Saint Jean Chrysostome

Homélie 16 sur l'Epître aux Romains

Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens pas ; et ma conscience me rend témoignage par le Saint-Esprit. 

1. Ce que je vous ai dit dans notre dernier entretien sur l’amour de Paul envers le Christ ne vous semble-t-il pas sublime et bien au-dessus de la nature ? En vérité, ces sentiments étaient grands, ils défiaient toute expression ; et cependant, ceux que vous avez entendus exprimer tout à l'heure l'emportent d'autant sur ceux-là que ceux-là l'emportent sur les nôtres. Je n'eusse pas cru qu'ils pussent être dépassés ; et la lecture qui a été faite aujourd'hui a pu seule me donner cette conviction. L'Apôtre, comprenant ce qu'il y avait d'extraordinaire, déclare dès le principe qu'il va énoncer des propositions de nature à surprendre nos intelligences et à mettre à une rude épreuve notre foi. Ce qu'il fait en premier lieu, c'est de garantir la vérité de ce qu'il va dire : ainsi fait-on le plus souvent quand ce que l'on va déclarer est de nature à heurter les idées acceptées, et quand on est soi-même puissamment persuadé. « Je dis la vérité, je ne mens pas ; ma conscience m'en rend témoignage. Une profonde tristesse, une douleur continuelle règnent au fond de mon cœur; car je souhaiterais de devenir pour le Christ un sujet d'anathème. » Que dites-vous, ô grand Apôtre ? C'est aux yeux du Christ, de celui que vous aimiez tant, de celui dont ne vous séparait ni le ciel, ni l'enfer, ni les choses visibles, ni les choses invisibles, ni aucune autre créature, que vous voudriez être anathème ! Que s'est-il donc passé ? Vos sentiments ne sont-ils donc plus les mêmes ? Cet amour si ardent, ne le ressentez-vous donc plus ? — Oh! Non, ne craignez pas que cet amour s'éteigne jamais dans mon cœur ; l'ardeur en est plutôt augmentée. — Alors, pourquoi désirer d'être un objet d'anathème ? Pourquoi solliciter une réprobation après laquelle il ne saurait y en avoir de pire ? — Parce que j'aime le Christ hors de toute mesure. — Comment et pourquoi ? Car c'est inexplicable. — Tout d'abord, si vous le jugez convenable, examinons ce qu'il faut entendre par cet anathème ; après quoi nous expliquerons ce mystère, l'amour étonnant et prodigieux de l'Apôtre pour son Dieu nous apparaîtra en pleine lumière.

Que faut-il donc entendre par cet anathème ? Paul s'écriait un jour : «  Si quelqu'un n'aime pas le Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit anathème ! » 1 Cor., XVI, 22; qu'il soit mis à part, qu'il n'y ait entre les autres et lui aucune communication ! De même que nul n'oserait poser une main téméraire et profane sur un objet offert à Dieu, lequel constitue un anathème proprement dit, ni même s'en approcher ; de même l'Apôtre désigne sous ce nom le fidèle qu'il sépare de l'Eglise, pour marquer le retranchement qu'il opère et la distance qu'il établit entre l'Eglise et lui, et pour signifier à tous les fidèles, d'une façon menaçante, qu'ils aient à s'éloigner de lui et à briser tout rapport. Si l'on n'osait s'approcher du premier anathème par un sentiment de respect, c'était par un sentiment d'une nature opposée qu'on se tenait loin de celui auquel l'Apôtre fait allusion. Par conséquent, dans les deux cas il y avait isolement, séparation du vulgaire ; la forme de l'isolement seule n'était pas la même, l'une étant contraire à l'autre. On s'éloignait du premier parce qu'il y avait consécration à Dieu ; on s'éloignait du second parce qu'il y avait interruption de rapports entre Dieu et lui, et qu'il avait été retranché de l'Eglise. Voilà ce que Paul avait dans la pensée quand il écrivait : « Je désirais ardemment d'être pour le Christ un Objet d'anathème. » Il ne se borne pas à dire : Je voulais; il se sert d'une expression plus énergique et dit : « Je désirais ardemment. »

Si vous êtes troublé par ce que ce langage renferme d’extraordinaire, songez non seulement à cette séparation qu'il souhaite, mais de plus au motif qui lui inspire ce désir : à ce compte, vous comprendrez la véhémence de son amour. Lorsqu'il use de la circoncision, nous ne faisons pas attention uniquement à cet acte, mais nous considérons en même temps la cause et le but qui le lui ont inspiré, et nous ne l'en admirons ensuite que davantage. Paul ne s'est pas contenté d'user de la circoncision ; il a même usé du rasoir et des sacrifices judaïques : est-ce une raison de le déclarer Juif par les sentiments ? N’en est-ce pas plutôt une pour reconnaître en lui l'ennemi du judaïsme, le sincère et dévoué serviteur du Christ ? De même donc qu'en le voyant user de la circoncision et des sacrifices de la loi, loin de le blâmer aussitôt comme judaïsant, vous admirez l'éloignement qu'il manifeste pour la loi mosaïque ; de même, en l'entendant former le vœux de devenir un objet d'anathème, au lieu d'en être scandalisé, prenez d'abord connaissance du motif qui lui suggère ce vœu, et vous n'éprouverez pour lui qu'une plus vive admiration. A ne pas remonter aux principes des actions, nous devrions traiter Elie de meurtrier, Abraham de meurtrier et même d'infanticide, nous formulerions une accusation pareille contre Phinéas et contre Pierre ; et nous serions entraînés à prononcer sur le Seigneur comme sur les saints, dans le cas où nous oublierions cette règle, les jugements les plus absurdes. Pour éviter cet écueil, dans tous les cas de ce genre, rendons-nous un compte exact de la cause, des intentions, du temps, en un mot de toutes les circonstances qui ont trait au fait mis en question; et, pour le moment, suivons cette règle en ce qui concerne l'âme du bienheureux Paul. Quelle est donc la cause du vœu qu'il exprime ? Encore une fois, son amour de Jésus. Ce n'est pas seulement à cause de lui nous dit-il ; c'est par lui que je voudrais être fait un objet d'anathème en faveur de mes frères. Son humilité lui inspire ce sentiment : il ne veut point paraître dire quelque chose d'extraordinaire, et agir ainsi par dévouement pour le Christ. Afin de dissimuler l'héroïsme de son acte, il parle des liens que le sang avait établis entre les Juifs et lui. Que le Christ fût la raison de ce désir, les paroles qui suivent le prouvent ; après avoir parlé des Juifs comme étant ses frères, il ajoute : « Eux à qui l'adoption des enfants appartient, et la gloire, et l'alliance, et la loi, et le culte, et les promesses; eux qui ont pour aïeux les patriarches, et desquels est sorti selon la chair le Christ, qui est le Dieu au-dessus de toute chose, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il. »

2. Que concluez-vous donc ? répliquera-t-on. A vouloir devenir un objet d'anathème pour ouvrir les yeux d'autrui à la lumière de la foi, Paul aurait dû former également le même vœu en faveur des Gentils. Dès lors qu'il le forme exclusivement en faveur des Juifs, il montre que sa tendresse naturelle pour son peuple le lui inspire, et non son amour pour le Sauveur. Il ne faudrait pas raisonner de cette manière, s'il se fût contenté d'exprimer ce souhait en faveur des Gentils : puisqu'il le fait pour les Juifs, devrons-nous croire sans hésiter qu'il n'a consulté que son désir de la gloire du divin Maître ? —Je comprends que vous aperceviez en lui quelque chose d'étrange ; cependant, si vous me suivez sans préoccupation, j'espère vous convaincre de la vérité du sentiment exposé tout à l'heure. Quand il parlait de la sorte, l'Apôtre avait bien ses raisons. Les Juifs élevaient alors contre Dieu une voix accusatrice ; ils observaient qu'ils avaient été honorés du titre d'enfants de Dieu, qu'ils avaient reçu du Seigneur la loi, qu'ils l'avaient connu avant le reste des hommes, qu'ils avaient eu cette gloire de lui rendre les premiers dans le monde un culte digne de lui, qu'à eux avaient été faites les promesses, que leurs pères appartenaient aux mêmes familles que le Christ, et, ce qui était plus frappant encore, qu'ils étaient ses ancêtres, car c'est là le sens des mots : « Desquels est sorti le Christ selon la chair; » et malgré cela qu'ils avaient été rejetés, méprisés, pour faire place à des Gentils qui n'avaient jamais connu le vrai Dieu. Ces blasphèmes, qui frappaient les oreilles de Paul, ne lui permettaient pas de se contenir ; plein d'un saint zèle pour la gloire de Dieu, il souhaitait de devenir un objet d’anathème, si c'était possible, pour que ses frères fussent sauvés, que leurs bouches ne proférassent plus ces propos blasphématoires, et qu'on n'accusât pas le Seigneur d'avoir trompé leurs pères, à qui les promesses avaient été faites.

Oui, c'était bien là ce qui déchirait le cœur de Paul. C'était bien aussi de démontrer la stabilité de la parole dite par le Seigneur à Abraham : « Je te donnerai cette terre à toi et à tes descendants, » qu'il se proposait; car il ajoute aussitôt : « Ce n'est pas que la parole de Dieu soit demeurée vaine. » Genes., XII, 7. Il est donc manifeste qu'en acceptant l'anathème dont il a été question, l'Apôtre l'acceptait en vue de la parole divine, à savoir, de la promesse faite au patriarche Abraham. Paul agit comme Moïse, qui, en intercédant pour les Hébreux, avait surtout en vue la gloire de Dieu : « Qu'on ne dise pas que leur Seigneur ne pouvait les sauver et qu'il les a tirés de l'Egypte pour les faire périr dans la solitude. Déposez donc votre courroux. » Deut., IX, 28. Qu'on ne dise pas, s'écrie Paul à son tour, que Dieu a manqué à sa parole, que ses promesses ont été vaines, que sa parole a été impuissante ; pour l'empêcher, je consentirais volontiers à devenir anathème. Il ne parle donc pas pour les Gentils ; ce n'était point aux Gentils qu'avaient été adressées ces promesses ; ils n'avaient point non plus connu le Seigneur, et c'est pourquoi ils ne blasphémaient pas contre lui : c'est en faveur des Juifs, véritables héritiers des promesses divines, et auxquels le Seigneur avait témoigné toujours une bienveillance particulière, que l'Apôtre forme ce vœu. Par conséquent, si Paul l'eût formé en faveur des Gentils, nous ne verrions pas aussi bien que l'amour de la gloire du Christ était le motif principal auquel il obéissait. Dès lors qu'il le fait en faveur des Juifs, il apparait clairement que le Christ seul lui suggère ce sentiment.

« Auxquels appartient l'adoption, la gloire, le culte et les promesses. » Aux Juifs est propre la loi qui parle du Christ; aux Juifs tous ces traités qui y sont consignés; c'est de leurs rangs que le Christ est sorti, de leurs rangs que sont sortis ceux de leurs pères qui ont reçu les promesses. Or, voilà que le contraire de ce que l'on espérait est arrivé ; tous les biens sur lesquels ils comptaient leur ont été ravis. De là mes tourments, poursuit l'Apôtre, et s'il était possible pour moi de renoncer à la société du Christ , de lui devenir étranger, non certes à son amour, car cet amour est le seul auquel j'obéis ; s'il était possible pour moi de faire le sacrifice du bonheur et de la gloire que me promet la société de mon Sauveur, je le ferais volontiers pour mettre fin aux blasphèmes qui retentissent contre Dieu, pour n'entendre plus dire que tout n'est que mensonge, que l'on a promis aux uns et donné aux autres, que le Christ est né de ceux-ci, qu'il a sauvé ceux-là; que les promesses ont été faites aux ancêtres des Juifs, et que, laissant de côté leurs descendants, Dieu a mis en possession des biens qui leur étaient destinés, des hommes qui ne l'avaient jamais connu ; que les uns passaient leur vie à méditer la loi, à lire les prophéties, et que les autres, hier encore aux pieds des autels des idoles, ont été par un éclatant déni de justice élevés au-dessus d'eux. Afin de mettre un terme à ces propos outrageants pour mon Seigneur, quoiqu’injustes, je renoncerais sans peine au royaume des cieux et à la gloire éblouissante qui nous y attend; j'accepterais toutes les épreuves imaginables, et ce serait pour moi une consolation infiniment supérieure à ces sacrifices que la cessation des blasphèmes dirigés contre celui que mon cœur aime. Si vous ne comprenez pas encore ce langage, considérez que des parents en ont fait autant pour leurs enfants, qu'ils ont consenti à s'en séparer pour leur assurer un avenir brillant, estimant l'éclat de leur renommée chose plus douce encore que leur présence. Si nous n'arrivons pas à l'intelligence de cette conduite, c'est que nous sommes bien loin de l'amour, qui en est le principe. Il y a même des hommes à qui le nom de Paul ne dit absolument rien, et qui sont à une telle distance de l'ardeur de son âme qu'ils lui prêtent la pensée de parler en ce passage de la mort temporelle, et pas d'autre chose : ces hommes connaissent Paul aussi peu, moins encore que l'aveugle ne connaît le soleil. Comment cet apôtre, qui bravait tous les jours la mort, qui vivait au milieu des dangers, qui s'écriait : « Serait-il bien possible de nous arracher à l'amour du Christ ? Serait-ce la tribulation, l’angoisse, la faim, la persécution ? » cet apôtre qui, s'élevant encore plus haut, au-dessus du ciel, et du ciel des cieux, des anges et des archanges, et de toutes les puissances célestes , embrassant dans son regard les choses présentes et futures, visibles et invisibles, l'adversité et la prospérité, tout ce que renferme l'univers, sans rien omettre, qui, encore peu content, va jusqu'à supposer l'existence d'une infinité d'autres créatures, eût-il pu couronner dignement ce langage magnifique par une froide allusion à cette mort à laquelle nous sommes tous voués ?

3. Non, cela n'est pas, cela ne saurait être : une opinion pareille n'appartient qu'à des esprits accoutumés à ramper dans la boue. Si Paul eût eu cette pensée, comment eût-il souhaité de devenir pour le Christ un objet d'anathème ? La mort l'eût réuni plus tôt à son Maître et l'eût mis plus tôt en possession de la gloire. Il est toutefois des esprits qui sont encore allés plus loin dans la voie du ridicule. — Ce n'est pas la mort qu'il appelait de ses vœux, disent-ils; ce qu'il voulait, c'était devenir la possession du Christ, lui appartenir par des liens sacrés. —Mais qui n'en désirerait pas autant, quelque misérable, quelque vil qu'on fût ? Comment en cela Paul eût-il été utile à ses frères ? Laissons de côté ces rêveries et ces puérilités, qui ne méritent pas l'honneur d'une réfutation, et retournons aux paroles sorties de sa bouche ; plongeons- nous avec délices dans l'océan de son amour, baignons-nous-y tout à notre aise, représentons-nous ces inexprimables ardeurs, encore que toute comparaison demeure infiniment au-dessous de la vérité. Car il n'est point de mer qui égale en étendue, de flamme qui égale en vivacité la dilection du grand Apôtre; impossible à la parole humaine d'en parler dignement ! Celui-là seul la comprenait qui la sentait bouillonner au fond de son âme. Reprenons donc ce langage de Paul : « Je désirais être un objet d'anathème moi-même. » Qu'est-ce à dire, « moi-même ? » moi le docteur de l'univers, moi dont les œuvres sont déjà si nombreuses et si admirables, moi qui peux compter déjà sur une infinité de couronnes, moi qui aime le Christ d'un amour tel que je mets tout au-dessous de cet amour, moi qui me consume chaque jour pour lui, moi qui n'estime aucune félicité comparable à celle de l'aimer. —En effet, il avait encore moins à cœur d'être aimé du Sauveur que de l'aimer lui - même ; l'aimer, voilà toute sa préoccupation; l'aimer, voilà le but unique et constant de son ardent désir, ensuite de quoi tout lui était facile : satisfaire cette immense soif d'amour, telle était son unique ambition. Voilà donc le vœu formé par l'Apôtre ; mais ce vœu n'étant pas réalisable, il s'occupe de combattre les accusations que le mécontentement général des Juifs leur suggérait : pour mieux les réfuter, il les expose ; avant de les attaquer de front, il jette les fondements une complète justification. En disant qu'aux Juifs appartenait « l'adoption, la gloire, la loi, le culte et les promesses, » il dit simplement que la volonté de Dieu était bien de les sauver, ce qu'il avait prouvé clairement par la conduite de la Providence, par les promesses faites à leurs pères, et par l'honneur fait à eux-mêmes de donner le jour au Sauveur du monde ; mais il dit aussi que dans leur perversité ils n'ont pas voulu de ce bienfait. Pour cette raison, Paul ne parle que de choses propres à faire ressortir la bonté du Seigneur plutôt qu'à faire ressortir les mérites des Juifs ; l'adoption, comme la gloire, les promesses et la loi, était un effet de la miséricorde divine. Sous l'impression de ces considérations, à la pensée de la sollicitude déployée par le Fils de Dieu pour opérer le salut de son peuple, l'Apôtre ne peut s'empêcher de s'écrier : « Qui est béni dans tons les siècles. Ainsi soit-il; » et de rendre grâces par là de tous ces bienfaits au Fils unique de Dieu. Que nous font à nous les blasphèmes que d'autres profèrent ? Semble-t-il dire. Nous qui avons contemplé ces mystères, sa sagesse infinie et sa providence sans mesure, nous savons parfaitement qu'il mérite, non des blasphèmes, mais des adorations.

Il ne se borne pas à ce cri de sa conscience ; il prend en main l'arme du raisonnement, et il presse vivement ses adversaires. Cependant, avant que de les attaquer, il détruit les soupçons qu'ils avaient peut-être conçus à son égard. Ce n'est pas à des ennemis qu'il prétend s'adresser : « Mes frères, écrivait-il plus bas, la disposition de mon cœur et mes prières à Dieu sont toutes pour le salut d’Israël. s Rom., X, 1. De même ici, entre autres choses sorties de sa bouche, certaines ont pour but d'écarter la pensée qu'il prétende traiter en ennemis les Juifs dont il est question ; et c'est pour cela qu'il ne balance pas à les appeler ses frères et ses proches. Sans doute, la gloire du Christ est la fin de toutes ses paroles ; néanmoins, il se concilie en même temps la faveur de ses interlocuteurs, il détruit les soupçons qu'aurait pu soulever le langage qu'il va tenir à leur adresse, et il aborde ainsi le sujet dont on s'entretenait de tout côté. On se demandait de bien des côtés, je le répète, d'où venait la réprobation apparente de ce peuple qui avait reçu les promesses; d'où le salut de ces hommes qui jamais n'en avaient auparavant ouï parler. Pour pulvériser toute difficulté à ce sujet, l'Apôtre expose simplement la vérité avant même d'exposer l'objection. — Eh quoi aurait-on pu lui dire, prendriez-vous de la gloire de Dieu plus de souci que Dieu lui-même ? A-t-il besoin de votre parole pour maintenir la valeur et l'autorité de la sienne ? — Prévenant ce langage, Paul répond : Je ne me suis pas exprimé comme je l'ai fait, parce que la promesse de Dieu n'a pu être réalisée ; je ne l'ai fait que pour obéir à mon amour envers le Christ. Les choses étant ce qu'elles sont, nous ne sommes pas embarrassés pour justifier le Seigneur ni pour démontrer la solidité de ses promesses. Dieu a dit à Abraham : « Je donnerai cette terre à toi et à tes descendants... En celui qui descendra de toi toutes les nations seront bénies. » Genes., xti , 7-3. Quels sont donc les descendants dont il parie? car tous ceux qui sont sortis du Patriarche ne sont pas ses descendants : « Ni ceux qui sont sortis de la race d'Abraham ne sont tous des enfants d'Abraham ; ni ceux qui descendent d'Israël ne sont tous des enfants d'Israël. »

4. Quand vous saurez quels sont les descendants d'Abraham, vous comprendrez la portée des promesses qui leur ont été faites, et vous verrez que l'efficacité n'en est nullement ébranlée. Quels sont donc les descendants véritables d'Abraham ? Ce n'est pas moi qui le dirai ; l'Ancien Testament a pris ce soin : « C'est dans Isaac que se trouveront vos descendants. » Gen., XXI, 1.2. Qu'est-ce à dire, « dans Isaac ? » expliquez-vous. Le voici: « Ce ne sont pas les enfants d'Abraham selon la chair qui sont les enfants de Dieu; ce sont les enfants de la promesse qui sont réputés de la race d'Abraham. » Notez la sagesse et la haute intelligence de Paul : dans l'explication qu'il donne, il ne dit pas : Les enfants selon la chair ne sont pas pour cela les enfants d'Abraham, mais : « les enfants de Dieu. » Il relie de la sorte le présent au passé, de telle manière qu'Isaac lui-même ne fût pas simplement enfant d'Abraham. Tous ceux qui sont nés comme Isaac, ceux-là sont enfants de Dieu et de la race d'Abraham. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute: « C'est dans Isaac que l'on trouvera vos descendants; preuve que ceux-là sont de la race d'Abraham qui sont nés à la façon d'Isaac. Et comment Isaac est-il venu au monde ? Il n'y est pas venu selon les lois de la nature, ni selon les lois de la chair, mais par la force de la promesse. Que faut-il entendre par ces mots : la force de la promesse ? « En ce temps, je viendrai vers vous, et Sara aura un fils. » Telle est la promesse, et ce fut cette parole du Seigneur qui amena la conception et la naissance d'Isaac.

Mais Isaac ne fut-il pas porté dans les entrailles de sa mère comme les enfants ordinaires ? Soit; ce ne fut pas la nature néanmoins qui détermina sa conception, ce fut l'efficacité de la promesse divine. Nous aussi nous devons notre naissance spirituelle à la parole de Dieu. Sur la piscine sacrée plane également la parole divine avec sa puissance fécondante ; c'est au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit que nous sommes baptisés et que nous recevons cette nouvelle vie. Or, cette naissance est encore l'effet, non des lois de la nature, mais de la promesse du Seigneur. De même que le Seigneur commença par annoncer la naissance d'Isaac et qu'elle ne fut réalisée que postérieurement, de même il a prédit notre régénération longtemps à l'avance par la bouche des prophètes, et c'est plusieurs siècles après qu'il l'a réalisée. Comprenez-vous la portée de la démonstration de l'Apôtre, et avec quelle facilité Dieu accomplit les promesses qu'il a faites, quelque extraordinaires qu'elles paraissent ? Si les Juifs répondent que ces mots : « C'est d'Isaac que sortiront vos descendants, » signifient que les enfants nés d'Isaac doivent être estimés de la race d'Abraham, nous répliquerons qu'à ce compte les Iduméens et tous les descendants d'Esaü devraient être reconnus comme vraiment enfants du Patriarche, puisque leur père Esaü était l'un des fils d'Isaac. Or, non seulement on ne leur donne pas ce nom, mais on les regarde comme étrangers au premier chef. Il ne faut donc pas rechercher les enfants de Dieu parmi les enfants selon la chair, et la nature elle-même a dû figurer dès l'origine cette génération qu'opère le baptême. Si vous me parlez du soin maternel, je vous opposerai l'eau baptismale. Comme ici l'Esprit est l'auteur de cette naissance, la promesse fut alors le principe de la naissance d'Isaac : le sein de Sara qu'affligeaient la vieillesse et la stérilité, était encore plus glacial que l'eau. Pénétrons-nous bien de notre dignité, puis mettons notre vie en harmonie avec la noblesse de notre origine. Notre origine n'a rien de charnel ni de terrestre; qu'il en soit ainsi de notre conduite. La vie de nos âmes, nous ne la devons ni à la volonté de la chair, ni au délire du sommeil, ni à des embrassements terrestres, ni à l'aiguillon de la concupiscence, mais à la bonté de Dieu. De même que l'âge de Sara ne lui laissait plus aucune espérance de devenir mère, de même c'est au milieu de la vieillesse déterminée par le péché que le nouvel homme est apparu en nous, et que nous sommes devenus tous enfants de Dieu et de la race d'Abraham. « Cela n'arriva pas seulement à Sara ; il en arriva tout autant à Rebecca, qui eut deux enfants à la fois d'Isaac, notre père. » Parce qu'il s'agit d'un point important à éclaircir, Paul ajoute les raisonnements aux raisonnements, afin de ne laisser subsister aucun doute. S'il est vraiment étrange et prodigieux de voir tant de promesses aboutir à une déchéance, il est encore plus prodigieux que nous soyons mis en possession des biens promis à d'autres; quand nous ne comptions sur rien de pareil. Ainsi en serait-il dans le cas où le fils d'un roi, héritier présomptif du souverain pouvoir, rentrerait dans les rangs des simples particuliers, tandis qu'un homme chargé de vices, sorti de l'obscurité des cachots, flétri par les tribunaux, monterait sur le trône à sa place. Que dire dans cette hypothèse ? Qu'il faut expliquer ce fait par l'indignité du prince royal ? Mais celui qui lui est substitué le surpasse sûrement en indignité. Donc, ils devraient ou partager la même peine, ou partager les mêmes honneurs. Tel est le spectacle que présentent les Juifs et les Gentils, s'il n'est pas plus surprenant encore. Que les uns et les autres n'eussent pas la dignité voulue, l'Apôtre l'avait déclaré par ces paroles : « Tous ont péché, tous sont privés de la gloire de Dieu. » Rom., III, 23. Ce qui est singulier, c'est que les uns étant indignes comme les autres, les Gentils soient sauvés, et non les Juifs. A cette question en succédait aussitôt une autre que voici : Puisque le Seigneur ne devait pas réaliser les promesses, pourquoi les faisait-il ? Les hommes qui ne connaissent point l'avenir peuvent souvent par erreur faire des promesses à des gens qui n'en sont pas dignes; mais Dieu dont le regard embrasse le futur comme le présent, Dieu qui savait conséquemment que les Juifs se rendraient indignes de ses promesses et n'en profiteraient pas, d'où vient encore une fois qu'il les a faites ?

5. Comment Paul a-t-il résolu ces difficultés ? En montrant quels sont les Israélites à qui ces promesses avaient été adressées. Ce point établi, une conséquence en résulte immédiatement, à savoir que toutes les promesses du Seigneur ont été accomplies. A cet effet, l'Apôtre a dit : « Tous ceux qui descendent d'Israël ne sont pas pour cela enfants d'Israël. » Il ne parle pas des enfants de Jacob, mais des enfants (l'Israël, parce que ce nom désignait la vertu du juste, aussi bien que les secours célestes et la vision divine dont il avait été favorisé. — Cependant tous ont péché, tous sont privés de la gloire de Dieu : comment se fait-il alors, ayant tous péché, que les uns périssent et que les autres soient sauvés ? — C'est que tous n'ont pas voulu du salut. En ce qui regarde Dieu, il les a tous sauvés, parce f, qu'il les a tous appelés. Telle n'est pas la solution que donne l'Apôtre ; la sienne est plus ; étendue ; elle repose sur d'autres preuves : il va 1 soulever une autre question pour la faire servir, comme nous l'avons déjà vu, à la solution de la question présente. A ceux qui demandaient comment tous les hommes pouvaient recevoir du Christ la même justice, il oppose l'exemple d'Adam, et il dit : « Si la mort a régné par la faute d'un seul, à plus forte raison ceux qui ont reçu l'abondance de la grâce régneront dans la vie. » Rom., V, 10. Il ne résout pas la difficulté qui résulte du fait d'Adam, mais il se sert de ce fait pour résoudre la difficulté soulevée, et il prouve qu'il est beaucoup plus conforme à la raison que le Christ étant mort pour les hommes ait sur eux un pouvoir sans limites. Que tous les hommes soient punis pour la faute d'un seul, bien des gens y voient une certaine répugnance au point de vue de la raison ; que tous les hommes soient justifiés par la mort d'un seul, c'est à la fois plus raisonnable, ce semble, et plus digne de Dieu.

Toutefois Paul ne dissipe pas l'obscurité du premier de ces problèmes : d’ailleurs, plus il demeurait obscur, moins il était facile aux Juifs de répliquer ; en sorte que le second problème bénéficiait de l'obscurité du premier, et que la doctrine de l'Apôtre n'en devenait que plus admissible. Pareillement dans le cas présent, d'autres difficultés fournissent à Paul la solution de la difficulté qui en est cause. C'était aux Juifs qu'il avait affaire. En conséquence, il jugea prudent d'invoquer des faits favorables à sa thèse, sans les éclaircir entièrement , ce à quoi , du reste, il n'était pas obligé, comme il l'était pour les questions agitées entre eux et lui : ces dernières, il les éclaircit à l'aide de ces faits. Vous êtes étonnés, semble-t-il dire, que parmi les Juifs il y en ait qui soient sauvés, il y en ait qui ne le soient pas ; mais il en a été de même pour les patriarches. Pourquoi donc Isaac est-il seul qualifié de fils d'Abraham, quoiqu’Abraham ait donné le jour à Ismaël et à une foule d'autres enfants ? Ismaël, répliquerez-vous, était le fils d'une esclave. Et qu'importe à son père que sa mère soit esclave ? Cependant je n'insisterai pas, je reconnaîtrai qu'Ismaël n'a été chassé qu'à cause de sa mère. Que direz-vous alors des enfants qui naquirent de Chettura ? N'étaient-ils pas libres, n'étaient-ils pas nés d'une femme libre? Pourquoi ne jouirent-ils pas des mêmes privilèges qu'Isaac ? Que parlé-je encore de ces enfants ? Isaac n'eut qu'une épouse, Rebecca ; deux enfants leur naquirent, et pourtant ces deux enfants issus du même père et de la même mère, sortis en même temps du même sein, n'eurent point, quoique jumeaux, la même destinée en partage. Ici vous ne sauriez opposer la condition servile de la mère, comme pour Ismaël ; ni que des entrailles différentes les ont portés, comme pour les fils de Sara et de Chettura, puisqu'ils sont sortis du même sein maternel au même moment.

Aussi Paul va droit à cet exemple beaucoup plus favorable à sa thèse que tout autre. Isaac, dit-il, n'est pas le seul exemple que nous ayons de ce genre : « Voici encore Rebecca qui eut deux enfants à la fois d'Isaac notre père. Avant qu'ils fussent nés et qu'ils eussent fait le bien ou le mal, afin que le décret de Dieu demeurât formel selon son élection, non à cause de leurs œuvres, mais par la volonté de celui qui appelle, il lui fut dit : L'aîné sera soumis au plus jeune suivant qu'il est écrit : J'ai aimé Jacob et j'ai repoussé Esaü. » Genes., XXV, 23; Malach., i, 1-3. Pour quel motif l'un avait-il en partage l'amour, l'autre la haine ? Pour quel motif à l'un le commandement, à l'autre le servage ? Est-ce que l'un était bon, que l'autre ne l'était pas? Mais ils n'étaient pas encore venus au monde quand Dieu disait : « L'aîné sera soumis au plus jeune. » D'où vient ce langage du Seigneur ? C'est qu'il n'a pas besoin, comme l'homme, de voir l'accomplissement d'une destinée pour connaître la bonté des uns et la malice des autres ; dés longtemps à l'avance, il voit qui sera bon, qui ne le sera pas. Pourquoi parler encore Esaü et de Jacob, dont l'un était mauvais et l'autre bon ? Nous voyons chez les Israélites quelque chose de plus étonnant. Les Israélites tombèrent tous dans le péché, car tous adorèrent le veau d'or. D'où vient cependant que les uns obtinrent miséricorde, que les autres ne l'obtinrent pas ? « Je ferai miséricorde, est-il écrit, à qui je voudrai faire miséricorde ; j'aurai pitié de qui je voudrai avoir pitié. » Ibid., 45. Les châtiments de Dieu nous fournissent le sujet d'une observation semblable. Que dire de Pharaon, qui fut puni d'une façon si terrible ? Qu'il était opiniâtre et cruel ? Mais était-il le seul ainsi ? N’y en avait-il point d'autres ? Pourquoi ce châtiment exemplaire ? Et parmi les Juifs pourquoi quelques-uns ne comptaient-ils point aux yeux de Dieu parmi son peuple ? Pourquoi n'avait-il pas pour eux les égards qu'il avait pour les autres ? « Quand ils seraient nombreux comme le sable de la mer, ce qui en restera sera sauvé. » Isa., X, 22. Pourquoi seulement ce qui restera ? Que de difficultés surgissent à propos de la question à résoudre ! J'approuve ce procédé de l'Apôtre : Lorsqu'on a le moyen d'embarrasser sérieusement son adversaire, on aurait tort de donner la solution immédiate de ses objections. S'il est encore plus incapable que vous de se tirer d'embarras, pourquoi vous donneriez Vous une peine inutile? Pourquoi redoubleriez-vous son audace en assumant sur vous tout le fardeau ?

6. Dites-moi donc, ô juif, avec cette impuissance à sortir de l'inextricable réseau qui vous enlace, quelle raison vous pousse à nous interpeller sur la vocation des Gentils ? Il m'est facile à moi d'indiquer la cause de la justification des Gentils et de votre déchéance. Cette cause, quelle est-elle ? Ils se sont appuyés sur la foi, tandis que vous vous appuyiez, vous, sur les œuvres de la loi. Vos interminables réclamations ont amené votre perte. « Ne connaissant pas la justice de Dieu, et s'efforçant d'établir leur propre justice, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu. » Rom., X, 3. Voilà donc en quelques mots la solution de la difficulté proposée, telle que la donne cette âme bienheureuse. Pour plus grande clarté, examinons chaque parole en particulier, en partant de ce point que le but de l'Apôtre était de prouver par tout ce qui précède que Dieu seul connaît les hommes dignes de lui, que personne ici-bas ne possède cette science, alors même qu'on parait la posséder, et que l'on est exposé à s'éloigner considérablement de la vérité. Celui-là seul qui sonde les cœurs sait parfaitement à qui sont dues les couronnes, à qui les peines et les châtiments. Bien des hommes qui passaient ici-bas pour des modèles de justice ont été condamnés au jugement de Dieu ; bien des hommes que l'on estimait ici-bas mauvais ont été justifiés et couronnés au jugement de Dieu. Ce ne sont pas des serviteurs ici qui prononcent, c'est Dieu même, dont la sentence incorruptible est l'expression exacte de la vérité, Dieu qui n'a pas besoin, pour reconnaître le juste et le méchant, que les actes viennent éclairer sa justice. Pour ne pas ajouter à l'obscurité du discours, abordons les paroles de l'Apôtre : « Ce n'est pas tout ; Rebecca eut, elle aussi, Isaac en une seule fois.... » J'aurai le droit de vous parler de Chettura, mais j'y renonce. Pour établir péremptoirement la vérité de ma doctrine, je ne vous citerai que des enfants nés du même père et de la même mère. Les deux que je prétends vous citer sont les fils de Rebecca et d'Isaac, l'enfant légitime d'Abraham, l'enfant reconnu, hautement honoré, bien au-dessus de autres, l'enfant duquel il a été dit : « C'est Isaac qui sera appelé votre fils,» et qui est notre père à tous. Par cela qu'il est notre père il s'ensuivrait que ses enfants devraient participer également ce titre ; et pourtant il n'en a pas été ainsi. Donc Abraham n'est pas le seul en qui se soit produite cette singularité ; son fils nous l'offre aussi bien que lui ; de sorte que partout c'est la foi, c'est la vertu qui éclatent en premier lieu et qui distinguent la parenté véritable. Nous apprenons ici que les enfants du Patriarche doivent être appelés ses fils, autant pour leur vertu, qui les a rapprochés de la vertu de leur père, que pour la naissance qu'ils ont reçue de lui. S'il ne fallait tenir compte que de l'origine, Esaü aurait eu les mêmes droits que son frère Jacob ; lui aussi était le fils d'une mère stérile, il était sorti d'un sein jusque-là infécond. Mais on devait tenir compte des mœurs tout autant que de l'origine ; circonstance remarquable et bien propre à nous servir de leçon. Il n'est pas dit : Celui-ci étant bon, celui-là mauvais, le premier a été plus honoré que le second; car on répliquerait aussitôt : Est- ce donc que les élus d'entre les Gentils étaient meilleurs que les sectateurs de la circoncision ? Bien que ce fût la vérité, Paul ne juge pas à propos de l'énoncer, afin de ne pas froisser trop vivement les Juifs ; il aime mieux rejeter le tout sur la science divine, que nul, à moins de folie, ne saurait contester. « Avant même qu'ils fussent nés et qu'ils eussent fait le bien ou le mal, il fut dit à leur mère : L'aîné sera soumis au plus jeune. » La noblesse qui vient de la chair n'est rien ; la vertu qui vient de l'âme a seule de la valeur ; et cette vertu, Dieu la connaît avant qu'elle ait été manifestée par les œuvres.

« Avant même qu'ils fussent nés, et qu'ils eussent fait le bien ou le mal, afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection, il fut dit à la mère : L'aîné sera soumis au plus jeune. » Ce qui prouve la prescience divine, c'est le choix communiqué dès la naissance des deux enfants. Ainsi apparut l'élection divine, que la volonté du Seigneur, comme sa prescience, avait dirigé ; dès le premier instant il connut et celui qui devait être bon, et celui qui devait ne pas l'être. Ne me dites donc pas, poursuit l’Apôtre, que vous avez lu la loi et les prophètes, et que vous avez servi tant de temps. Celui qui sait peser l'âme à sa juste valeur, distingue parfaitement qui mérite d'être sauvé. Laissez à Celui que vous ne sauriez comprendre la responsabilité du choix ; lui seul est en mesure de donner la couronne à qui en est digne. Combien qui paraissaient l'emporter en vertu sur Matthieu, si l'on en eût jugé du moins par les œuvres extérieures ! Mais celui qui voit la vérité, qui discerne les sentiments de l'âme, aperçoit la pierre précieuse que recélait la fange et en admira la beauté : c'est pourquoi, négligeant les autres, il appela ce publicain à lui, et, secondant de sa grâce la noblesse des sentiments, il le proclama l'un des siens. En Ce qui se rapporte aux connaissances si peu solides de l'humanité, comme en toute chose, les gens compétents ne se baseront pas sur l'opinion du vulgaire pour choisir entre les objets qui leur seront proposés; ils en jugeront d'après les notions qu'ils ont acquises eux-mêmes, et souvent ils repousseront ce que le vulgaire aurait préféré, ils préféreront ce qu'il aurait repoussé. Ainsi font les écuyers pour les chevaux, les joailliers pour les pierres précieuses, et tous les artistes en général. Combien plus le Seigneur, dont la sagesse n'a pas de limite, dont la science n'a pas d'ombre, n'abdiquera-t-il pas devant l'opinion de ses créatures, et jugera-t-il d'après sa propre science, qui ne saurait le tromper ? Voilà comment il a choisi un publicain, un brigand, une femme perdue, réprouvant et rejetant des prêtres, des anciens du peuple et des magistrats.

7. Les martyrs vous permettront de faire une observation de même nature. Des hommes qui paressaient d'une très mince vertu ont glorieusement triomphé sur-le-champ du combat : des hommes, que leurs frères estimaient grands, ont faibli et sont tombés. N'en demandez pas compte au Créateur et ne dites pas : Pourquoi l'un couronné, l'autre puni ? Ce qu'il fait, Dieu le fait en toute justice; c'est pour cela qu'il disait : « J'ai aimé Jacob, j'ai repoussé de mon cœur Esaü. » Qu'il ait eu raison de le faire, vous en avez été convaincus par la vie de l'un et de l'autre des deux frères; mais Dieu en était convaincu bien auparavant. D'ailleurs, ce qu'il faut au Seigneur, ce n'est pas un étalage de bonnes œuvres, c'est la noblesse du cœur et la droiture de la volonté. Celui qui en est là pourra bien de loin en loin prévariquer ; mais il rentrera bientôt en lui-même : quoiqu'il ait glissé dans le mal, son Dieu ne le délaissera pas, et, comme il voit au fond du cœur, il ne tardera pas à le rappeler à lui; l'homme corrompu, au contraire, quelque bien qu'il semble faire, n'en périra pas moins, parce que son cœur, en le faisant, n'en demeurera pas moins gâté. David tomba, l'adultère souilla son âme ; mais, parce qu'il tomba d'une certaine façon par surprise qu'il ne se jeta pas dans le mal de propos délibéré, sa faute fut bientôt effacée. Le Pharisien ne commit aucune faute pareille ; mais, parce qu'il s'enorgueillit de ses prétendues bonnes œuvres, ces sentiments d'orgueil causèrent sa ruine.

« Que dirons-nous donc ? Est-ce que en Dieu il y a injustice ? Gardons-nous de le croire. » Par conséquent, il n'a été injuste ni à notre égard, ni à l'égard des Juifs. Après cela, Paul cite une parole encore plus sublime : « Il dit à Moïse : Je ferai miséricorde à qui je voudrai faire miséricorde ; j'aurai pitié de qui je voudrai avoir pitié. » Remarquez, je vous prie, que l'Apôtre augmente la difficulté en l'attaquant ainsi de front, et que pour la résoudre il fait surgir d'autre part de nouvelles ténèbres. Pour bien saisir son langage, quelques explications préalables sont nécessaires. Dieu a dit avant la naissance de Jacob et d'Esaü : « L'aîné sera soumis au plus jeune. » S'ensuivra-t-il que Dieu soit injuste ? Assurément non. Ecoutez ce qui vient après. Dans le cas cité, la vertu d'une part, l'iniquité de l'autre, peuvent donner la raison du jugement de Dieu ; mais, dans celui dont il s'agit, tous les Juifs se trouvaient coupables également, tous avaient contribué à l'apothéose du veau d'or ; et néanmoins les uns furent punis, et les autres ne le furent pas. De là ces mots : « J'aurai pitié de qui je voudrai avoir pitié, je ferai miséricorde à qui je voudrai faire miséricorde. » Ce n'est pas à vous, ô Moïse, qu'il appartient de connaître ceux qui méritent de moi miséricorde; laissez-moi le soin de les discerner. Si Moïse ne pouvait aspirer à cette science, encore moins pouvons-nous y aspirer. L'Apôtre ne se borne pas à rappeler la parole du Seigneur ; il indique celui auquel cette parole fut adressée : « Il dit à Moïse ; » afin que la dignité de ce grand serviteur de Dieu fermât la bouche aux adversaires dont Paul s'occupait en ce moment.

Ces difficultés ainsi résolues, l'objection ainsi brisée en deux, Paul soulève une autre question et dit : « Par conséquent, tout ceci dépend, non de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Dieu a dit dans l'Écriture à Pharaon : Je vous ai suscité moi-même pour faire éclater en vous ma puissance, et pour rendre mon nom célèbre sur la terre. » De même que tout à l'heure il était question de ceux qui étaient punis et de ceux qui étaient sauvés ; de même ici Pharaon sert â démontrer une telle vérité. Nouvelle conclusion de l'Apôtre : « Il est donc vrai qu'il fait miséricorde à qui il lui plaît, et qu'il laisse s'endurcir qui il lui plaît. Vous me direz à ce propos : Alors pourquoi se plaindre? Car qui pourra résister à sa volonté ? » Voyez-vous comme il s'attache à faire ressortir la gravité de l'objection ? Il ne la résout pas cependant immédiatement, non sans raison; il ferme d’abord la bouche à l'interlocuteur : « Qui êtes-vous donc, ô homme, pour entrer en discussion avec Dieu ? » Il réprime ainsi ce qu'il y a d'intempestif et de peu mesuré dans notre curiosité, il y met un frein et nous rappelle ce qu'est Dieu, ce qu'est l'homme; à quel point la Providence divine est incompréhensible, à quel point elle est au-dessus de notre raison, et l'obligation qu'il y a pour nous de nous incliner en toute chose devant elle. Ces vérités rappelées à son auditeur, son intempérance intellectuelle réprimée et guérie, il devenait facile à Paul de faire accepter la solution qu’il allait apporter. Il ne répond pas que ce sont là des objections insolubles, mais qu'il est mal de s'enquérir de semblables problèmes, qu'il faut se soumettre à la parole du Seigneur, ne pas trop fouiller en ces matières, alors même que nous ne saisirions pas le sens du langage divin. De là cette réponse : « Qui êtes-vous pour entrer en discussion avec Dieu ? » Comme il nous abaisse, femme il nous confond ! «Qui êtes-vous » Partagez-vous avec lui l'empire ? Siégez-vous avec lui sur le même tribunal ? Si je vous compare à Dieu, vous n'êtes absolument rien ; vous n'êtes ni ceci ni cela, vous n'êtes rien. Il est plus piquant, en effet, de demander à quelqu'un : Qui êtes-vous ? Que de lui dire : Vous n'êtes rien. La figure interrogatoire exprime un plus profond sentiment d'indignation. L'Apôtre n'écrit pas : Qui êtes-vous pour répondre à Dieu ; mais : « Qui êtes-vous pour répondre à l'encontre de Dieu, e pour le contredire, pour lui résister ? Dire : il fallait ceci, il ne fallait pas cela, c'est se poser en adversaire. Quelle réponse accablante et terrifiante ! Comme elle inspire bien plus d'effroi que le désir de soulever de nouvelles questions et de satisfaire une vaine curiosité ! C'est le devoir d'un maître sage de ne pas obtempérer toujours au caprice de ses disciples, de les plier plutôt à sa propre volonté, d'arracher d'abord les épines avant que de semer le bon grain, et de ne pas sans cesse faire droit sur-le-champ â leurs interrogations. « Un vase d'argile dira-t-il â celui qui l'a façonné : Pourquoi m'avez-vous fait ainsi ? Est-ce que le potier n'a pas le pouvoir de tirer de la même pâte un vase d'honneur et un vase d'ignominie ? »

8. En s'exprimant de la sorte, l'Apôtre ne prétend pas nier notre libre arbitre, mais établir jusqu'où doit s'étendre notre soumission envers Dieu. Nous avons aussi peu le droit de demander des comptes à Dieu, que l'argile d'en demander au potier. Non-seulement il nous est interdit de nous élever contre ses desseins, mais il nous l'est encore de lui adresser des questions indiscrètes : il faudrait aller jusqu'à ne pas les concevoir dans notre esprit, encore moins devons-nous les exprimer. En un mot, notre attitude devrait rappeler celle de l'argile prenant la forme que lui imprime l'ouvrier et obéissant sa volonté. Cet exemple, dans l'intention de l'Apôtre, ne doit pas être appliqué à la conduite générale de la vie, mais seulement en ce qui se rapporte à la soumission et à l'obéissance. C'est du reste une observation bonne à faire que, en général, les exemples ne doivent pas être entendus absolument, qu'il faut le contenter de prendre ce qui convient au but qu'on se propose, et ne pas aller au delà. Quand l'Ecriture dit : « Il s'est couché, et il a dormi comme le lion, » Num., xxiv, 9, il faut l'entendre de ce qu'il y a de généreux et de terrible, non de ce qu'il y aurait de férocité dans le roi des animaux. De même, ce passage : « J'irai au-devant d'eux comme une ourse qui hésite, » exprime la vengeance. Ose., XIII, 8. Celui-ci : « Notre Dieu est un feu dévorant, » fait allusion aux châtiments qu'inflige le Seigneur. Deut., IV, 21. C'est conformément à cette même règle qu'il faut interpréter ce qui est dit de l'argile, du vase et du potier. « Est-ce que le potier, dit l'Apôtre, n'a pas le pouvoir de tirer de la même pâte un vase d'honneur et un vase d'ignominie ? » Ne croyez pas que Paul exprime dans ces paroles une doctrine relative à la création ou à la liberté morale, mais bien la différence qui existe entre les idées et la puissance de l'homme et les idées et la puissance de Dieu. Si l'on entendait autrement son langage, il en résulterait des conséquences inadmissibles.

Si, par exemple, il y était question de la liberté morale, Dieu serait l'auteur du mal comme du bien, l'homme serait en dehors de toute faute, et Paul tomberait dans une contradiction manifeste, lui qui partout affirme et glorifie la volonté libre. Tout ce qu'il se propose donc, c'est d'inspirer aux fidèles des sentiments d'absolue soumission à l'égard de Dieu et de leur ôter la pensée de lui demander compte de ses œuvres. De même que le potier fait de son argile ce qui lui plaît sans qu'on lui fasse aucune observation ; de même, lorsque Dieu jugera convenable de récompenser certains hommes, d'en punir certains autres, n'allez pas soulever des questions oiseuses, ne cédez pas à une curiosité hors de propos, contentez-vous d'adorer, et, à l'exemple de l'argile se prêtant à la main de l'ouvrier, prêtez-vous au jugement de Celui qui dispose ainsi les choses. Aussi bien, n'agit-il pas sans d'excellents motifs, encore que les mystères de sa sagesse vous soient inconnus. Eh quoi ! Vous laisseriez le potier faire avec la même pâte des vases de diverses formes sans songer à lui en faire un crime, et vous prétendriez demander compte à Dieu de ses châtiments et de ses récompenses ! Et vous ne lui reconnaîtriez pas la science suffisante pour discerner ceux qui méritent les uns de ceux qui méritent les autres, et parce que la nature de la masse est uniforme, vous exigerez qu'il y ait uniformité dans les volontés ! Mais ce serait de la folie ! Même pour les vases sortis de la main de l'ouvrier, l'honneur ou l'ignominie résulte non de la substance qui les compose, mais de l'usage que l'on en fait. Aine en est-il pour la volonté. Je le répète, ce qui a été dit doit être uniquement entendu en ce sens qu'il ne faut pas s'élever contre Dieu, et que nous devons nous incliner toujours devant sa sagesse infinie. Les comparaisons usitées doivent toujours dépasser le but qu'on se propose, afin de produire sur l'esprit une impression profonde ; si elles demeuraient au-dessous, si elles n'étaient pas dans une certaine mesure hyperbolique, l'erreur ne serait pas atteinte et couverte de confusion. Paul frappait donc juste, grâce à la vigueur de sa comparaison. Après cela vient la solution attendue. Cette solution, quelle est-elle ?

« Et si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a voulu supporter avec grande patience les vases de colère préparés pour la ruine, afin de faire paraître les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés pour la gloire, sur nous qu'il a appelés, non-seulement d'entre les Juifs, mais encore d'entre les Gentils ? » Pharaon était un vase de colère, un homme qui, par son endurcissement, fit éclater le courroux divin : malgré la patience admirable du Seigneur à son égard, il n'en devint pas meilleur, il persista dans ses mauvais desseins. En conséquence, il mérita non-seulement le nom de vase de colère, mais de vase de perdition, à quoi ses œuvres le préparaient. Dieu ne négligea aucun des moyens propres à le faire rentrer en lui-même ; de son côté, Pharaon ne négligea non plus aucune occasion d'assurer sa ruine et de devenir indigne de tout pardon. Malgré cela, le Seigneur l'endura dans l'espoir de l'amener à résipiscence par cette inaltérable longanimité : si tels n'eussent pas été ses desseins, il ne l'eût pas si longtemps supporté. Enfin, ce monarque s'obstinant à ne vouloir pas profiter de cette patience pour le repentir, Dieu le frappa, dans le but de donner aux autres un exemple, de leur inspirer, par la vue de ce châtiment, un zèle plus ardent, et de manifester sa puissance. Au fond, Dieu préférerait la déployer par d'autres moyens, par des bienfaits et des largesses, comme il l'a plus d'une fois et de toute manière, montré. Paul ne tenait pas à signaler ainsi son pouvoir. « Ce n'est pas, disait-il, que nous tenions à montrer notre perfection ; mais nous tenons à ce que vous fassiez le bien ; » II Cor., XIII, 7; à plus forte raison en est-il de même de Dieu. Pour lui inspirer des sentiments de pénitence, il supporta donc Pharaon, qui ne voulut pas se prêter aux desseins du Seigneur il le supporta longtemps et fit acte par là de miséricorde comme de puissance, eu égard à cette obstination à ne vouloir pas profiter de tant de bonté. Le châtiment qui atteignit le monarque endurci signala la puissance divine : la pitié que Dieu témoigne à ceux qui, après de nombreuses prévarications, se sont repentis, signale son inépuisable miséricorde.

9. Cependant Paul n'emploie pas ce terme de miséricorde ; il se sert du terme « gloire, » parce que c'est une des principales gloires du Seigneur, et l'une des choses auxquelles il tient le plus. Les mots : « Qu'il a préparés pour la gloire, » ne signifient pas que Dieu fasse tout en ceci; dans ce cas, il n'y aurait aucune difficulté â ce que tous les hommes fussent sauvés : l'Apôtre n'établit que la patience du Seigneur, et il fait disparaître toute différence entre les Juifs et les Gentils. Ce n'est pas seulement chez les Juifs que les uns ont péri, tandis que les autres étaient sauvés ; c'est également chez les Gentils. Aussi Paul ne parle-t-il pas de tous les Gentils, mais de quelques-uns parmi les Gentils, ni de tous les Juifs, mais de quelques-uns d'entre les Juifs. Pharaon, par sa perversité, devint un vase de colère ; d'autres, par leur vertu, sont devenus des vases de miséricorde. Sans doute, la part la plus importante en tout cela revient à Dieu ; mais une certaine part nous revient à nous-mêmes. Si nous lisons : « Des vases de miséricorde, » et non des vases de vertu, des vases de confiance, c'est pour montrer cette part qui revient à Dieu. Bien que le texte : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, » affecte l'allure d'une objection, cependant, dans la bouche de Paul, il ne présente aucune difficulté. En disant que cette œuvre du salut ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, l'Apôtre ne nous dénie pas toute puissance ; il nous rappelle seulement que tout ne dépend pas de nous, et que nous avons besoin de la grâce d'en-haut. Il est donc nécessaire de vouloir et de courir; après quoi, l'on s'en rapporte, non à ses propres mérites, mais à la bonté de Dieu, comme le faisait l’Apôtre, lui qui disait quelque part : « Ce n'est pas moi qui l'ai fait ; c'est la grâce de Dieu avec moi. » I Cor., XV, 10. Il y a dans ces expressions : « Qu'il a préparés pour sa gloire, » beaucoup de justesse et de précision.

A ceux qui reprochaient aux fidèles de devoir à la grâce leur salut, et qui pensaient les couvrir ainsi de confusion, Paul démontre que leur espérance n'est rien moins que fondée. Si Dieu a été glorifié par cette œuvre, à plus forte raison les hommes qu'il a sauvés ont-ils été eux aussi glorifiés. Observez encore la bonté du Seigneur et son infinie sagesse. Il était loisible à Paul de citer l'exemple, non pas de Pharaon, mais de ceux des Juifs qui s'étaient rendus coupables de prévarication, de jeter de cette manière plus de lumière sur la question, et de prouver que là où se trouvaient leurs propres ancêtres et les mêmes péchés, les uns avaient péri, les autres avaient été sauvés ; de façon à les amener à ne plus trouver extraordinaire le salut de quelques-uns d'entre les Gentils et la perte de quelques-uns d'entre les Juifs. Cependant, il aime mieux citer l'exemple de ce roi barbare, pour ne rien dire de blessant à leur endroit, et ne pas avoir à les qualifier de vases de colère. Quant à l'exemple de ceux à qui miséricorde avait été accordée, il l'emprunte aux Juifs. Ce n'est pas qu'il ne justifie complètement le Seigneur : il savait bien que, tout en préparant dans Pharaon un vase de colère, Dieu n'avait pas moins déployé une patience, une longanimité à toute épreuve, et qu'il n'avait rien négligé de ce qui dépendait de lui; mais Paul ne voulut pas mettre les Juifs en cause à ce propos. D'où vient donc que les uns étaient des vases de colère, et les autres des vases de miséricorde ? De la différence de leurs dispositions. Infiniment bon par nature, Dieu les traite tous avec la même bonté. Ceux qui ont été sauvés ne sont pas les seuls auxquels il ait témoigné de la bienveillance; il en a témoigné autant qu'il dépendait de lui au monarque égyptien ; et celui-ci, comme ceux-là, fut traité par le Seigneur avec une souveraine patience. S'il ne fut pas sauvé, la perversité de sa volonté en fut seule la cause ; car, du côté de Dieu, il reçut autant qu'avaient reçu les autres.

Cette solution empruntée par l'Apôtre à l'histoire elle-même est confirmée par l'autorité des prophètes. Voici Osée qui, dès longtemps, a écrit : « J'appellerai mon peuple, ceux qui n'étaient pas man peuple ; ma bien-aimée, celle que je n'avais point aimée. » Ose., II, 24. Si donc on eût été tenté d'accuser Paul d'enseigner l'erreur en ce point, Osée, venait, à son appel, le défendre et le justifier : « J'appellerai mon peuple, ceux qui n'étaient pas mon peuple. » Quels sont ces hommes qui n'étaient pas son peuple ? Les Gentils. Quelle était cette bien-aimée qu'il n'avait pas aimée ? Encore la gentilité. Et pourtant il appelle les Gentils son peuple, sa nation bien-aimée, il leur assure le nom de fils de Dieu. « Ils seront appelés les fils du Dieu vi-vant. » Si l'on soutenait que ces paroles concernent ceux des Juifs qui ont embrassé la foi, la conclusion de Paul demeure la même. Si une complète transformation s'est opérée en ces hommes qui n'avaient répondu â des bienfaits Sans nombre que par l'ingratitude et l'éloignement, et qui avaient perdu la qualité de peuple de Dieu ; quel obstacle y avait-il à ce que des hommes qui avaient toujours été pour Dieu des étrangers, qui ne s'étaient pas rendus indignes, eux, de lui appartenir, fussent appelés, et, dussent à leur obéissance d'être honorés des mêmes faveurs ? L'Apôtre ne se borne pas à l'autorité d'Osée; il cite un texte d'Isaïe conçu dans le même sens : « Isaïe s’écrie, au sujet d'Israël. » Il parle avec confiance, et sans crainte d'être interrompu. Pourquoi donc vous déchaîner contre nous, puisque ces prophètes s'expriment comme nous, avec des accents plus éclatants que ceux de la trompette ? Quel est donc ce cri d'Isaïe ? « Quand le nombre des enfants d'Israël serait égal à celui des grains de sable de la mer, les restes seront sauvés. » Isa., X, 22. D'après ce prophète, ce ne sont donc pas tous les Juifs qui seront sauvés, mais ceux-là seulement qui en seront dignes. Peu m'importe leur multitude, leur diffusion sur toute la terre; je n'accorderai le salut qu'à ceux qui auront mérité le salut. Il ne parle pas seulement de leur nombre, égal au sable de la mer : il leur rappelle encore les antiques promesses, desquelles ils sont déchus. Pourquoi vous troubler, comme si la promesse divine n'était d'aucune valeur ? Est-ce que tous les prophètes n'enseignent pas que tous ne seront pas sauvés ? L'Apôtre indique ensuite de quelle manière le salut doit être accompli. Voyez-vous l'exactitude des prophètes, en même temps que la prudence avec laquelle Paul invoque ce témoignage si à propos. Il ne se contente pas d'affirmer que certains doivent être sauvés, que tous néanmoins ne le seront pas ; il fait voir encore de quelle manière ceux-là le seront. De quelle manière donc le seront-ils, et comment le Seigneur les favorisera-t-il de ce bienfait ? « En réalisant sa parole, répond-il, en l'abrégeant par la justice ; car sur la terre, la parole de Dieu sera singulièrement abrégée. » Inutile d'invoquer et d'aller chercher bien loin les œuvres pénibles et les sacrifices qu'impose la loi; le salut s'accomplira à peu de frais. En effet, la foi est d'une nature telle qu'un petit nombre de paroles produisent le salut. «Si vous confessez de bouche le Seigneur Jésus, si vous croyez de tout cœur que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, vous serez sauvé. »

10. Comprenez-vous « cette parole abrégée que Dieu accomplira sur la terre ? » Ce qui est surprenant, c'est que cette parole abrégée n'a pas seulement produit le salut, elle nous a donné de plus la justice. « Isaïe avait prédit auparavant : Si le Seigneur des armées n'avait réservé quelques fils de notre race, nous serions devenus semblables â Sodome et à Gomorrhe. » Isa., I, 9. Nouvelle vérité que l'Apôtre nous enseigne, à savoir, que ce petit nombre ne doit pas encore à lui-même son salut ; il aurait dû périr, lui aussi, et envier le sort de Sodome, c'est-à-dire une ruine complète. Les Sodomites ayant tous péri, sans laisser un seul représentant de leur race, il en eût été de même des Juifs, si Dieu ne les eût traités avec une bonté particulière, si par la foi il ne les eût sauvés. Il en avait été de même pour la captivité qu'ils durent subir ; le plus grand nombre d'entre eux fut amené loin de la patrie pour y mourir, le petit nombre seulement fut sauvé. « Que dirons-nous donc ? Poursuit l'Apôtre. Que les Gentils qui ne cher-chaient point la justice ont embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi ; qu’Israël, au contraire, en cherchant la justice, n'est point parvenu à la loi de justice. » La solution devient désormais évidente ; elle résulte des faits eux-mêmes : « Tous ceux qui sont nés d'Israël ne sont pas pour cela enfants d'Israël. L'histoire de Jacob et d'Esaü leurs ancêtres, l'autorité des prophètes, d'Osée et d'Isaïe surtout, dissipent toute difficulté, bien que tout d'abord la difficulté ait semblé croître. Deux questions se posaient simultanément du côté des Gentils : premièrement, comment les Gentils étaient-ils arrivés au salut ? Secondement, comment y étaient-ils arrivés sans le chercher, c'est-à-dire sans fort et sans préoccupation de leur part ? Du côté des Israélites deux autres questions : comment n'étaient-ils pas arrivés au salut, eux aussi ? Comment n'y étaient-ils pas arrivés alors qu’ils le cherchaient ? C'est pour cela que Paul s’exprime en termes plus énergiques que d'ordinaire ; il ne dit pas : A obtenu la justice, mais : « A reçu la justice. » Chose étrange et merveilleuse, celui qui cherchait n'a pas trouvé; celui qui a trouvé ne cherchait pas. Si l'Apôtre parait ménager les Juifs en disant qu'ils cherchaient, il ne les frappe ensuite que plus rudement. L'évidence de la solution qu'il tient en réserve le décide à exposer sans crainte les plus graves difficultés. Par conséquent, au lieu de discuter sur la foi et sur la justice qu'elle engendre, il montre à ses adversaires que bien avant la foi, ils avaient faibli sur leur propre terrain et qu'ils avaient été condamnés. Pour vous, ô Juifs, vous n'avez même pas trouvé la justice que donnait la loi ; car vous aviez violé la loi, et encouru par cela même la malédiction. Les Gentils, au contraire qui avaient suivi un autre chemin que celui de la loi, ont trouvé une justice supérieure à celle-là, tout en trouvant la justice que donnait la loi elle-même. « Si Abraham a été justifié par ses œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu, » Rom., IV, 2, avait dit précédemment l'Apôtre, établissant ainsi l'excellence de cette dernière justice comparée à la première.

Tout à l'heure, deux questions étaient posées ; or, en voici maintenant une troisième : Les Gentils ont trouvé la justice; ils l'ont trouvée sans la chercher ; ils ont trouvé une justice supérieure à celle de la loi. Trois questions parallèles se présentent en ce qui regarde les Juifs ; ils n'ont pas trouvé, ils n'ont pas trouvé malgré leur zèle, ils n'ont même pas trouvé une justice de moindre prix. Après avoir soulevé ces difficultés dans l'esprit de ses lecteurs, l'Apôtre indique en peu de mots la solution, et il explique ces résultats si différents. Quelle en est donc la raison ? « C'est qu'ils ne l'ont pas, dit-il, recherchée par la foi, mais par les œuvres de la loi. » Cette explication répand sur toute cette discussion une souveraine lumière. Et pourtant, s'il l'eût donnée dès le commencement, elle n'eût été certainement pas acceptée ; mais, venant après une foule de complications, de raisonnements, de démonstrations, précédée d'une foule de correctifs, elle ne présente plus de difficulté à l'intelligence, et elle en est sans peine acceptée. Si donc les Israélites se sont perdus, « c'est qu'ils ont voulu être justifiés par les œuvres de la loi, non par la foi. » Encore Paul ne dit-il pas : Par les œuvres, mais : « Comme par les œuvres; » insinuant qu'ils ne possédaient même pas cette justice. « Ils ont heurté contre la pierre d'achoppement, selon ce mot de l'Ecriture : Voici que je mets en Sion une pierre d'achoppement et une pierre de scandale, et tous ceux qui croiront en lui ne seront pas confondus. » Isa., XXVIII, 16. C'est donc toujours la foi qui est la source et le principe de tous les biens : il n'est pas seulement ici question des Juifs ; il est question de l'humanité tout entière. Tout homme, qu'il soit Thrace, Scythe ou Juif, peu importe, dès qu'il croira sera sauvé. Ce qui n'est pas moins frappant dans cet oracle du prophète, c'est qu'il parle aussi bien de ceux qui ne croiront pas, que de ceux qui croiront ; car, heurter, signifie ne pas croire. Tout à l'heure, l'Apôtre avait fait allusion à ceux qui périssent comme à ceux qui ne périssent pas, dans les termes que voici : « Quand le nombre des enfants d'Israël serait égal au sable de la mer, les restes seulement seront sauvés.... Si le Seigneur des armées n'avait réservé quelques-uns de notre race, nous serions devenus semblables à Sodome. » — « Il nous a appelés non seulement d'entre les Juifs, mais encore d'entre les Gentils. » Présentement il dit que les uns croiront, que les autres heurteront contre la pierre d'achoppement. Or, si l'on heurte, cela provient d'ordinaire de ce que l'on ne regarde pas où l'on va, et de ce que l'on est distrait. Les Juifs ne faisant attention qu'à la loi, heurtèrent contre la pierre. Cette pierre est appelée pierre d'achoppement et de scandale, eu égard aux dispositions et au sort de ceux qui refusèrent d'embrasser la foi.

Ce qui a été dit est-il maintenant suffisamment clair, ou faut-il de nouvelles explications ? A mon avis, celles qui précèdent suffiront à qui les aura écoutées avec attention ; si quelques-uns d'entre vous ne saisissent pas encore, ils n'ont qu'à demander en particulier des éclaircissements supplémentaires, et â s'édifier. J'ai mieux aimé m'étendre un peu longuement dans cette exposition du texte sacré, que de nuire à la clarté de la doctrine et à l'enchainement des idées en interrompant cette exposition. Je m'arrêterai donc ici, et je laisserai de côté l'exhortation morale par laquelle je termine ordinairement, afin de ne pas obscurcir vos idées, en surchargeant votre mémoire. Aussi bien, il est temps de suspendre ce discours et de rendre gloire au Dieu de l'univers. Mettons donc un terme, vous à votre attention, moi à mes paroles, en célébrant les louanges de Celui à qui puissance, royauté, gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.