge, à ces paroles, ayant été troublée et désirant savoir comment s’accomplirait ce mystère, l’ange lui répondit en ces termes : « Le Saint-Esprit surviendra en vous et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre : c’est pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu ; et voilà qu’Elisabeth, votre parente, a conçu elle-même un fils dans sa vieillesse, et ce mois est déjà le sixième pour celle qu’on nomme stérile, car rien ne sera impossible à Dieu ». (Ibid, 35-37). Elisabeth ayant conçu, comme on l’a démontré, vers la fin du mois de septembre, il faut compter six mois à partir de cette époque : ce sont les mois d’octobre, de novembre, de décembre, de janvier, de février et de mars. C’est donc vers ce dernier que Marie conçut le Sauveur. Or si nous comptons neuf mois à partir de ce temps, nous arrivons précisément au mois actuel. Le premier mois de la conception du Sauveur étant le mois d’avril, les nuits mois suivants sont les mois de mai, de juin, de juillet, d’aout, de septembre, d’octobre, de novembre et de décembre. Ce dernier est celui dans lequel nous nous trouvons, dans lequel se trouve aussi la solennité que nous célébrons.
Plusieurs païens nous tournant en ridicule quand on leur parle de l’incarnation et de la naissance d’un Dieu, nous poursuivant de leurs railleries et jetant le trouble dans les âmes simples, il ne sera pas inutile d’adresser quelques paroles, soit à ces infidèles, soit aux chrétiens dont ils troublent la paix, afin que ces derniers se gardent bien d’ajouter foi à ces propos insensés et ne soient ni ébranlés, ni inquiétés par ces sarcasmes sans valeur. Nous voyons souvent les enfants rire tandis que nous nous occupons de choses sérieuses et d’une haute importance ; et ces rires, loin de nous convaincre de la légèreté du sujet qui les excite, ne nous rappellent qu’une chose : l’ignorance de ceux qui écoutent. Nous pouvons en dire autant en pareil cas des païens. Plus dépourvus de sens que des enfants, ils tournent en dérision des choses qui devraient inspirer une sorte de frayeur et d’admiration profonde; et les choses dont ils devraient se moquer, ils les traitent avec vénération et un emphatique respect. Et cependant, nos croyances qui excitent leurs risées ne laissent pas que de subsister dans la majesté qui leur est propre, sans que leur éclat ait eu le moins du monde à souffrir de leurs moqueries. Leurs croyances, au contraire, malgré les ornements dont ils les chargent, trahissent déjà tout ce qu’elles renferment de misérable. Comment n’être pas confondu d’étonnement en voyant ces hommes versatiles, d’un côté, persuadés qu’ils ne font ou disent rien d’absurde lorsqu’ils transforment des pierres, du bois, de grossières statues de divinités, qu’ils y renferment comme dans une prison; et de l’autre, nous faisant un crime de dire que Dieu, par l’inspiration du Saint-Esprit, s’est préparé un temple vivant destiné à sauver l’univers ? Que signifie une accusation semblable ? S’il est honteux pour un Dieu, d’habiter un corps humain, il est beaucoup plus honteux pour lui d’habiter dans un morceau de bois ou de pierre et d’autant plus honteux que la pierre ou le bois sont, en dignité, bien au-dessous de l’homme, à moins qu’ils ne veuillent regarder notre nature comme inférieure à une matière dépourvue même de sentiment. Ne vont-ils pas d’ailleurs jusqu’à reconnaître dans les chiens et les chats la présence de l’essence divine ? Et un grand nombre d’hérétiques ne la reconnaissent-ils pas également en des choses plus ignobles ?
Pour nous, nous n’avons jamais soutenu d’opinions semblables. Nous prétendons seulement ceci : que le Christ a pris dans le sein d’une vierge une chair pure, sainte, sans tache et inaccessible au péché et qu’il a de la sorte réparé son ouvrage ; ainsi tandis que les païens et avec eux les manichéens, dont les croyances ne sont pas moins impies, n’éprouvent ni horreur ni confusion à diviniser les chiens, les singes et toute espèce d’animaux et à soutenir que leurs âmes sont sorties de l’essence divine, ils nous accusent de tenir un langage indigne de Dieu parce que nous nous refusons à concevoir de pareilles idées et que, ne sortant pas de la raison et de la convenance, nous disons que Dieu est descendu parmi nous et que l’incarnation est le moyen qu’il a choisi pour réparer l’oeuvre de ses mains.